L’Inde face à l’épidémie – et à ses suites …
Christophe Jaffrelot
Directeur de recherches au CERI Sciences Po – CNRS
Correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques
En Inde comme dans bien d’autres pays, l’épidémie de Covid-19 agit comme un révélateur et comme un amplificateur des tendances existantes. Cet événement rend en effet visible les insuffisances du système de santé publique – un domaine dans lequel le pays n’a jamais beaucoup investi – et, plus concrètement l’armée de l’ombre que forment les travailleurs migrants soudain jetés sur les routes. L’effet d’accélération de tendances anciennes est lui particulièrement frappant dans le domaine de l’économie (où la crise amorcée en 2019 s’approfondit) et de la politique (où la concentration du pouvoir et la stigmatisation de la minorité musulmane sont encore plus marquées).
L’Inde fait état d’un nombre de personnes infectées et de décès liés à l’épidémie remarquablement faibles étant donné sa population (1,3 milliards d’âmes) – respectivement moins de 30 000 et moins de 1000 au 28 avril. Mais ces données sont largement dues au très petit nombre de personne dépistées – moins de 0,5 pour 1000 habitants, contre près de 3 pour 1000 en Afrique du sud et plus de 10 pour 1000 en Turquie. Lorsque les dépistages ont lieu, le taux de prévalence est d’environ 5%, ce qui conduit à évaluer à 40 millions le nombre de personnes qui pourraient être infectées (si l’on ne considère que les 800 millions d’adultes que compte le pays). Ce chiffre donne le vertige si on le compare au nombre de lits d’hôpital – 700 000 environ, dont 10% en soins intensifs. Ce sous-équipement (qui se retrouve au niveau de la pénurie de masques, de blouses et de gants pour les soignants) reflète le peu d’intérêt que l’État a manifesté pour la santé publique à laquelle moins de 1,5% du budget est consacré depuis des années. Pour éviter un désastre sanitaire, il faut espérer que le confinement décidé le 24 mars ralentira la progression de l’épidémie (le nombre de cas double chaque semaine pour l’instant).
Mais cette crise a déjà révélé un autre problème humain : en mettant le pays à l’arrêt, le confinement a poussé des millions de travailleurs migrants ayant perdu leur emploi et leur logement à prendre le chemin de leur village – où ils sont parfois arrivés à pieds après des jours de marche – ou à trouver refuge dans des stades transformés en hébergements de fortune. Ces malheureux, qui survivent grâce à la soupe populaire, ont ouvert les yeux de l’élite urbaine sur l’ampleur du secteur informel qui, de fait, représente 80 % de l’économie indienne : les années de croissance à deux chiffres ont décidément creusé les inégalités sans que l’État n’investisse beaucoup dans le social.
L’économie, justement, plonge au moment même où le ralentissement de 2019 commençait à se traduire par une explosion du chômage (qui touchait déjà un tiers des 20-29 ans) et un creusement du déficit budgétaire qui atteignait déjà 10 % du PNB si on cumule les déficits de l’État, des États fédérés et des entreprises publiques. Cela explique la maigreur du plan d’aide à l’économie déboursé par l’État : 0,8% du PNB… L’Inde va devoir se tourner vers les bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale, la Banque Asiatique de Développement et peut-être le FMI… Cette perspective ramène le pays aux années 1980, celles d’avant la phase dite des « pays émergents », et des stéréotypes misérabilistes que lui valait la persistance d’une pauvreté de masse qui, de fait, n’a pas disparu.
Au plan politique, Narendra Modi a profité de la crise – comme tant d’autres – pour affirmer son autorité. Se posant en sauveur de la nation, il a communiqué directement avec son peuple sur un mode populiste, voire épique, laissant à ses ministres les annonces techniques. Non seulement il n’a jamais accepté d’être mis à la question (au moyen d’une conférence de presse par exemple), mais en outre il n’a pas consulté les gouvernements des États fédérés sur des sujets clés comme le confinement. Autre tendance renforce par la crise : la stigmatisation des musulmans auxquels a été attribuée, pour partie, la propagation de l’épidémie et qui ont été victimes d’actions de boycottages – au point que des pays arabes ont pris leur défense.
Si l’épidémie de Covid-19 agit comme un accélérateur de particules, reste à savoir si l’Inde a vu s’approfondir des tendances anciennes de telle sorte qu’elle a atteint un point de non retour …
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