L’état d’urgence n’est pas un blanc-seing
Mireille Delmas-Marty
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
A vivre en pays de liberté, nous avions oublié que les libertés étaient si précieuses. À les considérer comme acquises, nous avions oublié qu’elles ne sont pas absolues. Et voici que nous expérimentons des dérogations exceptionnelles à nos libertés. Il est vrai qu’aux habituelles « restrictions nécessaires dans une société démocratique », et aux « exceptions » précisément définies par la loi, la Convention européenne des droits de l’homme ajoute la possibilité de « dérogations » en cas de circonstances exceptionnelles.
Pour autant, l’état d’urgence n’est pas un blanc-seing au pouvoir exécutif. D’abord parce qu’il s’agit d’un état temporaire. Les dérogations ne sont permises qu’en cas de « danger public menaçant la vie de la nation ». Il peut s’agir d’un conflit armé, d’une catastrophe, d’un attentat terroriste ou d’une pandémie, mais la situation doit être particulièrement grave et la dérogation n’est admise que « dans la stricte mesure où la situation l’exige ». Par conséquent, l’État doit pouvoir justifier non seulement la décision de proclamer un état d’urgence, mais aussi les mesures qui en découlent : le but invoqué doit être légitime (un danger réel, manifeste, présent ou imminent, et non la seule crainte d’un danger potentiel) ; les mesures doivent être strictement proportionnées à ce but ; enfin, au même niveau d’efficacité, il faut choisir la mesure la moins liberticide.
Ainsi, la peine de prison peut sembler moins efficace qu’une peine comme le travail d’intérêt général car les prisons sont propices à la contagion et présentent des risques de mutinerie. Après la libération d’un certain nombre de prisonniers détenus pour de courtes peines, reste le problème des prorogations de la détention provisoire ainsi que celui des traitements « inhumains ou dégradants » portant atteinte à la dignité humaine (un droit pourtant « indérogeable »), observés dans les camps de réfugiés, dans les EPHAD ou dans les logements précaires des personnes en situation de grande pauvreté. Simultanément, l’urgence sanitaire a suspendu les libertés de réunion et de manifestation, et indirectement, le droit à une vie familiale et le droit à l’éducation. Même le droit à la vie privée serait menacé si le « traçage » était étendu, comme condition du « déconfinement », aux êtres humains, assimilés aux produits dangereux.
Enfin, l’Après reste incertain, car l’effet cliquet observé dans l’Après terrorisme risque de se reproduire : le retour au droit commun deviendrait possible, mais les mesures exceptionnelles seraient transposées, voire renforcées, dans l’ordinaire des jours, nous rapprochant des modèles autoritaires et des sociétés disciplinaires. A moins d’adapter la gouvernance à ce monde devenu interdépendant, en s’inspirant du modèle de la « mondialité », comprise comme une politique des solidarités. Pour y parvenir, il faudrait renoncer à la surenchère autoritaire et à la rhétorique guerrière, comme l’a fait le Président. Il a eu raison. Pour éviter une crise sociale grave, il faut sans doute préférer à la métaphore de l’état de guerre, celle de l’état de siège : « comme dans une citadelle assiégée, tout est à l’arrêt et pour tenir le plus longtemps possible, confinés, il faut prendre soin les uns des autres, réduire nos besoins, partager. L’ennemi n’est pas extérieur, mais intérieur. Nous devons revoir notre rapport au monde » (Pablo Servigne, Le Monde, 12-14 avril 2020). Inventer un nouveau rapport au monde est un objectif qui ébranle nos sociétés et plus précisément trois dogmes bien implantés : la croissance économique, la souveraineté politique et l’anthropocentrisme des valeurs. Pour les dépasser, il faudra s’efforcer, par ajustements successifs, de concilier des couples opposés, comme compétition et coopération, sécurité et libertés. Autrement dit, chercher un équilibre dynamique qui responsabilise les citoyens sans les culpabiliser et stabilise les sociétés sans les immobiliser. On mesure l’ampleur d’un tel défi !
mardi 14 avril 2020
Cette contribution est parue dans la Lettre d’information n° 747 de l’Académie des sciences morales et politiques.
Elle forme un ensemble avec les contributions suivantes :
- A l’ère du coronavirus, gouverner la mondialisation par le droit, article publié dans Le grand continent, le 18 mars 2020.
- Profitons de la pandémie pour faire la paix avec la terre, tribune publiée dans Le Monde du 18 mars 2020.
- Construire un état de droit sans Etat mondial, publié le 23 mars dans le Blog du coronavirus, un média en ligne ouvert par le Club des Juristes pour éclairer la crise du Coronavirus sous le prisme du droit pour nourrir le débat et dégager des leçons pour demain.
- Il faudra inventer une pédagogie de la complexité, entretien paru dans Le Point n°2483, le 26 mars 2020.