Communication du lundi 23 juin 2025 d’Antoine Pecqueur, journaliste
Thème de la communication : « Géopolitique du train »
Synthèse de la séance

Bien au-delà de sa fonction initiale de transport, le chemin de fer s’impose aujourd’hui comme un instrument stratégique central à l’échelle mondiale. À travers ses infrastructures, il façonne les dynamiques de pouvoir, de souveraineté, d’intégration territoriale et de développement économique. Le rail cristallise des enjeux politiques, géostratégiques, environnementaux et technologiques, tout en révélant les ambitions des grandes puissances, notamment la Chine. En prenant pour point de départ la célèbre formule d’Antonín Dvořák : « J’aurais donné toutes mes symphonies pour avoir inventé la locomotive à vapeur », on comprend à quel point le train est devenu une clef d’analyse des rapports de force contemporains.
L’exemple de l’Ukraine peut permettre de comprendre en quoi le rail est aujourd’hui au cœur de la souveraineté et du conflit. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et plus encore avec l’invasion russe de 2022, le chemin de fer ukrainien est devenu un outil stratégique majeur. Il permet l’évacuation des civils, le transport de matériel militaire et le ravitaillement des troupes. L’écartement des voies, hérité de l’époque soviétique, pose de lourds défis logistiques, notamment dans les échanges avec l’Union européenne. Le pont ferroviaire de Kertch, plusieurs fois visé par des frappes, incarne l’importance stratégique du rail dans les conflits modernes.
La ligne ferroviaire entre Ankara et Tabriz, aujourd’hui interrompue, illustre le rôle historique du rail comme vecteur de circulation et d’intégration entre les zones kurdes, turques et iraniennes. Suspendues au gré des tensions géopolitiques, ces connexions révèlent le potentiel du rail comme outil d’influence régionale, mais aussi sa fragilité dans les contextes instables.

La Chine est aujourd’hui au cœur du développement ferroviaire mondial. Partie de partenariats technologiques avec des entreprises comme Alstom ou Siemens, elle a bâti le réseau à grande vitesse le plus dense de la planète. Le rail renforce également l’intégration des territoires périphériques (Xinjiang, Tibet, Népal), dans une logique de contrôle politique et culturel. Ce réseau intérieur soutient l’expansion extérieure du pays à travers l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie, qui prévoit des corridors ferroviaires vers l’Europe, l’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine. La stratégie ferroviaire chinoise ambitionne de contourner les routes maritimes dominées par les puissances occidentales. Cependant, des obstacles majeurs – conflits en Ukraine, guerre en Iran, tensions en Asie centrale – remettent en cause la viabilité de ces corridors terrestres. Les déséquilibres économiques, les défis logistiques et les rivalités avec les États-Unis ou l’Inde limitent leur rentabilité et leur portée géopolitique. Un projet majeur vise à relier le Pérou au Brésil par une ligne ferroviaire traversant les Andes, facilitant l’exportation de ressources vers la Chine. Pour la Bolivie enclavée, ce projet représente un débouché stratégique, qualifié par Evo Morales de « canal de Panama du XXIe siècle ». Ce corridor illustre l’imbrication des intérêts chinois dans les politiques de développement infrastructurel latino-américaines.
Aux États-Unis, on constate la puissance du fret et la faiblesse du transport de passagers.Malgré la rhétorique de Joe Biden, fervent défenseur du rail (« Amtrak Joe »), les États-Unis peinent à moderniser leur réseau de transport de passagers. Les projets de grande vitesse restent marginaux, et les infrastructures vieillissantes. À l’inverse, le fret ferroviaire y est très performant, soutenu par des entreprises privées puissantes. Le contraste entre discours politique et réalité opérationnelle révèle la difficulté de concilier intérêts publics et logique de marché.
En Afrique, l’état des lieux oscille entre promesses inachevées et rivalités d’influence. L’ambitieux projet de « boucle ferroviaire » en Afrique de l’Ouest, lancé par Vincent Bolloré, visait à relier plusieurs pays (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Bénin). Faute de coordination régionale et en raison de la concurrence chinoise, il a échoué, laissant des infrastructures inabouties. Cela témoigne de la complexité de l’investissement ferroviaire sur le continent, où s’entrelacent enjeux économiques, souveraineté nationale et ambitions stratégiques étrangères, notamment chinoises (ex. : la ligne Tazara dès l’ère maoïste).
En Europe, face au recul du train de nuit dans les années 2010, l’Autriche a été le seul pays européen à mener une relance réussie avec son opérateur ÖBB, s’inscrivant dans une dynamique de transition écologique. Par ailleurs, le projet européen Rail Baltica vise à désenclaver les pays baltes de leur réseau post-soviétique, en les reliant au cœur de l’Europe avec un écartement standard. Ce projet comporte aussi une dimension militaire claire, soutenue par l’OTAN, dans le contexte de la menace russe.
Le rail, longtemps perçu comme une infrastructure technique, est désormais un révélateur des équilibres mondiaux. Il permet de décrypter les volontés politiques, les stratégies d’influence, les ambitions commerciales et les visions territoriales des États. Sa densité, son tracé, son financement ou encore son interconnexion témoignent de la place qu’occupe le train dans les rapports de puissance contemporains. À l’heure de la transition énergétique, de la fragmentation géopolitique et des rivalités économiques, le rail s’affirme comme un levier essentiel de souveraineté, d’intégration régionale et de diplomatie mondiale.
À l’issue de sa communication Antoine Pecqueur a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées P. Delvolvé, M. Bastid-Bruguière, B. Cotte, G.H. Soutou, H. Gaymard, R. Brague, D. Senequier, G. Guillaume, D. Andler, H. Korsia, L. Stefanini, Y. Gaudemet, J.C. Trichet, S. Breyer, J.R. Pitte.

Verbatim du communicant
Le verbatim sera disponible prochainement.
