Séance ordinaire du lundi 7 mars
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
“Delay is life”
Le conservatisme selon Sir Roger Scruton
Laetitia Strauch-Bonart
essayiste, éditorialiste et rédacrice en chef du Point
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“- Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
– Parce qu’on m’a donné de l’argent pour le faire.”
Telle fut la réponse à la fois prosaïque et ironique de Roger Scruton – qui n’était pas encore “Sir” – lorsque je le rencontrai la première fois en 2014 pour l’interroger sur son livre tout juste paru, How to Be a Conservative. Le ton était donné : nous étions en Angleterre, et tout ce qui touchait à la réflexion intellectuelle était, dans le pays du pragmatisme et de l’autodérision, forcément mis à distance. Ainsi, l’un des plus grands philosophes conservateurs de son temps, essayiste, auteur d’une cinquantaine de livres, connu aux quatre coins de l'”anglosphère”, pouvait se permettre cette boutade au lieu de la réponse attendue.
Il faut dire que Roger, comme nous le nommions – l’usage des prénoms en anglais est naturel – était pour le moins atypique. Né en 1944, universitaire défroqué – il quitta l’université de Birkbeck à la fin des années 1980 -, il fut aussi un soutien actif, de 1979 à 1989, de dissidents tchécoslovaques via une université clandestine, au point même d’être détenu et expulsé du pays en 1985. Doté d’une érudition exceptionnelle, il vivait entre Londres et sa ferme du Wiltshire où il s’adonnait volontiers au hobby préféré des conservateurs, la chasse au renard. Hors norme pour les locaux puisqu’il passait sa vie à penser ce que eux se contentaient de vivre, il l’était aussi pour ses pairs intellectuels, pour qui un “intellectuel de droite” restait, comme chez nous, à défaut d’un oxymore, du moins une bizarrerie. Pourtant, même ses opposants reconnaissaient son excellence – comme le montrèrent les très nombreux hommages qui suivirent l’annonce de sa mort le 12 janvier 2020.
Cette considération presque unanime contrastait d’ailleurs fortement avec une vie passée à essuyer les critiques des progressistes – de ses collègues et étudiants, de la presse, de personnalités politiques -, un sort qu’il endura avec constance, son intelligence et son érudition finissant avec le temps par lui ouvrir les portes de l’establishment puisqu’il devint membre de la Royal Society of Literature et de la British Academy et fut fait chevalier en 2016. La même année, il devint correspondant de l’ASMP, même s’il resta toujours peu connu en France, un pays hostile à la tradition libérale-conservatrice anglo-américaine.
Etre conservateur, c’était, pour lui, penser la préservation civilisationnelle dans toutes ses dimensions : il commença par s’intéresser à l’esthétique, avant d’écrire sur la politique, la culture, la musique, le désir, la beauté, la nature humaine, la chasse et même le vin. On ne pouvait donc imaginer meilleur auteur pour nous aider à réfléchir à la question que nous nous posons ici : Y a-t-il encore quelque chose à sauver, dans l’homme, dans la culture, et dans notre civilisation en particulier? Et si oui, comment ?
Le “oui, mais…” du conservateur
Alors que je lui demandais un jour, lors d’une de nos nombreuses conversations, à quoi il servait de tenter de sauver l’un ou l’autre trésor de notre civilisation – ce devait être la culture classique ou bien la sécurité qu’apporte une famille à peu près stable -, si le raz-de-marée devait finir par tout emporter, Sir Roger Scruton m’avait répondu : “Delay is life” – “Retarder, c’est encore vivre”. Faire durer un peu plus ce qui le mérite, même si cela finira par disparaître, c’est encore vivre ; c’est même une définition de la vie. Déroutante et apaisante à la fois, finalement si évidente, cette formule, qu’il empruntait à l’Anglais Lord Salisbury, trois fois premier ministre au XIXème siècle et que Scruton louait pour son inaction toute conservatrice à la tête de l’Etat, portait un message essentiel : la vie est affaire de conservation.
Scruton était le plus digne héritier de la tradition britannique conservatrice, constituée de deux pôles indissociables l’un de l’autre. Le premier consiste dans la valorisation d’un tempérament méfiant à l’égard du changement ou de l’innovation, qu’un autre philosophe conservateur, l’Anglais Michael Oakeshott (1901-1990), a parfaitement résumé dans le passage suivant tiré de Rationalism in Politics and Other Essays :
Être conservateur, […] c’est préférer le familier à l’inconnu, l’éprouvé à l’inédit, le fait au mystère, le réel au possible, le limité à l’illimité, le proche au distant, le suffisant au surabondant, le convenable au parfait, et la joie présente à un utopique bonheur. Les relations et les loyautés familières seront préférées à l’attrait d’attachements plus utiles ; acquérir et agrandir importera moins que garder, cultiver et aimer ; la douleur de la perte sera plus aiguë que l’excitation de la nouveauté ou de la promesse[1].
Et quand le changement s’avère inévitable, le conservateur préconise de négocier le rythme et l’ampleur de la mutation nécessaire afin de respecter les capacités d’adaptation individuelles et collectives. En d’autres termes, le changement n’est acceptable que s’il est organique.
Le deuxième pôle de la pensée conservatrice opère un changement d’échelle, de l’individu au collectif, pour s’intéresser à l’organisation de la société. Dans un entretien que nous avons conduit avec lui, Scruton détaillait ce glissement de la façon suivante :
[…] Il n’y a rien de mal dans l’idée de conserver quelque chose ; c’est ce que nous faisons tous, par exemple au sein de la famille. Nous nous attachons à conserver ce que nous détenons et à le transmettre à nos enfants. Être un conservateur en politique, c’est simplement étendre à la vie publique les instincts qui rendent la reproduction de la société possible. Or cela est très différent de la “réaction”, terme qui provient de la Révolution française. En Grande-Bretagne, nous n’avons rien connu de pareil et n’utilisons pas le terme de “réactionnaire”, car nous ne pensons pas que les hommes soient mauvais simplement parce qu’ils résistent au progrès ou au changement. Il y a des changements auxquels il faut résister – nous avons résisté à ceux qui se sont produits en Europe en 1939, et à raison[2].
Être conservateur en politique, nous dit-il, c’est “étendre à la vie publique les instincts qui rendent la reproduction de la société possible”. Il s’agit donc de préserver et de transmettre à la génération suivante les pratiques, les mœurs et les institutions qui garantissent la stabilité d’une société. On se doute que ceux-ci, s’il méritent d’être transmis, sont considérés comme appréciables. Que sont-ils précisément? Pour le conservateur, il faut perpétuer les institutions traditionnelles, au sens où elles-mêmes nous ont été léguées par les générations précédentes.
Le conservateur n’est donc plus seulement, dans cette perspective, un individu au tempérament prudent mais un préservateur actif du passé. Au passage, il ne peut que se heurter à notre époque qui, au mieux, passe systématiquement au crible les traditions pour les “dépoussiérer”, au pire veut faire table rase du passé. Mais, répond notre conservateur, cet héritage n’est pas un cadavre échoué par erreur dans la modernité mais un corps bien vivant : c’est un ensemble de connaissances et d’expériences utiles et bonnes, mieux, la cristallisation des pensées et des actions qui ont permis à nos ancêtres de vivre et de survivre – et à nous, par la même occasion, d’exister. La tradition est un réservoir de sagesse parce qu’elle a survécu à travers les âges, et que si elle a survécu, c’est qu’elle l’a emporté au jeu de la “sélection culturelle”. Ou encore, pour reprendre les termes de Scruton, “les traditions sociales existent parce qu’elles permettent à une société de se reproduire. Détruisez-les inconsidérément et vous supprimerez la garantie offerte par une génération à la suivante”[3]. Elles ne constituent pas une science, certes, mais leur pouvoir heuristique est essentiel pour s’orienter dans l’action. C’est pour cette raison que le philosophe et député britannique Edmund Burke, que l’on considère comme le père du conservatisme moderne, défendait ce qui semble aujourd’hui l’un des pires ennemis possibles, le préjugé.
Vous voyez, Monsieur, que dans cet âge éclairé, écrivait-il dans ses Réflexions sur la Révolution de France, j’ai l’audace d’avouer que nous [les Anglais] sommes généralement des hommes de sentiments non éduqués ; qu’au lieu de nous débarrasser de tous nos vieux préjugés, nous les chérissons à un degré très considérable, et, pour nous faire encore plus honte, nous les chérissons parce qu’ils sont des préjugés ; et plus ils ont duré, et plus généralement ils ont prévalu, plus nous les chérissons. Nous craignons d’obliger les hommes à vivre et à commercer, chacun sur sa propre réserve de raison, parce que nous soupçonnons que cette réserve dans chaque homme est petite, et que les individus feraient mieux de se servir de la banque générale et du capital des nations et des âges. Beaucoup de nos hommes de spéculation, au lieu de faire éclater les préjugés généraux, emploient leur sagacité à découvrir la sagesse latente qui prévaut en eux. S’ils trouvent ce qu’ils cherchent, et ils échouent rarement, ils pensent qu’il est plus sage de maintenir le préjugé, avec la raison qu’il implique, que de se débarrasser du manteau du préjugé, et de ne laisser que la raison nue ; parce que le préjugé, avec sa raison, a un motif pour donner de l’action à cette raison, et une affection qui lui donnera de la permanence. Les préjugés sont prêts à être appliqués dans l’urgence ; ils engagent l’esprit dans une voie stable de sagesse et de vertu, et ne laissent pas l’homme hésiter au moment de la décision, sceptique, perplexe et irrésolu. Les préjugés font de la vertu d’un homme une habitude, et pas seulement une série d’actes sans lien entre eux. Grâce au juste préjugé, son devoir devient une partie de sa nature[4].
Dans le même esprit, Roger Scruton écrivait dans son autobiographie, Gentle Regrets, qu'”une étrange superstition est apparue dans le monde occidental selon laquelle nous pouvons repartir de zéro, refonder la nature humaine, la société et la recherche du bonheur ; comme si les connaissances et l’expérience de nos ancêtres avaient désormais perdu toute pertinence”[5].
Cependant, une tension apparaît. S’agit-il de conserver toutes les traditions qui ont survécu ou de considérer que certaines sont meilleures que d’autres ? Très érudit, Scruton connaissait et respectait d’autres cultures que la nôtre, mais sa préférence allait sans surprise, puisqu’il en était issu, à la préservation du “monde occidental” et, au-delà, à celle du modèle anglais, dont il jugeait les institutions et les coutumes particulièrement adaptées pour stabiliser la société. En particulier, au-delà de l’organisation institutionnelle au sens strict de son pays, il en vantait – comme tous les conservateurs britanniques – la “société civile”, un terme difficile à comprendre pour les Français qui l’associent en général uniquement aux syndicats et aux associations. Bien plutôt, pour les Anglais – et donc pas seulement les Anglais conservateurs -, la société civile est cet espace situé entre l’individu et l’Etat, constitué de deux formes d’institutions : des “traditions” – comme la religion, la morale ou encore le mariage – et des “associations libres” (free associations) où les individus se réunissent pour exercer une activité commune. Voici comment Scruton décrit ces dernières :
[…] A partir de la matière première qu’est l’affection humaine, nous construisons des associations durables, avec leurs règles, leurs charges, leurs cérémonies et leurs hiérarchies, lesquelles confèrent à nos activités une valeur intrinsèque. Les écoles, les églises, les bibliothèques ; les chorales, les orchestres, les groupes de musique, les troupes de théâtre ; les clubs de cricket, les équipes de football, les tournois d’échecs ; la société d’histoire, le Women’s Institute, le musée, la chasse, le club de pêche à la ligne – de mille manières les hommes se lient non seulement dans des cercles amicaux mais dans des associations structurées où ils adoptent et acceptent volontairement des règles et des procédures qui régissent leur conduite et les rendent responsables de leurs actes.”[6].
Or ces traditions et associations, explique Scruton, ont été menacées et même bouleversées par le mouvement des Lumières et le libéralisme politique. Car libéralisme et Lumières exigent la séparation du temporel et du spirituel ; ils actent la supériorité épistémique de la science et de la raison sur la religion ; ils définissent l’individu comme mesure de toutes choses et en déclarent la supériorité aussi bien sur le groupe que sur la tradition. C’est pourquoi, explique Scruton, “depuis sa naissance au temps des Lumières, le conservatisme s’est engagé dans une œuvre de salut. De nouveaux mouvements sociaux, modes de production industrielle et aspirations politiques ont menacé de détruire ou déstabiliser les coutumes, les institutions et les formes de vie dont les hommes, d’une façon ou d’une autre, dépendaient. La question s’est régulièrement posée de savoir comment ces choses pouvaient être protégées.” Le conservateur, face à ces revendications et à leur succès exceptionnel, met notamment en garde sur le rôle que continuent de jouer des institutions considérées comme dépassées. Comme l’écrit encore Scruton :
Le conservatisme comme philosophie politique date du temps des Lumières. Il n’aurait pas vu le jour sans la révolution scientifique, le dépassement des conflits religieux, la montée d’un État séculier et le triomphe de l’individualisme libéral. Les conservateurs, pour la plupart d’entre eux, reconnaissaient les bénéfices associés à cette nouvelle conception de la citoyenneté, qui logeait le pouvoir dans le peuple et dans l’Etat, son représentant désigné – et en partie élu. Ils reconnaissaient aussi le grand renversement qui en découlait pour les affaires du gouvernement. Désormais, comprirent-ils, il faudrait rendre des comptes du haut vers le bas, et non du bas vers le haut. Les gouvernants devraient répondre aux gouvernés et les responsabilités, à chaque niveau, ne seraient plus imposées mais présupposées. Dans le même temps, les conservateurs émirent un avertissement à l’encontre des Lumières. […] Les Lumières ne devaient pas être considérées comme une rupture totale avec le passé. Elles faisaient sens uniquement dans le contexte d’un héritage culturel au long cours. L’individualisme libéral offrait une conception nouvelle et par bien des façons exaltante de la condition humaine ; mais il dépendait de traditions et d’institutions qui reliaient les hommes d’une manière qu’une simple vision du monde individualiste ne pouvait engendrer. […] La liberté gagnée grâce aux Lumières, disaient-ils, était fragile et menacée. Elle dépendait d’un socle culturel qu’elle ne pouvait elle-même garantir. C’est seulement si les hommes sont rassemblés par des liens plus forts que celui du libre choix que ce choix peut se voir conférer la prépondérance promise par le nouvel ordre politique. Ces liens plus forts gisent au plus profond de la communauté, tissés par les coutumes, les cérémonies, la langue et l’aspiration religieuse. L’ordre politique, en bref, requiert une unité culturelle, quelque chose que la politique elle-même ne peut jamais offrir.
En d’autres termes, le conservateur, et ce jusqu’à aujourd’hui, est celui qui répond aux Lumières : “Oui, mais…”.
Pourquoi sauver la société civile
Scruton offre dans le passage qui précède une justification instrumentale de la société civile : elle rend possible un lien social lui-même condition du lien politique. En d’autres termes, le libéralisme n’est pas possible sans fondation conservatrice. Mais en-deçà même de cette vertu indirecte, les composantes de la société civile ont deux autres fonctions : ils sont des moyens directs en vue d’une fin particulière et ils sont des fins en soi. Par exemple, le mariage est autant une union qui tend à la procréation (moyen en vue d’une fin particulière) qu’un voeu de loyauté entre deux individus qui prennent des responsabilités envers eux-mêmes et leurs enfants à naître (fin en soi) ; incidemment, il participe à renforcer la confiance sociale, ce qui offre un socle à la pratique politique. Autre illustration, un club d’échecs permet de perfectionner la pratique de ce jeu (moyen en vue d’une fin particulière) tout en réunissant des individus pour le plaisir de jouer aux échecs (fin en soi) ; incidemment, il renforce, comme des milliers d’autres associations, les attaches sociales et partant politiques.
Ces structures, en étant créatrices de liens, sont un lieu d’apprentissage de l’affection et de la responsabilité. Elles peuvent sembler exclusives et anti-démocratiques (par exemple les gentlemen’s clubs anglais sont aujourd’hui vilipendés pour ne pas être ouverts aux femmes) mais elles sont aussi facteur d’inclusion pour leurs membres. Elles permettent de court-circuiter un tête-à-tête entre l’Etat et l’individu qui désosse le lien social – ce que Tocqueville avait déjà remarqué en son temps dans le cas de la démocratie américaine.
Parce qu’elle a ce triple rôle – offrir des fins en soi, des moyens directs et des bienfaits incidents -, la société civile mérite d’exister. En particulier, nous explique Scruton, la présence de “fins en soi”, dans la vie humaine, étant cruciale, cela plaide d’autant plus pour une société civile vivace. Cette position s’inscrit dans une critique plus large, chez Scruton, de l’utilitarisme, et ce au nom de la vertu : être vertueux, explique-t-il, c’est faire la distinction entre les fins et les moyens et subordonner les seconds aux premières.
Les vertus comme la charité et le sacrifice, écrit-il, l’habitude d’offrir et de recevoir des marques de respect, le sens de la responsabilité – tous ces aspects de la condition humaine qui font de nous les intendants et les gardiens de notre héritage commun – naissent au cours de notre construction comme personnes, en créant des îlots de valeur dans une mer de prix. Acquérir ces vertus exige d’investir notre amour et notre désir dans des choses auxquelles nous attribuons une valeur intrinsèque plutôt qu’instrumentale, de sorte que la poursuite des moyens puisse se loger, pour nous, dans le domaine des fins. […] C’est cela, le conservatisme.
Scruton va jusqu’à souligner que certaines pratiques ne montrent leur pleine utilité que lorsqu’elles sont traitées uniquement comme des fins en soi. Nous l’avons mentionné plus haut lorsqu’il était question de l’effet positif indirect des institutions de la société civile sur le lien social. C’est aussi le cas de la connaissance, dont les bienfaits indirects apparaissent précisément quand on ne les recherche pas :
Bien que la connaissance soit utile, explique Scruton, elle existe parce que nous y attribuons de la valeur – que nous en tirions ou non une quelconque utilité -, de la même façon que les hommes donnaient de la valeur à l’étude des langues classiques et de l’histoire ancienne, à celle de la logique et de la théorie des ensembles ou à celle de la probabilité et de l’inférence statistique. Personne n’aurait pu deviner que pratiquer le latin et le grec pendant dix ans serait la préparation idéale pour les fonctionnaires britanniques destinés à voyager autour du monde pour administrer un empire multiculturel ; personne n’aurait pu prévoir que les mécanismes obscurs de l’algèbre de Boole et de la logique de Frege conduiraient à l’ère de la technologie numérique ; personne, et surtout pas le révérend Thomas Bayes, n’avait la moindre idée de ce que le théorème de Bayes de calcul des probabilités signifierait pour notre compréhension des statistiques. Toutes ces connaissances éclosent parce qu’elles sont poursuivies pour elles-mêmes dans le cadre d’institutions préservées par la curiosité et non par les objectifs que nous y appliquons.
De même, continue-t-il,
ce que l’on appelle parfois “un travail qui a du sens” est un ingrédient aussi important pour l’accomplissement humain qu’un loisir qui ait du sens. Bien que doté d’une finalité, il doit être, pour être pleinement acceptable pour celui qui s’y consacre, intrinsèquement intéressant. […] L’attention aux autres devrait innerver tout ce que nous faisons, de sorte que dans le travail comme dans le loisir nous maintenions une libre conversation avec nos semblables. Dans une vie humaine accomplie, la finalité et l’absence de finalité devraient s’interpénétrer, de sorte que nos activités, autant que possible, ne soient jamais simplement instrumentales, jamais de simples affaires de calcul, mais toujours rachetées par le sentiment de leur valeur intrinsèque.
Et à propos du mariage, mentionné plus haut, Scruton estime que
les obligations remplies par les partenaires vont bien au-delà de tout contrat passé entre eux, pour inclure des êtres humains qui ne sont pas encore nés et qui dépendront du lien substantiel tissé entre leurs parents. […] Il est édifié selon une norme qui joue un rôle, même de façon distante, dans toutes les variations de notre nature et de notre fragilité. Ôtez cette norme et l’institution en question perdra aussitôt son maintien, telle une tente d’où le mât central a été retiré. Elle ne sera plus un lien entre les générations, dont le but est l’éducation des enfants, mais un contrat de cohabitation, aussi temporaire et démontable que tout autre contrat.
En d’autres termes, pour Scruton, les traditions et les associations sont des “sphères de valeur” (realms of value) : des “forums où les individus trouvent le réconfort grâce à des activités qui n’ont pas d’autres fins qu’elles-mêmes.
La vérité du conservatisme, conclut-il, consiste à reconnaître que la libre association doit être valorisée seulement si elle est aussi une source de valeur – en d’autres termes, si elle tend vers l’épanouissement plutôt que la simple utilité ou la détente. Dans le grand pot-pourri libertarien, le pire et le meilleur de la nature humaine jouissent d’une chance égale et la discipline est répudiée telle une intrusion indiscrète. Le conservatisme est la tentative d’affirmer cette discipline et de construire, dans l’espace de la libre association, une sphère de valeur durable.
Attaquer ou mépriser ces institutions ne nous prive donc pas seulement des bienfaits qu’elles apportent, c’est empêcher les individus de cultiver des valeurs indispensables à leur épanouissement, à leur liberté et à leur responsabilité mutuelle. C’est donc, pour Scruton, empêcher la survie même d’une société. Or la société civile est toujours menacée : elle l’est doublement, d’une part quand la remise en cause des institutions traditionnelles est excessive, d’autre part quand l’Etat, pour accomplir des fins souvent idéologiquement motivées – ce que Scruton nomme une “politique des fins” (politics of goals) – n’hésite pas à instrumentaliser la société pour atteindre celles-ci. Le philosophe, ici, vise surtout la gauche quand elle veut régenter la société au nom du “progrès”, soit qu’elle intervienne dans les rouages internes de ces institutions (les gentlemen’s clubs qu’il faudrait ouvrir aux femmes au nom de la mixité), soit qu’elle veuille en interdire certaines (la chasse au renard), soit qu’elle en empêche carrément l’existence (les associations libres interdites par les régimes communistes). “La politique de gauche, écrit-il, est tendue vers un objectif : on déterminera votre place au sein de l’alliance en fonction de la qualité de votre dévouement à la “justice sociale”, quelle que soit sa définition”. Par contraste, “le conservatisme […] est une politique de la coutume, du compromis et de l’indécision ordonnée. Pour le conservateur, l’association politique est pareille à l’amitié : elle n’a pas d’objectif primordial mais change de jour en jour selon la logique imprévisible de la conversation”[7].
Des institutions obscurcissantes
Allons plus loin pour montrer ce que recouvre cette négation des “sphères de valeur”. Les Lumières ont interrogé le pouvoir et la tradition au nom de la raison. Scruton leur en sait gré, nous l’avons vu, mais comme les autres conservateurs, il ne peut accepter un rationalisme qui se veut intégral. Car selon cette approche, aucune institution ne mérite de subsister si elle n’est justifiée rationnellement. Dans cette perspective, la religion, le mariage ou encore la chasse au renard, que nous avons déjà évoqués, sont, selon les rationalistes les plus acharnés, des anomalies. Ils ne seront tolérés que si leur sens est modifié : ainsi du mariage, qui n’est plus considéré comme un vœu, de l’ordre du sacré, mais comme un contrat aux déterminants rationnels – on se marie pour partager les risques et propager ses gènes. La religion, cas d’école puisque les athées sont souvent de fiers rationalistes, n’est tolérée que comme ersatz de la morale puisqu’elle police les comportements et crée du lien social, mais est vouée à disparaître tant ses nuisances semblent l’emporter sur ses atouts, remplacée par un humanisme rationnel. Et que dire de la chasse au renard, qui paraît injustifiable? Or les institutions de la société civile, nous l’avons vu, doivent selon Scruton leur justification à leur seule présence. Étant des fins en soi, elles se heurtent par principe à la tentative de rationalisation. Le “oui, mais…” de Roger Scruton consiste en d’autres termes à plaider pour la conservation d’institutions qu’aucune rationalité ne peut légitimer.
Dans des textes datant des années 1980 et 1990, Scruton a développé une notion qu’il n’a pas reprise par la suite mais qui me semble pourtant pertinente, celle d'”Endarkenment“, d'”Obscurcissement” ou d'”Obscurité”, par opposition aux Lumières qui se dit “Enlightenment” en anglais. Pour notre philosophe, le rôle de la religion ou de la morale est d’obscurcir l’esprit humain, de sorte que certains comportements deviennent interdits et d’autres permis sans que la raison de cette fermeture ou ouverture soit évidente. Pour le dire autrement, l’éducation religieuse ou morale implique un rétrécissement des possibilités perçues, une fermeture de l’esprit du sujet, par laquelle certaines lignes d’action ne peuvent tout simplement pas être envisagées. Par exemple, dans The Philosopher on Dover Beach, Scruton explique que l’
éducation morale ne peut pas être purement “éclairée” et “éclairante” – elle ne peut pas simplement consister à apprendre à calculer les pertes et les profits à long terme tout en laissant ses désirs se développer de manière autonome. Elle doit comporter un volet “obscurci” et “obscurcissant” par lequel on apprend précisément à cesser ses calculs, à considérer certains chemins comme interdits, comme des lieux où ni les pertes ni les profits n’ont d’autorité[8].
Dans un autre texte, Sexual Desire, il montre que nous devons “nous considérer comme liés par des obligations que nous ne comprenons pas entièrement”. Bien qu’il reconnaisse que d’un point de vue libéral ce type d’éducation est indéfendable, il est “évident qu’elle existe, et qu’elle est l’une des caractéristiques les plus remarquables de l’être moral”[9]. Il en est de même pour la foi :
Toute foi dépend d’une révélation, la preuve de celle-ci se trouvant dans la paix qu’elle apporte. L’argumentation rationnelle peut nous permettre à la rigueur d’élever les croyances monothéistes au-dessus du monde confus de la superstition. Elle peut nous aider à comprendre la différence réelle entre une foi qui nous ordonne de pardonner à nos ennemis et une autre de les massacrer. Mais l’acte de foi lui-même – mettre sa vie au service de Dieu – est un saut par-delà la raison.
Il ajoute même : “Cela ne le rend pas irrationnel, pas plus que tomber amoureux n’est irrationnel.”[10]
Reconnaissant qu’en Occident la religion n’avait plus la même importance que par le passé, Scruton estimait cependant que la beauté et l’art avaient endossé une partie de cette mission :
Au XVIIIe siècle, lorsque la religion officielle et la royauté cérémonielle perdirent de leur autorité dans l’esprit des penseurs, lorsque l’esprit démocratique remit en question les institutions héritées, et lorsque l’idée se répandit que ce n’était pas Dieu mais l’homme qui faisait les lois du monde humain, l’idée de sacré connut une éclipse. Il semblait, pour les penseurs des Lumières, que ce n’était que superstition de croire que des objets, des bâtiments, des lieux et des cérémonies pussent posséder un caractère sacré tout en étant le produit d’une conception humaine. L’idée que le divin se révèle dans notre monde et recherche notre adoration semblait à la fois invraisemblable et incompatible avec la science. Dans le même temps, des philosophes comme Shaftesbury, Burke, Adam Smith et Kant reconnurent que nous ne regardons pas le monde avec les seuls yeux de la science. Il est une autre attitude – non l’enquête scientifique mais la contemplation désintéressée – que nous dirigeons vers lui à la recherche de sa signification.
Avec son humour so British, Scruton filait la métaphore de l’obscurité, notant que
les Anglais estiment que leurs institutions se montrent sous leur meilleur jour à une certaine distance et à travers une brume automnale. Comme le Parlement, la monarchie et le droit commun ; comme les universités anciennes, les Inns of Court[11] et les régiments locaux, l’Eglise anglicane se tient à l’arrière-plan de la vie nationale, suivant des procédures impénétrables, sans explication autre que sa propre existence. Elle est là parce qu’elle est là. A l’examiner de trop près, ses qualités se dissolvent.
Il rédigea même un petit ouvrage défendant la chasse au renard, loisir traditionnel de la campagne anglaise désormais interdit qu’il continuait de pratiquer illégalement, On Hunting, où il décrivait un rituel célébrant le lien primitif entre l’homme, l’animal et la nature.
En résumé, l’Endarkenment permet de maintenir une distinction entre ce qui a une raison et ce qui a un sens – ou relève d’une quête de sens -, même si ce dernier est obscur. Pour le dire autrement, la tradition a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours, et ces raisons relèvent, nous l’avons vu, de sphères de valeurs. Citons encore Scruton :
les Lumières nous accompagnent depuis deux ou trois siècles, mais il en est de même de la résistance à leur endroit. Des poètes ont répondu aux Lumières comme on répond à la pollution lumineuse, en sauvant des poches d’obscurité pour mieux voir les étoiles.
Comment sauver les sphères de valeur
Au terme de ce cheminement en compagnie de cet attachant philosophe, il nous faut nous demander comment nous inspirer de lui pour sauver les sphères de valeur. Nous avons vu qu’elles sont nombreuses ; il est donc impossible de se pencher sur chacune d’elles. On proposera ici deux réponses : une suggestion générale et une réflexion sur l’Etat.
La plupart des enseignements de Scruton s’appliquaient à son pays et il serait illusoire de vouloir les imiter chez nous à l’identique. Pour autant, lorsqu’il invite à préserver les institutions civiles de l’intervention de l’Etat – ce qui est une première piste d’action possible – il s’adresse à toutes les contrées plus ou moins libérales. En France, nous manquons d’institutions indépendantes ; une des raisons en est que le montant des prélèvements obligatoires est élevé. Or, et c’est là tout le paradoxe, une partie de ces ressources sert à financer des organes de la société civile qui devraient être pleinement indépendants – les syndicats, les partis politiques, les associations et même la presse! Ce faisant, l’Etat choisit quelles institutions civiles valent la peine d’être soutenues. En démocratie, le risque est certes faible que l’Etat les instrumentalise, mais cette proximité est porteuse de vices non négligeables, à commencer par l’alignement de vue et la collusion là où il faudrait de la diversité et du contre-pouvoir.
Plus avant, nous pouvons retenir de Scruton que la préservation des sphères de valeur ne peut pas venir, in fine, de l’Etat : au moment où émergeait le libéralisme, explique-t-il, “la question se posa de savoir comment [les institutions de la société civile] pouvaient être protégées et si les politiciens pouvaient les aider. Le conservateur est celui qui, essentiellement, répond : oui, elles peuvent être protégées, mais non, ce n’est pas aux politiciens de poursuivre cet objectif”. En d’autres termes, un Etat modeste qui se retient d’intervenir dans la société civile fait davantage pour celle-ci qu’un Etat qui conçoit un “plan” pour la sauver.
Au fond, nous apprend Scruton, il nous faut maintenir, retrouver même, une vision de l’Etat qui ne soit pas instrumentale : l’énergie d’une société part du haut vers le bas et non le contraire. Nous emprunterons, pour détailler cet argument, une différence établie par le philosophe Michael Oakeshott, que nous citions plus haut : celle qui distingue l'”association civile” et l'”association entrepreneuriale”, qui prend sa source dans la dichotomie médiévale entre la societas et l’universitas. La première désigne une relation d’agents réunis par une pratique non pour y trouver satisfaction mais en vertu de leur adhésion à cette pratique elle-même. Ceux-ci doivent se conduire conformément à certaines règles mais ne sont pas contraints à des actions précises. L’universitas est quant à lui un projet entrepreneurial au sens large, comme une entreprise ou une école, établi pour servir un but déterminé. Or l’Etat, pour Oakeshott, doit rester une association civile et non entrepreneuriale. Sans cela, la tyrannie est possible : le puritanisme du XVIIème siècle, le despotisme éclairé du XVIIIème siècle et le fascisme et le communisme du XXème siècle, toutes ces “télocraties” ont considéré l’Etat comme une “association entrepreneuriale”. Toutes comportaient une idéologie qui devait permettre d’atteindre le but suprême. Dans un Etat considéré comme association civile, par contraste, les lois permettent aux citoyens de poursuivre les fins qu’ils se sont eux-mêmes fixées, sa mission consistant à résister à la tentative d’imposition par certains de leurs préférences dans la sphère publique ou privée.
Bien sûr, dans la pratique, l’Etat n’est jamais purement “civil”, mais les tentations d’en faire un organe au service de fins surplombantes, que ce soit le “progrès social” ou la “pureté ethnique”, menacent toujours. Grâce à Scruton, qui a su dénoncer cet écueil avec style, nous avons les moyens intellectuels et pratiques de résister à la tentation de la “politique des fins”.
En guise de suggestion générale, enfin, nous gagnerions à cultiver des “poches d’obscurité” dans l’océan de rationalité et d’utilité qui nous entoure afin de mieux faire une place au monde des fins. Celui-ci ne recouvre pas forcément de grandes ambitions : cela peut être de s’adonner à un passe-temps anodin. Cela peut être aussi – et, pourrions-nous dire, surtout – de tisser avec d’autres êtres humains des relations porteuses de sens – “meaningful“, dirait-on en anglais. Sir Roger Scruton ne disait pas autre chose dans un article qu’il fit paraître en décembre 2019 dans le magazine anglais The Spectator environ un mois avant sa mort, après avoir subi la même année une cabale indigne de la part d’un autre journal qui avait volontairement déformé ses propos, provoquant son renvoi d’une charge publique :
Au cours de cette année, j’ai perdu beaucoup – ma réputation, mon statut d’intellectuel public, ma position dans le mouvement conservateur, ma tranquillité d’esprit, ma santé. Mais en échange j’ai gagné bien davantage, grâce à la défense généreuse de [mes] amis […], au rhumatologue qui m’a sauvé la vie et au médecin qui prend désormais soin de moi. Tombé au plus bas dans mon propre pays, j’ai été élevé ailleurs au sommet, et en repensant à la séquence de ces événements, je ne peux que me réjouir d’avoir vécu assez longtemps pour y assister. En approchant de la mort, on commence à savoir ce que la vie signifie, et ce qu’elle signifie, c’est la gratitude[12].
Références
[1] Michael Oakeshott, Rationalism in Politics and Other Essays, Liberty Fund, 1991.
[2] Entretien avec Roger Scruton, Le Point, 7 décembre 2014 : https://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/roger-scruton-le-finkielkraut-anglais-juge-la-droite-francaise-07-12-2014-1887628_1913.php#xtmc=scruton&xtnp=2&xtcr=20
[3] Roger Scruton, Conservatism: An Invitation to the Great Tradition, All Points Books, 2017.
[4] Edmund Burke, Réflexions sur la révolution de France, 1790.
[5] Roger Scruton, Gentle Regrets: Thoughts from a Life, Bloomsbury, 2005.
[6] Roger Scruton, How to be a Conservative, London, Bloomsbury, 2014. Les citations suivantes sont issues de ce livre, sauf mention contraire.
[7] Roger Scruton, Fools, Frauds and Firebrands: Thinkers of the New Left, Bloomsbury, 2015.
[8] Roger Scruton, The Philosopher on Dover Beach. Manchester, Carcanet, 1990.
[9] Roger Scruton, Sexual Desire: A Philosophical Investigation, London, Weidenfeld and Nicholson, 1986.
[10] Roger Scruton, “Dawkins Is Wrong about God”, The Spectator, 14 janvier 2006.
[11] Les 4 Inns, dont la plus ancienne date du XIVe siècle, sont l’équivalent des barreaux des avocats en France.
[12] Roger Scruton, “My 2019”, The Spectator, 21 décembre 2019 : https://www.spectator.co.uk/article/roger-scruton-my-2019
Bonsoir Mme Strauch-Bonart,
Je comprends que vous n’aimiez pas le terme “réactionnaire” car il serait alors synonyme de ” décliniste”, mais je pense que lorsque l’on se met à critiquer les utopies des Lumières et la soi disante toute puissance de la Raison, nous sommes réactionnaires. Vous le dites bien vous même : le rationalisme est un préjugé qui scie la branche sur laquelle il s’asseoit.
Vous pouvez enlever l’épithete “libéral” du terme “libéral-conservatisme”; c’est comme “social libéralisme” , cela ne veut rien dire. La droite est anti utopie, mais si vous vous dites libérale et conservatrice en même temps, je comprends, peut être à tort, que vous défendez timidement l’utopie capitaliste contre l’utopie socialiste. Je préfère le réalisme anthropologique des moralistes classiques. Aussi, j’ai l’impression que le conservatisme existe tout de même en France, des moralistes classiques aux écrivains de droite du xx ème siècle. Ils disent la même chose que Burke en des termes moins grandiloquents et plus compréhensibles pour le commun des mortels. En fait, il faut combattre les Lumières pour les raisons que vous avez pourtant citées plus haut, et non dire qu’on les accepte avec un “oui mais”. Les principes de liberté, d’égalité, de progrès, de raison, d’émancipation et de bonheur, me font peur car ils puent le cauchemar dystopique et aseptisé.
Les libéraux veulent émanciper l’homme de la nature, forcément mauvaise. On pourrait sortir l’humanité de l’enfance, de la bêtise et de la médiocrité, grâce au progrès de la connaissance. Les socialistes, en revanche, veulent émanciper l’homme de la culture. Avec Marx et Bakounine, il n’y a pas de nature en soi, de nature extérieure à l’homme ; il n’y a que la culture et des institutions aliénantes. La solution des socialistes serait alors de déconstruire la culture pour la refonder. Dans les deux utopies rationalistes, je perçois une menace pour la liberté de conscience et la culture : l’accent mis sur l’éducation. L’ingénierie sociale est vouée à l’échec, puisque les hommes sont ce qu’ils sont ; c’est pour dissimuler ce fait que les libéraux et les rouges, dans leur péché d’orgueil, cherchent à punir, censurer et ostraciser les “ennemis du Progrès ou de l’Histoire”. Un bon dirigeant conservateur ne fait rien : je suis d’accord avec cette assertion ; mais il doit se montrer méchant, et non verser hypocritement dans l’angélisme, afin de brider et limiter la méchanceté en l’homme (Machievelli). D’ailleurs, contrairement à ce que disent les socialistes, je trouve que les libéraux sont trop égalitaires, réformistes, laxistes et de gauche à mon goût.
Les inégalités ne sont peut-être pas bonnes, mais elles sont naturelles et compréhensibles. Il est par exemple normal que les enfants de banquiers soient banquiers à leur tour, et que les enfants de prolétaires soient prolétaires, puisque l’on cherche toujours à transmettre une culture et un patrimoine à nos enfants. Même les régimes prétendument révolutionnaires sont profondément hiérarchisés et inégalitaires.
Cordialement,
Justin Gilead