Jean-Claude Casanova :
La France souffre de son excessive centralisation

La France souffre de son excessive centralisation

Entretien avec l’économiste Jean-Claude Casanova
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

par Yves Campo, Le Petit Bastiais, n°889 du 12 au 18 juillet 2021

reproduit avec l’aimable autorisation du Petit Bastiais

Natif d’Ajaccio, de Bocognano par sa mère, de Corte par son père, c’est pourtant dans le Cap-Corse et plus précisément à Ersa qu’il faut se rendre si l’on veut avoir la chance et l’honneur de rencontrer Jean-Claude Casanova, le disciple et ami de Raymond Aron, le conseiller auprès de Raymond Barre à Matignon entre 1976 et 1981. Fervent européen, décentralisateur, héritier de la véritable pensée libérale de Tocqueville qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin, Jean-Claude Casanova pose pour Le Petit Bastiais, son regard sur notre société occidentale, sur la France et la Corse à l’heure des grands bouleversements sociologiques, ethniques et culturels.

AUCTORITAS. De sa maison d’Ersa où il passe à présent le plus clair de son temps, Jean-Claude Casanova peut à la fois contempler la beauté du Mare Nostrum et s’adonner à ses travaux de recherche sur la philosophie politique, l’économie et la littérature. A 87 ans, il est encore ce jeune étudiant qui présentait en juin 1964 sa thèse de droit devant André Marchal et Raymond Barre. Regard lumineux, geste habile, Jean-Claude Casanova est de cette race d’intellectuels ayant une soif inépuisable d’apprentissage… Songe-t-il ainsi souvent à l’énigme du Sphinx ? Au fait que la vie et plus encore les civilisations en subissant les contraintes du temps, évoluent avant de disparaitre… Jean-Claude Casanova cultive une saine humilité. Pour le prouver, ce gardien de l’héritage de Tocqueville, d’Elie Halévy et de Raymond Aron dira au contraire que « sa tâche est plutôt lourde ». Sur la pensée libérale ? « Aron se considérait comme l’héritier de la tradition libérale. Il considérait que cette pensée c’était d’abord Montesquieu, Benjamin Constant, Tocqueville et Elie Halévy. Je crois que l’on peut ajouter son nom à cette série illustre. Il a joué un grand rôle dans la réédition de Tocqueville et très modestement j’ai repris le flambeau. Les trois derniers volumes  paraissent maintenant grâce à Françoise Melonio. Je préside la Commission Tocqueville après Aron et Furet. Je l’avais réorganisée en 1977 et nous achevons notre mission : 35 volumes ont paru ! De Montesquieu à Aron, on peut considérer que la tradition libérale française est l’égale de la tradition libérale anglaise ou de celle de la Constitution américaine, mais en même temps qu’elle a rencontré plus d’obstacles en France. Elle commence la Révolution française, mais elle est rejetée par la Terreur et le jacobinisme. La Révolution de 1830 est libérale, mais 1848 intervient. Le Second Empire avec Ollivier va vers le libéralisme, mais échoue avec 1870. Les grands « opportunistes » de la IIIème, Gambetta, Jules Ferry, Waldeck Rousseau appartiennent à la tradition libérale. Le socialisme et le communisme poussent plus fortement en France le libéralisme à droite. Tocqueville est oublié à partir de 1914 jusqu’à 1950. C’est mystérieux. Taine, Prévost-Paradol, Sorel, Anatole Leroy-Beaulieu sont pourtant ses disciples. Après 14-18, le régime représentatif est critiqué par les intellectuels, socialistes et communistes à gauche, maurrassiens à droite. »

Contrairement aux mentalités contemporaines, il ne faudrait pas regarder le libéralisme sous le seul prisme de l’économie : « La réflexion sur l’économie se développe au cœur du libéralisme. La Révolution anglaise, c’est-à-dire la suprématie du Parlement sur la Couronne est une révolution libérale. Hume et Smith vont de pair. Les partisans de l’économie libre et de la propriété le sont pour des raisons d’efficacité et de politique. Si le pouvoir peut s’emparer de la propriété, la liberté est en péril. Défenses de la propriété et de la liberté sont liées. » Un regard qui ouvre des perspectives sur le développement du libéralisme en France aujourd’hui : « Il y a un progrès, la France a eu un développement économique plus lent que l’Angleterre, mais régime représentatif, économie de marché et propriété ne sont plus remis en question. Ceci dit, la France, comme les autres démocraties, un peu plus que les autres, a développé le Welfare State, c’est-à-dire la redistribution. Plus de la moitié des Français vivent de revenus qui ne dépendent pas du marché mais du prélèvement fiscal. La même évolution historique se déroule partout, cela va avec la démocratie protectrice et égalitaire. La protection existait autrefois, elle nait du christianisme qui lègue l’égalité à la démocratie, les universités et les hôpitaux en sont des créations : instruire tous les enfants, soigner les pauvres, assister ceux qui sont sans travail, etc., redistribuer donc. »

Ces dernières années, en opposition au libéralisme, la notion d’illibéralisme gagne les pays d’Europe centrale : « Cela tient à une troisième tendance : le libéralisme des mœurs. Halévy dans sa grande histoire de l’Angleterre, retient au XXème siècle trois problèmes : le social, l’impérial et le féminin. Tocqueville ne se satisfait pas de défendre la liberté, l’histoire moderne, pour lui, est le développement de la démocratie et ce développement vise à l’égalité. Il pense d’ailleurs que c’est le produit du christianisme. Ce mouvement d’égalité se poursuit : développement du droit des femmes, du droit des homosexuels et des transgenres. Cela crée des tensions, des inquiétudes et comme la nature a horreur de l’égalité (grands et petits, beaux et laids, héros et peureux, génies et médiocres, etc.), le mouvement démocratique perturbe. La libéralisation des mœurs heurte les sociétés qui sortent à peine de la tyrannie communiste, l’immigration aussi. L’Est de l’Europe voulaient la liberté sans les mœurs de l’Occident. »

Sans transition, c’est aussi au niveau local après le résultat des élections territoriales que Jean-Claude Casanova pose une analyse des plus éclairées : « A titre personnel, j’aime beaucoup Gilles Simeoni. J’aimais beaucoup son père. Maintenant, il a le pouvoir et il doit réussir ! Je ne suis pas partisan de l’indépendance de la Corse, c’est à mon sens une idée légère. Monaco n’est pas un idéal ! Je ne veux pas que la Corse devienne ce genre de choses et je tiens à ce que la France nous a donné et à ce que nous avons donné à la France. Je suis fier d’être Corse, je suis fier d’être Français, comme je suis fier d’être Européen. En faveur de plus d’autonomie et de décentralisation. Ce que je souhaite pour la Corse, je le souhaite aussi pour la Bretagne, pour l’Alsace… La France souffre de son excessive centralisation. Je souhaite que l’autonomie se développe et que la Corse exprime sa singularité. C’est une île montagneuse, et elle est linguistiquement et culturellement différente des autres régions. »

Jean-Claude Casanova se prête au jeu

Le questionnaire de Proust

Admirateur de Marcel Proust, Jean-Claude Casanova a accepté de relever le défi de ce jeu anglais datant des années 1860 que l’écrivain d’ A la recherche du temps perdu a popularisé.

– La qualité que vous préférez chez un homme ? Le courage.

– Le principal trait de votre caractère ? C’est un défaut, la dispersion.

– Votre occupation préférée ? La lecture, la réflexion, l’observation.

– Le pays où vous désireriez vivre ? Si je m’exilais de France : l’Italie et Israël, des pays où l’on peut discuter sans fin…

– Vos auteurs favoris en prose ? Voltaire et Chateaubriand.

– Vos poètes préférés ? Verlaine et La Fontaine.

– Vos héros dans la vie réelle ? Je suis Ajaccien, laissons Bonaparte. Prenons un homme simple, le plus beau type humain à mes yeux : Jean Cavaillès, le philosophe résistant. L’extrême courage et l’extrême désintéressement. Le héros français le plus admirable de la guerre. Évidemment, le seul qui ne soit pas au Panthéon.

– Vos héroïnes dans l’histoire ? Jeanne d’Arc, à la guerre et à son procès.

– Les personnages historiques que vous méprisez le plus ? Hitler et Staline, indissociables d’ailleurs, ils se ressemblent et s’admirent.

– Le fait militaire que vous admirez le plus ? La litanie des victoires napoléoniennes. Marengo, Austerlitz, Iéna…

– La réforme que vous estimez le plus ? Les réformes de Turgot. Le génie politique du XVIIIème. S’il avait réussi, on aurait évité la Révolution et fait mieux que l’Angleterre. Mais cela nous aurait privé de Napoléon qui nous a rendu Français !

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