Mireille Delmas-Marty :
Le changement climatique : une chance pour l’humanité ?

 

Le changement climatique : une chance pour l’humanité ? 

Mireille Delmas-Marty
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Texte de la communication au Colloque international « Face au changement climatique, le champ des possibles »
organisé par l’Académie des sciences, les 28 et 29 janvier 2020
(la vidéo de cette communication est disponible sur la page du colloque)

 

Aucun État ne peut désormais relever à lui seul les défis globaux : terrorisme et corruption sans frontière, crises financières et sociales, sanitaires et écologiques, désastre humanitaire des migrations, changement climatique… Ce dernier n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais c’est le phénomène qui a déclenché le plus de transformations dans le champ de la gouvernance mondiale. S’il devait entraîner le sursaut nécessaire, en ces temps de repli sur l’État nation, le changement climatique pourrait être une chance pour que l’humanité prenne conscience de son destin commun et s’adapte à la mondialisation. Les procès climatiques engagés[1] sont déjà une sorte de laboratoire pour observer les dynamiques à l’œuvre.

Même à supposer un accord scientifique sur les faits et leur interprétation, tout ou presque est en effet à réinventer et les essais autour de la justice climatique permettent seulement d’évaluer les difficultés et de tester les instruments de réponse. Du gouvernement des États à la gouvernance mondiale, le changement d’échelle aggrave en effet les difficultés. D’une part, il multiplie l’incertitude des liens de causalité entre le fait générateur et le dommage, entraînant l’incertitude des effets. D’autre part, il accroît l’imprévisibilité des comportements humains, stimulant une créativité qui empêche de déduire l’avenir de la situation précédente. Quant aux instruments de réponse, le changement climatique permet de tester leur diversité, montrant que, face au risque d’irréversibilité du dommage, la punition est tardive et la réparation imparfaite. Il faut donc transformer nos systèmes de régulation normative dans une triple perspective : juridique, politique, anthropologique.

Adaptation juridique

L’accord de Paris sur le climat ne crée pas de nouveaux concepts. Il ne forme même pas un ensemble cohérent. Les normes surgissent à tous les niveaux (international, mondial ou régional, mais aussi national et même infranational) et vont du droit dur avec des règles précises, obligatoires et sanctionnées au droit souple, flou (imprécis), mou (facultatif) et doux (non sanctionné), en passant par toutes les catégories intermédiaires. En revanche cet accord met en place une dynamique combinant des objectifs communs, destinés à être régulièrement actualisés, et des responsabilités différenciées selon le contexte national lui-même évolutif.

Encore faut-il que l’évaluation des responsabilités obéisse aux mêmes critères, alors que chaque État communique sa contribution qui est déterminée au niveau national sans qu’une véritable grille commune soit imposée pour garantir la comparabilité. C’est un dispositif compliqué (INDCs, pour intended nationally determined contributions, en français « contributions prévues déterminées au niveau national ») qui détermine les contributions des États. Mais il commence à dessiner un espace normatif à géographie variable et un temps normatif à plusieurs vitesses, qui résultent moins d’une hiérarchie des normes que d’interactions « entre » droit national et droit international. Le résultat ressemble à un « bricolage », au sens donné à ce terme par Claude Lévi-Strauss, puis repris par François Jacob à propos de l’évolution du vivant, et résumé par ce dernier comme une façon de « faire du neuf avec de l’ancien ». C’est bien le travail auquel se livrent les justiciables et les juges dans ces procès climatiques où l’on invoque tantôt un droit international « contextualisé », tantôt un droit national « internationalisé », afin de responsabiliser non seulement les États mais aussi les entreprises transnationales (ETN) devenues des acteurs globaux.

Quant aux États, les juges tentent de réinterpréter la responsabilité interétatique à travers la notion de fait générateur et l’obligation de diligence et utilisent la pratique du dialogue des juges. Même les droits de l’homme sont mis à contribution. Fortement infléchis par la Cour interaméricaine des droits de l’homme à propos des populations autochtones, ils intègrent le principe de solidarité, alors qu’ils avaient été élaborés, au moins les droits civils et politiques, dans une perspective d’émancipation des individus par rapport à leur groupe(s) d’appartenance. L’émergence d’un principe de solidarité pouvant élargir la perspective des droits de l’homme à ses devoirs envers l’humanité, présente et à venir.

Quant aux ETN, les procès « emblématiques » sont tout aussi hétérogènes en ce qui concerne les victimes. Qu’y a-t-il de commun entre le paysan péruvien qui a vu sa requête contre le conglomérat allemand de l’énergie (RWE) déclarée recevable par une cour allemande, en attendant que les experts déterminent l’éventuel lien de causalité entre les émissions polluantes de RWE et la fonte de gigantesques blocs de glace dans les Andes et la ville de New York, engagée dans un procès contre cinq entreprises de combustibles fossiles qui ont délibérément induit le public en erreur sur les effets ? Pour faire du neuf, les juges devront revisiter des notions telles que le lien de causalité (droit civil) ou les fausses déclarations (droit des affaires).

La « recette » pour réussir un procès climatique serait de réunir des plaignants particulièrement vulnérables, des défendeurs juridiquement « tangibles » et des fondements juridiques « novateurs et solides ». Ainsi conclut Emet Gebrel, à propos de l’affaire Juliana, procès intenté contre l’État fédéral américain par un groupe de jeunes de 9 à 19 ans et leur tuteur en raison des risques pour les générations futures créés par les émissions de dioxyde de carbone. L’affaire a été jugé recevable, mais on attend la décision[2]. Si la recette peut sembler simple, les procès climatiques montrent néanmoins l’extraordinaire complexité d’un droit mondial caractérisé par une normativité interactive (naissant de multiples interactions horizontales et verticales, descendantes et ascendantes) et évolutive avec des basculements imprévisibles, replis ou rebonds, qui appellent vigilance et inventivité. Ils révèlent l’ampleur du changement pour une pensée juridique qui, ne pouvant plus identifier le droit à l’État, tente de construire un état de droit, sans État mondial, « entre le national et l’international », peut-être même en dépassant cette distinction. Ils démontrent aussi qu’une recomposition politique est à l’œuvre au sein d’une gouvernance climatique qui associe acteurs étatiques et non étatiques selon des configurations inédites.

Recomposition politique

Les risques climatiques ont radicalement changé la gouvernance mondiale. La fameuse « COP 21 »[3] fut d’abord une prise de conscience de ce changement. La communauté internationale reconnaissait que son destin – comme celui de tous les êtres vivant sur cette planète – dépend largement des comportements humains car le dérèglement du système climatique est en grande partie d’origine humaine. Et les États reconnaissaient leurs interdépendances : aucun ne peut combattre ce phénomène à lui seul.

Ce fut aussi une surprise politique car la dynamique a peu à peu échappé aux États, alors qu’ils étaient les seuls acteurs officiels sur la scène internationale et qu’au plan national leurs pouvoirs étaient protégés dans les démocraties contre un gouvernement des juges par la séparation des pouvoirs en trois « branches », le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Or le principe de séparation des pouvoirs, qui a encore été rappelé en 2007 par la Cour suprême des États-Unis dans la célèbre affaire Massachussettts v. Environnemental Protection Agency, est interprété désormais avec beaucoup de souplesse, qu’il s’agisse de la constitution allemande, ou du droit néerlandais dans la célèbre affaire Urgenda en 2015.

Quant à la réorganisation des pouvoirs et contre-pouvoirs à l’échelle mondiale, on est aussi fort loin de la vision de Montesquieu car le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont confondus au profit des États alors que la montée en puissance des juges semble déjà placer le pouvoir judiciaire au niveau mondial, même quand il s’agit de juridictions nationales, dès lors qu’elles se comportent en juges mondiaux en sanctionnant la violation d’engagements internationaux. En revanche, les autres contre-pouvoirs semblent venir des acteurs non étatiques, « entités non parties » dans le langage onusien. Entre eux se dessine une nouvelle répartition des compétences qui étend le pouvoir des acteurs politiques aux acteurs économiques privés ; associe au savoir scientifique des « savants », climatologues, et économistes, le savoir des « sachants », tiré de l’expérience des populations autochtones ; enfin fait contribuer à l’élaboration des textes et à leur mise en œuvre le vouloir des acteurs civiques, élargis de la société civique organisée (ONG, syndicats, universités, mouvement religieux…) à de simples citoyens tirés au sort (cf la CCC, Convention Citoyenne pour le Climat, rapport juillet 2020).

Certes cet équilibre, fondé sur des engagements volontaires, reste instable et rien n’est définitivement gagné mais cette « gouvernance mondiale SVP » (Savoir/Vouloir/Pouvoir) est apparue à partir d’une alliance, qui aurait sans doute été impossible sans les nouvelles technologies numériques, entre les divers acteurs de la société civile. L’alerte avait été lancée au sein du GIEC (groupement international d’experts sur le climat) par les climatologues, chercheurs et experts scientifiques, depuis longtemps organisés à l’échelle globale. Leur légitimité n’était pas gagnée d’avance. Il a fallu que le GIEC surmonte les doutes émis à propos du 4ème rapport (ce « Climate Gate » a peut-être contribué à l’échec de la conférence de Copenhague en 2009) ; puis qu’il échappe à la « chasse aux sorcières » engagée par le nouveau président américain (Le Monde, 15 déc 2017), ainsi qu’à l’instrumentalisation de certains travaux scientifiques (« Halte à la manipulation de la science », Le Monde 30 nov 2017). En revanche l’alliance s’est faite très vite avec la société civique organisée, sensible depuis longtemps aux questions écologiques. Cette alliance, renforcée au sein des Comités économiques et sociaux et complétée, a sans doute accéléré les procédures de signature, puis de ratification ou d’approbation qui commandaient l’entrée en vigueur de l’accord de Paris.

Il resterait à renforcer le statut de ces nouveaux acteurs, y compris de simples citoyens tirés au sort (CCC précitée), comme futurs « citoyens du monde », pour les protéger, notamment lorsqu’ils deviennent lanceurs d’alerte, et pour définir leur déontologie et leur responsabilité dans les procès climatiques. Sans négliger au niveau local une sorte de citoyenneté territoriale qui va de l’engagement de certains États fédérés, comme la Californie, à la coalition des grandes villes « Under 2° », donnant plein sens à l’injonction : « Agis en ton lieu. Pense avec le monde ». Le retrait des États-Unis ayant paradoxalement renforcé l’alliance, au point que l’ancien maire de New York Michael Blumberg, devenu l’envoyé spécial du Secrétaire général de l’Onu a pris la tête d’une coalition d’acteurs non étatiques décidés à faire « every thing America would have done if it had stayed committed ».

Vu la lenteur des processus onusiens, il sera néanmoins nécessaire, pour éviter l’enlisement de la justice climatique, que les droits nationaux prennent le relai. En France, après la loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique et l’ordonnance du 31 décembre 2016 relative aux bilans d’émissions de GES et aux audits énergétiques, on peut citer la loi d’avril 2017 sur le devoir de vigilance des entreprises qui renforce la justiciabilité des normes notamment climatiques. En 2019, la loi dite Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) élargit l’intérêt de l’entreprise à la défense de biens communs, comme le climat, tandis qu’il est proposé d’inscrire la protection du climat dans la réforme constitutionnelle en cours. De son côté, la Chine vient d’ajouter dans le préambule de sa constitution, révisée en 2018, la contribution au destin commun de l’humanité[4]. On pourrait y voir l’amorce d’une refondation anthropologique.

Refondation anthropologique

À l’humanité émancipée des Lumières, le changement climatique ajoute une humanité « interdépendante », en interaction avec l’écosystème Terre dont elle n’est qu’une simple composante et non la propriétaire. Aux principes venus des droits « de l’homme », la lutte contre le changement climatique ajoute un principe de solidarité écologique, invitant à penser un humanisme pluriel et évolutif. Une telle mutation appelle de nouveaux récits pour renouveler l’imaginaire des peuples. Car seule une véritable « insurrection de l’imaginaire » permettra de penser l’universel sans le réduire, comme nous l’avons fait pendant des millénaires, à nos propres intérêts, collectifs ou individuels, ni à nos seuls systèmes de pensée. Si l’on admet qu’à la différence des communautés nationales fondée sur la mémoire et l’histoire, la communauté mondiale sera fondée sur l’anticipation et le destin commun, il reste à savoir vers quel destin nous nous dirigeons.

Reconnaître les interdépendances devrait conduire à compléter les droits de l’homme, hérités de l’humanisme des Lumières, de nouveaux devoirs de soli­darité, élargis, au-delà des solidarités de proximité, aux générations futures et aux vivants non humains. Une telle évolution ne saurait voir le jour sans un nouveau récit, car l’anticipation ne saurait se limiter au récit-programme du Tout marché, y compris dans la version chinoise des Nouvelles routes de la soie, ni se confondre avec le récit post-humaniste de l’homme augmenté du Tout numérique, ni même avec le récit-catastrophe de l’effondrement de la Terre mère. Il faudrait les dépasser pour opposer au final le récit-aventure d’une Mondialité apaisée au constat de la mondialisation sauvage.

En conclusion, adaptation juridique, recomposition politique et refondation anthropologique devraient nous rendre modestes. Nous savions que la Terre n’est pas le centre du système solaire, qui lui-même n’est pas le centre du monde. Nous découvrons à présent que l’humanité n’est pas le centre de l’écosystème Terre, mais une simple composante. Il est vrai qu’il s’agit de la seule composante « responsable » car douée, si l’on en croit la DUDH, de raison et de conscience. Alors, oui, le changement climatique est bien une chance pour l’humanité s’il lui apprend à se gouverner avec suffisamment de sagesse pour que la Terre demeure habitable par les vivants, humains et non humains, et reste la demeure commune des générations présentes et futures.

 

[1] voir Les procès climatiques – Entre le national et l’international, C. Cournil et L. Varison, Pedone, 2018

[2] Les procès climatiques, précité, p. 129

[3]La vingt-et-unième conférence des États parties à la convention climat, organisée à Paris en déc. 2015, a rassemblé 195 États qui ont adopté l’accord de Paris à l’unanimité. Entré en vigueur moins d’un an après, cet accord avait été ratifié, à la date de mars 2018, par 174 États, dont la Chine.

[4] David Gosset, « from Chinese Renaissance to community of shared destiny », China Daily 23-24 juin 2018

 

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