In memoriam Jean Baechler

Séance ordinaire du 12 septembre 2022

Allocution en hommage à Jean Baechler

par Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Mes chers confrères,

Notre confrère Jean Baechler a pris congé des vivants et des livres le 13 août dernier, quelques jours après avoir adressé à son confrère Denis Kessler un article intitulé « La vulnérabilité ontologique » et avoir fait paraître chez Hermann un petit ouvrage sur L’intime. Au mitan de l’été, lui, l’inlassable travailleur qui disait sans coquetterie qu’il ne savait pas ce qu’étaient les vacances, s’est résolu au repos. Le « passant considérable » de l’Institut dont la haute stature et la voix profonde peuplaient chaque été la bibliothèque et le Palais, a cessé de venir. Le couloir des bustes qui saluait son passage a déploré son absence tout comme le Secrétariat qui s’égayait de ses visites car l’attention que Jean Baechler témoignait à chacun n’était pas la moindre des délicatesses de ce géant.

Comment résumer cette œuvre colossale, qui égrène une liste vertigineuse d’ouvrages et d’articles sur les sujets les plus divers – de la guerre à la démocratie, du capitalisme et de la rationalité à l’art et à la spiritualité –au long d’une vie entièrement dédiée à l’enseignement et à la recherche ? La carrière est simple, l’œuvre l’est moins et le prix de l’effort, pour y accéder, élevé.

Né à Thionville en Moselle en 1937, Jean Baechler opte pour des études d’histoire qui le mènent à l’agrégation d’histoire-géographie en 1962 et, brièvement, à l’enseignement au Lycée du Mans avant de rejoindre en 1966 le CNRS et la Sorbonne où il est chargé de cours de sociologie. La recherche l’appelle : après 1968, il devient un fidèle du Centre européen de sociologie historique de Raymond Aron sous la direction duquel il écrit une thèse sur Les suicides qui fera date dans l’histoire de la sociologie française. En effet, il s’y éloigne du maître Durkheim qu’il admire pour affiner la typologie des suicides et reconnaître aux acteurs, dans certains cas, une liberté suffisante pour faire de leur acte un véritable choix stratégique. C’est là son projet : produire une réflexion originale sur la nature humaine définie comme libre, rationnelle, finalisée et faillible, envisagée au travers de différentes matrices culturelles dans tout ce qui fonde son humanité en devenir.

Le projet de Jean Baechler prolonge celui des fondateurs de la sociologie Max Weber et Émile Durkheim. Par sa généralité, il est à contre-courant d’un siècle qui fait de la spécialisation et de l’étroitesse des objets étudiés un gage de valeur scientifique. Il lui semble plus important d’essayer, par-delà la confrontation des points de vue, d’unifier la compréhension des sociétés pour consolider le savoir. Ses derniers ouvrages reflètent l’ampleur et la cohérence de son œuvre : une sociologie historique de la guerre, de l’art, une réflexion sur la rationalité humaine, sur l’écologie, et, récemment, sur la spiritualité, l’intime, le rapport de l’humain à l’absolu, Hermann annonçant la parution en 2023 de L’Invention de l’absolu, premier volet d’une « Sociologie historique de l’absolu »  dont il envisageait trois mouvements.

*

Comme son ami Raymond Boudon, Jean Baechler est élu à l’Académie dans la section Morale et Sociologie le 6 décembre 1999 au fauteuil laissé vacant par le transfert d’Alain Besançon dans la section Philosophie.

Il s’investit pleinement dans la vie intellectuelle de l’Académie, dirigeant en 2002 avec Ramine Kamrane un rapport sur « Aspects de la mondialisation politique » puis, avec le soutien de la Fondation Del Duca, prenant les rênes d’un impressionnant chantier sur la guerre qui se conclut par 17 volumes, parus entre 2014 et 2017 chez Hermann, avant d’organiser deux colloques, le premier sur « L’irrationnel aujourd’hui » (avec Gérald Bronner, en novembre 2019), le second sur « Résilience démocratique (avec Alexandre Escudier, en juin2022).

Chacun gardera le souvenir de l’art qu’il avait en séance, à l’issue d’une communication, de décocher son trait : « Je pose la question d’un béotien » ou « je ne suis pas spécialiste, comme vous, de la question, mais …». À ce « mais », l’orateur du jour était informé qu’une remarque à l’acuité imparable allait lui être remise : Jean Baechler posait méthodiquement sur l’établi les présupposés, les prémisses, les implicites et les impensés de sa thèse pour la désosser toute entière. L’assistance frémissait, partagée entre compassion et jubilation, et l’intervenant se mettait en devoir de relever le gant, comprenant que Jean Baechler lui avait fait l’honneur de penser un cran plus loin. Ces joutes intellectuelles, excitantes pour la pensée autant que pour l’esprit, nous ne les vivrons plus et, comme l’écrit Jean-Claude Casanova, « nous dirons in petto ce qu’il n’aurait pas manqué de dire après chaque communication ».

Car Jean Baechler unissait, comme le note Jean Tulard, la stature de Porthos, la finesse d’Aramis et la sagesse d’Athos. En reconnaissance de sa puissance conceptuelle, il lui revenait souvent d’inaugurer en janvier le thème annuel du Président pour en poser le cadre et en dégager les enjeux. Plus qu’une brique, il posait la charpente, en architecte historien des sciences sociales et humaines. C’est pourquoi il était à lui seul le miroir réfléchissant de cette académie. Lors de son année de présidence en 2011, il avait souhaité rompre avec l’usage qui consistait depuis 1997 à traiter un thème annuel pour revenir à la liberté et à la diversité des sujets choisis par les confrères en confiant la trentaine de séances aux plus récemment élus d’entre eux, afin qu’ils se sentissent d’entrée parties prenantes des travaux de l’Académie. En instituant ainsi les « Entretiens du lundi » et en choisissant de ne faire appel qu’aux ressources internes de la compagnie, il avait lancé (je le cite) « le pari gagnant que toutes les communications convergeraient dans l’excellence et seraient un témoignage concordant de ce qui fait la particularité et le charme de l’académie : un lieu de rencontre d’esprits distingués par leur diversité, leur élévation et leur courtoisie ».

Plus de vingt ans durant, Jean Baechler a servi l’Académie avec fidélité et constance. Il était l’un de ceux qui en incarnaient l’originalité et savaient le mieux exprimer la justification de son existence comme il l’avait fait le 14 novembre 2011 lors de la séance solennelle de rentrée. Notant que les besoins et les finalités auxquelles les académies répondaient, pour l’essentiel aux XVIIe et au XVIIIe siècles, étaient assumées de nos jours par des institutions différentes, il ajoutait: « Mais même si elles ne servaient à rien, il faudrait conserver les académies pour leur antiquité même » car c’est cet ancrage qui peut assurer les générations successives de se réclamer d’un héritage commun en cette époque de bouleversements sous la pression conjointe de l’unification des histoires humaines et de la modernisation des sociétés. Au-delà de cette justification par l’antiquité, il ajoutait que l’Académie, loin d’être un « club » fermé, était plutôt un avatar moderne des universités médiévales, fondée comme elles sur la discussion, et qui s’occupe de tous les sujets qui intéressent la condition humaine dans la phase actuelle de son développement. Évoquant le souhait de prendre pour nom « L’Académie des sciences de l’humain » et poursuivait en édictant son programme de travail :

« L’Académie m’apparaît à certains égards comme un microcosme, permettant de saisir sur le vif et de tirer des enseignements sur deux développements macrocosmiques intéressant l’humanité entière. […] » Le premier de ces problèmes est la mondialisation, qui exige une reformulation radicale de l’humanisme. L’autre, moins apparent peut-être, est la spécialisation, qui demande l’invention de nouvelles formules généralistes. On peut observer à l’état naissant chez nous ce à quoi pourrait ressembler un humanisme généraliste, renouvelé à l’usage de temps inimaginablement nouveaux. »

Ce programme, « à l’usage de temps inimaginablement nouveaux », nous le poursuivrons donc désormais sans lui et avec lui. Mais nous le poursuivrons.

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