Allocution de présentation de Pierre Manent
par M. Pierre Delvolvé, Président de l’Académie
Le Président remercie M. Pierre Manent d’avoir accepté de présenter à l’Académie une communication sur « Pouvoir et légitimité ». Il l’avait sollicité une première fois mais M. Manent avait décliné l’invitation en raison de l’importance de ses charges. Approché une seconde fois, il a bien voulu accepter, ce dont l’Académie lui est très reconnaissant.
Il était important que M. Manent puisse ainsi venir, compte tenu de l’œuvre qu’il a réalisée.
Après l’École normale supérieure et l’agrégation de philosophie, il est devenu assistant, puis maître-assistant au Collège de France de 1974 à 1992 auprès de professeurs éminents, membres de l’Académie des sciences morales et politiques : Raymond Aron puis Emmanuel Leroy-Ladurie. Il est devenu ensuite Directeur d’études à l’EHESS jusqu’à sa « retraite » en 2014.
Son œuvre couvre trois principaux domaines.
Le premier est l’histoire du libéralisme, au titre de laquelle il a écrit deux ouvrages : Tocqueville et la nature de la démocratie (1982), Histoire intellectuelle du libéralisme (1987).
En deuxième lieu, ses travaux ont porté sur l’histoire du développement politique et spirituel européen, avec une attention particulière sur les formes politiques et les relations entre le politique et le religieux ; ils ont débouché sur un ouvrage synthétique : Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’occident (2010).
Enfin, l’analyse des enjeux politiques contemporains, en particulier l’avenir de la forme nationale, la mondialisation et les défis de l’Islam pour la France, a donné lieu à deux essais : La raison des nations (2006), Situation de la France (2015).
Pierre Manent a également consacré une monographie à un auteur qui l’a toujours accompagné : Montaigne. La vie sans loi (2014).
Il a également participé à la création de Commentaire.
Le président souligne que cette œuvre désignait évidemment M. Manent pour parler de la légitimité du pouvoir, question centrale pour l’étude du pouvoir qui nous retient tout au long de cette année. Comment peut-on admettre de devoir obéir à une autorité supérieure ? La semaine dernière, M. Jean Baechler avait souligné que l’obéissance au pouvoir pouvait s’expliquer par la puissance de celui-ci, par le charisme qui en émane, par l’intérêt de le suivre. Dans tous les cas, en quoi est-il légitime que le pouvoir commande ? La question de la légitimité se distingue de celle de la légalité, à laquelle s’attachent les juristes. Un pouvoir peu être légal sans être légitime ; à l’inverse un pouvoir peut être légitime sans être légal. On en trouve des exemples autant contemporains qu’anciens. Le hiatus entre légitimité et légalité est source de conflits. La légalité est plus facile à déterminer que la légitimité. Pourtant seule la légitimité peut justifier le pouvoir.
C’est la question fondamentale qui commande toute la suite de nos travaux.
Pouvoir et légitimité : le déclin de la légitimité politique
par Pierre Manent, Directeur d’études à l’EHESS
Je ne surprendrai personne, je crois, si pour entamer mon propos je relève la diffusion d’un sentiment de malaise, de perplexité, de désarroi, qui affecte la plupart des pays européens aussi bien que les États-Unis. Des inquiétudes et des passions voisines troublent au même moment les deux rives de l’Atlantique. Qu’ont en commun les pays concernés ? Ils ont en commun bien sûr d’être des démocraties, non seulement d’être aujourd’hui des démocraties mais pour plusieurs d’entre eux d’avoir été les premières démocraties, et donc les fondateurs et les modèles du régime politique moderne. C’est le cas en particulier de l’Angleterre, des États-Unis et de la France. La crise qui affecte les démocraties n’est pas une crise de croissance, une crise du processus de démocratisation, comme tous les pays aujourd’hui démocratiques en ont connu à un moment ou l’autre de leur histoire, puisque cette crise survient dans des démocraties depuis longtemps installées dans leurs mœurs et institutions, des démocraties il y a peu encore confiantes dans la solidité et l’excellence de leur régime politique. L’évaporation du communisme il y a trente ans semblait avoir ouvert la perspective d’une longue, heureuse et pour ainsi dire irréversible maturité : aujourd’hui nous voyons s’élever, à l’intérieur de nos pays, des opinions, des passions, bref des forces qui semblent mettre en cause les institutions et les principes sur lesquels nous pensions pouvoir nous appuyer avec confiance.
Pour partir du bon pied, je voudrais d’abord esquisser une description de l’état de notre vie commune, et donc des opinions et des passions qui la dominent et la divisent.
Comme beaucoup d’observateurs, je relève d’abord une division sociale et morale de grande ampleur entre d’une part une classe instruite qui désire participer au mouvement du monde, qui se juge capable de le faire avec avantage, et une classe ou des couches sociales peu ou mal formées pour lesquelles le mouvement du monde recèle surtout des menaces. Les premiers regardent la vie sociale comme l’ensemble des occasions de faire valoir leurs talents, sans éprouver le besoin ni le désir d’une appartenance politique forte. Ils sont peu attachés à leur nation, ou plutôt ils mettent une sorte de point d’honneur à souligner leur indépendance par rapport à elle, leur capacité à conduire leur vie en tout point du globe où leur compétence trouvera à s’exercer, sentiment qui s’est cristallisé, et qui est peut-être devenu irréversible, au cours d’une éducation supérieure de plus en plus conduite en anglais. Bref, ils vivent en n’importe quel lieu du monde où ils travaillent ou pourraient travailler. Quant aux seconds, ils voudraient travailler le plus près possible du lieu où ils ont leurs habitudes de vie. Ils sont attachés à un milieu familier, à des mœurs, à une forme de vie commune.
Ces deux ensembles sociaux et moraux ont perdu la capacité et le désir de communiquer car ils n’ont rien à se dire depuis que le sentiment d’une chose commune à partager s’est effacé des deux côtés. Il n’y a plus guère de conscience commune parmi nous que la conscience de classe. Le regain de la « conscience de classe » est un trait saillant de la situation présente. La classe dirigeante éprouve pour le peuple un mépris aussi tranquille qu’implacable, tandis que celui-ci est enfermé dans un ressentiment qui s’apparente de plus en plus à de la haine. Ces passions de classe, en tout cas leur exacerbation résulte d’une défaillance collective dont l’origine et le sens sont directement politiques : les uns et les autres ont perdu tout intérêt véritable pour les ressorts et les exigences de la démocratie représentative.
La classe dirigeante, classe transnationale, ou qui se sent ou se veut telle, est pour l’essentiel satisfaite de la manière dont les règles sociales sont aujourd’hui conçues et administrées, et elle s’épargne tout effort un peu sérieux pour redonner vie à notre régime de gouvernement représentatif, car cela réclamerait d’elle une certaine attention aux besoins, désirs et opinions du peuple – ce peuple qu’elle juge ignorant du monde, paresseux et xénophobe, voire raciste. Quant au peuple, ou à cette partie du peuple qui s’exprime en termes « populistes », elle est d’autant moins capable de faire valoir de manière pertinente et convaincante ses inquiétudes ou ses angoisses sur le sort commun que le souci du commun, de la chose commune, de notre chose commune, c’est-à-dire d’abord de notre nation, a été frappé d’interdit au motif qu’il n’y a de souci légitime que de l’homme en général. Ainsi, d’un côté, la classe dirigeante trouve parfaitement légitime que l’on ne tienne aucun compte des résultats de référendums organisés pourtant dans des conditions de légalité impeccables, elle reprend volontiers les attendus de l’argumentaire censitaire – réservant en somme le droit d’opiner à ceux que John Locke appelait déjà les industrious and rational par opposition aux quarrelsome and contentious -, et elle souhaite de plus en plus explicitement que les décisions importantes pour la vie collective soient soustraites au vote démocratique. Le peuple populiste de son côté semble de moins en moins disposé à tenir compte du résultat incontestable d’élections elles aussi parfaitement régulières. Dès le lendemain du vote, il manifeste son peu de confiance dans celui ou ceux que les électeurs viennent de choisir. On peut penser qu’il sacrifierait sans trop de regrets certains aspects au moins du régime démocratique ou de l’État de droit si on lui proposait en échange de tenir compte effectivement et sérieusement de son besoin fondamental de préserver la forme de vie qui est la sienne. Ainsi les deux grandes composantes de notre vie sociale et politique s’éloignent-elles l’une de l’autre en même temps qu’elles s’éloignent l’une et l’autre de la démocratie représentative. La division des classes, l’échange des mépris, le rejet de l’élection, ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils ont accompagné le développement de notre régime de démocratie représentative, mais précisément ils s’étaient estompés à mesure que notre régime achevait de se construire. On peut donc craindre que nous ne soyons en train d’assister à l’épuisement du régime politique sous lequel l’Europe, c’est-à-dire l’ensemble formé par les nations européennes, est parvenue au zénith de sa puissance et de son éclat. Le gouvernement représentatif, invention de l’Europe moderne et de son prolongement américain, est une élaboration politique complexe que nous ne savons plus ni admirer, ni défendre, ni désirer.
Avec ce régime, il s’agissait pour les citoyens de participer dans la liberté et l’égalité à la construction d’une chose commune qui ait autorité légitime pour donner forme à la vie des citoyens. On voit combien nous nous sommes éloignés de cette perspective au cours du dernier demi-siècle. Désormais les règles qui ordonnent notre vie collective ne sont légitimes à nos yeux que si elles s’adressent aux hommes en général. Les subdivisions ou circonscriptions de l’humanité – familles, nations, Églises ou autres associations visant une finalité commune – ne concrétisent plus des finalités déterminantes de notre action. Motifs d’affection, de thèmes sentimentaux tout au plus, elles ont cessé d’être l’objet d’une loyauté exclusive et d’un engagement spirituel, elles ne portent plus une autorité à laquelle nous serions tenus d’adhérer et éventuellement d’obéir. Si rien n’est légitime à nos yeux que l’individu d’un côté, l’humanité réunie de l’autre, tout projet que nous pourrions former de redonner force et vie aux ressorts de la république représentative rencontre le veto combiné de ces deux légitimités.
De fait, nous avons abandonné, au cours du dernier demi-siècle, toutes les entreprises visant à produire du commun, à donner forme à la vie des citoyens ou des sociétaires, qu’il s’agisse du socialisme sous ses différentes formes, ou de la république représentative sous sa forme nationale – la seule qui ait jamais existé. L’opinion a cru longtemps que l’abandon du socialisme par la gauche, celui de la nation par la droite, serait heureusement compensé par la seule entreprise commune conforme à notre état social et moral et à l’état du monde, à savoir la construction européenne. Pourtant, en se donnant pour contenu exclusif les droits humains, et en refusant par principe de justice de défendre ou même de constater la forme de vie qui nous est propre, l’ Europe s’évidait spirituellement en même temps qu’elle se construisait institutionnellement. Aujourd’hui l’homme européen, c’est ainsi qu’il se définit, ne sait ni ne veut voir en lui-même ou autour de lui que l’homme en général. C’est la disposition la moins propice que l’on puisse imaginer pour fonder quelque association humaine que ce soit.
Abjurant tout projet de donner forme à un commun qui soit nôtre, nous renonçons à puiser en nous-mêmes les principes ou les motifs de nos actions, et nous nous condamnons à chercher nos principes et nos motifs hors de nous, c’est-à-dire dans « le monde » tel qu’il s’impose à nous par son mouvement – mouvement des marchandises, des capitaux, des services, des personnes. Puisque partir de nous-mêmes, ou penser et agir à partir de nous-mêmes, serait se fonder sur une injustice première, sur une préférence pour soi ou pour « nous » contraire à l’égalité et l’universalité des droits humains, puisqu’une « préférence européenne » obéirait au même principe coupable que l’inexcusable « préférence nationale », nous nous condamnons à recevoir notre mouvement, tout notre mouvement, du mouvement du monde. Assurément, c’est une obligation pour tout corps commun bien constitué de faire face franchement aux contraintes, et de répondre intelligemment aux sollicitations, qui lui viennent de l’extérieur. Encore faut-il que ce corps collectif ait en lui-même sa consistance, sa volonté et sa finalité. Encore faut-il qu’il existe. S’adapter au mouvement du monde en renonçant à tout principe intérieur de mouvement nous condamne à nous dissoudre tôt ou tard dans le tourbillon des flux. Comment l’Europe, qui pendant plusieurs siècles a été le principe de mouvement du monde, s’est-elle retournée comme un gant, au point de consentir d’avance à tout ce que le reste de l’humanité voudra bien faire d’elle ?
Incapable de répondre à cette question, je voudrais essayer d’éclairer le point où nous sommes parvenus en le rattachant aux décisions et actions fondatrices qui ont enclenché le mouvement politique moderne.
L’histoire politique de l’Europe moderne a commencé par l’État – l’État tendanciellement national – et elle est en train de s’achever avec l’État tendanciellement ou explicitement post-national, celui qui est concrétisé par les « institutions européennes » mais aussi par toutes les institutions et juridictions sub-, trans- et internationales. Entre ces deux bornes s’est développé ce régime qui fait notre souci, le gouvernement représentatif, dont la stabilité et la vigueur sont inséparables de la montée en puissance d’un phénomène social et politique qui n’a pas trouvé de nom même si on l’enveloppe ordinairement dans la vaste et confortable couverture de la « démocratie », et que j’appellerai le peuple politique. Tels sont donc les trois ressorts de l’histoire politique de l’Europe moderne : l’État, le gouvernement représentatif, le peuple politique, dont je vais considérer la relation dynamique, toujours très schématiquement.
L’État naquit, puis grandit, sous l’enveloppe protectrice d’une réalité politique familière et ordinaire, que seul le mot anglais ruler désigne avec la généralité suffisante, et qui, dans le contexte qui nous intéresse, se concrétisa dans la figure du « roi chrétien ». On tâtonna durant des siècles pour préciser en termes juridiques et politiques les caractères de ce pouvoir, sans parvenir à déterminer par exemple s’il existait ou non une « constitution » française digne du nom. Ce qui allait devenir notre Ancien Régime fut d’abord le premier régime moderne et la matrice de tous ceux qui allaient suivre. Sous cette figure concrète du gouvernement monarchique que l’on avait peine à définir avec précision, se développa une réalité plus nouvelle encore, que l’on pouvait, elle, définir en termes précis car abstraits, qui appelait même une telle définition, et qui obligea finalement à repenser en termes abstraits tous les principes de l’organisation politique. À l’enseigne du « roi chrétien » grandit donc l’État moderne, l’État souverain, c’est-à-dire une institution dont le pouvoir était non seulement plus grand, mais d’une autre nature que tous les autres pouvoirs, et sous la main duquel prenait forme progressivement un plan de l’égalité – ce plan de l’égalité sur la base duquel la société moderne, et même, osons le dire, l’esprit moderne allaient explorer toutes les possibilités, des plus prosaïques aux plus sublimes, d’une liberté illimitée.
À la Révolution française, cet État se débarrassa violemment de sa peau de serpent féodale, selon la formule si expressive de Marx, il déploya sa force en même temps qu’il révéla sa nudité et sa vulnérabilité. Il avait enfin une définition admirablement claire – il devait garantir les droits de l’homme et les droits du citoyen qui les uns et les autres venaient d’être proclamés, la France avait enfin une constitution, mais, cette finalité admise, qui allait délibérer des moyens et les mettre en œuvre ? Ce furent donc les représentants du peuple, ou, pour le dire en termes plus généraux, les institutions du gouvernement représentatif, que l’on élabora et apprit à faire fonctionner, non sans de grandes difficultés et de nombreux accidents, au cours du siècle suivant.
Un coup d’œil jeté sur notre histoire politique fait mesurer combien fut variable le poids relatif des trois grands facteurs que j’ai distingués, et aussi le crédit général accordé au dispositif d’ensemble. Le pivot de celui-ci resta longtemps le gouvernement représentatif puisque précisément c’est lui qui gouverne. En tant que gouvernement il vise en principe à bien gouverner. En tant que représentatif, il vise à l’être effectivement, c’est-à-dire à faire en sorte que le peuple, ou le plus grand nombre, ou la société, ou les électeurs, se reconnaissent en lui, se jugent bien représentés par lui. Le régime a donc une finalité d’action et une finalité de réflexion au sens pour ainsi dire optique du terme. Le postulat ou peut-être l’idéologie du régime moderne est bien sûr que les deux aspects tendent normalement à coïncider, que bien gouverner et bien représenter tendent normalement à se confondre. En tout cas, le caractère ou le degré de représentativité du gouvernement est un thème spécifique et un souci constant du régime représentatif. Le travail de la représentation tend à produire un gouvernement de plus en plus représentatif d’un peuple de plus en plus représentable. Un peuple représentable est un peuple émancipé des pouvoirs non représentatifs, c’est-à-dire des pouvoirs sociaux qui ignorent l’égalité des droits parce qu’ils sont subis et non produits par les sociétaires. Un gouvernement représentatif est un gouvernement dans le miroir duquel le peuple se regarde et se reconnaît parce qu’il est au service des droits et besoins du peuple tels que le peuple les conçoit. Le gouvernement alors tend à se confondre avec l’État gardien et facteur de l’égalité des sociétaires. À ce stade, gouverner devient un caractère récessif du gouvernement représentatif, dont l’action ne vise qu’à étendre et perfectionner les institutions de l’État-providence. Quant au peuple politique, il est désormais entièrement émancipé des pouvoirs sociaux qui par la même raison n’ont plus de réalité sociale significative. En même temps, comme le gouvernement administrateur de l’État-providence ne peut plus renvoyer au peuple que l’image-reflet de son désir, le peuple n’a plus rien à conquérir mais tout à conserver. Son imagination a perdu le ressort qui l’élargissait aux dimensions de l’ensemble du corps politique et lui faisait concevoir le désir d’un rôle actif dans une société radicalement nouvelle. La révolution, ou même tout grand changement social, a disparu de son horizon. Le peuple a cessé d’être un peuple politique.
L’État-providence ne constitue pas la dernière forme dans le développement du régime moderne. Facteur de dépolitisation et d’inertie collective, il reste néanmoins ancré dans une visée associative ou du moins affectionnante. Tel n’est plus le cas de l’État des droits, qui se donne pour tâche d’étendre indéfiniment les droits individuels, des droits qui concrétisent pour chacun le droit illimité de se définir et d’être reconnu comme il le désire sans avoir à tenir compte d’aucun critère objectif ou commun. Loin d’étendre notre pouvoir d’association, comme on le dit parfois, les lois dites sociétales déclarent et valident le pouvoir illimité de l’individu de s’affranchir des ressorts les plus puissants et les plus profonds de l’association humaine que sont la différence des sexes et celle des générations, jusqu’ à priver de sens les mots premiers du langage humain, comme ceux de « père » et « mère » et bien sûr ceux d’ « homme » et de « femme ». De fait, si l’on se propose sérieusement de reconnaître au « moi » humain le droit et le pouvoir de se définir lui-même souverainement, de se donner à lui-même sa forme, il est nécessaire, il est urgent d ‘effacer ou de brouiller les repères qui définissent ou ordonnent le monde humain, et qui opposent une limite infranchissable à notre arbitraire. Comment dire que l’on élargit notre pouvoir d’association quand on a entrepris de ruiner la condition de possibilité de toute association, à savoir la nature humaine articulée selon ses différences ?
En tout cas, l’État des droits se déploie en se ramifiant à travers mille juridictions, commissions, comités, règles de bonne gouvernance, codes de bonne conduite, déontologies, traités et pactes, qui font pénétrer les droits humains, les bonnes règles et – ajoutons-le – les bonnes paroles dans le métabolisme intime de la vie européenne. Si l’on veut voir dans ce phénomène une extension du pouvoir judiciaire, il faut immédiatement préciser qu’il ne s’agit plus du pouvoir judiciaire tel qu’il était conçu dans la doctrine de la séparation ou de la distribution des pouvoirs. Selon cette doctrine, le pouvoir judiciaire, distinct des deux autres pouvoirs, est en même temps, et nécessairement, une partie du pouvoir exécutif puisqu’il est chargé d’appliquer la loi et de punir les infractions à la loi. Il fait donc nécessairement partie du dispositif par lequel le corps politique se gouverne lui-même. Or aujourd’hui, les institutions qui déclarent, défendent et de plus en plus étendent les droits, agissent non plus comme un pouvoir judiciaire partie d’un gouvernement politique, mais comme un pouvoir spirituel ou un pouvoir d’opinion qui trouve dans l’idée des droits humains un principe qui se suffit à lui-même, qui produit par lui-même une lumière de légitimité assez forte pour nourrir des institutions indépendantes de toute autre légitimité et de tout autre pouvoir, une lumière de légitimité assez forte en particulier pour être indépendante de toute légitimité politique. Après avoir fourni une des fondations principales de cette admirable construction politique et morale que fut le dispositif associant État gardien des droits et gouvernement représentatif, les droits humains aujourd’hui sont devenus un principe spirituel ou d’opinion qui retire chaque jour un peu plus de sa légitimité et donc de sa force vitale à l’association politique et prive de son ressort comme de son sens le gouvernement représentatif lui-même. Si l’État des droits a pu être successivement principe de construction et principe de déconstruction du dispositif politique moderne, c’est qu’il comportait une ambivalence initiale, ou peut-être une faille originelle, qu’il nous reste à considérer.
L’État moderne introduit une modification décisive dans notre métabolisme politique, social et même moral, parce qu’il modifie le rapport entre l’action et la parole. Dans un ordre politique quel qu’il soit, il y a toujours un agent concret – roi, empereur, sénat, assemblée du peuple – dont la parole est habilitée à décider l’action qui concerne l’ensemble des citoyens ou des sujets. Il faut toujours qu’à un moment ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, action et parole soient jointes, ou liées. Ce lien fait le beau risque de la vie politique : la parole donne la raison d’agir qui enclenche l’action, et celle-ci est irréversible. Dans la période qui précéda l’élévation de l’État moderne, l’Europe retentissait de paroles sonores et exigeantes, impérieuses et pressantes, chacune réclamant pour elle-même l’autorité la plus grande. Paroles païennes ou chrétiennes, les unes invoquant les grands exemples grecs ou romains, les autres mettant en avant les grands exemples juifs ou les commandements et recommandations du Christ. Paroles opposées qui déclaraient obligatoires et urgentes des actions incompatibles entre elles, conduisant ainsi irrésistiblement, dans beaucoup de pays européens, à des guerres intestines particulièrement cruelles. On fit l’expérience douloureuse et troublante qu’il était impossible de rétablir la paix si l’on restait sur ce plan ou dans cet élément où les actions découlent directement des raisons que porte la parole publique. Il fallait donc rompre radicalement avec ce plan ou cet élément. Comment ? On ne le devinerait jamais si on ne l’avait pas fait. Comment eut-on l’idée d’une démarche aussi peu naturelle, aussi artificielle et forcée ? En tout cas on conçut puis on construisit au-dessus de ce plan ou de cet élément où les hommes joignent directement l’action à la parole, un lieu qualitativement, radicalement, essentiellement séparé, c’est-à-dire un lieu abstrait. Le philosophe Thomas Hobbes nous donne la formule du grand œuvre dont il fut l’architecte suprêmement lucide : « Je ne parle pas des hommes mais (dans l’abstrait) du siège du pouvoir. » Tout va découler de cette séparation de l’État, de cette séparation par abstraction.
L’État n’est pas le nom abstrait de l’empereur, du roi, du ruler, du titulaire du pouvoir en général. Il n’est pas un nom abstrait, il est réellement, si l’on ose dire, une abstraction. La preuve ? Il n’a pas d’opinions. Les sociétaires ont tous des opinions, auxquelles ils tiennent ; c’est pour ces opinions, au moins celles auxquelles ils tiennent le plus, qu’ils se font si souvent la guerre. L’État moderne n’a pas d’opinions ; comme on le dira plus tard, il est « neutre et agnostique ». C’est une condition fort étrange puisque tout ce qui est humain, individu ou institution, ne peut agir sans disposer d’une raison de son action, une raison susceptible d’être formulée par une parole. Il semble donc impossible pour une institution humaine de s’abstraire ainsi de la condition première de l’action humaine. De fait, cela se révéla fort difficile, presque impossible à l’État moderne lui-même qui progressa lentement et laborieusement vers l’abstraction complète, non sans connaître de lourdes rechutes et des perplexités jamais surmontées. La question urgente étant alors celle de la juste interprétation de la proposition chrétienne, le premier État moderne fut l’État confessionnel qui décide souverainement de donner une sanction d’État à telle version du christianisme, car on n’imaginait pas encore qu’il fût possible de vivre sans attache à une opinion religieuse qui fasse autorité. C’est au terme d’un processus s’étendant sur deux ou trois siècles que l’on aboutit à l’État neutre et agnostique, que nous Français appelons l’État laïque. Neutralité d’ailleurs contestée par certains chrétiens qui voyaient dans l’agnosticisme déclaré une tromperie cachant un athéisme d’État, mais aussi à leur manière par certains doctrinaires du progrès qui voyaient dans la laïcité le fondement nullement neutre d’une société enfin rationnelle. Tant il est difficile de concevoir ou d’accepter une institution humaine qui soit réellement sans opinion. Dans certains contextes, la perspective de voir le sommet de l’ordre humain se vider de toute opinion sur le monde humain suscita un tel trouble, un tel vertige, que l’on entreprit au contraire délibérément de doter l’État d’un système d’opinions qui serait obligatoire pour l’ensemble de la société, qui règlerait les paroles comme les actions, qui rattacherait toute action sociale à une parole explicite de l’État. Ce fut le moment des totalitarismes lorsque des partis « d’un type nouveau » s’efforcèrent de transformer l’État neutre en son contraire exact, d’en faire un État partisan et idéologique, et qui se glorifiait de l’être. Il ne faut pas perdre de vue cependant que, État confessionnel, État neutre, État totalitaire, aussi différents qu’ils soient l’un de l’autre, sont des variations sur un même thème, et que celui qui donne le la et par rapport auquel tout le reste est orienté et trouve son sens, c’est l’État neutre et agnostique. C’est lui qui porte à son terme le travail de l’abstraction, et c’est lui qui l’a finalement emporté en Europe.
Comment l’État sans opinion a-t-il pu finir par régner sur un monde humain qui vit des opinions et par elles ? Comment articuler, comment engrener l’État abstrait et sans opinions à la société concrète animée par toutes les opinions et paroles imaginables ? Notre régime fut la réponse. L’État neutre appelle le gouvernement représentatif. Tandis que la neutralité de l’État garantit l’égalité des sociétaires en empêchant qu’aucune opinion n’acquière ou ne garde un pouvoir de commandement dans la société, le gouvernement représentatif va chercher dans cette même société ses moyens de gouvernement et en particulier les opinions dont il a besoin pour le guider. C’est cette articulation entre l’État neutre et le gouvernement représentatif qui donna la formule classique et victorieuse du dispositif politique moderne dont le destin nous préoccupe. Il faut souligner que ce dispositif est dynamique, qu’il consomme beaucoup d’énergie, et qu’il est exposé à l’usure et même à l’entropie. Sans prétendre enfermer dans une formule une histoire sociale et morale complexe, je résumerai le drame de notre régime de la façon suivante : l’État neutre l’a emporté sur le gouvernement représentatif car il a de plus en plus neutralisé la société en soumettant les opinions et institutions de la société au régime d’abstraction qui le définit – en pratique en soumettant toutes les composantes de celle-ci à la figure abstraite par excellence, à la figure dont il est le producteur et le produit, à savoir l’individu titulaire de droits. Et si l’État qui égalise a pu ainsi l’emporter sur le gouvernement qui gouverne, c’est qu’il a été prodigieusement renforcé par le gouvernement représentatif lui-même qui voulait inévitablement satisfaire les revendications du peuple politique.
J’ai déjà évoqué le moment-charnière où le peuple politique obtient du gouvernement qui le représente qu’il se donne pour tâche principale de garantir les droits sociaux du peuple. Cette victoire du peuple politique annonce et prépare la dépolitisation du peuple en même temps que le rétrécissement des enjeux de la représentation. À partir de ce moment en effet l’État garant et producteur des droits l’emporte décisivement sur le gouvernement représentatif. Il n’y a plus d’autre grand agendum que l’extension des droits. La justice sociale n’est plus obtenue par un compromis entre les forces sociales et leurs principes respectifs de justice, mais par l’addition de droits nouveaux, droits-libertés aussi bien que droits-créances, addition ou juxtaposition dont l’État est l’instrument indifférent. Que l’individu revendique un droit-liberté ou un droit-créance, c’est l’État qui garantit son droit, c’est l’État qui est son vrai représentant, et non plus le gouvernement représentatif.
Je voudrais souligner, pour conclure, la radicalité du mouvement qui nous emporte, en même temps qu’il nous enferme dans l’impuissance collective. L’État neutre et agnostique, après avoir vaincu l’État confessionnel, puis l’État totalitaire, enfin, il n’y a pas si longtemps, ce qu’on a appelé les « tentations totalitaires », est resté seul maître du terrain. Pourtant, comme s’il n’avait pas été informé de sa victoire, il pourchasse aujourd’hui comme des résidus inadmissibles de l’âge religieux, ou comme des symptômes de rechute totalitaire, toute parole qui propose une action commune ou associante sans l’avoir au préalable soumise au critère et à la critique de l’égalité des droits. Ainsi la référence à la nation n’est-elle autorisée que s’il est bien stipulé que ladite nation est ouverte à tous les hommes qui souhaiteraient en faire partie, ou que l’appartenance à cette nation est un droit humain que nul n’a le droit de limiter. Tout ce qui nous est encore commun est ainsi privé de défense et de nourriture, et condamné à une érosion plus ou moins rapide. Notre État n’est pas violent, il n’est pas tyrannique, il ne détruit pas, il ne démolit pas. Les contenus concrets de notre vie sociale et morale, y compris religieuse, il s’abstient d’y toucher, il se borne à les interdire de défense publique, puisqu’ils sont, au sens strict, indéfendables. En effet, toute affirmation ou défense d’un bien commun implique à ses yeux un rejet inadmissible de ceux qui n’ont pas de part à ce bien commun. Un bien commun ne peut donc être affirmé ou défendu que s’il est en même temps offert, et offert bien sûr gratuitement, comme un droit, à ceux qui jusqu’ici n’ont pas eu de part à ce bien commun.
Ainsi sommes-nous parvenus au terme de l’histoire de l’État. La séparation de l’État et de la société, l’abstraction de l’État, voilà qu’elle a pénétré la société elle-même, qu’elle la pénètre chaque jour davantage. C’est à l’intérieur de la société elle-même, c’est dans la vie de chaque sociétaire, que doit désormais apparaître la distance entre l’homme concret et l’homme en général : chacun de nous doit montrer, au moins laisser deviner, à l’égard des opinions qu’il semble encore nourrir, des biens qu’il semble encore chérir, la même indifférence supérieure que l’État souverain montrait à l’égard des opinions et affections sociales. Ce n’est donc pas seulement la légitimité du gouvernement représentatif, de la démocratie représentative qui est atteinte, ce n’est pas seulement la légitimité politique en tant que telle, la légitimité du gouvernement du commun, c’est le ressort intime de l’homme agissant lui-même qui est distendu et peut-être cassé. Si ce diagnostic est assurément radical, je crains qu’il ne réponde à la radicalité du mouvement qui nous emporte – qui nous emporte en même temps qu’il nous paralyse, comme je le disais.