Bérénice Levet :
Le musée : conserver sans momifier

Séance ordinaire du lundi 16 mai
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Le musée : conserver sans momifier

Bérénice Levet
docteur en philosophie, professeur au Centre Sèvres

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« Y a-t-il encore quelque chose à sauver dans l’homme, dans la culture, dans notre civilisation en particulier » et « y a-t-il encore quelque chose qui puisse contribuer à ce sauvetage, à ce salut », vous aurez reconnu les questions posées par Rémi Brague, et qui président au cycle de ces conférences… Si j’osais, je dirais que ces questions sont les miennes. Ce qu’il y a à sauver en l’homme ? L’âme, la sensibilité, qui n’est pas la sensiblerie ni le sentimentalisme, le cœur intelligent ou l’esprit de finesse, « le silence de la maturation » comme disait Nietzsche, l’application, dont le sens a muté, l’attention, vertu intellectuelle et morale. Ces dispositions sans lesquelles il n’est pas, il ne saurait y avoir de cultura animi, de formation de l’âme, congédiées cependant par la philosophie et la pédagogie des années 1970 au nom de la liberté de l’enfant, de sa créativité originelle et bientôt décrétées non adaptées à l’homme de la fin du XXe siècle et du XXIe siècle – formidable ruse de la raison progressiste qui renonce à former les facultés les plus nobles de l’être humain pour mieux ensuite les proclamer inadaptées à l’homme tel qu’il est devenu.

S’est-on jamais formé idée plus dégradée et dégradante de l’homme ? A–t-on jamais si peu parié sur ce que l’homme peut de grand, de noble, d’honnête, de délicat, de raffiné, bref de civilisé ?  Je ne vois pas d’objet plus impérieux que de tenter de travailler au sauvetage des âmes – pour leur salut, la tâche est assurément d’une autre ampleur. Voici quelque quatre ou cinq décennies qu’on s’emploie à rétrécir l’homme, à l’enfermer dans le cercle étroit de son moi, de ses névroses, du temps de la psychanalyse, et aujourd’hui de ses identités, identité de sexe qu’on appelle « genre », de sexualité, de race, de religion, quatre ou cinq décennies qu’on œuvre à l’incarcérer dans la prison du présent et très exactement désormais des questions sociétales et écologiques. Plus de pas de côté autorisé. La réquisition est perpétuelle. « L’homme a perdu le monde pour le moi », diagnostiquait Hannah Arendt, la chose est plus vraie que jamais.

Y a-t-il quelque chose qui puisse contribuer à ce sauvetage ? J’ai la conviction, ancrée dans ma propre expérience, que le musée est de ces institutions – le mot est important, nous le verrons – qui peuvent amplement contribuer à rappeler nos âmes délaissées à leur noble vocation, à cette tension, cet élargissement, cette élévation qui fait que l’homme se tient debout, aimanté par des réalités plus hautes et plus vastes que lui.

« L’homme, cet être flexible, disait Montesquieu, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature, lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment, lorsqu’on la lui dérobe ». Il y a donc un besoin impérieux de rappeler  l’homme à ses plus hautes possibilités.  Le musée est de ces lieux.

«Le musée est un des lieux qui donnent la plus haute idée de l’homme ».  Sans doute Malraux l’entendait-il en un sens quelque peu distinct de celui qu’on lui attachera ici mais autoriserons-nous cette liberté. Si le musée est un de ces lieux qui donnent la plus idée de l’homme c’est qu’il réunit les fruits d’une des plus hautes activités humaines, l’activité artistique. Guetteur de vie et chasseur de vérité », ainsi que se décrivait magnifiquement et profondément Augustin Rodin, le peintre ou le sculpteur ouvre les yeux, voit le monde, perçoit un tremblement à la surface des choses et cherche les lignes, les couleurs, les mouvements, capables de donner à voir ce qu’il a vu, perçu, compris, perforé – moyens, formes propres à faire rayonner « la doublure d’invisible du visible » (Merleau-Ponty).   L’art est de ces activités qui procèdent de la capacité proprement humaine d’ « étonnement » devant ce qui est, de « conversion » du regard et de suspension du rapport ordinaire aux êtres et aux choses. Il ne s’agit pas de s’exiler hors du monde réel, mais de s’y rapporter sur un mode autre que celui de la consommation ou de l’utilisation – chacun connaît le beau texte de Heidegger sur les souliers de paysans de Van Gogh. L’œuvre perfore le réel et rend palpitant l’invisible qui le double et le porte, ou n’est pas. Porter à l’expression ce que nul ne voit, ne comprend, là est sa seule légitimité. Si nous voulons être pleinement au monde, nous avons besoin de cette réverbération dans et par l’art.

« Grâce à l’art, écrivait Soljenitsyne, il nous arrive d’avoir des révélations, même vagues et brèves, qu’aucun raisonnement, si serré soit-il, ne pourrait faire naître». Quand je dis « c’est beau ! », je dis « c’est vrai ! », « c’est bien ainsi que cela est ! Que cela fut ! ». Le musée est sinon le lieu, du moins un des lieux privilégiés, où cette révélation peut s’accomplir. Et l’âme s’agrandir.

Tel est mon postulat, appuyé et fortifié par ma propre expérience. Je conçois bien que les lecteurs que vous êtes de Paul Valéry et de son fameux « Problème des musées », mais aussi sans doute de Péguy, de Merleau-Ponty, tous et chacun contempteurs, plus ou moins tempérés certes, du musée, dans la lignée du premier d’entre eux, contemporain de la création du Louvre, comme on ne disait pas encore, Quatremère de Quincy pour qui j’ai une admiration et une tendresse  particulière, sorte de Rivarol de l’art, ou parmi nos contemporains,  Jean Clair, juge implacable de l’institution muséale, je conçois bien donc, que pareille assertion – l’idée du musée comme lieu du sauvetage de l’âme – semble fort hasardeuse. A lire et à suivre nos éminents penseurs, la visite au musée s’apparenterait davantage à une visite aux morts et à des morts bien incapables de nous insuffler quelque vie qu’à une expérience de ressourcement et d’élévation.

D’où le titre de mon intervention, « Conserver sans momifier », qui fait écho à une sorte de topos des écrits sur le musée – car, les résultats de l’enquête à cet égard sont tout à fait édifiante :  si les réquisitoires contre le musée ne manquent pas, rares sont les plaidoyers en sa faveur ; si Stendhal, Baudelaire, Huysmans, Proust, Yourcenar s’acquittent volontiers de la dette qu’ils ont contractée à l’endroit du musée, il ne s’agit jamais que d’hommages rendus ici ou là, jamais de défense et illustration en bonne et due forme. Le texte le plus abouti que j’ai pu lire est un texte, érudit et flamboyant, comme à son habitude, de Marc Fumaroli. Il ne me déplairait pas que mon propos soit lu en ce sens, à la fois acquittement de dette et mise en lumière des vertus du musée, singulièrement dans un temps comme le nôtre.

Je l’ai dit, le musée comme lieu de sauvetage de l’âme n’est pas pour moi qu’un postulat, il est une expérience.   J’aime infiniment le mot de Quatremère de Quincy : « L’homme n’est pas aussi capable qu’on semble aujourd’hui le croire, de s’élever tout seul. Il lui faut quoi qu’on en dise un ressort qui le soulève, un aiguillon qui le stimule».  Le musée me fut, entre autres choses,  cet aiguillon, ce ressort, dont parle Quatremère de Quincy.  Je me permets d’évoquer très rapidement  mon expérience  non pour envahir l’espace du discours de mon propre moi mais pour prouver qu’il ne s’agit pas que de théorie. Alors que tout, déjà, dans la France des années 1980, travaillait à flagorner la jeunesse et à la garroter à « son » monde, à l’enfoncer dans un funeste relativisme culturel, j’ai pris la clef des champs, je me suis autorisée – mystère du processus de libération, de ce qui le provoque, à l’image du cheminement de l’homme enchaîné de Platon – quelques pas de côté hors de la caverne et, j’ai habité, hanté le Louvre, le musée de Cluny, le Musée Rodin. Avec pour guide et école du regard, le Journal de Delacroix, et les entretiens sur l’art de Rodin avec Paul Gsell, les textes de Rilke consacré au sculpteur, où je devais découvrir la métaphore, sublime et pénétrante, qui m’accompagne depuis lors,  des œuvres d’art comme autant de mots nouveaux ajoutés au vocabulaire de notre sensibilité : « Cet homme qui marche qui est comme un mot nouveau pour dire « marcher » dans le vocabulaire de votre sensibilité ». Avec Emile Mâle, Henri Focillon, André Chastel, autant de noms, de rencontres livresques qui font date dans ma vie. Et puis le miracle du musée tient à ce que chaque œuvre, en la grande époque de l’art,  est comme un fil à dévider. De la Barque de Virgile de Delacroix, je fus conduite à Dante, à Virgile, de Dante à Borges et ainsi de suite.         Au musée tout est plein d’âmes, comme dirait le poète, et il faut être aveugle et sourd pour ne pas voir, ne pas entendre que les œuvres qui y sont exposées ont des vérités graves à nous délivrer.

On l’aura compris, le topos, et l’expérience qui le fonde, du musée comme cimetière  m’est parfaitement étranger. Je confierai même, par parenthèse, car ce n’est pas le lieu, ou plutôt le moment car le lieu sans doute, d’en discuter -,  que cette connotation négative attachée au cimetière me laisse fort incertaine : conçoit-on une humanité sans cimetière ? Que représente-t-il sinon la présence des morts parmi les vivants ? Que signifie-t-il sinon fidélité et mémoire, recueillement… – ne sont-ce pas de nobles choses ? Mais laissons cela. Revenons à nos musées et au lieu commun du musée comme cimetière, nécropole, mausolée. Comment ne pas le prendre au sérieux et très au  sérieux quand, tout lieu commun qu’il est, il est commun aux plus nobles esprits ? Ensuite, et surtout,  comment l’ignorer quand il conduit les responsables des institutions muséales à commettre les pires contresens quant à la nature de la vie qui ferait défaut dans leur institution et quand à celle qu’il conviendrait d’y insuffler ? La hantise d’être regardés comme des gardiens de cimetière, les a conduits,  on l’a vu ces dernières années, à prendre des partis parmi les plus funestes et aux œuvres et aux âmes. Au regard des nombreux périls qui planent en la demeure du musée, que j’évoquerai en fin de parcours, la momification n’est pas la plus redoutable…

De quelle vie le musée doit-il vivre si l’on veut que les oeuvres dont il est le conservatoire, le dépositaire et l’instance de transmission soient pour l’homme et son âme de vigoureux aliments ? A quelle condition le musée peut-il être ce lieu de révélation dont il porte la promesse ?  Telles sont les questions qui nous retiendrons.

Dernier point, parmi les questions que pose Rémi Brague, il est celle de notre civilisation et des vives contestations dont elle fait l’objet : le monde occidental, observe le philosophe-président, semble bien être entré dans une crise qui pourrait déboucher sur sa disparition. De fait, les offensives contre la forme de vie que nous incarnons, l’idée de l’homme qui nous porte se multiplient. Et l’on ne saurait dire que les assaillants se heurtent à une résistance bien vive. La contrition est notre miroir embellissant. Dans ce vaste procès intenté à l’Occident, le musée n’est pas épargné, création occidentale par excellence, il est au contraire une citadelle que les assaillants s’emploient à assiéger et aspirent à voir tomber : « désoccidentaliser le regard » est le nouveau mot d’ordre et les responsable des institutions muséales rivalisent d’ingéniosité à cette fin.

Nous ne devons pas céder à cette entreprise d’intimidation. Nous héritons d’une grande civilisation et nous devons avoir à cœur de la faire valoir. C’est pourquoi je ne me retrouve pleinement dans le peu de goût de Rémi Brague pour les lamentations, les délectations moroses qu’il juge stérile. L’état des lieux du marasme contemporain est établi, il nous faut désormais regarder du côté des plus nobles « conquêtes », selon le mot de Péguy ou « accomplissements », selon le mot cher à Pierre Manent, de l’humanité qui nous a précédés et que nos aïeux nous lèguent.

J’ai bien conscience que ce sont là de vastes questions, je n’ai pas la prétention de les épuiser, je voudrais seulement et modestement poser quelques jalons, espérant toutefois ne pas donner l’impression de les traverser au pas de charge à la manière de ces touristes, sortes de lapins d’Alice, courant de salle en salle, semblant en retard, toujours en retard.

L’équation musée/cimetière/momification et l’impossibilité que en découlerait de l’ériger en haut lieu du sauvetage des âmes, est-ce une fatalité ? En aucune façon. Un risque ? Assurément. Et pour en prendre toute la mesure, le plus assuré, et le plus stimulant, est de suivre ceux qui l’ont vécu, peint, analysé, comme tel.

Je propose donc, dans un premier temps, d’aller au musée avec Paul Valéry.

 

1 – Le musée, un cimetière ?

 

Aller au musée avec Paul Valéry ou la dramaturgie du musée

 

            Je rappellerai le magnifique incipit de son célèbre texte de 1923, « Le Problème des musées » et qui pose et expose le musée comme problème : « Je n’aime pas trop les musées. Il y a en a beaucoup d’admirables, il n’en est pas de délicieux ».  S’il n’en est de délicieux, pour Valéry, c’est que les idées de classement, de conservation, d’utilité publique auxquelles l’institution muséale sacrifie ont  peu de rapport avec les délices – dans un autre texte, Valéry déplore, usant d’un formidable oxymore,  une « époque [qui] ne sait plus prendre la peine de jouir».

Le texte est d’une sévérité extrême et dépourvu de nuances. Valéry devait être d’humeur singulièrement fâcheuse ce jour-là. « Je suis saisie d’une horreur sacrée » « Je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées […] qui tiennent du cimetière et de l’école » « Quelle fatigue ! Quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain ».

Notre penseur va jusqu’à conclure que l’idée même de musée ne peut être le fruit que d’une « civilisation déraisonnable et ne sachant rien de la volupté », et qu’ « il n’est rien de fortuit à ce que l’Egypte, la Grèce, la Chine, ces civilisations sages et raffinés » n’aient jamais conçu pareille institution.

Ce réquisitoire s’offre comme une sorte de synthèse des critiques qui ont accompagné le musée depuis sa création. « Froide confusion », « maison de l’incohérence », « tumulte de créatures congelées », « voisinage de visions mortes »,  « chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune », « mélange inexplicable des nains et des géants »…

Valéry reproche en effet au musée son atmosphère, silencieuse, solennelle, règlementée – à tort, j’y reviendrai, car cette atmosphère est la condition même de toute rencontre véritable avec les oeuvres. Il se plaint de la lumière, vraie question, et décisive, et perpétuel tourment des conservateurs. On n’y voit rien –écho à Daniel Arasse que vous aurez assuréement entendu résonner -, tel aurait pu être le sous-titre de l’essai de Valéry. Au sens littéral et métaphorique car le poète traduit un sentiment commun à bon nombre de visiteurs, le vertige de l’accumulation.  « Le musée est, par définition, vorace », résume ainsi Umberto Eco dans une conférence consacrée au « Musée du troisième millénaire ». Vorace en cela que leurs responsables sont volontiers atteints d’une fièvre cumulative, ce que Quatremère de Quincy appelle le « grand emmagasinement de modèles ». Vorace en cela que le visiteur se sent lui-même dévorer par les œuvres. Au vertige du nombre s’ajoute le tourbillon de la confusion, de la promiscuité même, aux yeux de Valéry, tant les œuvres sont  de caractère hétéroclite et par leur sujet et par leur esthétique. « Le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l’espace que constitue une collection ». Quel autre de nos cinq sens mettrait-on ainsi à la torture ?, demande Valéry. « L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois ». Péguy parlera également d’une « brutalité de la cohabitation», confessant le scepticisme que  lui inspirèrent « ces invraisemblables juxtapositions du Salon carré »,  « ces rassemblements inopinés », où la Victoire de Samothrace demeure à quelques paliers de Vinci et de Rembrandt ».

Quatremère de Quincy, le premier, avait pointé cette épreuve qu’est pour notre œil, et notre esprit, pareille réunion d’œuvres et de chefs d’oeuvre. L’auteur de Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art nous invitait à « comparer les impressions froissées, rompues, incohérentes que font éprouver les collections nombreuses » avec « la sensation pleine, tranquille et entière qui naît d’un bel ouvrage, vu seul dans un local approprié à son objet ». Au musée, ajoutait-il, « les sentiments s’éparpillent sur trop d’objets pour qu’un seul nous touche ».

Le visiteur qu’est Paul Valéry ne manque pas d’être gagné par ce que Merleau-Ponty appellera une « conscience de voleurs » : « Ce milliers d’heures que tant de maîtres ont consumées  à dessiner et à peindre agit en quelques moments sur nos sens et sur notre esprit, ces heures toutes chargées d’années de recherches, d’expérience, d’attention, de génie ! ». Nous sommes comme condamnés à devenir « superficiels », conclut Valéry. Superficiels… ou bien « érudits ». Autre déconfiture car « en matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite ». De fait, ce que demande l’oeuvre, ce qu’appelle ce qui fut beau et ce qui fut vrai, ce n’est pas la froideur de l’enquête historique, généalogique, technique, non plus « une curiosité qui se force d’être curieuse », ainsi que Valéry l’établit dans un autre texte, admirable, Eloge funèbre d’une fable. Non, une œuvre ne demeure vivante que si « quelqu’un a besoin d’elle », si elle trouve « de quoi revivre dans une âme ».  

Comment expliquer que cette rencontre ne se produise pas ? Quelle peut être la clef du malaise qui envahit Valéry, comme elle envahit nombre de visiteurs ?  Le musée n’est pas leur lieu. Il n’est pas leur destination première. « Peinture et Sculpture sont des enfants abandonnés, suggère Valéry. Des orphelins. « Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu’elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi », bref leur sens.

Si le musée semble un immense cimetière, c’est que les œuvres qui s’y trouvent réunies sont des membra disjecta, des fragments, fragments épars, séparées de la réalité organique à laquelle elles prenaient part. Arrachées, diront les uns pour souligner la mutilation, libérées, affranchies, rendues à leur essence d’ouvrage de l’art, diront les autres, Malraux notamment.

Nous touchons ici au cœur de ce que Paul Valéry appelle le problème des musées ou le musée comme problème. Arrachement, déracinement, dépaysement, mutilation : conduite par le téméraire Quatremère de Quincy,  la querelle naît avec le musée et elle est loin d’être refermée. Au musée, la vie n’irrigue plus les œuvres. Elles semblent un assemblage de fleurs coupées.  La fonction liturgique ou politique qu’elles remplissaient, qui avait présidé à leur commande comme à leur création est perdue – or, instruit de la finalité de son ouvrage, l’artiste explorait, découvrait, mobilisait les ressources de son art les plus propres à remplir leur office ; l’art aussi est éloquence et fleur de rhétorique, je renvoie aux écrits du grand maître en la matière, Marc Fumaroli. Ce qui était leur raison d’être serait aboli avec l’entrée au musée. D’où le sentiment d’exil. Loin de l’exaltation d’un Malraux, la « métamorphose » qu’entraîne pour la statue, le retable d’Eglise ou le tableau de dévotion l’entrée au musée est regardée comme une perte incommensurable.     

Autrement dit, on n’y voit rien parce qu’on n’y comprend rien.

A cette séparation comme mutilation, Huysmans a donné son expression la plus belle peut-être, la plus imagée assurément,  évoquant au sujet de La Descente de croix de Quentin Metsys commandée en 1508 par les menuisiers d’Anvers pour orner l’autel que leur corporation possédait dans la cathédrale,  une œuvre qui « n’a plus de chez soi », qui semble « loger à l’hôtel »  : « C’est une grande misère que de voir des tableaux mystiques enlevés de leur milieu, sortis de leurs entours. On a beau les héberger dans des collections ou dans des musées, le  mieux qu’on peut, les isoler même des autres toiles  dans des salles à part, ils n’en restent pas moins dépaysés loin des chapelles et des oratoires où ils vécurent ; machinalement, on cherche  en face d’eux un prie-Dieu et l’on ne découvre qu’une banquette dont le velours s’éraille, usée par l’indifférente fatigue des visiteurs ».

Est-il besoin de préciser que ni Quatremère, ni Michelet et autres contempteurs du musée comme entreprise de déracinement font de l’œuvre le produit de son temps. Quatremère le dit très bien :  l’œuvre d’art ne s’explique pas au sens fort du terme, elle se dérobe à tout enchaînement causal. Au cœur de l’art, il y a un essentiel je ne sais quoi. Tous s’accordent avec Georges Duby lorsqu’il rappelle « Les structures matérielles et culturelles de la société n’expliquent  pas ces œuvres ; elles aident à les mieux comprendre ».

Cette querelle autour du musée et des oeuvres dépaysées, déracinées a ceci d’absolument passionnant qu’elle renvoie à deux philosophies qui structurent notre vie politique depuis la Révolution française, la polarité progressistes/conservateurs : l’œuvre atomisée, déracinée  d’un côté, comme cet individu postulé et exalté par la modernité philosophique avant d’être ratifiée par la révolution française et la déclaration des droits de l’homme, cet individu premier, se suffisant à lui-même et de l’autre, l’œuvre inséparable de la réalité vivante dans laquelle elle s’inscrit, rendue exsangue, s’étiolant coupée de son terreau nourricier, thèse qui fait écho à une conception holiste de la réalité humaine.

Deux philosophies de la liberté, d’un côté, une liberté confondue avec l’arrachement, péché originel de la pensée progressiste que d’avoir prêté des vertus émancipatrices à la déliaison,  à la désaffiliation et dont Quatremère de Quincy propose une analyse remarquable : cette liberté n’est rien d’autre qu’une liberté d’ « indifférence ». Commence de sourdre, et Quatremère y est attentif,  la volonté de soustraire l’artiste à l’Eglise, à l’Etat,  l’argument de la liberté de l’artiste, l’idée d’un artiste qui serait d’autant plus libre, d’autant plus créatif, d’autant plus original, qu’il pourrait s’abandonner à sa propre inspiration. Et si cette liberté confinait à l’indifférence, suggère-t-il : « J’entend alléguer, en faveur du genre […] de travaux qu’on appelle libres, cette indépendance dont on dit que le talent est jaloux […] Je conçois que le talent repousse les lisières et toutes les contraintes d’une direction avilissante, je conçois qu’il veuille marche seul […] mais c’est  se méprendre sur l’idée de la liberté en ce genre, que de la croire gênée par une destination prescrite à l’ouvrage ». « Il me semble, conclut Quatremère, que la prétendue liberté des  travaux dont il s’agit, ressemble beaucoup trop à celle qu’accorde l’indifférence ». « Est-ce donc enchaîner l’athlète que de lui montrer un but ? Pour être déterminée, la course en est-elle moins libre ? », demande-t-il si  justement. Vérité toujours à redire.

Si pour le progressiste, les liens sont fatalement des entraves, pour le conservateur, il est des liens qui libèrent, des liens qui protègent en nous attachant, et le mot doit être entendu dans son acception affective, à ce qui n’est pas nous. Les droits vous posent comme atome, monade sans porte ni fenêtre ; les devoirs comme associé, partie prenante d’un tout. Les conditions ne conditionnent pas, elles impliquent. L’homme comme obligé n’est pas empêché, il est embarqué.

Sur ce chapitre du lien de l’œuvre avec son lieu d’origine, signalons la position de Proust. Dans un des textes qui composent cet ensemble, admirable, écrit En mémoire des églises assassinées, sur fond de loi de 1905, et qu’il consacre à Ruskin et à la cathédrale d’Amiens, Proust s’attache tout particulièrement  à la statue de la Vierge dorée, et lui-même qui cependant ne communie pas dans la critique du musée comme immense cimetière de membra  disjecta,  se repent :  « Cette statue si liée à un lieu, à une terre, je sens que j’avais tort de l’appeler une œuvre d’art… », ou encore, « Regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant, elle est vraiment une Amiénoise. Ce n’est pas une oeuvre d’art. C’est une belle amie ». Proust distingue alors entre la Joconde et cette dernière qu’il appelle « sa  soeur souriante et sculptée d’Amiens », « La Joconde est la Joconde de Vinci ­ [- on aurait beau jeu de répliquer au grand Proust que Vinci est aussi une ville et précisément la ville natale de Léonard] . Que nous importe son lieu de naissance […] elle est une admirable “sans-patrie” ». Et, le romancier de conclure : « Nulle part où des regards chargés de pensée se lèveront sur elle, elle  ne saurait être une “déracinée” ». Sublime ! « Dans ma chambre, la photographie » de l’une « garde la beauté d’un chef d’œuvre », la photographie de l’autre, « la mélancolie d’un souvenir ». Et cette mélancolie d’un souvenir, l’atmosphère du musée sera peu propice à l’inspirer. Pour le coup, il faut des odeurs, une lumière, une terre, un paysage.

L’attaque contre le musée comme cimetière de membra disjecta porte donc, et garde quelque chose d’irrésistible. Toutefois, une objection se lève, et puissante, que je n’ai cependant guère rencontrée : peut-on, doit-on incriminer le musée de cette dévitalisation des œuvres d’art ? Les crucifix, les diptyques, les statues des Rois, les épisodes bibliques aux portails des cathédrales, le pèsement des âmes au tympan de nos églises, demeurés en leur lieu, à Chartres, à Reims, à Strasbourg, sont-ils davantage maintenus vivants que l’œuvre déplacée au musée, et vivants de la vie enfiévrée, passionnée qu’ils possédaient pour nos pères.

La faute incombe-t-elle au musée dans son essence et son esprit ou bien nous revient-elle ? Peut-on incriminer le seul musée d’avoir vidé de leur puissance d’évocation ces oeuvres venues d’autres rives temporelles ? Peut-on accuser le musée d’avoir rendu muettes ces images ? Nullement. Au contraire. Si elles peuvent escompter revivre dans nos âmes,  elles le doivent en partie au musée et somme toute, bien qu’arrachées à leur contexte primitif, exposées au musée les tableaux, les statues bénéficient de conditions d’apparition  propres à capter notre regard et à retenir notre attention. J’y reviendrai dans mon plaidoyer pour le musée.

Pour achever la visite avec Valéry, retenons la grande originalité et la force, savoureuse, de son texte : le génie de la dramaturgie dont il fait  montre ici. Cette peinture d’un visiteur qui, dès le seuil du musée franchi, se trouve comme assailli, assiégé, traqué par les oeuvres  ; ces tableaux dont il nous dit qu’ils se disputent, se jalousent notre regard, appelant « mon indivisible attention », chacun cherchant à tuer l’autre ;  cette promenade entravée, déviée à chaque instant par ces statues jalonnant et scandant à l’époque les salles, transformant le visiteur en une sorte d’ «ivrogne » titubant « entre les comptoirs ». Nous sommes loin, très loin d’une visite au cimetière ! Je disais qu’au musée « tout est plein d’âmes », la description de Valéry le fait bien sentir.

De surcroît, si, pour fondées et partagées que soient ses critiques, je l’ai dit, on peut penser que Valéry était spécialement de fâcheuses humeurs le jour où il écrivit ce texte, le musée ne trouvant aucune grâce à ses yeux. Il n’en sera pas toujours ainsi et aux maux diagnostiqués en 1923, il sera le premier à proposer des remèdes. Ainsi au vertige de l’accumulation et au supplice de la lettre sans l’esprit à laquelle semblait désespérément condamnée l’oeuvre enkystée dans la salle du musée, s’offrent comme réplique les vers qu’il compose pour le fronton du musée de l’Homme en 1937   : « Il dépend de celui qui passe/Que je sois tombe ou trésor/Que je parle ou me tais/Ceci ne tient qu’à toi/Ami n’entre pas sans désir ».  La rencontre avec l’art est coopération, collaboration. Et c’est précisément ce que comprend et détaille Péguy. Quittons donc Valéry, et allons au musée avec Péguy.

 

Aller au musée avec Péguy : « les sentiments humains de l’art »

 

Il s’agit de quelques pages, lumineuses, enchâssées dans « Réponse brève à Jaurès », et précisément réponse à la  conférence que ce dernier avait prononcée le 13 mai 1900 sur « L’Art et le socialisme ». Après une salvatrice mise au point  quant à la séparation de l’art et de la politique et dans une opposition farouche à toute perspective d’un art socialiste – « Ma république, proclame Péguy, est en un sens avant tout une république où on laissera les gens tranquilles […] Je demande l’ataraxie sociale », à l’heure de la réquisition perpétuelle de la société et notamment des institutions culturelles, en faveur de l’écologie, des femmes, des minorités, de la diversité, ce texte gagnerait à être médité -, après donc cette mise au point,  Péguy s’interroge sur la pertinence du vocabulaire empreint de religiosité dont use celui auquel il est encore lié, lorsqu’il évoque l’art : « Jaurès, résume Péguy,  ne sait pas d’émotion plus belle, plus large, plus auguste et sacrée que celle qui saisit l’âme à certaines heures dans les grands musées où sont réunies pour tous les œuvres des maîtres ». Cette tonalité est-elle de bon aloi, s’interroge Péguy ? Est-ce le meilleur hommage que l’on puisse rendre à l’art et la voie la plus assurée pour s’en nourrir et s’en fortifier ?              

Péguy revient alors sur sa propre expérience. Il raconte comment, arrivant de sa province à Paris, élève au lycée Lakanal, « au risque de sembler niais à ceux de nos camarades qui avaient des passe-temps moins lourds, nous allâmes au Louvre ». Le musée était une promesse. « Emoi religieux », salut aux « blancheurs des statues et à l’application des toiles ». Ses premières visites avaient tout d’une « visitation »,  palpitant d’un « irréductible noyau religieux correspondant au passage d’une vie inférieure à une vie supérieure » Mais bientôt au cœur de ce « mystérieux sentiment de promotion de l’être », Péguy devait déceler quelque chose de « servile », de passif, de convenu aussi.  « Pendant de longues années scolaires, nous avions attendu le moment où nous aurions l’honneur d’avoir accès dans le premier musée du monde », peut-être même entrait–il dans cette admiration quelques sentiments moins vénérables, « sentiments provinciaux bourgeois », « faux orgueil », « vanité de parvenus. Nous étions admis, nous petites gens, à la contemplation de grandes oeuvres ». Et puis, le temps passa. L’heure du régiment arriva. Péguy continua de s’instruire, de progresser « dans la connaissance des couleurs et des formes ». Retournant bientôt au Louvre, il s’autorisa  un commerce plus « humain » avec les œuvres. Son œil se mit à écouter, si l’on peut dire, à écouter l’œuvre, à écouter ses sentiments aussi. Il s’y risqua en personne en quelque sorte. « Comme on choisit ses amis, nous avons choisi les œuvres d’art qui nous devenaient pour ainsi dire amies »

« Nous osions regarder. Nous osions voir. Nous osions, audace capitale, audace inévitable, audace indispensable, aimer ou n’aimer pas,  comme dans la vie ». Les œuvres « renaissaient à la vivante vie humaine ». Disparaissait « le cléricalisme d’art initial », s’avançait « l’apprentissage de voir ». Et puis, dans cette généalogie, moment décisif entre tous, Péguy assista à des conférences de Bergson qui le fortifièrent dans ce rapport humain, tout humain aux œuvres. C’en était fini, Péguy ne devait plus « aller au musée comme on va à la messe »,  car alors on ne voit rien, on ne se souvient de rien : « J’admirais, j’adorais, je priais, je servais. Je ne voyais pas ».

Mais ne nous méprenons pas, Péguy ne verse en rien dans la muflerie de l’homme moderne, de l’homme démocratique, qui ne veut voir partout que des égaux.  Et c’est un point majeur de ce texte : en amont de ses visites au  Louvre, l’auteur de Notre Jeunesse s’instruisait  car si « la science et l’art de voir, comme tout ce qui est humain, d’un côté n’est jamais inventé ou suppléé par l’enseignement, mais d’un côté ne prospère jamais sans les soins de l’enseignement ». La vertu de l’apprentissage ? L’art de démêler l’écheveau des sensations et des visions : « nos admirations n’étaient plus globales et universelles, mais elles distinguaient». « Nous distinguons des personnalités amies  et des personnalités rebelles, peu de personnalités qui nous soient indifférentes ».  Il ne s’agissait pas  d’un arbitraire, et tout subjectif,  «j’aime. J’aime pas ». Les affinités de Péguy étaient des affinités instruites, celles de l’homme cultivé.

L’apprentissage est en ce domaine indispensable et Péguy de marteler ce qui être   devrait être gravé en lettres d’or en préambule à toutes les déclarations de droits de  tous à l’accès  aux arts  et autres « pass culture » : « Bien loin que nous soyons de ceux qui savent tout sans avoir jamais rien appris, nous sommes comme tout le monde, nous sommes de ceux qui ne savent pas beaucoup, ayant tâché de se donner beaucoup de connaissances ». Article cardinal sur lequel reviendra Péguy dans un texte quasi contemporain, De la Raison : « Il ne faut pas qu’on ait la démagogie de faire croire au peuple qu’il peut se dispenser d’apprendre », « Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine que de naître peuple ».

Pour paraphraser Rousseau, je dirais volontiers que le droit d’accéder au musée devrait suffire à imposer le devoir de s’instruire de l’histoire de l’art. Et l’on sait avec quelle ardeur depuis des décennies Pierre Rosenberg, Jean Clair, feu Marc Fumaroli réclament l’instauration de l’inscription de cette discipline dans les programmes scolaires.

            Connaître pour voir, pour comprendre et pour aimer. Et l’on songe à Stendhal et à la magnifique conclusion de la lettre VIII sur Haydn dans laquelle il évoque l’exemple d’un ami rétif à la peinture et s’en éprenant au point de ne plus quitter les musées par la grâce de l’étude de l’histoire de l’art : « Une chose que je n’aurais pas crue, c’est qu’en étudiant les Beaux-arts on puisse apprendre à les aimer ».

Autre prescription si l’on veut que le musée devienne un lieu amical et fertile à l’âme : y rester peu de temps et ne s’attacher qu’à quelques œuvres. Le conseil se retrouve sous la plume de Stendhal : « Ne voir chaque fois au Musée que les tableaux d’un même maître ou d’une même école », et surtout, préconise l’auteur de Histoire de la peinture en Italie, ne jamais croire sur parole ce qu’on lit dans les livres : «Toujours aller vérifier sur les tableaux ce que tous ces auteurs en disent, et  ne le croire qu’autant qu’on le voit  [C’est Stendhal qui souligne].  C’est la règle sans exception. Il vaut infiniment mieux ne pas voir tout ce qui est que de voir sur parole. Le voile qui est sur les yeux peut tomber ; mais l’homme qui croit sur parole restera toute sa vie un triste perroquet».

 

Aller au musée avec Merleau-Ponty : « le musée tue la véhémence de la peinture »

 

Poursuivons notre parcours avec un philosophe,  Merleau-Ponty qui verse à notre dossier de l’âme et du musée des pièces nouvelles. Dans un texte d’une extrême richesse et d’autant plus stimulant qu’il s’inscrit dans un dialogue avec Malraux, « Le Langage indirect et les voix du silence » dont il existe d’ailleurs deux versions, l’une comprise dans Signes, l’autre dans la Prose du monde, le philosophe commence par rendre hommage au musée.

Comme et avec Malraux, notre philosophe reconnaît au musée l’incommensurable vertu d’ajouter au « plaisir de l’œil », du fait même du disparate des esthétiques, des écoles, la conscience d’une quête unique et passionnée, transhistorique.  Derrière la multiplicité des esthétiques différentes voire contraires rôde l’unité d’une même  recherche. « Le musée nous donne le moyen de voir ensemble comme moments d’un seul effort, d’une même recherche des productions qui gisaient à travers le monde, enlisées, écrit Merleau-Ponty, dans les cultes ou les civilisations dont elles étaient l’ornement ». On le voit, pour le philosophe, le musée est en ce sens libération.

Merleau-Ponty et Malraux s’accordent ainsi sur un point : le musée nous permet d’appréhender l’art comme histoire, non pas sur le mode téléologique, mais comme intrigue cimentée par une poursuite commune,  un même fil dévidé à travers le temps et l’espace. D’infinies variations, autrement dit, sur un même thème. Mais c’est là précisément, sur ce thème commun,  que Merleau-Ponty et Malraux se séparent, et de manière inconciliable, ce qui les entraîne sur des voies opposées quant à leur appréciation respective du musée.

Pour Malraux, le peintre, l’artiste, rival de Dieu en quelque sorte, a pour ambition, qui n’est pas mince, la « recréation de l’univers en face de la Création ». L’histoire de l’art nous raconterait cette aspiration et cette faculté de l’homme à donner vie à un monde parallèle, portant l’empreinte unique du peintre. Ce monde nouveau, unique  que le peintre bâtit, il le bâtit, il le conquiert dans la confrontation non avec le monde visible, mais avec les grandes œuvres de ses prédécesseurs ou contemporains. L’art naît de l’art, pour l’auteur des Voix du Silence. « L’homme bouleversé par un spectacle ou un drame et soudain obsédé par la volonté de l’exprimer et y parvenant, on ne le rencontre jamais ». Le peintre ne répond pas à l’appel du monde sensible, il répond à  l’appel de la peinture. Malraux ne distingue entre la vocation de peintre et ce qui permet à un peintre de parler avec sa propre voix, son propre style, lequel se  conquiert, se découvre, se précise dans la fréquentation et la confrontation avec les grands maîtres des siècles passés. Et la vertu du musée pour Malraux, serait  de rendre éclatante cette histoire.  Par la grâce du musée, de ce jardin clos qu’est le musée, les ouvrages de l’art ne dialoguant plus qu’entre eux, le musée devrait nous guérir à jamais de ce que l’auteur des Voix du silence tient pour un préjugé, le préjugé de l’art comme exploration et imitation du réel.   Dialogue il y a, mais non pas avec le monde, mais des œuvres entre elles.

Pour Merleau-Ponty tout à l’inverse, le peintre comme le poète, ne dit pas autre chose que sa « rencontre avec le monde ».  J’ai citée la définition que Rodin donnait de l’artiste, « chasseur de vie, guetteur de vie », Merleau-Ponty l’aurait assurément faite sienne. Le peintre, comme le sculpteur, participe d’une seule et même histoire, une histoire immémoriale ouverte avec « les premiers dessins aux murs des cavernes » qui « posaient le monde comme à peindre ou à dessiner ». Sorte d’appel du monde sensible auquel quelques-uns, les artistes,  n’ont cessé de répondre depuis lors. « On n’a jamais fini de voir » disait Montesquieu à Rome. Mot de peintre ou de sculpteur. Mot aussi du véritable amateur d’art, de celui qui en éprouve un besoin impérieux. Inspection, investigation, interrogation passionnée de ce donné qu’est le monde visible. Ecole de perception, et je renvoie au texte de Proust sur Chardin et Rembrandt,  que je ne peux hélas évoquer faute de temps.

Ecartons tout malentendu, la peinture n’a pas seulement partie liée avec la nature, avec le monde visible dans son immanence, avec l’évidence du « le il y a ». La peinture est louange, célébration, elle signifie un grand oui au monde, un « amor mundi » en somme  – Ponge parle d’une « approbation de la nature ».  Don de Dieu ou cadeau venu de nulle part, selon qu’on croit au Ciel ou qu’on n’y croit pas, ce monde, et nous-mêmes hommes ordinaires, affairés, à la courte vue, comptent sur l’artiste pour le réverbérer, le mettre en forme, le révéler.  Et c’est en cela que le Beau sensible est le premier degré d’une échelle qui conduit vers l’Idée chez Platon, vers Dieu chez Saint Augustin.  Raison d’être dans l’église de la madone de Cimabue ou de celle de Raphaël que d’être une « Première étape vers le ciel ».

Le peintre est de surcroît, et c’est à ce titre que l’Eglise l’a tant sollicité et par là magnifié,  le grand intercesseur entre les hommes et les vérités de foi, et ce, précisément parce que ces vérités ne se laisse pas dire dans la langue mathématique ou conceptuelle. Dire l’humanité du Christ, la divinité de Jésus, il faut, sur ce chapitre, suivre Huysmans au Louvre où il aimait à se réfugier le jour de Noël exaspéré par « le sabbat de smusicastres » traquant la représentation de l’Enfant et mesurant la difficulté qu’eurent les peintres à faire rayonner sa divinité – texte ô combien savoureux !

Imiter ne signifie pas, n’a jamais signifié copier servilement, mimétiquement les apparences, mais voir ce que personne n’a vu, dévoiler « la doublure d’invisible du visible ». Bref, l’art est conquête. Or, là est précisément la limite du musée pour Merleau-Ponty, que de poser un éteignoir sur ce qui-vive, cette tension, cet homme aux aguets qu’est l’artiste.         Après avoir reconnu au musée comme bienfait de faire apparaître « la fraternité des peintres » parce que vivant d’une même question d’un même problème, et  de les rendre ainsi « comparables », il lui reproche de « tuer la véhémence de la peinture » : le musée poserait un éteignoir sur cette tension qui préside à la création artistique, sur ce j’appellerais volontiers cette lutte avec l’Ange qu’set la conquête picturale du monde visible,  lutte avec l’ange en référence à la peinture de Delacroix, la lutte de Jacob avec l’Ange, qui orne la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice,  oeuvre de la fin, à laquelle on attache volontiers ce sens métaphorique.

Le musée nous donne à voir l’œuvre, non le travail de l’oeuvre, non l’oeuvre se faisant, non sa naissance dans « la chaleur d’une volonté ». Des joies, des peines, des colères, des efforts qui agitent et animent le peintre, rien ne demeure. Le peintre « a travaillé [c’est Merleau-Ponty qui souligne] toute une vie d’homme, – et nous voyons son oeuvre comme des fleurs au bord d’un précipice ». A rebours, soit dit en passant, vertu du musée de la littérature pour Paul Valéry, où sont exposés les manuscrits des écrivains, manuscrits raturés, corrigés, travaillés découvrant  au public, par trop enclin à regarder l’écriture comme une facilité, un amusement,  voire une inspiration, les tâtonnements, les repentirs, comme on dit en peinture, bref le métier.

Ainsi, de la même façon que « la philosophie mise en livres a cessé d’interpeller les hommes », que « ce qu’il y a d’insolite et de presque insupportable en elle s’est caché dans la vie décente des grands systèmes », suspendues aux cimaises des musées, les œuvres ne nous atteignent plus au tréfonds de nous-mêmes.

Autre défaut, corrélé au précédent, le musée entretient le mythe du génie, de l’artiste en surhomme, or, il n’est rien de plus prosaïque que la vie d’un peintre, c’est un homme au travail, qui chaque jour s’installe face au monde, face à sa toile, on se souvient de Poussin et de son théâtre de pâtes à modeler.  Je vous renverrai à un texte magnifique de Mirbeau que j’avais découvert alors que je travaillais sur Botticelli, où le romancier se fait le porte-parole du peintre souffrant du sacre dont il fait l’œuvre, aspirant à être rapatrié dans le monde concret, charnel des hommes.  « Il me calma et […] d’une voix suppliante : « Oh ! je t’en prie ! je t’en prie ! ne m’appelle plus Sandro tout court, et, surtout ne me dit pas, avec une bouche en cul de poule, que je suis le divin Sandro. Si tu es vraiment mon ami, – et je le veux croire, – ne recommence pas toutes ces folies d’adoration qui me ridiculisent à jamais et me rendent si malheureux dans la mort ! ».

Toutefois, et Merleau-Ponty lui-même l’observe, si le musée tend à faire oublier la lutte avec l’ange qu’est la peinture, « l’idée nous vient de temps à autre que ces œuvre n’ont tout de même pas été faites pour finir [c’est Merleau-Ponty qui souligne] entre ces murs moroses, pour le plaisir des promeneurs du dimanche ou des ‟intellectuels’’ du lundi ».

Heureusement,  autrement dit, et contre Malraux,  les œuvres sont là pour se défendre, et si le visiteur n’y répond pas ou mal, à l’appel que, depuis les cimaises du musée, l’œuvre lui lance, ne peut manquer de l’atteindre, du moins de le tourmenter. Son œil voit, et il pressent, même vainement, même désespérément,  même paresseusement, qu’il y a quelque chose de plus urgent, de plus pressant, de plus impérieux dans l’oeuvre que de nous donner seulement du plaisir ou même de nous enclore dans le monde de la peintur, qu’elle demande à revivre dans une âme.

Contre Malraux en effet car ce qui frappe chez l’auteur des Voix du Silence est qu’il ne semble jamais sentir ce qui est perdu à la faveur de ce passage, de cette métamorphose de l’image sainte ou de la statue en objet esthétique. Tout s’achève en Sorbonne, disait Valéry des œuvres littéraires, tout dans l’art doit donc s’achever en musée d’art…

« Un Crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même l’Athéna de Phidias n’était pas d’abord une statue». Chacun connaît l’incipit du Musée imaginaire.  Et quelques lignes plus loin, Malraux définit le musée comme ce lieu « où l’œuvre d’art n’a plus d’autre fonction que d’être œuvre d’art».

Cette dernière phrase est absolument terrible. Et si elle épuisait la signification et la réalité du musée, alors Quatremère aurait raison et une société qui ouvre des musées proclamerait l’essentielle inutilité de l’art.

 

Aller au musée avec Quatremère de Quincy

 

Autorisons-nous une dernière étape au musée escorté par son juge le plus sévère,  Quatremère de Quincy, contemporain de la création des musées en France, auteur, téméraire dans la France révolutionnée, des Lettres au général Miranda sur, et très exactement contre, le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796). Le plus puissant et le plus savoureux aussi par la hauteur de ses vues, son intelligence, son écriture. Il faut lire ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art de 1815.       

Du musée comme immense cimetière de membra disjecta,  il est assurément le penseur le plus précis et pénétrant. La vie n’irrigue plus l’art : bannies de leur emploi liturgique ou politique, les oeuvres se trouvent au musée telles des ruines fabriquées par les avides inventeurs de ces institutions  –   Quatremère de Quincy est en effet sur ce point le plus impitoyable, distinguant entre « les ruines du temps » qui sont des « monuments de la fragilité humaine », et par là même,  « leçon pour l’homme » et celles dont  le musée serait le réceptacle, « ruines de la barbarie », lesquelles font « horreur » et sont « la honte de l’homme ».  Si bien que gratifier le musée du beau titre de conservatoire est une usurpation :  Que conserve-t-elle sinon de la matière sans esprit, des corps sans âmes, des âmes mortes, bref des fleurs coupés condamnées, fatalement, à s’étioler et à mourir, comme on l’a dit plus haut ?  «Oui, réplique-t-il aux fondateurs du Louvre, vous en avez transporté la matière ; mais avez-vous pu transporter avec eux ce cortège de sensations tendres, profondes, mélancoliques, touchantes, qui les environnaient » et qui, elles, ne sont pas exportables.

Mais, et c’est ce point qui nous retiendra ici,  le musée n’est pas moins coupable à ses yeux, d’une autre funeste conséquence : l’art n’irrigue plus la vie.

Musée-cimetière parce que nous ne sommes plus dans un rapport vivant aux ouvrages de l’art. Le visiteur du musée ne vient pas demander aux œuvres des ressources vitales et spirituelles, ce qu’elles sont cependant essentiellement. Et que longtemps, elles furent. Au musée, l’art serait comme amputé de ce que Marc Fumaroli appelle sa « dimension spirituelle et thérapeutique ».

« Notre relation à l’art, depuis plus d’un siècle, n’a cessé de s’intellectualiser », observe à juste titre Malraux, résumant parfaitement la thèse de Quatremère. Non seulement parce qu’on n’entre pas au musée dans les mêmes dispositions, avec les mêmes craintes et les mêmes espoirs qu’à l’église, dans un lieu de culte ou même lorsque l’on assiste à une cérémonie royale. Quoi de commun entre les « froids motifs qui nous amènent devant les ouvrages de l’art » et les sentiments qui agitaient l’homme lorsqu’il rencontrait telle image sainte, telle statue dans le cadre liturgique ou politique? Mais aussi parce que le musée lui-même refroidit tout.  Classification, chronologie, tout y parle la langue mathématique ;  l’esprit de géométrie règne en maître et contamine le visiteur.  Des passions que la statue, le retable sont capables d’éveiller, il ne reste rien. En leur lieu d’origine, «tout était en scène, tout y était vivifié par une destination », l’œuvre était fruit de la  rhétorique, accrochée aux cimaises du musée, leur éloquence s’est perdue.   Le musée ? Un monstre froid, répond en substance Quatremère de Quincy. « On s’occupe plus à en juger comme on juge d’un concours ; on distribue les rangs entre les artistes, on ne s’occupe plus qu’à comparer dessin contre dessin, couleur contre couleur ; on calcule les beautés et les défauts »  Le musée livre l’œuvre au « seul tribunal de la critique », déplore Quatremère. Le visiteur n’est plus qu’un œil, il est dans un rapport strictement théorique à l’art« Une définition du rôle du musée pourrait être de remplacer l’enchantement par l’intérêt », écrivait Francis Haskell dans un texte de 1982, dont je recommande la lecture, « Les Musées et leurs ennemis ». Il n’est pas certain que ce soit là un argument pour la défense de l’institution muséale.

Dans la préface, érudite et joyeuse, comme il en savait l’art, qu’il avait donnée au Lettres à son fils de Lord Chesterfield, Marc Fumaroli  rappelle « la haute fonction d’éducation d’une élite politique européenne que les peintres de la Renaissance avaient su donner à leur mimesis ». Ainsi des portraits de jeunes gens du Titien et Fumaroli choisit, pour l’établir, L’Homme au gant, l’un de ses plus beaux portraits du Titien où le maître « allie la douceur méditative d’un regard et d’un visage d’adolescent à la carrure assurée d’un buste adulte ». Il ne s’agissait pas d’oeuvres à admirer, et puis à oublier une fois les talons tournés, mais, des « exemples vivants à imiter ». « Un tel portrait, conclut Marc Fumaroli, est chargé du magique pouvoir de susciter des imitateurs, Rastignacs et De Marsays d’Ancien Régime ». Mais ce pouvoir s’est plus qu’émoussé aujourd’hui. J’en reviens toujours, irrésistiblement,  à la même objection, est-ce le musée que nous devons incriminer ou nous-mêmes?

Dans le même sens, autre indice de ce que le fil est désespérément coupé entre l’art et la vie, dans Le Temps des avant-gardes, Jean Clair formule une puissante objection : A quoi bon des musées, à quoi bon des temples de la Beauté, si dans le même temps, on travaille à enlaidir les villes, l’environnement quotidien des hommes. Le beau réfugié dans les musées n’irrigue plus la vie des hommes.

De fait, si le musée était un lieu vivant, alors les œuvres qu’il expose nous seraient des injonctions.  Suivons ce visiteur à l’attitude désinvolte : si les œuvres demeuraient vivantes, elles lui feraient honte, elles le feraient ipso facto se redresser … On use et abuse de la distinction établie par Montaigne entre une tête bien pleine et une tête bien faite. Or, dans l’esprit de l’auteur des Essais, il ne s’agit pas d’une alternative – ce qui aurait peu de sens, car à quoi servirait une tête bien faite si elle devait rester vide, de surcroît conçoit-on tête plus pleine que celle de Montaigne en dépit de ses protestations ? Si Montaigne établit cette distinction, c’est afin de mettre l’accent sur la dimension qualitative de l’apprentissage. Une tête bien faite est une tête qui ne se contente pas d’engranger les savoirs, mais les convertit en sa propre substance. « Qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire mais de sa vie »   Montaigne ne se dresse pas contre le savoir, mais contre « une connaissance purement livresque qui sert d’ornement non de fondement ».

Or, c’est bien cela que redoute Quatremère : que la visite au musée ne soit jamais qu’un ornement de nos vies, et nullement un fondement, une fondation.

Toutefois, le musée est-il seul en cause ici ? Tout est mis en œuvre pour que nous ne soyons, et singulièrement la jeunesse, en rien transformés par ce que nous rencontrons, apprenons.  Les jeunes gens sont pressés au contraire de ne pas se laisser « intimider », de venir et donc de rester, comme ils sont. Ce que Marcel Gauchet appelle l’esprit Mac Donald. On ne peut qu’être frappé par ces jeunes, ou moins jeunes du reste, comédiens qui interprètent du Molière, du Marivaux, du Racine, et s’expriment dans une langue aussi indigente et convenue que celle de leurs contemporains. On veut donner à tous l’accès au musée, mais en aucune façon pour élargir leur âme, mais pour qu’ « ils s’y retrouvent ». On aime à vanter les vertus émancipatrices de la culture mais la première des libérations n’est-elle pas celle par rapport à son moi étroit t aux évidences du présent ?

Question peut-être la plus impérieuse et qui ne concerne pas le seul musée. « Sa journée d’extermination achevée, le directeur du camp d’Auschwitz écoutait Schubert », George Steiner qui se regardait comme le messager des grandes oeuvres de l’esprit, aura été sa vie durant tourmenté par ce tableau. Est-ce à dire que l’art est vain, que la belle et noble idée des humanités qui rendent plus humains n’est qu’une naïve et niaise illusion ou bien que ce qui doit être interrogée, pensée est bien la nature du rapport que nous entretenons avec les œuvres ? Rapport ornemental et esthétisant à l’art ou bien inquiétude au sens étymologique du terme, pacte de non repos.

Mais je reviens toujours à la même interrogation et objection, de la poule ou de l’œuf, de la cause et de l’effet :  du musée à l’assèchement, à l’aridité de nos âmes ou bien de l’aridité de nos esprits au musée ? N’est-ce pas parce que le fragile équilibre de l’esprit de finesse et de l’esprit de géométrie qui marqua de son sceau le XVIIe siècle, quoi qu’en dise Taine, commençait de basculer au profit de l’esprit de géométrie, et triompha dans la Révolution française, que l’on a fermé des Eglises et ouvert des musées ? Parce que les oeuvres d’art finissaient pas nous être plus aussi nourricières qu’elles l’avaient été pour nos pères ? C’est donc bien le besoin d’art, ou plus exactement des vérités impérieuses dont l’art est la promesse qu’il faut faire renaître si l’on veut que le musée redevienne, ou devienne, un lieu éminemment fécond et vivant pour nous autres, hommes du XXIe siècle.

 

2 – Le mal est-il sans remède ? Plaidoyer pour le musée

 

Le musée est-il fatalement un éteignoir posé sur les œuvres d’art ? Le ver est-il dans le fruit ? L’idée de l’art dont naît et vit le musée lorsqu’il est institué par Roland, par Denon ou encore par Lenoir est-elle si dégradée et dégradante qu’un Quatremère de Quincy le laisse entendre?

Nullement, et au contraire. Nous gagnerions assurément à retremper notre plume dans leur exemple.  Les inventeurs du musée sont fils des Lumières, et les finalités qu’ils assignent à l’institution muséale témoignent de l’idée haute et ambitieuse  qu’ils se forment et de l’art et des hommes.

Trois personnalités se distinguent  Le girondin, et bientôt sacrifié, Jean-Marie Roland de la Platière, « l’ordonnateur et le surveillant du Muséum » comme on appelle alors, en 1792, les galeries du Louvre qui recevront les biens confisqués de l’église, de la Couronne et des Emigrés, et bientôt des fruits des victoires militaires de la Révolution, le magnifique Dominique Vivant Denon, oeil et esprit en matière d’art de Bonaparte d’abord, de Napoléon ensuite, qui présidera aux destinées de ce muséum rebaptisé  en 1804, à son initiative, Musée Napoléon, enfin, l’original et inspiré Alexandre Lenoir, créateur du relativement éphémère mais fertile Musée des monuments français.

Quelles étaient ces missions ?

Le musée fut d’abord institué pour préserver, conserver, sauver. Ce fut  le cas tout particulièrement, en Italie –   je recommande à cet égard la lecture du texte de Francis Haskell, « Conservation et dispersion du patrimoine artistique italien » repris dans L’Amateur d’art, sur l’origine des musées italiens et notamment le rôle des papes dans la prise de conscience que la protection du patrimoine artistique italien passait par la constitution de musées publics. Mais en France, dans la France révolutionnaire, cette fin prend un tour éminemment paradoxal. C’est à l’occasion de la saisie des biens de l’Eglise, de la Couronne, des émigrés, puis de la fièvre iconoclaste qui s’abat sur les symboles de la monarchie qu’une conscience tout à fait nouvelle apparaît : la France se découvre dépositaire d’un immense héritage artistique dont on comprend qu’il faut le préserver et pour le progrès des arts et pour la connaissance de l’histoire. La volonté acharnée de déraciner de manière irréversible l’Ancien Régime, de faire disparaître tout ce qui en rappelait le souvenir  coexiste avec, ou mieux,  fait naître la volonté non moins farouche de conserver pour le peuple tout ce qui dans le passé aboli peut servir à son éducation et à son « élévation » – le mot apparaît dans les textes.

Car ce sont les mêmes hommes, la même assemblée, ou presque qui ordonnent la saisie des biens du clergé, auxquels s’adjoindront bientôt les biens de la Couronne et ceux des émigrés, et qui décident le 2 novembre 1789  la création de dépôts habilités à travers la France à recevoir ces nouveaux trésors nationaux et notamment à Paris la conversion à cette fin du Couvent des Petits-Augustins ; la même révolution qui commande en juillet 1793 que soient effacés des monuments les signes de la royauté – le 1er août 1793, le député Barère prescrit la destruction des tombes royales de Saint-Denis et quelques semaines plus tard, sont abattues les statues de la galerie des Rois et du portail central de Notre-Dame de Paris et bientôt autorisera Alexandre Lenoir à établir un musée des Monuments français. Ou encore, la même convention qui imagine, à  l’occasion de la cérémonie du 10 août 1793,  un sacrifice expiatoire, mis en scène par David,  où sont jetés au bûcher les « vils attributs de la royauté » et « les orgueilleux hochets de l’ignorante noblesse » – et qui, simultanément, inaugure le Musée national « consacré à l’amour et à l’étude des arts ».

Formidable paradoxe donc, puisque, d’un côté, il s’agit de détruire, et avec quelle fièvre,  les témoignages de l’Ancien régime, de renvoyer dans les ténèbres de l’histoire le monde d’avant la Révolution –  l’adoption d’un  nouveau calendrier est à soi seul le symbole de la volonté de  rupture, de fil coupé, d’entrée dans une ère inédite -, ivresse donc de la table rase d’un côté, et de l’autre, ardeur non moindre à sauver les témoignages du passé, à entreposer, inventorier, et bientôt à instituer un « Temple de mémoire » des arts de toute l’Europe – l’expression est de Neufchâteau et s’offre, selon Marc Fumaroli, comme « une définition profonde du musée tel que l’invente la Révolution française ».

Et c’est ainsi que,  piquant « paradoxe sémantique, ainsi que le relèvent François Furet et Denis Richet, c’est la Révolution qui invente le beau métier de conservateur ». Et Marc Fumaroli de rappeler pour sa part que « l’Ancien régime n’était pas conservateur ». La République, proclame-t-on, doit assumer l’histoire de la Nation, l’effacer c’est revenir à la barbarie et c’est bien comme « asile pour les Monuments de notre histoire, que des barbares, à certaines époques, poursuivirent la hache à la main » que Lenoir instituera son Musée des monuments français.

Le musée  est donc institué comme lieu de conservation, de préservation du passé, et somme toute, de continuité historique. Lieu de mémoire, mais non moins de transmission. D’emblée, une dynamique est inscrite  au cœur du musée. Il regarde vers les hommes, les artistes en devenir et plus largement le public. Rappelons la définition que Krysztof Pomian donne du Musée : « collection rendue publique, placée dans un espace sécularisé voire séculier afin d’être préserver pour la plus lointaine postérité ».  La transmission  signifie un passage de témoin, mieux un passage de flambeau, car l’héritage n’y est pas légué à titre conservatoire. On transmet quelque chose à quelqu’un pour qu’il en fasse sa substance, maintienne l’héritage vivant en le prolongeant, en l’enrichissant. Il s’agit bien de sauver, conserver afin de continuer, non pour répéter, mais pour renouveler.

Le musée porte en effet, aux yeux de Roland, de Denon, la promesse d’une renaissance des arts. Non seulement comme lieu de formation, de perfectionnement des futurs artistes par la confrontation avec les grands maîtres du  passé – et tel est bien la fonction éminente equ’il ne cessera de remplir notamment au XIXe siècle. Exemple remarquable de Delacroix qui jusqu’à la fin de sa vie y retourna afin de « soupçonner des secrets qu’il tente de surprendre comme on fait des secrets militaires ou politiques. Il y vole pour chercher la solution d’un problème que son travail vient de lui proposer… sommant Rubens de répondre », ainsi que le décrit si justement Valéry. Renaissance des arts aussi avec cette grande d’idée qu’un public éduqué s tun public autrement exigeant  : « Le musée est utile dans ce sens que le public étant accoutumé à voir des chefs—d’œuvre en tous genres ne peut supporter de part  des artistes modernes de médiocres productions ». Et c’est ainsi que Denon compte sur le musée pour « arrêter la décadence de l’école française qui,  sans cette établissement, ne tarderait pas à se faire sentir ».

Le  musée doit enseigner la beauté, une beauté qui n’a encore totalement déchu au rang d’expérience privée, subjective, le beau est encore éclat du Vrai – relisons Diderot. Le musée les soustrait certes les ouvrages de l’art à leur fonction (liturgique, politique) – les soustrait et non les affranchit car, on l’aura compris, servir n’a rien d’ une aliénation –  mais il n’en  viole pas l’intégrité, je ne dirais pas même qu’il les désacralise ; il s’agit certes d’un autre sacre, d’une autre consécration, profane celle-ci, sacre de la beauté, mais d’une beauté qui n’a pas encore été totalement esthétisée (même si le processus d’esthétisation s’inaugure précisément au XVIIIe siècle).

Le musée travaille à l’éducation du goût artistique et à l’éducation du goût tout cours – et l’on sait à quel haut degré le XVIIIe a été la faculté du goût (cf Montesquieu).

L’esprit du XVIIIe siècle souffle et vigoureusement,  les créateurs du Muséum sont héritiers des Encyclopédistes, la diffusion des Lumières et donc de l’art et des sciences est leur programme. Le musée est un lieu qui se doit d’être utile, et d’ « utilité publique ». Mais, ne nous méprenons pas, ce qu’il s’agit de former, ce ne sont pas tant des citoyens que des hommes  nous restons dans l’idée de la Renaissance des Humanités qui rendent plus humains.  Ecoutons Roland, à qui il revient de mettre en application le décret de la Convention de septembre 1792  : il s’agit, expose-t-il, d’ « établir un muséum dans les galeries du Louvre ; « j’en suis l’ordonnateur et le surveillant ». « Ainsi que je le conçois, il doit attirer les étrangers et fixer leur attention ; il doit nourrir le goût des Beaux-arts, récréer les amateurs et servir d’école aux artistes. Il doit être ouvert à tout le monde et chacun doit pouvoir placer son chevalet devant tel tableau, telle statue. Le monument sera nationale,  il ne sera pas un individu qui n’ait droit d’en jouir ».

La finalité pédagogique est posée. Toutefois, la classification par écoles et par ordre chronologique avait été écarté par Roland : « inutile pour les artistes et ennuyeux pour les curieux », avait-il déclaré préférant concevoir le musée  comme un « parterre qu’il faut émailler des plus belles couleurs ».

Avec Dominique Vivant Denon, nommé directeur en 1802, une étape nouvelle sera franchie. Son projet muséographique est de haute tenue, historique et didactique, sans jamais toutefois sacrifier à l’esthétique et à l’harmonie visuelle. Je ne résiste pas au plaisir de lire la lettre que Vivant Denon adressa au Premier consul en janvier 1803 tant elle rend éclatante la hauteur de pensée et de conception du premier directeur du Louvre.  Il y expose ses vues à quelques jours de l’inauguration dune présentation nouvelle des oeuvres de Raphaël alors que la Transfiguration du maître fait son entrée dans les collections. Cette présentation devait « permettre une meilleure exposition des œuvres tout en illustrant l’évolution de l’art du maître, depuis ses débuts jusqu’aux chefs-d’oeuvre de la maturité », explique Denon à Bonaparte. « Vous verrez, poursuit-il, que c’est comme une espèce de vie du premier de tous les peintres. La première fois que vous traverserez la galerie, j’espère que vous trouverez un certain caractère d’ordre, d’instruction et de classification. Je continuerai dans ce même esprit pour toutes les écoles, et dans quelques mois, en parcourant la galerie, on pourra faire, sans s’en apercevoir, un cours historique de l’art de la peinture » Un cours historique de l’art de la peinture en acte. Sublime !

Mais Denon ne limite pas là ses ambitions, et témoigne par là même de la noble idée qu’il se fait du visiteur : La Transfiguration avait fait l’objet d’une restauration, occasion pour Denon de poser cette délicate question  et pour ce faire, il choisit d’exposer le Couronnement de la Vierge, premier retable de Raphaël dans l’état où il se trouvait, avec ses dégradations  afin que « le public pût  juger de la nécessité qu’il y a de restaurer ces monuments des arts, et de conserver leur existencee toujours menacée par des accidents  et incessamment détruits par le temps, bien qu’à cet égard il faille adopter la maxime « ne quid nimis », rien de trop, si justement appliqué à la restauration des tableaux ».

Denon ambitionne de faire du Louvre « le plus bel établissement de l’univers ». Musée universel de surcroît.

Si l’idée d’un musée précède la Révolution, sa création est accélérée par la saisie des biens de l’Eglise, de la Couronne et des émigrés et ses collections s’amplifieront du butin des victoires militaires. Spoliation, pillage, démembrement, les mots disent la chose : sacrilège moral  et esthétique se conjuguent. Et le Louvre traînera comme un boulet son origine.  L’histoire des acquisitions assombrit la flamboyante épopée du Louvre. « Comme historien, rapporte Péguy évoquant Michelet, il voyait l’insuffisance historique et artistique des musées ». « Il savait comment se sont faits les musées. Quand nous contemplons les tableaux alignés, les statues plantées, nous oublions volontiers leur histoire ». Et pourtant. « Pendant sa glorieuse campagne d’Italie, le général Bonaparte nourrissait son armée, nourrissait le Directoire, nourrissait ses collègues. Il nourrissait aussi nos musées », résume Péguy. Et le fondateur des Cahiers de la quinzaine d’imaginer « les nations modernes, en cortège expiatoire, ayant désagrégé leurs musées nationaux, reportant les oeuvres de l’art hellénique dans la région maternelle et le climat ». Funestement  prémonitoire ! On sait les pressions qui s’exercent en ce sens sur le Royaume-Uni. Et voie ouverte, de manière tout à fait irresponsable, par le Président Macron inaugurant le processus de restitution des biens africains. « Un cri de haine contre le concept de musée », avait dénoncé Stéphane Martin, président du Quai Branly à la remise du rapport Savoy-Sarr qui préconisait le retour vers les pays d’origine des objets détenus illégitimement par les musées français et sur lequel s’appuya le chef de l’Etat.

Quatremère accuse la France d’être mue par le plaisir d’entasser, d’accumuler, de thésauriser, mais c’est un mauvais procès, la fin n’est pas quantitative, mais bien qualitatif. Il faut lire les lettres de Denon,  il partage avec l’auteur des Lettres à Miranda l’idée que pour bien connaître, et comprendre, et aimer un peintre, il faut pouvoir comparer ses oeuvres entre elles, en donner à voir l’évolution. Je ne dis pas cela pour justifier la politique révolutionnaire de spoliation et de démembrements qui présidera à la formation du Louvre mais il n’y aurait rien de plus triste et accablant que le prurit justicier nous rende inaccessible à ce qu’il y avait de grandiose dans le dessein de constituer une collection la plus complète possible des chefs-d’œuvre représentatifs de toutes les écoles de peinture de l’Europe et de la statuaire antique. Dessein réalisé certes « avec une volonté implacable, mais véritablement éclairé et inspirée », ainsi que l’écrit Marc Fumaroli. Et cette grandeur,  même les critiques les plus acerbes et inquiets finissent pas y succomber. Lisons Humboldt, œil de Goethe en France, profondément heurtés par la politique de spoliation des révolutionnaires : « Il est certain que, lorsque tout ce qu’on possède ici sera correctement aménagé, cette galerie sera unique au monde t je ne peux pas nier que l’immense rassemblement de tant d’œuvres d’art a quelque chose de très exaltant [erhebend]. Cela me console en partie de la perte subie par l’Italie ».

 

Que retenir de ce très et trop rapide tour d’horizon du côté du musée en son inspiration originelle ? Le visiteur du musée du XVIIIe siècle possède bel et bien une âme,   et, les initiateurs de l’institution muséale, n’ont eu d’autres souci que de permettre à  l’œuvre d’art d’atteindre cette âme, conformément au génie du français, plaisir des sens et plaisir du sdens, de l’esprit ne sauraient être séparés.

Pour Roland, pour Denon, l’oeuvre d’art possède bien ce que Quatremèr de Quincy appelle une « utilité morale » et le musée doit lui permettre de s’exercer. Une utilité morale ? Chacun tremble, et à juste titre, mais Quatremère a su prévenir les objections : « On n’entend pas par ces derniers mots, que les sujets de l’imitation ne doivent présenter que des moralités. […] pour être utile de la manière dont il s’agit, on n’exigera pas du tableau qu’il représente toujours un trait d’héroïsme ou de vertu ; du poème qu’il cache sous des allégories des préceptes utiles à la conduite de la vie ; que les traits de la statue soient ceux d’un homme vertueux, que sa composition rappelle une belle action ou un trait de bienfaisance. Le moral dont cette théorie veut donner l’idée ne signifie que l’opposé du matériel ou du sensuel. Ainsi l’Art et l’ouvrage sont utiles, d’une utilité morale, quand l’imitation, au lieu de viser uniquement au plaisir des sens, a pour effet spécial d’agrandir la pensée, de réveiller en nous de nobles affections ; quand elle est telle que la vue des objets imités nous donne des idées nouvelles, étende celle que nous avions déjà de la beauté de la nature ».

Et le musée, quoi qu’en dise notre cher Quatremère, est bien le lieu où cet agrandissement ou cet élargissement de la pensée, ce réveil en nous de nobles affections, cette révélation d’idées nouvelles, peut s’accomplir… pourvu qu’une sorte de pacte soit signé entre l’institution, le visiteur et les oeuvres.

 

3 – Périls en la demeure du musée

 

Insuffler la vie au musée, un abîme de contresens

 

Or, il ne l’est plus. De ces hautes finalités, l’entrée dans le culturel nous en a d’abord éloignés. Le musée, le phénomène remonte aux années 1980,  a d’abord été mis en péril, et continue de l’être par le culturel – qui n’est rien d’autre que l’introduction de l’attitude consumériste dans le rapport aux oeuvres d’art. Le visiteur-consommateur réclamant des produits toujours frais, faciles à diriger, ludique – le maître-mot des responsables culturelles.

Loin d’être le lieu d’un « élargissement de l’âme » ou ne serait-ce que l’occasion de ce que Denon appelait « un cours historique de la peinture en acte », il n’est plus qu’ « abattoir culturel » pour reprendre l’expression du créateur du Musée des Arts et traditions populaires, Georges-Henri Rivière.

Chacun pressent que le statu quo n’est pas tenable. Mais les remèdes proposés par les instances muséales risquent bien de se révéler pires que le mal.  Et ils tiennent à la  hantise des directeurs et conservateurs d’être regardés comme les gardiens d’une nécropole et à la volonté d’insuffler la vie à leurs institutions.

Et c’est là que le contresens est majeur car, on l’a vu,  ce n’est pas de l’absence de notre vie à nous, de notre vie de vivants que souffre l’œuvre accrochée aux cimaises des musées, mais bien de la vie des siens, de leur compagnie.

La vie dans laquelle il nous faut retremper cette fleur coupée qu’elle est devenue est l’époque qui l’a vue naître, la réalité organique à laquelle elle prenait part, les querelles dans lesquelles elle a pu être prise, les attentes que plaçaient en elles ses commanditaires…

On ne rendra  pas la vie aux œuvres en faisant entrer le bruit, l’agitation, les obsessions du présent au  musée, non plus en les sortant du musée pour les mêler à la vie la plus prosaïque des hommes.

Et pourtant. C’est bien ainsi que, manifestement, les responsables muséaux l’entendent. Insuffler la vie signifie pour eux :

1) Faire entre l’art dit vivant. C’est ainsi que le Louvre d’Henri Loyrette invita lee plasticien Jan Fabre par exemple à présenter ses installations au sein même des salles d’exposition des collections permanentes, au détriment des œuvres du musée. Ainsi l’autoportrait de l’artiste en ver de terre colonisait l’espace de la galerie Médicis, rendant inaccessibles les peintures de Rubens.

 

2) Mettre en mouvement les collections. Ses collections sont « permanentes », c qui semblait une vertu, par opposition au caractère éphémère de l’exposition – vous pouvez y venir et y revenir – mais dans notre monde en proie au bougisme et où le culturel règne en maître, les responsables des institutions muséales n’ont rien de plus pressé que de satisfaire au besoin consumériste de nouveauté, de fraîcheur, de ludique. Il faut lire les propos, édifiants, de Laurent Bon, alors qu’il venait d’être nommé directeur du musée Picasso en 2014 : « Le grand danger d’un musée monographique, observait-il alors, c’est de se transformer en un tombeau». Mais que l’on se rassure,  notre nouveau directeur s’enorgueillissait d’avoir trouvé la parade, forgeant pour l’occasion un néologisme, « moviment », contraction de « mouvement » et de « monument » : son « projet » était ainsi d’entraîner les collections permanentes dans le tourbillon d’un accrochage toujours renouvelé, satisfaisant ainsi à un public auquel il  prêtait une soif de « dynamique ».
«Le monde devient inhumain, impropre aux besoins humains – qui sont besoins de mortels – lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence». Le musée n’était-il pas, en vertu précisément de son statut d’institution, de nature à faire contrepoids à la brutalité, à l’inhumanité de nos sociétés liquides ?
En somme, le musée comme institution voilà l’ennemi. Et sur ce point, je ne sais de penseurs plus pénétrants que Nietzsche : « Nous avons perdu les instincts d’où naissent les institutions » : »Pour qu’il y ait des institutions, explique le philosophe, il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif anti-libéral jusqu’à la cruauté : la volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité étendue sur des siècles, de solidarité des chaînes de générations, en aval et en amont, in infinitum. […]la décadence de l’instinct des valeurs va si loin chez nos politiques qu’ils préfèrent d’instinct tout ce qui hâte la décomposition –  soit dit par parenthèses, Nietzsche choisissait, pour illustrer son propos, le mariage.
Et de fait, tel est bien le mal qui affecte les musées. Les responsables des institutions culturelles sont comme notre époque, enfoncés dans le présent. Cette volonté de continuité ne les habite plus. Se regarder comme de simples intercesseurs entre les morts, les vivants et ceux qui viendront après nous est par trop modeste à leurs yeux. Ils veulent être des acteurs. Non seulement, ils asservissent les oeuvres dont ils ont la responsabilité au présent mais incarcèrent les vivants dans la prison du présent quand les ouvrages de l’art que recèle leur institution permettent à cet être aplani de se doter d’une épaisseur historique, d’élargir son esprit et son expérience, bref de sauver son âme.

3) Devenir le lieu de débats sociétaux.
Insuffler la vie dans les musées signifie ainsi pour les responsables actuels de ces institutions :  faire entrer les questions de sociétés dans leurs murs. La plupart des directeurs de musées, à travers le monde, sont unanimes sur ce chapitre – et les nominations en France au cours de ces derniers mois l’ont  été en grande partie sur ce critère de l’adhésion à une telle conversion  – ,  pour rendre vivante leur institution et faire venir à soi ces petits enfants qui n’y viennent pas de leur propre chef, il conviendrait de transformer le musée en lieu de débats autour de l’écologie, du féminisme, du colonialisme….
Le péril  du wokisme est une réalité, l’infiltration de l’idéologie woke importée des Etats-Unis, de la tyrannie des revendications identitaires et diversitaires, nous sommant d’entrer dans les œuvres en chaussant les lunettes féministes, esclavagistes, coloniales.  Le mouvement va s’accélérant depuis ces cinq dernières années. Je vous invite à consulter le programme des expositions. Les collections sont revisitées au travers du prisme des identités : les femmes, les noirs, les minorités sexuelles. Lilian Thuran, ex-joueur de football intronisé commissaire d’exposition au musée Delacroix, « Imaginaires et représentations de l’Orient. Questions de regard(s) », un inénarrable enfilagee de perles, est-il besoin de le préciser ; Le Modèle noir à Orsay, précédé de Masculin/Masculin et depuis la parenthèse Covid, la marche s’est encore accélérée, donnant lieu à des relectures idéologiques totalement anachronique. C’est ainsi que l’exposition « Pionnières » consacrée aux femmes artistes dans le Paris des Années folles au musée du Luxembourg ce printemps (après cell de l’année dernière sur les Femmes artistes de la fin du XVIIIe et début XIXe)  se transforme en manifeste féministe tendance LGBT et ne nous parle que de «genre », de « fluidité sexuelle», de « male gaze » et autres poncifs.
On pourrait résumer les choses ainsi : Le visiteur du Louvre de Roland ou de Denon avait  encore une âme, celui du Louvre, d’Orsay, n’a plus qu’une identité.
Menace extrêmement puissante qui conduit à rebaptiser des œuvres, à en remiser certaines dans les réserves et à leur substituer des œuvres mineures mais signées d’une femme, ou représentant un oriental, un noir, à réécrire les cartels et à faire amende honorable.
Qu’il s’agisse d’aligner le passé sur le présent, la chose est incontestable. Si l’on devait constituer un dictionnaire des idées reçues du culturel, la placee d’honneur reviendrait sans doute à « Dépoussiérer » : On ne compte plus les metteurs en scène dont la vertu est de « dépoussièrer » Molière, Racine, Corneille ; « Laurence Equilbey dépoussière la musique classique », s’enthousiasmait-on au Figaro  ; rendant hommage à Henri Loyrette lors de son départ du musée du Louvre, l’hebdomadaire Télérama célébrait pour sa part celui qui incarnait  « la complète métamorphose du monde des musées. Du statut de mausolées poussiéreux à celui de lieux vivants créant l’événement ». Et L’œil,  mensuel spécialisé en ce domaine, de rendre grâce dans son numéro du mois dernier, numéro d’avril 2022, à une « nouvelle génération d’historiens de l’art », travaillant à « dépoussiérer l’Impressionnisme ».  . Le « dépoussiérage » est désormais élevé au rang d’esthétique. Et pour revenir à l’art,
Or, qu’est-ce qu’un passé dépoussiéré ? Un passé conjugué au présent, domestiqué, raboté de ses aspérités, mis à notre heure. (Les impressionnistes ont ainsi « expérimenté une manière de créer immersive » sic ! ) Il s’agit de traquer avec rage ce que le philosophe Gunther Anders appelle la moindre « poussière d’étrangeté », autrement dit le piquant du fantôme,   tout ce qui dans l’oeuvre originelle est susceptible d’inquiéter nos évidentes ou a l’audace de ne pas ratifier nos certitudes. Le seul « dépoussiérage » légitime est celui qui vise à nettoyer l’œuvre des interprétations qui sont venues au fil du temps la recouvrir.
Suprême contresens que de croire conjurer la menace du musée-cimetière en s’employant à ôter des œuvres toute poussière d’étrangère, en cherchant à réduire la distance qui nous sépare des ouvrages de l’art venue d’une autre rive temporelle, et en s’attachant à  souligner  ce qui est susceptible de charmer et de convaincre  plutôt que d’inquiéter.  Nous ne sommes pas de plain-pied dans les ouvrages de l’art ;  double altérité, altérité de la grandeur,  altérité du passé…les reconduire à nous, c’est les rapetisser, les rétrécir. Cet écart, cette distance est au contraire  l’indice, le gage de ce que de la fréquentation de l’eouvre, nous sortirons grandis, agrandis, élargis, enrichis.  L’œuvre est œuvre, et grande œuvre, en cela qu’elle a « arraché quelque chose au tréfonds » des êtres et des choses.

4) Les expositions immersives
Nouvelle et contagieuse panacée, l’une des menaces les plus lourdes qui pèsent désormais sur les musées, phénomène qui s’éclaire de l’analyse que proposait Régis Debray de la fin de la société du spectacle dans Croire, voir, faire. « Les enfants peuvent courir dans lieu ludique », vante un des promoteurs de l’art numérique. Fin d’un rapport contemplatif aux œuvres, « enveloppement, dissolution du sujet dans un grand tout cosmique… Le phénomène n’est pas sans présenter d’analogie avec ce qui s’observe dans l’écologie : l’avènement d’un néo-paganisme et de la même manière que les activistes de la cause verte proposent des « bains d’arbres », les musées et autres lieux d’exposition convertis à ces pratiques numériques exaltent les « bains d’œuvres ». Je ne peux hélas développer ici cette question mais je vous invite à y être extrêmement attentifs.
Rendre la vie aux œuvres ne peut s’entendre qu’en un sens : leur rendre leur histoire. Insuffler la vie au musée  ne peut aller sans  un enseignement de l’histoire de l’art digne de ce nom, mais non moins un enseignement de l’histoire tout court, les deux étant inextricables.
Ce qui nous a perdus, a magistralement établi  Jean Clair à travers différents ouvrages, est d’avoir institutionnalisé des musées d’art, de science, favorisant une approche esthétique des ouvrages de l’art. Art &  civilisation aurions-nous dû concevoir – on sait avec talent et fécondité, Jean Clair s’est employé et s’emploie à recoudre le manteau déchiré à  l’occasion d’expositions. Je ne sais quel parti muséographique aura été pris par Pierre Rosenberg et Alexandre Gady, le directeur de la Mission de préfiguration du musée du  Grand Siècle qui doit voir le jour en 2026 (mais dont on peut déjà visiter le site), mais il serait heureux qu’ils le conçoivent comme musée des arts et de la civilisation, d’autant que s’il est un siècle où tout se tient – religion, art, littérature, science,  philosophie et politique – c’est bien notre sublime XVIIe siècle. Ce qui frappe, soit dit par parenthèses, est l’ardeur pédagogique que l’on déploie lorsqu’il s’agit des œuvres venues d’autres rives géographiques (le musée du Quai Branly ayant été rebaptisé de musée des Arts premiers en musée des Arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques).

« L’avenir est au musée de province »,  concluait Marc Fumaroli dans un beau texte portant sur « La naissance du musée moderne », mais nous étions en 1992… Cet optimisme n’est plus de mise ni de saison. Depuis lors, les musées de province se flattent d’être les laboratoires de toutes les expérimentations possibles et les plus enfoncées dans le présent. Le Palais des Beaux-Arts de  Lille, auquel Fumaroli avait précisément consacré l’essentiel de son article, modèle type et le plus glorieux du musée de Province, compte parmi les premiers à se convertir au numérique  en proposant des expositions immersives (Exposition Goya, exposition « phygital », mélange d’œuvres physiques, à quand l’expression « en présentiel », et d’œuvres digitales » – nouvelle et contagieuse panacée, et une des menaces les plus lourdes qui pèsent désormais sur les muséesJ e ne peux hélas développer ici cette question mais je vous invite à y être attentifs.

Depuis l’arrivée au pouvoir du maire EELV, Grégory Doucet,  et l’adoption d’une politique dite de « budget genré », le magnifique musée de Lyon voit son budget conditionné à l’adoption d’actions en faveur de l’égalité des sexes, que ce soit du côté du public que des œuvres et artistes exposés.

 

La rencontre avec l’oeuvre : une alchimie

 

Ce qui frappe est la méconnaissance complète dont les impressions de l’art se forment en nous – à moins que ce ne soit là le dernier des soucis des responsables muséaux.

La grande œuvre est assurément « douée de cette prérogative de  subjuguer notre coeur et de maîtriser  notre entendement », que lui reconnaît Quatremère de Quincy. Il y a un pouvoir contraignant du Beau, comme du vrai. On pourrait dire de la beauté, ce que Spinoza disait de la vérité qu’elle est à elle-même sa propre marque (verum index sui). Chacun de nous a fait l’expérience parfaitement décrite par Marguerite Yourcenar : « En entrant dans un musée, je suis souvent frappée par le découragement de l’œil fatigué devant le nombre de tableaux à voir. Et puis tout d’un coup, on aperçoit Deux têtes de Nègres par Rubens, un philosophe un peu pouilleux par Rembrandt ou le visage d’un bourgeois par Holbein et l’on se dit : ‟Que se passe-t-il ?’’ Tout simplement, le peintre a eu une vision hallucinée de la réalité et la vie est là tout d’un coup ».

Toutefois, et c’est un apport majeur de Quincy à la réflexion sur l’art et donc sur le musée. La réception d’une œuvre ne dépend pas seulement de la grandeur de l’oeuvre, de ses qualités formelles. De la même manière que vous pouvez traverser le plus beau paysage sans le voir, parce que ce jour-là vous étiez tourmenté, d’humeur maussade, parce qu’il pleuvait, de la même manière donc, vous pouvez tout à fait passer à côté d’un chef-d’oeuvre sans que celui-ci vous atteigne parce que vous étiez occupé de vous-mêmes,  parce que l’atmosphère vous en détournait. On citera à cet égard, une belle remarque d’Hippolyte Taine visitant le musée de Rennes et disant son goût, récent, pour les peintres hollandais : « Il m’a fallu vieillir pour sentir la beauté du bonheur ».

Nous touchons là à un point capital que préfèrent occulter les tenants du « droit à l’art », à l’accès à l’art : pour répondre à l’appel de l’œuvre, encore faut-il que soient garanties certaines conditions extérieures – le calme, le silence sont des conditions absolument nécessaires, des enfants qui courent, les bavardages pédagogiques qui envahissent les salles, et autres animations destinées à faire vivre le musée sont autant d’obstacles à la rencontre avec l’œuvre.  La solennité du lieu qui le désigne comme recélant des trésors et non de simples objets est essentielle. Ainsi, garantir « la sérénité des  œuvres », selon la belle expression et préconisation de Marc Fumaroli devrait être l’obsession du conservateur de musée. « Lorsque trop de circonstances opposées au but que se propose le tableau viennent détourner la faculté imaginative de se mettre en accord  – magnifique idée qui dit la préséance de l’œuvre, se mettre en accord, s’accorder à elle comme on accorde un piano], n’est-il pas vrai que ses impressions sont moins vives et moins profondes ? ». Les œuvres d’art, aimait encore à rappeler Fumaroli, « sont des personnes vivantes et singulières et non des objets inanimés »  et nous ne devons pas les traiter comme telles. Le musée est leur lieu, leur temple, leur écrin ; nous sommes leurs obligés. Les conservateurs ne devraient avoir d’autre obsession que de « permettre à chacune des œuvres cette mise en lumière que mérite tout personne unique et singulière ».

Conditions nécessaires mais nullement suffisantes :  la culture n’est pas seulement une question d’objets, elle est aussi une question de manière d’être, elle suppose des dispositions qu’il convient de former, développer, cultiver et c’est là aussi qu’elle nous sauve, elle nous découvre à nous-mêmes des facultés que ne réclament ni le produit de consommation, ni l’objet à utiliser. « L’œuvre ne souffre pas la rapidité, c’est son tort, elle ne se livre pas en quelques secondes , elle se mérite », rappelait Pierre Rosenberg  en Septembre 2009, dans une conférence prononcée dans le cadre d’un colloque consacré à l’enseignement de l’histoire de l’art. « Les portes du ciel ne s’ouvrent pas d’elles-mêmes » ;  « La connivence – mot magnifique – avec l’œuvre se gagne, elle s’apprend, elle se cultive, elle se transmet ». pour se former en nous, les impressions de l’art supposent une patiente instruction qui ne se donne qu’à ceux qui s’accordent et auxquels on accorde le temps et le silence de la maturation, de la patiente imprégnation.

Que le musée soit un lieu séparé, comme l’école, est capital. Il en appelle implicitement, et d’une manière autrement salvatrice que lorsqu’il l’impose aux oeuvres,  à la « métamorphose » du visiteur.  Il faut savoir se quitter, se libérer de soi, pour être accessible à cette essentielle altérité et grandeur. Proust rappelle, dans le texte que j’ai déjà cité, que Ruskin regardait son ouvrage consacré à la Bible d’Amiens comme le premier volet d’une série qui devait s’intituler : Nos pères nous ont dit… Or, pour entendre ce que nos aïeux ont à nous dire il nous faut emmener notre esprit en voyage.

Sur ce point, la description de Schopenhauer est, selon moi, définitive : « On doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qui lui plaira ; il ne faut, dans aucun des deux cas, prendre soi-même tout d’abord la parole, car on risquerait alors de n’entendre que sa propre voix ».

            On risquerait alors de n’entendre que sa propre voix, cette hantise ne semble pas troubler  nos contemporains,  pour ma part, elle m’étreint.

Pour les artistes et leurs oeuvres sans doute, mais pas seulement  car, comme rappelle souverainement, Jakob Burckhardt dans un texte que j’aurais aimé partager davantage avec vous, intitulé Des grandes collections et qui devrait nous être un viatique: « Nous n’allons pas tant au musée pour les peintres que pour nous-mêmes », et précisément parce que nous aspirons à être initiés à la Beauté et aux secrets de l’existence que recèlent les oeuvres,  aux vérités graves que les peintres ont seuls entrevues et portées à l’expression.

Et Burckhardt de nous donner la clef pour que cette initiation, cette révélation se produisent : si nous voulons que la rencontre avec l’œuvre dans ce qu’elle a d’unique à nous révéler,  si nous voulons voir quelque chose de l’œuvre, si nous voulons que la révélation puisse se produire, alors il nous faut quitter « nos yeux de tous les jours », ainsi que l’établit Jakob Burckhardt.  « Ce peintre qui se tient subitement devant nous est arrivé là par des chemins qui nous ne saurions reconnaître avec nos yeux de tous les jours ». Erreur majeur, prévient-il, que de tout mettre  en œuvre pour que l’art vienne à la rencontre de l’amateur. C’est à nous de faire le chemin. « La voix des grands maîtres résonnent d’autant plus distinctement qu’ils nous exhortent à distance :‟Quittez donc votre monde pour rejoindre le nôtre’’ Nous vous indiquons le chemin d’une second existence ».  

« Je ne suis pas, en principe, très partisan de l’Art allant au-devant des commodités de celui qui l’aime, plutôt que d’exiger qu’on aille à lui », disait pour sa part Proust, précisément parce que la rencontre véritable avec l’œuvre suppose de s’y engager, et risquer, en personne et non cette passivité.

Si bien que,  somme toute,  si nous aspirions réellement à sauver les musées, et à leur permettre de jouer le rôle central qu’ils peuvent jouer dans nos vies, il conviendrait de revenir à des finalités en apparence plus modeste. L’artiste, témoin de cette part en l’homme qui n’appartint pas à l’histoire, pas à la société, disait Albert Camus,  gardien et explorateur de l’humaine condition.  Sans doute est-ce moins glorieux que de se croire investi de la mission de « sensibiliser à », de « décoloniser les regards », d’oeuvrer à « l’éveil des consciences »  – tous ces mantras aussi sonores, obsessionnels que creux –  et de regarder son institution  comme l’antichambre des combats du jour mais erreur et trahison.

En paraphrasant Benjamin Constant, exhortons l’autorité muséale à  rester dans ses propres limites. Quelque touchant que soit un intérêt si tendre,  qu’elle se borne à prendre soin des oeuvres dont elle est le dépositaire et la vigie,  qu’elle se soucie d’exposer le mieux qu’elle le peut les œuvres (la question de l’éclairage majeur), de garantir au visiteur le silence, le calme, et autres conditions essentielles à la rencontre avec les œuvres. Qu’elle permette que demeure possible le tête-à-tête avec les œuvres sans trop de témoins afin que les émotions fines et délicates qu’elles peuvent faire naître, et les vérités graves dont elles sont porteuses puissent nous atteindre. Qu’elle se garde, au nom de la vie, d’introduire des œuvres d’art contemporaines  et des mises en scène tapageuses. Nous nous chargerons du reste, et notamment de nous instruire.

Il ne s’agit pas d’attendre de la Beauté qu’elle sauve le monde mais l’art peut contribuer à sauver quelque chose de l’âme humaine, assaillie de toutes parts par le verbiage, la bêtise et le simplisme contemporains, un art qui trouve dans les musées son plus doux asile.

Et puis, à ceux qui demeureraient sceptiques, rappelons la proposition de Marc Fumaroli : si le mot « muséum » a quelque chose de froid et d’abstrait sous sa forme latine, souvenons-nous qu’en grec, « mouseion » recevait le sens de « temple des Muses, filles de Mémoire, Mnémosyne, amies du silence, de la contemplation, de l’enthousiasme poétique ». Au temps, chronos, le  temps qui emporte, dévore, le musée oppose le temps, mnémosyne.

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