Notice sur la vie et les travaux du Révérend-Père Raymond-Léopold Bruckberger

Séances du mardi 2 mai 2000

par M. Jean-Marie Zemb
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Monsieur le président,

Vos paroles de bienvenue m’autorisent, et je vous en remercie sincèrement, à substituer aux figures imposées quelques figures libres et partant plus responsables de leurs couleurs,

Monsieur le secrétaire perpétuel, merci de votre confiance amicale,

Mes chers confrères, utriusque castri,

Mesdames, messieurs,

Chers amis,

Enfin, si tu m’entends, et tu pariais que oui, cher Raymond-Léopold…

Mais qui était-il donc, ce révérend père Bruckberger ?

Le confrère des académiciens des sciences morales et politiques, dont plusieurs se souviennent aujourd’hui d’avoir participé en 1985 à l’élection, au demeurant difficile, dans la section de philosophie, sur le siège que Raymond Aron avait hérité en 1963 de Gaston Bachelard ?

Le frère prêcheur et mendiant, certes enfant terrible de l’Église, mais à la foi définitivement chevillée à la raison ?

Le combattant décoré de la rosette d’Officier de la Résistance, réfractaire téméraire aux compromissions politiquement correctes de l’après-guerre ?

Le visionnaire de Hollywood pionnier de la rhétorique des images, non plus des vitraux des cathédrales, mais de l’écran ?

L’iconoclaste impitoyable d’un concile du Vatican qu’il trouvait atteint de daltonisme politique ?

Le traducteur inspiré des Évangiles en français vraiment et donc provisoirement contemporain bien que moins éphémère que ses commentaires polémiques ?

Le séducteur impénitent qui croyait séduire quand sept fois il se laissait séduire ?

Le complice entendu du grand rabbin souriant Jacob Kaplan, élu dix-huit ans avant lui à l’Académie, mais lui dans la section de morale et sociologie ?

Le m’as-tu-vu à la crinière savamment bouclée et ridiculement teintée de reflets bleuâtres et au mauvais goût vestimentaire parfois grotesque qui s’agrippait désespérément à la mode quand la mode s’éloignait de lui vers d’autres aventures et coqueluches ?

Le cosignataire avec Louis Aragon, Albert Camus, Michel Leiris, Gabriel Marcel, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Paul Valéry et tant d’autres gens de lettres et moins grands inquisiteurs du manifeste épurateur des écrivains français publié le 9 septembre 1944 ?

Le chevalier de la Légion d’honneur — à titre militaire — dont la Croix de guerre comportait deux palmes et deux étoiles qui refusa la compromission tantôt convaincue et tantôt servile avec l’un des deux paganismes totalitaires du siècle après la victoire sur l’autre parce qu’il avait compris — quelques décennies trop tôt ? — que le messianisme de la race et le messianisme de la classe étaient tous deux de tragiques impostures ?

Le procureur opiniâtre qui s’opposait à la suppression de la peine de mort ou l’avocat incorruptible qui s’opposait à son application politique ?

Le “dominicain de choc” que s’arrachaient les salons les plus huppés ou le religieux dramatiquement dégrisé de l’hypocrisie d’une clôture qui avait, par principe de précaution, refusé en 1940 l’asile à un Savonarole potentiel ?

L’émigrant immigré qui vingt-cinq après avoir chanté la liberté, l’égalité et la fraternité du style de vie du Nouveau Monde vanta dans ce qu’il appelait sans prétention économique le ” capitalisme ” l’expression la plus spontanée et la plus fidèle de la nature en l’absolvant dès le sous-titre, ” mais c’est la vie ! ” ?

Le ” mauvais serviteur ” repenti que jalouseront dix Justes qui, en dehors peut-être de cette jalousie, n’ont rien à se reprocher ou à regretter ? ;

Le ” fils prodigue ” que l’imprévoyance condamnait à une dépendance financière telle qu’il ne put finalement pas s’établir à proximité de Paris, une sorte de dette d’honneur à l’égard de ses amis suisses ne permettant pas au concurrent du pur et taciturne philosophe Emmanuel Lévinas de remplir le devoir d’assiduité de l’académicien des sciences morales et politiques ?

Le vieil homme que la conscience du mémorialiste — Wahrheit und Dichtung, ‘Poésie et Vérité’, voire ‘Histoire et Littérature’ — vouait à méditer la vanité du clinquant provisoire et peut-être même celle de l’ardeur de l’enthousiasme des batailles les plus justes ?

L’ami à la fidélité délicatement obstinée ou le justicier à la fougue hargneuse ?

Parmi ceux qui l’ont connu, parmi ceux que ses chroniques ravissaient et parmi ceux qu’elles irritaient, parmi ceux qu’il a combattus et parmi ceux qui l’ont combattu, en est-il qui reconnaissent dans ce catalogue de traits disparates et contradictoires la vie et l’œuvre, l’une et l’autre ne faisant qu’un, de ce diable d’homme d’Eglise — homme aux passions démesurées et aux engagements écartelés, mais homme entier s’il en fut ?

Comment débarrasser autant la critique que la bienveillance de leurs si nombreux et tenaces préjugés ? Son cadet de vingt et un ans — est-ce plus ou moins qu’une génération ? — se voit aujourd’hui chargé d’essayer de comprendre et de faire comprendre un homme qu’il regrette de ne jamais avoir rencontré — et je ne parle pas au sens figuré — ni dans le cloître ni sur un champ de tir ni sur un plateau de cinéma.
Au fur et à mesure que mes lectures et des témoignages aussi discordants que sincères me privaient d’a priori confortables, s’imposait au peintre de ce portrait philosophique l’a posteriori le moins dubitatif qui soit : le parti pris, consciemment pris et solidement tenu. Ainsi, désobéissant aux règles qui président dans d’autres cénacles, croit-on, à l’éloge du prédécesseur, la présente notice sur la vie et les travaux du révérend père Bruckberger dit ” Père ” dans le monde et ” Ubruck ” dans les maquis n’aura ni l’excuse de ne pas vouloir évoquer les ombres et les troubles ni l’ambition de transmuer le plomb en or pour dégager quelque trame véritable et prémonitoire d’une pensée qui n’avait de scolastique qu’à peine l’apparence.

Les seuls titres de ses volumes de mémoires – ” Tu finiras sur l’échafaud ” (1978), ” Au diable le Père Bruck ” (1986) et ” A l’heure où les ombres s’allongent ” (1980) m’interdisent exégèse et commentaire, car on ne sale pas le sel.

Avaient notamment précédé son élection : ” Saint François et le loup ” (1971), ” L’âne et le bœuf ” (1976), ” Toute l’Eglise en clameurs “, qui rassemblait ses chroniques hebdomadaires du jeudi dans l’Aurore en 1976 et 1977 en y ajoutant quelques articles parus dans le Journal du Dimanche, la ” Lettre à Jean-Paul II, pape de l’an 2000 ” (1979), ” Le bachaga ” (1980) et la ” Lettre ouverte à ceux qui ont mal à la France ” (1984). En recevant ici même le mardi 3 novembre 1987 Raymond-Léopold Bruckberger, le président en exercice, de quatorze ans le cadet de celui qu’il accueillait et auquel il ne survécut que de six mois, François Lhermitte déclara que ” personne ne pourra jamais dire ” quelle part revenait, dans la formation de sa personnalité, à sa ” constellation génétique ” et laquelle à ses ” expériences vécues “.

Comment aurais-je l’outrecuidance d’affiner ce diagnostic fataliste, ou, à l’opposé, de réduire l’aventure et la dispersion au jeu souverainement capricieux du libre arbitre ? Outre qu’une notice n’est pas un procès dialectique de béatification, un tel propos ferait injure à la sagesse ultime du philosophe nonagénaire pour qui toute prétention à la sainteté — étant évident que ni le Bon larron ni Marie de Magdala ne peuvent être soupçonnés de jamais l’avoir revendiquée — ne pouvait être que sacrilège.

Né comme quatrième de cinq enfants de Franz — acclimaté en Franck — Bruckberger, entreprenant ingénieur autrichien qui au début du siècle avait fondé à Murat, en géologue avisé, une usine d’isolants thermiques siliceux — technologie alors capitale, notamment dans l’industrie d’armement — et d’une solide Auvergnate de la vallée de l’Allagnon, le jeune Léopold ne connaît pas une enfance tranquille.

A l’âge de sept ans, il voit son père — qui, comme Albert Schweitzer à la même Belle Epoque, n’avait pas cru indispensable de changer de passeport avec le siècle — emmené entre deux gendarmes, comme un voleur — et comme Albert Schweitzer, qui succédera trente-cinq ans plus tard au maréchal Philippe Pétain sur le huitième fauteuil de la section générale de notre académie — pour être interné comme dangereux suspect. Repris après une évasion ratée, Bruckberger perdit en quatre ans la moitié de son poids. Les biens de sa famille furent mis sous séquestre, mobilier compris, et cette spoliation fut entérinée par le traité de Saint-Germain. Ruinée, la famille ne dut qu’à une bien maigre charité de survivre à la misère. Il y a un mot, se souvient-il, un seul, pour décrire ce que Léopold vivait à l’école primaire : ” La faim ! Mon ventre criait famine. Mon esprit criait famine. Mon cœur criait famine ! “

Après quatre années d’internement, l’amertume et la tristesse firent quitter la France à Franck Bruckberger. La nostalgie l’y rappela, mais il était devenu indésirable dans sa famille, au demeurant divisée. Il rentra derechef à Vienne, où la générosité et la loyauté inspirèrent Léopold d’aller le rejoindre. Le grand-père, ruiné par une inflation vertigineuse, meurt à 84 ans, ” non de vieillesse, mais de faim ! ” notera encore Léopold, qui voit avec tristesse que tout en ayant à peine dépassé la cinquantaine, son père ” était un homme brisé “. En guise de testament, le père conseilla impérativement au fils d’opter pour la France, ce que celui-ci fit sans hésiter de cœur ni de tête, mais sans renier ni la patrie de Mozart ni la maison de Habsbourg. Peu nombreux étaient alors les nouveaux compatriotes de Léopold Bruckberger à deviner dans quelles funestes fatalités le siècle s’était engagé. A moins de dix  ans, le futur moine-combattant des Corps francs n’avait-il pas été traité de ” sale petit espion ” ? A l’âge de raison, il savait donc déjà la valeur des qu’en-dira-t-on, mais il ne savait pas encore que toute sa vie il tiendra tête, imperturbablement, et moins encore que plus tard, après une nouvelle ” der des ders “, avec une obstination tout aussi entière, il poursuivra ce combat dont peu de ses coreligionnaires et de ses compatriotes comprendront que c’est le même.

A vingt-deux ans, Léopold se sent attiré par la fonction évangélique des Frères Prêcheurs, mais les règles de l’Ordre le font hésiter. Son grand-père maternel ne s’était-il pas cru une vocation religieuse avant de faire carrière dans les Eaux et Forêts du Morvan puis d’entrer dans la légende de la forêt du Lioran comme le dernier officier de louveterie ayant effectivement commandé une battue contre les loups ? Mais finalement Léopold, dorénavant Raymond-Léopold, s’engage. Il a choisi comme nouveau prénom celui de Raymond de Pennaflore, deuxième successeur du fondateur de l’Ordre et patron des véliplanchistes pour avoir selon la légende franchi debout sur sa coule la Mer Méditerranée vers l’Atlas islamique. Nomen est omen, se dira quinze ans plus tard Léopold en route pour le Sahara.

Au couvent de Saint-Maximin, alors couvent d’études de la province de Toulouse, son énergie sagace et sa combativité conviviale font confier au frère Bruckberger dès son lectorat, à 29 ans, la rédaction de la ” Revue thomiste “. Le Couvent de Saint-Maximin, d’où l’Ordre des Frères Prêcheurs s’est retiré il y a quelques années, datait des XIVe et XVe siècles, et avait été construit à la place d’un monastère des VIIe et VIIIe siècles bâti lui-même autour d’une crypte gallo-romaine censée contenir les reliques de cette Marie de Magdala qui fut l’une des passions les plus durables du futur romancier et cinéaste. En attendant, Raymond-Léopold s’exerce avec application, mais non sans impatience, à la scolastique. Comme pour montrer patte blanche, il publiera sa thèse dans cette ” Revue thomiste ” – qui lui fera rencontrer notamment Jacques Maritain et notre confrère Olivier Lacombe, qui s’en souvient hic et nunc — dont la parution sera bientôt suspendue — par la guerre — jusqu’en 1946. Dans cette thèse, parue en 1937 sous la Rubrique ” Métaphysique “, il ne peut pas retenir par endroits son style à lui : ” Tout ce qui est créé est toujours nouveau. Que cela ait trente siècles, dix ans, deux heures, du point de vue de l’existence, cela est toujours aussi gratuit, aussi emprunté, aussi merveilleux qu’au tout premier instant. C’est ici que s’avère le caractère besogneux du cosmos, indigent comme le non-être, indigence à la fois comblée et entretenue par l’action conservatrice du créateur “.

Œuvre de jeunesse ? Sans aucun doute, mais encore : œuvre de théologien ou œuvre de philosophe ? Sa fougue augustinienne autant que sa carrure thomiste auraient sans doute conduit l’intrépide théoricien de l’analogie de proportionnalité et de l’analogie de participation à taxer cette question de conformisme moderniste ou de conformité sorbonnarde. Mais la thèse mémorable et décisive soutenue en 1941 devant la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris par le père dominicain Geiger sur ” La participation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin ” interdit d’interdire cette question.

Un philosophe peut-il ne pas être théologien ? Socrate et Kant, Spinoza et Simone Weil diront tout au moins que cela ne leur eût pas paru vraisemblable. Un théologien peut-il ne pas être philosophe ? Cela paraît difficile dès lors qu’on estime qu’il ne suffit pas d’enseigner la théologie pour être théologien.

Mais s’il faut affronter tous les dangers et, dans un cas comme dans l’autre, ” penser ” — sapere aude !, disait Horace, comme le rappelleront, cinq ans avant la Révolution française, Emmanuel Kant et, cinq ans après elle, Friedrich Schiller — et penser ” dangereusement “, comme y insisteront Nietzsche et tous ceux qui l’écouteront et l’entendront, la rubrique disciplinaire perd un peu de son intérêt, beaucoup de son confort et tout de son charme.

A la veille de son engagement dans le vrai monde, le monde total, Léopold Bruckberger pensait, plus radicalement sans doute que ses grands amis Jacques et Raïssa Maritain, que toutes les créatures se ressemblent assez et qu’aucune ne ressemble trop à son créateur.

Sur la rive suisse du Léman, face aux cimes savoyardes enneigées — déjà et encore étincelantes quand il fait encore ou déjà nuit sur le lac —, le vieil homme apaisé reprendra le fil de ses pensées d’antan sur la relativité et la transcendance : ” l’essentielle carence des choses, en face de la Toute-puissance divine, situe exactement les perspectives de l’univers. Il n’y a pas de convenance directe possible entre une forme finie et une substance infinie “.

Au demeurant, ses réflexions étaient moins éloignées que ne le présument leurs contempteurs des recherches contemporaines de la phénoménologie et de l’épistémologie, en tout cas de la grammaire philosophique, s’agissant notamment des oppositions pertinentes par traits distinctifs ou de la théorie des prototypes. Il n’empêche que ses goûts et ses capacités le détournaient de la spéculation en cabinet. Bernanos, en qui De Gaulle verra “l e cas de conscience français “, parlera du frère Raymond-Léopold comme d’un ” jeune moine prédestiné, à l’intelligence si sensible et si lucide, à la volonté militaire, au cœur d’enfant et de poète “. Et ce poète confirmera plus tard que ” jusqu’à l’âge de trente ans, [il a] dépensé [sa] vie dans les études. Études qui sont pour toujours associées dans [sa] vie à l’enfermement “.

En réalité, le couvent n’aura été que le sas vers la tragédie du monde. A sept ans, l’enfant avait assisté à l’arrestation de son père. Après dix ans de vie conventuelle, études comprises, le jeune anti-munichois perspicace qui avait fait son service militaire au 81e Régiment d’Infanterie à Montpellier, se retrouve sergent-chef au 3e Régiment d’Infanterie Alpine pendant la Drôle de guerre, pour rejoindre dès mars 40 le corps franc de Darnand. Blessé près de Chantilly, prisonnier de guerre, il s’évade grâce au concours d’un père jésuite, mais, plutôt que d’abandonner un compagnon d’évasion, renonce à insister pour obtenir l’asile dans un couvent dominicain — ce qu’il pardonnera certes à ses frères, mais qu’il n’oubliera jamais —, passe à Dijon en zone libre grâce au chanoine Kir, s’engage tout naturellement dans la résistance. Le mémorialiste se souvient : ” Tous les éléments de [son] âme se sont catalysés dans cette résistance, dont [il ne pourra] jamais douter, puisqu’ [il a] versé [son] sang et frôlé la mort “. Il se remémore ” l’élan de tendresse violente ” pour une France ” vaincue, souillée “, mais aussi une lucidité absolue : ” A ce point, on ne fait plus de détail : on aime tout ce qu’on aime ! “

Non scola, sed vita…

Arrêté par la Gestapo en 1942, Ubruck échappera à l’exécution grâce à son ami Darnand devenu pourtant son adversaire acharné. Il réalisera avec Giraudoux et Bresson ” Les Anges du péché “, avant d’accueillir sur le parvis de Notre-Dame, en qualité d’aumônier de la Résistance, et à la place d’un cardinal Suhard médusé, le général de Gaulle. Pour celui-ci, son aîné de dix-sept ans, il éprouve un respect infini fait autant de conviction que d’affection. Il n’éprouvera de sentiments analogues que pour son cadet de treize ans, Jean-Paul II, celui qu’il appellera prophétiquement, il y a maintenant un quart de siècle, ” le pape de l’an 2000 “.

Magnanime autant que lucide, il prend parti contre l’épuration, obtient du général de Gaulle une douzaine de grâces et assiste sept condamnés devant le poteau d’exécution. Joseph Darnand ne veut pas signer une demande de grâce et Jean Bassompierre voit son recours refusé par le nouveau président de la République. Si le père Bruck intercède ainsi en faveur de miliciens qui l’ont combattu et qu’il a combattus si âprement, c’est qu’il ne croit guère dans la justice humaine — et pas du tout dans la justice des vainqueurs. L’aumônier général de la résistance pour la région parisienne se rend tous les matins dans la cellule du condamné à mort pour y dire la messe. Darnand est fusillé à 48 ans au fort de Châtillon. Bruckberger est alors âgé de 38 ans. Les veuleries, trahisons, inconstances et vengeances dont il fut le témoin courroucé auraient cependant déjà pu, voire dû, le guider vers quelque retraite sceptique ou stoïcienne de philosophe désabusé. Il n’en fait rien. Bien au contraire. Sans ergoter ni dialectiser, il a cru reconnaître dans Charles de Gaulle son Socrate à lui, l’archétype de l’engagement du sage, fût-il hasardeux, et le héraut de l’Honneur.

La clef universelle du mystère Bruckberger, son passe-partout aussi, fut l’irréalisable — mais néanmoins catégorique — primat inconditionnel de la légitimité par rapport à la légalité. Cette opposition, il la retrouvera — de manière analogique, précisément — entre l’inspiration et l’institution, la liberté et le ‘politiquement correct’, l’esprit et la lettre, la conscience personnelle et les rites de son Église, le cœur et les règles de son Ordre.

A quarante ans, Léopold ne connaît et ne reconnaît plus aucun tabou, fût-ce les tabous sacrés auxquels il s’était voué. Charles Péguy aurait dit, une guerre plus tôt, que l’époque, toujours héroïque, appelait d’autres normes éthiques que la période, au bonheur moins inventif, mais plus assuré. Le père Bruck fréquente le monde, les salons comme les salles de rédaction et les officines des partis, le Flore et, justement, le Tabou.

Il fonde et dirige chez Gallimard — qui perd dans l’opération cent mille francs par mois — une revue, Le Cheval de Troie — vocation ou programme ? — qui lui procure des amis puissants dont André Malraux et Albert Camus (qui lui enverra son ” Homme révolté ” avec la dédicace ” au père Bruck, cet essai de théologie négative “), Marcel Aymé et Marcel Jouhandeau, et des ennemis non moins redoutables. Le père Bruckberger ne s’est pourtant pas détaché des querelles domestiques, notamment dans la hiérarchie de l’Eglise, et ce malgré son engagement doctrinal le plus théologiquement correct. Il édite en effet un ” Dialogue théologique ” où les dominicains Labourdette et Nicolas d’une part et les Jésuites De Lubac, Daniélou, Bouillard, Fessard et von Balthasar d’autre part discutent de la survie de la scolastique — forme et fond — en 50 pages de Thèses dominicaines sur ” la théologie et ses sources “, suivies de 40 pages de Réponse jésuite, suivies elles-mêmes de 40 pages de Réplique. L’introduction est d’un condamné in potentia proxima de quarante ans, Raymond-Léopold Bruckberger : ” Dans une époque comme la nôtre où la guerre et la politique ont érigé la haine et le mensonge en nécessités, il devrait être bon de ramener l’intelligence à ses plus hautes disciplines, les unir à la recherche et dans la possession de la vérité. Les biens spirituels n’autorisent pas l’envie, car ils surabondent en les communiquant. Dans un monde où les intelligences ont été aussi bafouées que les cœurs avilis, il n’est peut-être pas chimérique d’imaginer que la vie devrait elle aussi prendre sa charge du malheur de l’homme, l’aider à ne pas renoncer à sa première dignité qui est d’essayer de comprendre son propre destin pour s’accorder avec lui “. L’enjeu du débat théologique est immense : c’est la puissance à la fois de continuité et d’assimilation de la théologie chrétienne qui risque de se tromper de libération. Ce débat-là n’est pas clos, alors que les chamailleries héréditaires entre Dominicains et Jésuites nous paraissent heureusement désuètes aujourd’hui, non que les duels cessèrent fautes de duellistes, mais parce que les deux équipes de football s’aperçurent enfin de ce qui avait échappé aux arbitres, à savoir qu’ils jouaient sans le ballon.

Mais le père Bruckberger a trop d’amis et trop de protecteurs : le cardinal Tisserant, le général Koenig et Jacques Chaban-Delmas, les Pompidou… Et puis, les Dominicains ont trop engendré de rebelles, pas seulement Savonarole, mais aussi Catherine de Sienne et Lacordaire, pour qu’on ne trouve pas un arrangement politico-religieux, en l’occurrence un exil supposé bienfaisant chez les Pères Blancs d’Algérie. Ses supérieurs furent d’ailleurs surpris, voire intrigués, par son obéissance, suspecte de la part d’un clerc si peu jésuite. De superficielles concessions à la légalité lui font accepter cette affectation, mais son sens inaltérable de la légitimité la lui rend rapidement insupportable. Le réfractaire se rend à Aïn-Séfra — la vallée du soufre, justement — dans l’Atlas saharien, où le lieutenant en premier de la Première compagnie saharienne portée de Légion lui offre l’hospitalité.

L’aumônier — quel beau titre ! — père Bruck exercera son ministère avec une attention généreuse et sans impatience à ce poste installé par le général Lyautey dans l’Oued Namous. Mais ” Ubruck ” a décidément si peu de talent de diplomate que l’ordinaire du diocèse demandera et obtiendra son rappel au bout d’un an. Il en fera un livre, ” Le Bachaga “.

Ses frères d’armes regretteront le départ de celui qui leur parlait, mais dans leur langage à eux, de foi, de charité et d’espérance et qui leur avait lu un chapitre du livre qu’il était en train d’écrire sur Marie-Madeleine. Ils se souviennent du nom énigmatique que le père Bruck avait donné au briard noir au poil soyeux ramené de la Forêt-Noire, à savoir Warum, c’est-à-dire, c’est-à-penser : ‘pourquoi’. Comment son maître entendait-il cette question fascinante de la légitimité face à la légalité : pourquoi pas ou pourquoi ?

N’y avait-il pas du François d’Assise dans l’auteur qui ose écrire que ” [son] séjour au Sahara commença par la mort de Bernanos et s’acheva sur la mort de Warum, tué net par un camion “. Du mystique aussi quand en voyant que ” Warum n’est heureux qu’aux pieds de son maître “, il pense qu’il ne devrait se sentir heureux qu’en présence de Dieu. C’est plus qu’une analogie. Raymond-Léopold ressent l’attrait de la transcendance de l’oubli et du silence. A plusieurs reprises, il était ” à deux doigts d’entrer dans la Grande Chartreuse “, mais, ajoute-t-il, ce serait là une désertion.

Toujours est-il que le mémorialiste se souvient que c’est à Aïn Séfra qu’il ” vivra l’histoire la plus riche de significations sur tous les plans de toute [son] existence “. Son destin lui paraît de plus en plus incompréhensible, mais, écrit-il sans aucune hésitation : ” Comprenne qui pourra : à ce moment-là, je suis fait pour la Légion et la Légion est faite pour moi ! “

Que faire de ce réfractaire aussi obstinément soumis que dérangeant et que ses carrures, l’innée comme l’acquise, rendaient redoutable dans un continent menacé vers la fin des années quarante de l’intérieur comme de l’extérieur, sinon l’exiler outre-Atlantique ?

Il s’y rend donc, durablement émerveillé par la puissance, au sens aristotélicien, du nouveau monde. Il a choisi le Middle West. Ni la province de New-York ni celle de San Francisco. Celle de Chicago, qui l’installe dans un couvent un peu perdu dans le Minnesota. Il s’y rend sans états d’âme : ” J’étais bien décidé à obéir en aveugle, et, comme je le leur disais, les supérieurs de l’Ordre jouaient avec moi sur du velours. J’étais déjà allé au Sahara sans rechigner — on m’eût envoyé au Pôle Nord, je n’eus pas rechigné davantage — et sur cette colline en bordure du Mississippi, je me trouvais le plus heureux des hommes “.

Il observe joyeusement la règle, scrupuleusement, ne manquant aucun office, sans le moindre retard, tout en se disant que son destin est imprévisible et que ” la vie est une immense gare de triage “. Le plus inattendu, ce fut la cure de près de deux ans de silence, car le frère Raymond-Léopold était sourd d’oreille et muet de larynx, à l’anglais. La méthode Assimil autant que le ” bain linguistique ” se montrent inopérants. Tout en ne manquant aucune récréation, en riant de blagues qu’il ne comprend pas, le Français apprit bien plus vite à lire, puis à écrire qu’à comprendre et enfin à parler. D’où ses observations mémorables sur ” la gentillesse américaine, à la fois minutieuse, empressée, discrète, imaginative, généreuse… que les Français comprennent mal, car elle est trop évidente pour qu’ils ne la croient pas intéressée “. Avant de composer, au bout de huit ans de ce second exil, son Essai sur la République américaine, il trouve les formules qui sonnent comme des titres : ” L’Américain est américain comme le marin est marin ” et ” Les Américains n’y vont pas par quatre chemins ! “

En comparaison, le système circulatoire français apparaît, dit-il, ” atteint de sclérose, de lourdeur, de lenteur, d’appauvrissement “. Il ne manque pas de s’étonner : ” Jamais je n’ai eu le choix ! Étrange destin : je suis né en France, mais étranger. Je suis devenu à présent un Français de l’étranger ! ” — Mais en faisant le bilan à cinquante ans, il écrira : ” Je ne serais jamais le même si je n’avais jamais vécu au désert, si je n’avais pas fait la guerre, si je n’avais pas été en prison… “

Tout en sachant qu’il pourrait répondre comme Faulkner, à qui un critique demandait à la même époque à Paris s’il était le Balzac des États du Sud et qui déclara que s’il avait voulu observer la société en entomologiste statisticien avant de la raconter, il n’aurait jamais pu commencer à écrire un premier chapitre, Bruckberger publie en 1958 chez Gallimard, dans la Collection justement dénommée ‘Problèmes et documents’, La République américaine, pour y comparer d’abord, à la fin du XVIIIesiècle, la Révolution américaine et la Révolution française, et ensuite, au XXe siècle, la Révolution industrielle et sociale aux Etats-Unis et la Révolution marxiste-léniniste en Europe.

Mais on aurait tort d’attendre de sa plume, même dans l’essai provocant et tardif Le Capitalisme, mais c’est la vie !, un traité, voire simplement un essai d’économie politique sur le messianisme du Veau d’Or, car l’hôte nostalgique des Etats-Unis n’y évoque que ce mode d’être et d’agir ” libre, franc, ouvert à tous les vents, aux siroccos comme aux blizzards, qui ont permis à l’Amérique de réaliser la merveilleuse communion des prolétaires de tous les pays qu’elle a généreusement accueillis de tous les horizons ! “

Une armée peut à la rigueur se battre sur plusieurs fronts à la fois. Un tirailleur voltigeur ne le peut sans déserter son poste. Demeurent certes présentes à l’esprit du moine-soldat la colère de Jésus chassant les marchands du Temple ou la métaphore du chas de l’aiguille — auquel cependant le traducteur de l’Évangile ne rendra pas son sens véritable et au demeurant plus exigeant que cette évocation de l’impossibilité radicale, et qui était cette porte étroite et basse de l’enceinte de la ville qu’un chameau ne pouvait franchir qu’en rampant à genoux, la bosse flasque et le cuir râpé —, mais il confiera cette bataille-là à la relève. Il s’arrêtera aux ” Nouveaux philosophes ” dont il appréciera le concours de la onzième heure et sans se préoccuper encore, à l’instar de La Nouvelle Revue Française qui était devenue La Nouvelle NRF, des nouveaux nouveaux philosophes, lesquels partiraient en guerre contre le totalitarisme prévaricateur de la Bourse Unique, contre le saccage impie du milieu naturel mondial ou contre la licence accordée au mensonge également mondial de précéder une vérification qui ne peut pas courir plus vite que lui et donc jamais le rattraper. Ubruck ne se fait aucune illusion : les deux batailles qu’il aura gagnées en un demi-siècle ne mettent pas fin à la guerre civile perpétuelle de l’espèce…

Le bonheur américain de Léopold, immense et profond, avait un nom, au demeurant mystérieux : Barbara ! Il découvre ce que lui avaient forcément caché et l’étude et le combat, à savoir que l’homme n’est qu’une moitié d’être humain. La sexualité n’est pas à ses yeux affaire de complexes individuels rédhibitoires à psychanalyser, mais élan vital de l’espèce au sens où l’individu en serait moins l’agent que le lieu. La nature ne connaît pas que la reproduction sexuée. Elle a aussi inventé, cent et mille fois, le clonage. Mais en dépit des risques de déséquilibre dans la gestion de son énergie, de ses actions et de ses passions, la reproduction sexuée paraît plus diversifiante, enrichissante, plus capable d’adaptation et d’évolution, à tout prendre plus économique pour l’espèce. Elle seule garantit l’irréductibilité de l’individu et partant la dignité de la personne. L’orgueil démesuré du mâle découvre dans l’éternel féminin sa limite infranchissable. L’homme mûr ne regrettera jamais d’avoir été ainsi dépouillé de sa suffisance d’adolescent. William Blake, le poète, peintre et mystique anglais qui publia en 1789 ses ” Chants d’Innocence ” avait-il donc raison de penser que, parmi les voies de la Providence, les chemins les plus excessifs conduisent le plus sûrement au temple ou palais de la sagesse ?

Mais Raymond-Léopold Bruckberger n’ignore pas que cette légitimité-là, celle de l’espèce, fera scandale. Il a beau dénoncer comme Brassens l’hypocrisie du scandale : que la malédiction doive tomber sur ceux par qui le scandale arrive l’atterre. Il pressent d’ailleurs que la légalité qu’il trouvait tantôt terne et tantôt hypocrite peut être le chiffre d’une autre légitimité. Il sait aussi que la légalité changera peut-être un jour de registre. En attendant, il se cramponne à ses deux autres vœux : la pauvreté et l’obéissance. Il n’en peut mais et tend à ceux qu’il a si souvent scandalisés les premières pierres pour le lapider. La candeur avec laquelle il le fait passera même pour de la vantardise.

A l’école de la vie, sa force principale, qui fut selon sa collaboratrice si fidèle et si avisée, Simone Fabien, le courage, n’a pas faibli. Au bout de huit ans, l’exilé peut rentrer en France. Il veut passer par la Grèce, patrie de la tragédie et de l’Odyssée. Vingt-cinq ans plus tard, il écrira ceci : ” Au moment où j’embarque, la France est dans les dernières convulsions qui agitent la Quatrième République. Je suis loin de penser que, lorsque je mettrai pied à terre en Grèce, De Gaulle sera de retour au pouvoir, sur le point de donner à la France une nouvelle constitution et la Cinquième République. C’est le 13 mai 1958 que je traverse le détroit de Gibraltar, que les Anciens appelaient ‘les Colonnes d’Hercule’ “.

Lorsque de retour en France, il entend le ci-devant général rebelle, de retour au pouvoir et décidé à institutionnaliser l’inspiration par une constitution qui devait réconcilier légalité et légitimité, lui demander où il en était avec son Ordre, il est soulagé de pouvoir exhiber un statut canonique honorable, celui d’une assignation extra conventum. L’assignation est gage de légalité, l’extra conventum lui assurant, miséricordieusement, un espace de légitimité.

Vae victis ! Malheur aux vaincus ? C’est hélas la règle, bien imprudente, de l’histoire. Mais pour un tempérament aussi intempestif que celui du réfractaire coléreux, les vainqueurs sont encore plus menacés que les vaincus. Rentré d’exil, le père Bruck est à présent, de nouveau pour une décennie, un vainqueur absolu. Il continue de se battre, avec fougue et morgue, pour ce qu’il pense être la bonne cause, de semaine en semaine pendant une bonne décennie, dans des chroniques écrites au venin qui font littéralement la fortune de l’Aurore et qu’au lieu de faire oublier aussitôt il recueille dans ” Toute l’Église en clameurs “. Toute l’Église ? Certes non, mais du moins l’Église conciliaire, ses chefs de file, pape compris, et leurs ouailles. Au redresseur de torts qui ne brandit cependant jamais l’étendard d’un nouveau schisme, tout réussit. Sa ” Marie-Madeleine “, publiée en 1952 avec imprimatur et condamnée par le Saint-Office, sera reprise sans imprimatur par Albin Michel. Le cardinal Tisserant préface L’Histoire de Jésus-Christ, et Jean Dutourd L’Âne et le bœuf. Le film sur ” Le Dialogue des Carmélites ” inspiré de La Dernière à l’échafaud de Gertrud von Lefort, descendante de Huguenots reconvertie au catholicisme, reçoit le Grand prix international de l’Office catholique du cinéma. Et la nouvelle traduction de l’Évangile, le Prix Chateaubriand. Le père Bruck, méchamment réputé à présent pour ” vivre à gauche et penser à droite “, est cependant un autre homme. L’essentiel de ses œuvres, ce ne sont pas ces jets d’encre assassins, mais la reprise tempérée, décantée, de cette théologie de proximité filtrée, même si ses partisans n’en sont pas ravis, par une sorte d’autocritique. Non que, la colère passée, le moine-combattant ou l’intégriste mondain se rangent. Celui qui avait besoin de tout ce tintamarre pour méditer en silence est un écrivain-né qui avait encore besoin d’apprendre. Il devait purifier le métal au feu. Et cela lui fut donné. Sa langue est celle du théâtre et du cinéma, mais aussi celle du peuple et celle des classiques. Il s’est trouvé et il le sait : ” J’imagine, écrit-il, que le laboureur comprend le monde en labourant. L’écrivain comprend le monde en cherchant ses mots ! ” Il apprécie en connaisseur les flèches de ses adversaires, mais les trempe dans le curare avant de les renvoyer, comme cet aphorisme de Marx qu’il utilisera contre Hegel et Ricardo : ” Si l’Anglais transforme l’homme en chapeaux, l’Allemand transforme les chapeaux en idées ! ” — Léopold et Raymond gémissent : ” L’écriture est un usurier ! ” La page blanche est impitoyable : ” Marche ou crève ! ” Bruckberger ” choisit de marcher “, comme le légionnaire. Et comme le semeur.

La récolte sera riche. Que ce soit l’allure vagabonde et cependant si mesurée des ” Sortilèges mexicains “, qui racontent une incursion touristique dans le pays des Mayas, ou l’utopie chiffrée de ” L’Aveugle clairvoyant ” ou de cette autre fable qu’est ” Le Chat botté et le manteau de l’Évêque “, le jeu abattu de ce ” Pour quoi je vis “, qui fait écho au fidèle Warum avec qui il se promenait aux confins du Sahara, ou enfin le procès sérieusement instruit dans l’ouvrage qu’il dédia, au 35e anniversaire de sa propre ordination sacerdotale, à la mémoire du cardinal Saliège, dont il salue la force de caractère et le non-conformisme ainsi que le dévouement aux pauvres et aux persécutés, à savoir ” Dieu et la politique “, et où il écrivit il y a déjà trente ans qu’ ” aujourd’hui, la confusion est extrême sur le sujet. Pendant des millénaires, la religion a tenu lieu de politique. Aujourd’hui, la politique risque de devenir notre seule religion. ” — Dieu et la Révolution, c’est à ses yeux la vieille question : Dieu et César. D’un autre texte admirablement écrit, ” Le Monde renversé ” (” C’est justement le Royaume “, en emprunte l’exergue au Talmud), il dédicace un exemplaire au futur cardinal Yves Congar ” pour le père Congar avec mon fraternel hommage pour son effort héroïque de sortir du chaos “. L’ouvrage était dédié à Jacques Maritain, ” avec l’admiration de l’esprit et la gratitude du cœur “. Ses adversaires, pour ne pas dire ses ennemis, prenaient volontiers pour de la fausse modestie l’affirmation souvent réitérée qu’il avait ” l’esprit lent “. Il se connaissait mieux que ses partisans, qui savouraient de jeudi en jeudi sa promptitude. De la lenteur, il cultivait ces vertus sédimentaires que sont l’obstination et la fidélité, mais n’en fut pas toujours récompensé. Il ne put réunir les capitaux indispensables à la production du film sur la vie de Marie-Madeleine qu’il avait mis vingt ans à concevoir, tandis que le montage sur la Résistance à partir de textes du général de Gaulle fut interrompu net par le second et définitif départ du Général. .. ……

Pour dépeindre les sentiments qui l’étreignaient en 1940, le mémorialiste parlait de la ” tendresse violente ” pour sa patrie d’adoption. Le jeune lieutenant d’Aïn Sifra, ci-devant et ci-présent général de Corps d’armée, et qui l’avait fréquenté pendant quatre saisons, parle encore aujourd’hui de son ” humilité tonitruante “. On pourrait rallonger la liste : ” verve débridée “, ” harangue blessante “, ” modestie orgueilleuse “. Nul doute que, l’âge venant, Raymond-Léopold Bruckberger abandonna l’une après l’autre ces épithètes.

Bien que sa philosophie se soit confondue avec sa vie, on trouve sous sa plume de rares confidences spécifiquement philosophiques. Ainsi, à propos de l’œuvre de Jacques Maritain : “l e conflit est le secret du philosophe “, idée qu’il développe magistralement tout en faisant semblant de seulement l’effleurer : ” Le conflit en philosophie, c’est le conflit évité, rejeté plus loin, transporté doucement dans le domaine du spectacle ! C’est l’opium, la drogue, c’est toute pseudo-aventure qui dispense l’âme de son destin à elle, qui la décharge doucement de son potentiel héroïque, dans un risque à côté, illusoire, un risque qui n’engage pas l’esprit, qui le dégage au contraire de toute responsabilité – et qui dit ‘Le monde est absurde, que voulez-vous que j’y fasse ?’ Oh ! le mol oreiller que tout ce pathétique objectif… ” Non, ce n’est pas le Schopenhauer des ” Âges de la vie ” qui parle, mais le théoricien non-hégélien du conflit qui insiste : ” Si la philosophie est pacifique, ce n’est qu’autant qu’elle a su faire face, qu’elle a déjà livré et gagné bataille. “

L’opposition entre la légitimité et la légalité est moins que jamais désuète. Elle se situe au cœur de la philosophie du droit et de la philosophie renaissante des fondements de cette Morale que d’ultimes convenances déguisent encore sous son synonyme grec d’éthique.

Sa maîtrise diachronique à l’aide de l’opposition empruntée à Charles Péguy devra cependant se résoudre à accepter que les deux phases, la période et l’époque, peuvent coexister — subjectivement, c’est évident, mais aussi objectivement, perpétuant désaccords et conflits —, si la réflexion ne veut pas, sous le prétexte faussement consensuel de ‘pensée unique’, se dérober aux lois de cette coexistence décalée qui cause, comme à maints carrefours les feux de signalisation, tant d’accidents et de malheurs.

Mais l’écrivain en lui trouve d’autres mots pour dire qu’il y a ” toujours un au-delà “, même au terme du voyage long d’un demi-siècle de ” ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui [croyait] s’être déjà posé tout seul tant de questions, qui [arrivait] frémissant d’objections et qui [abordait] cet univers intellectuel où tout, absolument tout, et la somme de tout, [n’était] présenté que sous le mode de l’interrogation ” — mais à qui ce Daimon sans lequel il n’est pas de philosophie soufflait à l’oreille : ” Mon pauvre enfant, jusqu’ici, tu étais fier de toi, et d’avoir quitté le rêve ! Va ! Tu n’avais descendu que des ruisseaux ! Regarde ! De tous tes yeux, regarde autour de toi, à l’infini : voilà la mer ! Va, te dis-je, va ! Il n’y a pas au loin d’Amérique pour mettre une limite à tes découvertes… Et quand tu mourras, ton dernier soupir sera encore une question. — La réponse est au-delà du monde ! “

Sur la fiche de candidature qu’il dépose à soixante-dix-sept ans à l’Académie des sciences morales et politiques, Raymond-Léopold Bruckberger se garde de se dire philosophe. Apprenant que parmi les autres candidats à la succession de Raymond Aron figure Emmanuel Lévinas, le Dominicain — qui se présente comme écrivain et comme cinéaste — envisage très sérieusement, voire modestement, de se retirer de la compétition. Se serait-il trompé — une fois de plus, après sa vaine candidature au fauteuil du cardinal Tisserant — d’académie ? Ou au moins de section ? Des amis avisés et entreprenants le dissuadent de le penser. Il est vrai que si philosophie il y a, elle n’est pas dans ses travaux au sens de l’œuvre écrite, mais dans le travail, tripalium, dans un autre sens, de la vie vécue.

En revanche — si l’on ose dire sans évoquer quelque ascendant de l’apparence sur l’être —- le candidat de soixante-dix-sept ans se dit seulement écrivain [de vocation ?] et cinéaste [de profession ?]. Il n’a sans doute pas soupçonné, et eut si peu d’occasions de s’en apercevoir par la suite, au grand regret de ses confrères, que l’Académie dont il sollicitait et obtint les suffrages est une compagnie à la fois vive et mûre qui essayait imperturbablement, comme lui, d’unir l’esprit et la lettre, l’inspiration et l’institution, la légitimité et la légalité.

Retiré sur la rive suisse du Léman dans le foyer Jean-Paul II voué et dévoué à l’accueil des prêtres âgés, l’académicien des Sciences morales et politiques vécut ses dernières années dans une grande et paisible solitude — sans doute seulement apparente — méditant ce qu’il avait entrevu un demi-siècle auparavant et que rien ne pouvait plus troubler à présent, et qui, à défaut de ‘Traité de philosophie’ est un véritable ‘Testament de philosophe monothéiste’ :

” Infini de la contingence — nous reculons devant son inintelligibilité pour nous trouver acculés à un autre infini, d’intelligibilité cette fois, et qui est à lui-même sa raison incompréhensible. Le silence de ces deux infinis effraie. Mais il faut avancer vers l’un ou l’autre abîme : Dieu ou l’absurde. “

Mais même cet accent pascalien lui paraît trop orgueilleux. Ses derniers mots sont ceux qui ne prétendent même plus donner une leçon, mais qui cette fois, en donnent une qu’on ne peut pas ne pas entendre, et à laquelle cette Notice ne peut et ne veut rien ajouter. Ces deux mots, adressés urbi et orbi, mais d’abord et ensuite au-delà, furent et demeurent ” pardon ! ” et ” merci ! “