Les États nationaux face au fléau mondial de la drogue

Séance du lundi 2 octobre 2000

par M. Jacques Boré

 

 

Des esprits brillants, qui aiment les analogies, souhaiteraient que la France autorise l’usage des drogues douces, comme elle autorise l’usage de l’alcool, et du tabac, dont les effets néfastes sur l’organisme humain sont parfaitement connus. Devons-nous céder ou non à ce chant des sirènes ?

Je réponds résolument non, car les drogues – dures ou douces – altèrent de façon persistante la biochimie du cerveau, dont dépendent la mémoire, la coordination, les émotions et le jugement, et parce qu’elles atteignent notre fonction de reproduction.

Le verdict scientifique sur ce point est sans appel : quelques milligrammes de drogue suffisent à provoquer ces altérations persistantes de la biochimie du cerveau. Le sujet dépendant de la drogue perd la capacité de s’en passer. Il a perdu sa liberté individuelle et est devenu la victime pathétique de la société irresponsable qui en tolère l’usage. La nicotine crée une dépendance aussi profonde que celle de la drogue, mais elle n’altère pas l’informatique cérébrale, qui permet l’exercice des fonctions intellectuelles. Quant à la consommation d’alcool, elle peut altérer la personnalité mais il faut deux ou trois mille fois plus d’alcool que de cannabis pour produire les mêmes effets ; ici tout est une question de quantité.

Des études faites aux États-Unis, en Angleterre et en Suède depuis deux décennies, ont confirmé ces effets néfastes persistants de la drogue. Mais grâce aux efforts financiers des trafiquants, ils ont été soigneusement occultés par les médias internationaux.

En Europe, les pays scandinaves sont restés fermes (et ont conservé comme par enchantement la criminalité la plus faible de l’Europe). Mais, certains pays comme la Hollande, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne et l’Italie ont légalisé l’usage du cannabis. En France, le Chef de l’État est opposé à la légalisation mais le gouvernement est divisé sur la question ; et on sait que chaque semaine six tonnes de cannabis arrivent frauduleusement en France de Malaga. Et on a la surprise de lire dans un magazine hollandais (Main line) : ” User de la drogue et devenir vieux, c’est possible, je me drogue depuis l’âge de 17 ans et j’ai rencontré ma femme il y a 25 ans ; depuis nous partageons ensemble amour et souffrance “. L’aveu de cette souffrance et de ce partage en dit long…

A cause de ces erreurs d’appréciation, le monde est en train de perdre cette indispensable guerre contre la drogue que Théodore Roosevelt avait instituée lui-même il y a cent ans. Cette guerre devra être poursuivie malgré une certaine démission de l’Occident, dans l’intérêt de la liberté des hommes et de leur descendance.

Tel est le souhait de Gabriel Nahas, Professeur de Médecine et Conseiller de la Maison-Blanche en matière de drogue et je pense que notre ami, Lucien Israël, sera du même avis.

A mes yeux, l’existence d’un marché de la drogue est un crime contre l’humanité car un homme n’est rien sans ses facultés intellectuelles. La drogue est un fléau mondial qu’il faut combattre puisqu’il y a dans le monde 220 millions de drogués :

    • 140 millions par le cannabis,
    • 30 millions par les amphétamines,
    • 13 millions par la cocaïne,
    • 8 millions par l’héroïne,
    • et 25 millions par les hallucinogènes.

– Comment doit s’organiser cette lutte ?

Dans la réalité, elle a un double visage que nous examinerons tour à tour :

  1. La lutte contre le trafic des stupéfiants
  2. La lutte contre le blanchiment de l’argent sale qui est le produit du crime

I- La lutte contre le trafic de drogue

A- La lutte ouverte

Une lutte ouverte se fait d’abord par l’intermédiaire des postes de douane, que les accords de Schengen ont malheureusement raréfiés.

Grâce aux douanes et à la police, grâce à Interpol qui les renseigne, grâce aux chiens policiers, dont l’odorat est spécialement exercé pour ce dépistage, de nombreuses saisies sont opérées chaque année, qui empêchent la mise à la consommation de ce poison. En 1999, 59 tonnes de drogues ont été saisies et ce chiffre est en constante augmentation.

Le personnel de la douane compte 20 000 fonctionnaires, dont 30 % de femmes, et ce personnel est principalement concentré dans les zones frontalières, les ports et les aéroports. La coopération des divers services nationaux de police et de douane est exemplaire et s’intensifie de plus en plus. Il n’est pas sans intérêt d’ailleurs de noter que le directeur général des douanes est secrétaire général de TRACFIN, l’organe de lutte contre le blanchiment de l’argent sale et que c’est un Français, Monsieur Michel DANET, qui est à la tête de l’organisation mondiale des douanes.

A ce personnel, s’ajoutent des moyens matériels importants : une flottille de vedettes et garde-côtes, des camions-radars de surveillance, des avions et des hélicoptères de surveillance terrestre et maritime. En outre le port du Havre est le premier port français à être équipé d’un système de radioscopie, permettant de visualiser sans manipulation l’intérieur des conteneurs routiers et maritimes. On peut ainsi contrôler en une semaine un volume de marchandises équivalent à celui qu’on contrôlait autrefois en un, ce qui est impressionnant. Bien entendu, la drogue saisie est immédiatement détruite ; il ne faut pas encourager les tentations.

B- La lutte masquée

Mais à côté de la lutte ouverte, la communauté internationale a mis au point un procédé plus subtil : ” la livraison surveillée “, que la Convention de Vienne de 1988 avait préconisée et que la loi du 19 décembre 1991 a introduite dans l’article 67 bis de notre Code des douanes.

L’idée générale est la suivante : la lutte contre le trafic des stupéfiants est une véritable guerre. Et pour gagner cette guerre, les douaniers doivent passer de la surveillance passive à l’infiltration active. D’ordinaire, les agents des douanes n’interviennent que pour la recherche des infractions déjà commises ou en train de se commettre. Ici au contraire, il s’agit de dépister les organisations et les criminels avant l’action, afin de démanteler les réseaux du trafic de drogue et de les désorganiser durablement.

Pour cela, certains douaniers doivent pouvoir transporter et vendre eux-mêmes la marchandise de fraude. Et s’ils en réchappent, ils auront, grâce à cette infiltration à l’intérieur du réseau, la possibilité d’identifier toute une escouade de trafiquants.

Les angélistes s’écrieront aussitôt : ” Mais la Douane a trompé ces malheureux : en leur livrant la drogue, elle les a incités à commettre le délit “.

Non, Messieurs : ce n’est pas l’éloquence du douanier mais le profit du trafic de drogue qui les a déterminés à passer à l’acte. N’ayons aucun doute à cet égard ; et il vaut mieux un délinquant trompé que des millions de jeunes gens empoisonnés !

La loi pénale veut simplement – comme le veut le simple bon sens – que l’acte du douanier reste neutre quant aux conditions de la responsabilité pénale du délinquant et que les éléments matériels et psychologiques de l’infraction soient réunis. Dans cet esprit, l’article 67 bis du Code des douanes assure l’impunité au douanier à deux conditions :

    1. Il faut qu’il agisse avec l’autorisation et sous le contrôle du Procureur de la République, c’est-à-dire d’un magistrat poursuivant ;
    2. Il faut que les actes autorisés par le Procureur n’aient pas déterminé la commission des infractions, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans un trafic réel et préexistant et non dans un scénario de pure fiction.

Or, l’Administration a les plus grandes difficultés à obtenir des tribunaux judiciaires l’application de ces textes. Ainsi, un arrêt de la Cour de Toulouse du 30 avril 1997 constate expressément que les prévenus ont accepté de participer à un trafic de haschich dans l’espérance d’un profit personnel, qu’à aucun moment ils n’ont subi la moindre contrainte des douaniers. Et pourtant, il relaxe les trafiquants, au motif qu’il ne s’agit que de simples comparses et que ” la provocation n’est plus en adéquation avec l’objectif atteint “.

On dit en somme aux douaniers : “ Messieurs, compte tenu des maigres résultats que vous avez obtenus par I’opération d’infiltration Pégaze, vous avez risqué votre vie pour rien, et je relaxe les convoyeurs parce que vous n’avez pas réussi à identifier les chefs ” ! Comme le pêcheur , le juge rejette à la mer les petits poissons…

Cette relaxe, Messieurs, est affligeante : quel agent de l’Etat accepterait désormais de mettre en danger sa personne, son honneur et sa vie, pour appliquer un texte auquel la Justice elle-même ne croirait pas ? Par application de la Convention de Vienne, dans tous les pays du monde des hommes risquent leur vie pour démanteler les réseaux du trafic de drogue. Si les Français ne défendaient pas avec force l’article 67 bis du Code des douanes, pour anéantir la ” french connection “, on imagine facilement les quolibets qui, dans tous les pays du monde, viendraient prétendre injustement que les douanes françaises préfèrent la tranquillité du fonctionnaire aux dangers d’une infiltration périlleuse qui angoisse leur famille. Et c’en serait fini de l’honneur des douanes françaises et de leur internationale.

C’est pourquoi l’Administration a attaqué en cassation cet arrêt de la Cour de Toulouse. Et la Cour de Cassation a malheureusement rejeté le pourvoi le 5 mai 1999, au motif notamment : “ que la provocation à l’infraction par un agent de l’autorité publique exonère le prévenu de sa responsabilité pénale, lorsqu’elle procède de manoeuvres de nature à déterminer la commission des infractions, portant ainsi atteinte au principe de la loyauté des preuves “.

Voici le grand mot lâché : ” Loyauté ” qui exclut la ruse et la manipulation et ne l’autorise que de la part du seul coupable. C’est le droit à l’habileté à sens unique.

On se refuse à appliquer un texte législatif national et une convention internationale, au nom d’un principe général de droit : celui de la loyauté des preuves ; et on transforme un texte du Code des douanes, destiné à conférer une immunité aux douaniers, en cause d’exonération du délinquant, en dehors du Code pénal ancien et nouveau, en disant qu’on n’a pas fait la preuve d’un trafic préexistant. Comme si les 1352 kilos de drogue qui ont été saisis à Toulouse étaient tombés du ciel !

Le fait justificatif du fonctionnaire devient, par une surprenante métamorphose, une cause d’exonération du délinquant.

Il est vrai que les trafiquants sont si prudents, qu’on a parfois beaucoup de peine à relier entre elles les diverses séquences d’un trafic international de drogue ; mais l’évidence du trafic, le comportement et le passé pénal des délinquants suffisent généralement à établir ce lien si l’on veut bien s’en donner la peine. C’est ce que le juge appelle la preuve par présomption. Et Dieu merci, le juge judiciaire s’en sert souvent.

Cette alchimique transmutation du crime en fait impuni, cette résistance du juge au législateur s’explique : le magistrat répugne à ce qu’un fonctionnaire se déguise en opérateur pour agir sur le marché de la drogue et se livre à une manipulation.

Mais la réponse est simple : la drogue est un marché clandestin. Et pour déceler un marché clandestin, il n’y a qu’un seul moyen : c’est de s’y porter comme opérateur. Et c’est ce qu’a compris la Convention de Vienne adoptée par les Nations-Unies en 1988. Les États connaissent déjà le contre-espionnage en temps de paix ; et ils ont dû faire de même, pour mener à bien la guerre contre la drogue, qui est une guerre internationale en temps de paix.

Les tribunaux judiciaires doivent le comprendre, et il est vraisemblable qu’ils le comprendront de plus en plus, car on ne fait jamais appel en vain au bon sens des Français. Le droit à la drogue n’est pas un droit de l’homme. Pour un Etat digne de ce nom et soucieux de la santé de ses citoyens, le trafic de drogue est un fléau social, un péché contre l’homme et un crime contre l’humanité pour tous ceux qui en font le commerce

II- La lutte contre le blanchiment de l’argent sale

a) Pourquoi la lutte contre la drogue passe-t-elle aussi par la lutte contre le blanchiment de l’argent sale ? Parce que l’argent est à la fois le nerf de la guerre et la récompense du combattant. Le profit du trafic de drogue est colossal : c’est lui qui permet de financer le trafic d’armes et le terrorisme. Toucher à ce pactole, c’est frapper le mal à sa source et le toucher au cœur. C’est à la fois un devoir et une habileté. Cette guerre contre la drogue exige donc l’instauration d’un “front financier“.

Le F.M.I. estime que le blanchiment de l’argent sale absorbe huit cents milliards de dollars, ce qui représente 2 à 5 % du produit brut mondial ; et cette économie souterraine est, dit-on, en croissance constante. Il ne faut pas confondre l’argent noir et l’argent sale : le premier provient de la fraude fiscale alors que le second est le produit du crime, sous toutes ses formes.

A la suite de la Convention de Strasbourg du 8 novembre 1990, les Etats-Unis ont annoncé qu’ils allaient intensifier cette lutte. Et les pays du G7, réunis lors du sommet de l’Arche, en juillet 1989, ont décidé de créer un groupe d’experts, chargés de “ promouvoir des stratégies de lutte contre le blanchiment “. En 1990, ce groupe d’action financière internationale (GAFI), auquel ont adhéré 31 pays, a rédigé un rapport contenant 40 recommandations instituant un code de bonne conduite pour les établissements financiers, code fondé sur la persuasion et non sur la contrainte, mais qui a permis de réaliser des progrès considérables : En dix ans, les pays du GAFI se sont dotés de législations appropriées réprimant sévèrement le blanchiment de l’argent sale et développant la détection des circuits utilisés.

Ce fut en France l’oeuvre de la loi du 13 mai 1996, qui a élargi ce délit de blanchiment, dont l’élément matériel est ” la justification mensongère de l’origine des fonds de l’auteur d’un crime ou d’un délit ” et qui punit tous ceux qui ” apportent leur concours à une opération de placement, dissimulation ou conversion de cet argent“. Tous ces professionnels deviennent des complices du crime ou du délit, ce qui les oblige à rester sur leur garde. Le principe de non-immixtion des banquiers dans les affaires de son client a une limite : le droit de ne pas devenir à son insu un criminel.

En outre, 7 magistrats européens, réunis à Genève le 16 octobre 1996, ont lancé un appel ainsi conçu : ” Nous voulons contribuer à construire une Europe plus juste et plus sûre où la fraude et le crime ne bénéficient plus de leur impunité actuelle “. Et depuis lors, plus de 10.000 magistrats et personnalités de l’Union Européenne ont signé cette déclaration.

La preuve est donc faite qu’il y a ” une Europe des hommes de bonne volonté ” prête à se mobiliser contre l’Europe des criminels. C’est, si l’on peut dire, ” la lutte des âmes propres contre l’argent sale “.

b) Qu’est-ce que le blanchiment ? Le terme décrit parfaitement le processus mis en œuvre : “ On fait subir à une certaine somme d’argent illégale, donc sale, un cycle d’opérations destinées visant à la rendre légale, c’est-à-dire à la laver. En d’autres termes, il s’agit d’obscurcir l’origine des fonds obtenus illégalement, à travers une succession d’opérations financières jusqu’à ce que ces fonds puissent réapparaître au grand jour sous forme de revenus légitimes “.

Les moyens de conversion sont multiples : achat de biens immobiliers, souscription d’assurance-vie, achat de restaurants et de discothèques, prise de participation dans des sociétés prospères, emprunts fabriqués, fausses factures d’import-export, faux gains aux jeux, création de fausses sociétés qui n’ont d’autre consistance qu’une adresse et un compte en banque.

Les études macro-économiques ont démontré les effets néfastes de l’argent sale : non seulement cet argent est volatile donc dangereux ; mais il n’est pas imaginable, pour un Etat digne de ce nom et soucieux de son indépendance, que des pans entiers de son économie soient entièrement contrôlés par des organisations criminelles extérieures.

c) Comment conduire cette lutte ? Elle n’est pas facile et des auteurs désabusés tels que Jean de Maillard, l’ont comparée ironiquement à la lutte contre le réchauffement de la planète…

Les difficultés sont triples :

    • D’une part, la globalisation de l’économie a multiplié les filières de blanchiment.
    • D’autre part, les avancées technologiques d’Internet ont permis, en quelques secondes, le transfert de milliards de dollars partout dans le monde, sans face à face et sans appel téléphonique.
    • Enfin le passage à l’euro en 2002 sera aussi l’occasion pour les blanchisseurs de rapatrier des fonds mis en pension dans un frigidaire international.

En outre, cette lutte anti-blanchiment se heurte à deux obstacles juridiques de taille que nous examinerons tour à tour :

  1. D’une part, la libre circulation des capitaux au sein de la Communauté, s’oppose à tout contrôle des changes .
  2. D’autre part, l’obligation au secret professionnel auquel sont assujetties diverses professions (notaire, banquier, expert-comptable et avocat) ne peut être levée qu’avec difficulté dans l’intérêt de la police et de la Justice.

Comment surmonter ces deux difficultés ? Ce sera l’objet de cette seconde partie.

A- La déclaration

a) La Cour de justice européenne, dans ses arrêts Bordessa et de Léra de 1995 a parfaitement résolu la première difficulté. Elle a énoncé : ” Si la directive européenne de 1988 interdit qu’un Etat membre soumette l’exportation ou l’importation des capitaux à la délivrance d’une autorisation, elle n’interdit absolument pas aux Etats de les soumettre à l’obligation de déclaration “.

Lorsque les Etats européens ont décidé de libérer la circulation des capitaux, ils n’ont pas pour autant décidé de se transformer en paradis du blanchiment, comme le Liechtenstein ou les Iles Caïman.

Ces Etats, notamment la France, ont au contraire adhéré à la Convention de Vienne de 1988 sur la lutte contre le trafic des stupéfiants et à la Convention de Strasbourg de 1990, sur la lutte contre le blanchiment de l’argent sale. Et cette obligation leur a semblé si essentielle qu’elle a été intégrée au Traité de Rome par le Traité de Maastricht dans son article 73 D.

Subordonner la circulation des capitaux à une autorisation porterait une atteinte excessive à la liberté. La subordonner à une simple déclaration préalable permet au contraire d’assurer la défense de l’Ordre public. Il suffit de faire une déclaration écrite ou orale à la douane et de répondre loyalement à la question posée par l’Administration. Ce n’est quand même pas très compliqué !

Une fois cette déclaration faite, les particuliers peuvent transférer à l’étranger, en dehors du circuit bancaire, tous les capitaux qu’ils veulent. Ils peuvent se présenter à la douane avec plusieurs valises bourrées de billets de banque usagés ; s’ils en font la déclaration à la douane, personne ne pourra rien contre eux.

Quel est alors l’intérêt de l’obligation de déclaration ? L’intérêt est que le passeur sera signalé au SETICE, le service des titres du commerce extérieur qui centralise toutes les déclarations de transfert d’argent. Et si ce service remarque que le déclarant se livre à de nombreux passages, elle pourra le signaler à la bienveillante attention du Service des Enquêtes Douanières (SNED) ou de la police judiciaire. En outre, le service TRACFIN, chargé de lutter contre le blanchiment de l’argent sale, peut à tout moment interroger le SETICE pour identifier les blanchisseurs. Si la réponse est positive, ce sera un indice supplémentaire pour démasquer les fraudeurs et les traduire en justice.

b/ Mais cet excellent système s’est heurté passagèrement à une difficulté technique imprévue, qui m’avait conduit à différer cette communication. Par un arrêt extrêmement dangereux du 25 juin 1998, la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation avait décidé que l’article 464 du Code des Douanes, imposant cette déclaration aux voyageurs, ne s’appliquait qu’aux résidents français et non aux non- résidents, alors que l’article 7 du décret du 29 décembre 1988, qui régit la matière, décide expressément le contraire !

Comment la Chambre Criminelle a-t-elle pu commettre une telle erreur ? Grâce à la ruse d’un trafiquant tunisien , le sieur Djemal, qui partant du principe qu’il est plus facile de gagner un procès quand on se bat tout seul que contre un adversaire, avait négligé de notifier son mémoire de cassation à la douane et avait obtenu un arrêt non contradictoire, affirmant cette contrevérité manifeste que les non-résidents de passage en France n’étaient pas assujettis à cette déclaration.

Le trafiquant misait sur cette vérité d’expérience qu’il est toujours très difficile, une fois quelle a jugé, de faire revenir la Cour Suprême sur sa doctrine, car une Cour régulatrice du droit chargée d’assurer l’unité de la jurisprudence est tenue d’avoir une jurisprudence stable.

Effectivement, l’Administration des Douanes a passé un mauvais moment entre 1998 et 2000 tant que cette doctrine dangereuse a sévi. Et le recueil de jurisprudence Lamy s’était empressé de répandre cette doctrine hérétique urbi et orbi, pour rendre plus difficile le revirement de la Chambre Criminelle.

Mais le Ministre des Finances a aussitôt frappé d’opposition cet arrêt non contradictoire. Et dans son arrêt du 29 mars 2000, la Plénière de la Chambre Criminelle a renversé, sans complexe, la doctrine de sa section fiscale et proclamé que cette déclaration avait un caractère absolument général. Il ne manque donc plus de maillon à la chaîne du contrôle. La circulation des capitaux est libre, mais elle est en liberté surveillée, parce qu’il faut bien lutter contre le crime.

B- Le secret professionnel

Il existe une seconde difficulté à cette lutte contre le blanchiment : c’est celle du secret professionnel , auquel certaines professions sont assujetties et qu’on ne peut lever qu’avec difficulté. Et cette difficulté a obligé les Etats démocratiques à des révisions déchirantes, en obligeant des professionnels, tels que les notaires, les experts-comptables, les agents immobiliers et les banquiers, à s’informer sur leurs clients et à conserver sur eux une documentation appropriée, voire même à dénoncer leurs trafics à la police.

La loi considère en effet que ces professionnels ont une obligation de vigilance active. Ce ne sont pas des épiciers ! En aucun cas, ils ne doivent laisser les criminels se servir d’eux ni les associer à leurs trafics illicites. Chacun a le droit absolu de rester un honnête homme.

Les Etats ont fait face à ce défi et les Etats-Unis ont été les premiers au niveau mondial à considérer le blanchiment comme un crime, passible de sanctions très graves.

Un record absolu a été battu à cet égard en 1999, lorsque la banque de New-York BONY (un nom de sinistre mémoire), en la personne de son Président Peter Berlin et de sa vice-présidente Nancy Edwards , ont été impliqués dans le blanchiment de 7 milliards de dollars en provenance du cartel colombien. Pris la main dans le sac, les prévenus ont plaidé coupables, mais ces aveux sont souvent obtenus en échange d’une peine moins lourde. Car le blanchiment peut être puni en Amérique jusqu’à 30 ans de prison et la saisie des fonds blanchis y est souvent considérable.

Qu’une banque américaine ait pu autoriser 160 000 transferts de fonds, atteignant 166 millions de dollars par mois, sans tirer la sonnette d’alarme, a laissé tout le monde pantois. Et c’est ce que désormais les Etats veulent éviter.

a) Pour les banquiers, la directive européenne du 10 juin 1991 a fixé les grandes lignes de cette lutte :

    • – identification des clients lors de leur entrée en relations avec la banque ;
    • – surveillance des opérations importantes dépassant un million de francs, surtout si elles sont complexes et inhabituelles ;
    • – déclaration par la banque à l’autorité anti-blanchiment des opérations suspectes, pouvant être liées à des infractions pénales ; c’est ce qu’on appelle la déclaration de soupçon ;
    • – organisation d’une formation du personnel bancaire sur les indices du blanchiment.

Les résultats ne sont pas spectaculaires car les professionnels du blanchiment se hâtent de changer de filière, dès qu’ils savent que la mèche est éventée ou qu’ils sentent qu’il existe une menace quelque part. C’est le combat du chat et de la souris !

Mais les pays du G8 sont arrivés à une conclusion claire : seul un engagement politique de tous les pays peut permettre la levée totale du secret bancaire et la mise à mort des paradis fiscaux, qui font un usage dévoyé de leur souveraineté et assurent égoïstement leur prospérité économique, en vendant aux particuliers des législations complaisantes : ces pousses aux crimes sont bien connus : les îles anglo-normandes, l’île de Man, les îles Caïman, Gibraltar, le Luxembourg, Monaco, les Bahamas et le Liechtenstein. Huit d’entre eux ont adhéré au Groupe Egmont, réunissant 49 pays, où chaque adhérent s’engage à effectuer la déclaration de soupçon. Et la Suisse quant à elles a adhéré au GAFI. Une réforme efficace du système bancaire mondial passe d’abord par l’interdiction des comptes à pseudonymes et des comptes à numéros.

Ce contrôle réciproque des pays les uns sur les autres constitue une pression indéniable. La bataille contre la mondialisation a ceci de redoutable qu’elle s’attaque à un monde sans loi. Le cartel de la drogue investit en bourse, achète des banques, des sociétés commerciales et même des compagnies aériennes, finance des campagnes électorales comme celle de Monsieur Semper en Colombie et devient une puissance mondiale très difficile à contrôler. D’où l’utilité des groupements internationaux tels que le GAFI et des conventions internationales telles que celles de Vienne et de Strasbourg, car les ordres juridiques nationaux sont tout à fait dépassés pour livrer un tel combat.

b) Faut-il, au-delà des banques, des notaires et des professionnels de l’immobilier, lever le secret professionnel des avocats ? Un rapport du Parlement européen du 26 février 1999 l’a suggéré. Et c’est une question sur laquelle la Chancellerie a beaucoup hésité.

Mais après avoir longtemps réfléchi à ce problème, je partage pour ma part le sentiment du Conseil des Barreaux de l’Union Européenne (le C.C.B.E.), qui a heureusement rappelé la valeur absolue dans une démocratie du secret professionnel de l’avocat dans les activités de conseil et d’assistance en justice.

Le Président Leclerc a clairement expliqué pourquoi : “ Le secret des avocats n’est pas fait pour les avocats. Il leur est imposé comme l’une des plus exigeantes obligations éthiques de leur profession. Un monde où l’on ne pourrait plus partager ses secrets sans craindre qu’ils ne se transforment en information serait un monde privé de liberté “. Et chacun sait que ce fut le cas dans certaines démocraties populaires de sinistre mémoire. Il faut donc savoir sauver l’homme sans tuer la démocratie.

C’est à l’Ordre des Avocats qu’il appartient de faire la police chez lui, pour éviter que ce droit ne soit exploité par des délinquants sans scrupules, pour faire participer cette profession honorable au crime organisé.

Pour cela, le procédé est simple : radier tout avocat qui, volontairement, ou par négligence, se laisse entraîner dans un tel trafic. L’avocat n’est pas un enfant, il doit rester vigilant, et si on cherche à l’entraîner dans une opération de blanchiment, il doit refuser son concours à cette activité délictueuse. Dénoncer n’est pas son rôle. Son devoir est simple : se déporter et ne pas trahir. S’il prête son concours, il devient un délinquant et c’est tant pis pour lui.

C’est la position qui a été adoptée par le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris, dans un rapport remarquable de Monsieur Michel Beaussier.

  1. L’Ordre a rappelé à cette occasion cette singularité française qu’est l’organisation des CARPA (Caisse de Règlements Pécuniaires des Avocats) qui oblige ceux-ci, sous peine de sanction disciplinaire, à verser tous les fonds reçus de leurs clients à un compte spécial, placé sous le contrôle du bâtonnier, ce qui empêche toute participation d’un avocat français à une opération de blanchiment. Et il a préconisé l’extension de cette garantie aux Barreaux européens qui ne la connaissent pas. L’avocat doit mettre à la disposition du bâtonnier un descriptif complet du montage juridique annexé à toute demande d’opérations CARPA.
  2. L’Ordre a préconisé en outre la constitution d’un espace judiciaire européen, débarrassé des procédures nationales d’obstruction à l’action des magistrats et la désignation par l’Ordre d’un organe d’autoréglementation de la profession chargé de coopérer pleinement avec les autorités administratives responsables de la lutte anti- blanchiment.

Il n’y a qu’un cas où le secret professionnel de l’avocat doit être levé : c’est celui où l’avocat étranger représente son client comme trustee ou fiducie, c’est-à-dire agit en ses lieu et place, ce qui n’est pas possible en France. Ici l’avocat doit être traité comme le client qu’il représente et auquel il s’identifie car la profession d’avocat ne doit pas devenir un paravent.

Conclusion

Dans ce débat difficile, ma conclusion ne peut être qu’énergique et optimiste.

Sans doute, la lutte contre ce fléau mondial, comme toute lutte contre un mal invisible et insaisissable, est toujours à recommencer. Mais le combat pour nos concitoyens ne peut attendre et s’impose à nous comme une évidence.

Dans ce combat, il faut rendre coup pour coup, répondre à la passion du mal et à l’esprit de lucre par l’intelligence du bien, voire par la ruse. Les malheureux parents qui savent qu’on propose la drogue à nos enfants à la sortie des écoles comptent sur nous. Et s’il est permis d’émettre un vœu, c’est que les États consacrent à cette lutte la totalité des moyens financiers qu’elle exige et qu’ils la conduisent avec courage, avec audace, et avec détermination.