Séance du lundi 2 avril 2001
par M. Denis Gautier-Sauvagnac
La capacité d’écoute de votre Académie dans le domaine social mérite le respect.
En moins de trois mois, vous avez entendu une communication sur les entreprises et le modèle social français, deux autres sur les partenaires du contrat social, et vous vous apprêtez à en supporter une quatrième, sur un thème très proche des précédents.
Je ne doute pas que la compétence des trois premiers orateurs, comme ” la racine langagière ” de leur expression — je cite textuellement le titre de la communication du 21 mai prochain —, vous aura déjà permis de faire le tour du sujet. Je me dois donc d’être pleinement convaincu de l’importance de la question pour oser la traiter à nouveau devant vous, sous l’angle d’un dialogue social à ” débrider “, quitte à reprendre à mon compte quelques-uns des points de vue exprimés par mes trois éminents prédécesseurs, Madame Nicole Notat, Messieurs Ernest-Antoine Seillière et Bernard Brunhes. Ce ne sera après tout qu’une nouvelle manifestation de l’avancement des idées dans le monde des partenaires sociaux.
La vérité, en tout cas ma conviction, est que nous arrivons à la fin d’une époque : celle de la tutelle, et donc celle des administrés, redevables, et autres assujettis. Une autre époque se profile : celle qui implique une décolonisation de la société civile et qui conduit à passer d’une société de méfiance à une société de confiance.
Débrider, nous dit le Petit Robert, c’est d’abord ” se dégager de ce qui serre comme une bride “. L’expression est suffisamment parlante : le dialogue social devrait pouvoir ” courir à bride abattue “, faire preuve d’audace et de créativité, alors qu’il reste solidement tenu en bride par un Etat qui n’a point d’équivalent ailleurs, et dont l’origine du pouvoir, très ancienne, marque toujours profondément notre société.
Débrider le dialogue social, c’est ensuite élaborer une nouvelle répartition des pouvoirs, et donc des responsabilités, tant il est vrai que les uns ne sauraient aller sans les autres. Il s’agit de faire en sorte que la loi et le règlement d’une part, les accords et autres contrats issus de la négociation collective d’autre part, jouent chacun, et chacun à sa place, sans contestation ni débordement, leur rôle dans l’organisation du monde du travail. Vaste programme, à réaliser dans le respect des prérogatives d’un législateur qui serait par hypothèse — une hypothèse qui reste à confirmer — acquis à l’idée d’un rôle accru des partenaires sociaux, et donc de leur capacité à dire le droit dans leur domaine.
À ce jour, les premières avancées de ce nouveau dialogue, dans le domaine de l’assurance-chômage, par exemple, comme dans celui des retraites, ont certes constitué des tests délicats. Elles témoignent néanmoins qu’à l’épreuve des faits, la refondation sociale, car c’est bien d’elle qu’il s’agit, est capable de faire émerger une culture nouvelle qui conduit les partenaires sociaux à prendre toutes leurs responsabilités, à partir d’un dialogue effectivement débridé.
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Le pouvoir d’Etat, en France, est d’essence religieuse. La figure du Roi, sacré à Reims, dépositaire du pouvoir miraculeux de guérir les écrouelles, est vénérée par ses sujets. Seul, le royaume de France a divinisé sa monarchie à ce point, et par elle, son Etat.
Dès lors, ce dernier sera partout, et partout il sera chez lui, s’insinuant dans les moindres rouages de la société civile. Tocqueville dans l’Ancien Régime et la Révolution, avait noté cette dérive : ” Sous l’Ancien Régime, comme de nos jours, il n’y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau, hôpital, fabrique, couvent, ni collège qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières ni administrer à sa volonté ses propres biens “. Alain Peyrefitte rappelle dans Le Mal français, comment s’est construite cette monarchie administrative sur l’exemple romain, et comment s’est, peu à peu, mis en place, un clergé d’Etat coupé des réalités.
Cette évolution, sans doute nécessaire quand il fallait rassembler les provinces, au début de notre histoire, va progressivement se révéler contraire aux intérêts bien compris de notre pays. Au fur et à mesure de la croissance des bureaux et du volume des archives, les corps intermédiaires s’étiolent et disparaissent. Malesherbes pouvait affirmer : ” On a interdit la nation et on lui a donné des tuteurs “. Funeste orientation, alors même que nos voisins fabriquent, commercent, voyagent, échangent, sans devoir en solliciter l’autorisation. Ils développent l’esprit d’initiative et de liberté, quand nous devons, nous, fut-ce pour un passeport, en référer au Roi. Dans les pays protestants, où le Pouvoir a fait très tôt l’objet, de contestation, un nouveau personnage apparaît, beaucoup plus vite que chez nous : l’entrepreneur, animé par l’esprit de conquête et de responsabilité. Des pays qui deviennent autant de foyers d’hostilité à la France et à son Roi, depuis le malheureux édit de Fontainebleau, révoquant celui de Nantes.
En écartant le monarque, la Révolution ne fait que donner un nouveau maître au sujet qui se croit devenu citoyen, tandis que se met en place, ou plutôt se développe, une administration que le monde entier nous enviait encore, comme chacun sait … au début du siècle dernier.
Une administration qui a rendu et qui rend — il faut le souligner clairement — d’éminents services à notre pays. Sous l’autorité et la responsabilité du pouvoir politique, son rôle demeure essentiel pour l’exercice des activités régaliennes de l’Etat, le maintien de la cohésion sociale et la pratique d’une redistribution nécessaire à la mise en œuvre de la solidarité nationale.
D’où vient alors ce prurit littéraire et cette multiplication de colloques et autres séminaires : pas un mois en effet sans que paraisse en librairie, voire à la Documentation française, un ouvrage consacré au devoir de réforme. Dernier en date, Notre Etat, une remarquable analyse critique et constructive du modèle français, sous la direction de Monsieur Roger Fauroux. La réforme, impossible hier, est-elle devenue indispensable aujourd’hui ?
En vérité, à défaut de réformer, aux Finances, à l’Education nationale ou ailleurs, c’est tout un système qui est susceptible d’être fondamentalement remis en cause, sous la pression de la concurrence entre nations, dans un monde totalement ouvert.
Une entreprise est tenue pour son développement, voire pour sa survie, de procéder constamment à une chasse aux frais généraux qui brident sa compétitivité, elle-même essentielle pour garder ou conquérir les clients qui la font vivre. De même, l’Etat — et l’ensemble des collectivités publiques — ne sauraient, au moment où l’Euro met en pleine lumière les coûts respectifs des services publics dans l’Union européenne, maintenir une ponction sur la richesse nationale sensiblement supérieure à celle de nos principaux voisins et concurrents. À défaut, c’est la compétitivité de toute l’économie française qui serait en cause.
L’excès d’administration, et les prélèvements qu’il entraîne, crée par ailleurs dans notre société une fracture entre ceux qui sont constamment soumis à l’exigence de compétitivité et les autres, que les premiers financent par leur activité. Et les services des seconds seront de plus en plus mesurés à l’aune de leurs coûts : les ” classes productives “, pour prendre un vocabulaire d’autrefois, supporteront-elles longtemps qu’un billet de banque revienne en France à 1 franc quand il coûte 25 ou 30 centimes dans les pays voisins ou dans le secteur privé ?
Réformer l’Etat, en particulier renoncer à vouloir réglementer l’ensemble des activités humaines et rendre à l’initiative privée ce qui est de son ressort, dans le cadre d’une saine concurrence, demande un réel effort à la classe politique de notre pays. Benjamin Constant estimait déjà que ” les hommes de parti, quelque pures que leurs intentions puissent être, répugnent toujours à limiter la souveraineté. Ils se regardent comme ses héritiers et ménagent, même dans la main de leurs ennemis, leur propriété future “.
L’Histoire étant mutine, c’est à un gouvernement à direction socialiste, réputé plus sensible à l’intervention publique, qu’il revient de choisir entre freiner ou accompagner cette évolution vers une nouvelle organisation de la société, telle qu’elle existe dans de nombreuses démocraties européennes. L’Italie vient encore de nous en donner un exemple : faut-il rappeler que dans ce dernier pays, gouvernement et Parlement ont finalement renoncé à traiter par la loi de la durée du travail, pour laisser judicieusement les partenaires sociaux prendre les responsabilités qu’ils revendiquaient.
Cette évolution est encore compliquée par les transferts de souveraineté qui découlent d’une intégration européenne croissante, au détriment de la compétence des pouvoirs nationaux. Déjà, notre Parlement passe une bonne partie de son temps à transcrire en droit français les directives européennes, tandis que le pouvoir symbolique de battre monnaie échappe à la Banque de France. Quant à la politique fiscale, il reste certes quelques scories nationales qui conduisent à l’émigration de ” jeunes ” audacieux ou quelques ménages fortunés, sans que la Nation en retire évidemment le moindre bénéfice. Mais peut-on raisonnablement imaginer que notre système fiscal reste figé dans un marché de plus en plus ” commun ” ? Notre Ministre des Finances pouvait-il, l’été dernier, tenir un autre discours que celui d’annoncer de futurs allégements fiscaux, au moment même où son collègue d’outre-Rhin programmait 300 milliards de baisse d’impôts ? Avec un transfert de responsabilités aux partenaires sociaux, l’Etat serait cette fois, comme le disait le rapport Picq ” contourné par le haut, par le bas, et sur le côté “.
Et pourtant, l’évolution semble inéluctable, comme le montre d’ailleurs, dans l’ordre économique, l’accélération des privatisations. Qui aurait dit, quand Sartre montait sur son tonneau devant la forteresse de Billancourt, que cette usine, symbole de toutes les luttes depuis 50 ans, ne serait plus bientôt qu’un vaisseau abandonné ? Qui aurait dit, il y a quelques années seulement, au temps des PTT, que, malgré ses à-coups récents, l’action France Télécom serait une vedette de la Bourse de Paris et que la SNCF passerait de quelques rares informations aux usagers à une politique de conquête de nouveaux clients ? En attendant l’ouverture au marché d’EDF et de Gaz de France !
Dans l’ordre social, il s’agit maintenant de savoir s’il appartient aux partenaires sociaux, l’ordre public étant fixé par la loi, d’en déterminer les modalités d’application à des niveaux aussi décentralisés que possible. Ou bien, si les parlementaires doivent continuer, par exemple, à débattre longuement de l’imputation des temps d’habillage ou de déshabillage sur le temps de travail effectif, sans faire de distinction entre la jeune femme qui se déguise en Blanche Neige à Euro Disney, le technicien qui revêt longuement un équipement particulier pour une réparation dans une centrale nucléaire, ou le chercheur en sciences humaines qui porte une blouse pour travailler dans sa bibliothèque.
Cette nouvelle répartition des tâches, c’est tout l’objet de l’exercice de refondation auquel se sont attelés les partenaires sociaux.
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L’initiative de la refondation sociale revient au Président du Mouvement des Entreprises de France, Ernest-Antoine Seillière, et à son Vice-président délégué, Denis Kessler. L’Union des Industries Métallurgiques et Minières y apporte son plein concours, par ses hommes, par ses idées et sa tradition contractuelle. C’est son Président, M. Dewavrin, qui est en charge des questions relatives à l’encadrement. Ce sont des membres de son Bureau, Mme Clément, MM. Mer et Lacroix qui travaillent sur l’égalité professionnelle ou sur la formation professionnelle. Le succès de l’entreprise exige de réaliser un consensus le plus large possible avec les organisations syndicales, partenaires incontournables d’une refonte de notre système de relations sociales, et de son acceptation par les autorités politiques. À défaut, le MEDEF aurait au moins semé, en attendant que soient réunies les conditions du succès.
Les voies et moyens de l’approfondissement de la négociation collective sont au cœur de l’exercice de refondation qui s’apparente sur ce point à l’élaboration d’un ” discours de la méthode ” pour redéfinir les champs de la loi et du règlement d’une part, et de la négociation collective d’autre part.
Une caractéristique relativement peu connue de la fameuse ” exception française ” est que la principale source de droit, pour l’élaboration de la politique sociale, réside dans la loi, et non dans les accords collectifs, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays développés.
La situation qui en découle est en revanche très connue : notre système d’élaboration des normes sociales s’avère à la fois inadapté et contre-productif dans un contexte économique fondamentalement transformé : la prolifération législative et réglementaire a réduit le champ de la négociation. Le système est rigide, ignore les spécificités des diverses catégories d’entreprises et de leurs secteurs d’activité et conduit à la confusion des rôles de l’Etat et des partenaires sociaux.
Pour construire un système de relations sociales fécond, c’est-à-dire décentralisé, autonome, élargi et adapté aux aspirations des salariés comme aux besoins des entreprises et des évolutions technologiques, il nous faut donner au contrat une place centrale tout en respectant l’ordre public social et les prérogatives du législateur. Promouvoir, en somme, l’Esprit des Lois, sans entraver pour autant l’espace du contrat.
L’exercice est difficile, car dans notre pays, il n’est guère possible de prendre cette initiative sans froisser le monde politique — on l’a dit — ni inquiéter les organisations syndicales, certes soucieuses de dialogue, mais souvent sensibles à la protection tutélaire de l’Etat. Et si la démarche est légitime, elle est nouvelle et s’éloigne de la tradition royale et jacobine qui fait de l’Etat le pourvoyeur de toute sécurité. Elle s’adresse à la responsabilité collective des employeurs et des salariés dans les domaines qu’ils considèrent de leur compétence, pour conjuguer efficacité et solidarité.
La refondation sociale doit donc permettre aux partenaires sociaux, patronat et syndicats, de se réapproprier l’espace social et de l’organiser à partir du dialogue social et de la politique contractuelle qui en découle, plutôt que de s’en remettre à l’intervention permanente de l’Etat, de ses lois, et de ses règlements.
Loin de nous, pour autant, l’idée de transformer les partenaires sociaux en ” Constituants “, qui imposeraient leur discours au Législateur. Respectueux des prérogatives des pouvoirs publics, nous élaborons une position commune dont il conviendra, avec l’Etat, de tirer les conséquences pour une meilleure organisation sociale.
De fait, la refondation sociale ne poursuit rien d’autre que la mise en œuvre du principe de subsidiarité, ou si l’on préfère, du principe de responsabilité : la compétence de chaque échelon, loi, règlement, accords collectifs interprofessionnels, de branche ou d’entreprise, doit être définie, chaque échelon étant doté des moyens et de la légitimité propres à exercer dans la confiance les missions qui lui sont attribuées.
De cette orientation découlent logiquement les trois objectifs de l’approfondissement du rôle de la négociation collective.
Le premier, inhérent à l’esprit même de la négociation, vise à conforter le rôle du dialogue social, en définissant clairement le champ respectif de la négociation collective et celui de la loi ou du règlement.
Prenons l’exemple des 35 heures, dont les difficultés d’application illustrent hélas parfaitement notre besoin de refondation.
Admettons que la durée légale hebdomadaire du travail relève de l’ordre public défini par la loi, ce qui reste à démontrer si notre pays se compare aux autres pays d’Europe : ceux qui n’ont jamais ressenti le besoin de fixer une durée légale, comme le Danemark, ou ceux qui l’ont fait, il y a fort longtemps, et qui l’ont oublié pour s’en tenir désormais à des durées du travail fixées par des conventions collectives de branche, comme l’Allemagne.
Mais admettons qu’il s’agit bien, en France, aujourd’hui, de l’ordre public. Alors la loi Aubry n’aurait jamais dû comporter 37 articles, couvrir 44 pages du Journal Officiel, s’accompagner de 12 décrets, d’ailleurs contestés devant les tribunaux, et être suivie de 2 circulaires de respectivement 165 pages, et 25 pages, annexes comprises. Il suffisait de s’en tenir à l’article 34 de la Constitution, selon lequel la loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail, de fixer la durée légale hebdomadaire à 35 heures, et de renvoyer aux partenaires sociaux, le soin de définir les modalités d’application de cet ordre public.
Chaque branche d’activité se serait adaptée en fonction de ses caractéristiques propres, dans le cadre d’une négociation équilibrée entre partenaires responsables. L’Etat n’aurait pas dû revenir par une deuxième loi sur des accords signés, en entrant dans un détail de prescriptions pratiquement inapplicables qui risquent de mettre des entreprises dans l’illégalité — ce serait le règne de la triche — ou les inciter à se développer ailleurs que sur notre territoire comme on le verra lorsque le manteau de la croissance ne dissimulera plus aussi largement les effets les plus néfastes de cette loi.
Le second objectif est d’améliorer l’efficacité de la négociation collective en affirmant le principe d’autonomie des différents niveaux de négociation, tout en déterminant les domaines où les négociations interprofessionnelles ou de branche auraient non seulement un rôle subsidiaire en cas d’échec de la négociation au niveau le plus décentralisé, mais aussi un rôle d’encadrement, dès lors que les partenaires sociaux auraient fixé à ce niveau, ne serait-ce que pour des motifs d’équilibre entre les parties, le lieu d’élaboration d’une norme collective.
Ici aussi, l’exemple des 35 heures est très parlant. Le respect de l’ordre public, qu’encore une fois aucun partenaire social ne met en cause, suppose que la fixation d’une durée légale du travail s’accompagne d’un contingent maximum d’heures supplémentaires, sans lequel la durée légale n’aurait qu’une signification très atténuée.
C’est à la branche que revient tout naturellement cette responsabilité, les conditions du travail, les difficultés de recrutement, les variations de l’activité sur l’année étant très différentes dans la Métallurgie, le Bâtiment, la Banque, le Textile, l’Hôtellerie, etc … La branche jouerait ici pleinement son rôle d’encadrement des négociations d’entreprise. Et si les négociateurs de branche échouent à trouver un accord, alors et alors seulement, une règle de droit public garantirait l’application de la loi en fixant un contingent d’heures supplémentaires. C’est l’exacte illustration du principe de subsidiarité que j’évoquais tout à l’heure, assorti d’un mécanisme assurant en toutes circonstances le respect de l’ordre public.
Le même raisonnement vaut naturellement pour une disposition relevant d’un accord d’entreprise. En cas d’échec à ce niveau, c’est l’accord de branche qui jouerait en quelque sorte le rôle de règlement subsidiaire, garantissant aux salariés de l’entreprise concernée les droits attribués par l’accord de branche.
C’est aussi au nom de cette efficacité de la négociation collective que les partenaires sociaux débattent — troisième objectif — de la reconnaissance des interlocuteurs, d’un développement de l’effectivité de la représentation collective dans les entreprises, et d’un mode de conclusion des accords qui renforce leur légitimité.
Vouloir faire du dialogue social la pierre angulaire de notre système de régulation sociale suppose en effet que les partenaires se respectent et s’en remettent à la négociation plutôt qu’au conflit collectif ou à la contrainte législative pour régler leurs éventuelles divergences d’intérêt. Un certain nombre de mesures concrètes sur le déroulement de carrière des représentants des salariés, sur l’organisation d’un droit de saisine des organisations syndicales pour que la négociation, dans des conditions à déterminer, porte bien sur les sujets qui les intéressent, etc… peuvent contribuer à cette évolution.
Développer l’effectivité de la représentation collective dans les entreprises conduira à confirmer la reconnaissance du fait syndical adapté, le cas échéant, à la spécificité des PME et des très petites entreprises qui verront le plus souvent dans la branche le bon niveau de négociation. Elle devrait aussi amener les organisations syndicales à admettre, dans des conditions à déterminer, un rôle plus large des élus du personnel qui tire directement leur représentativité de la confiance des salariés de l’entreprise.
Quant à la légitimité des accords, il s’agit de garantir que leur contenu correspond bien aux attentes des salariés au nom desquels les signataires se sont engagés. Est-ce une question de majorité, est-ce l’affaire de modes de conclusion diversifiés selon le niveau de négociation (entreprise, branche, interprofession) sans pour autant remettre en cause la capacité d’une organisation syndicale représentative à négocier ? L’important est qu’au bout du compte, la légitimité d’un accord signé ne soit pas contestable.
Faute d’atteindre ces objectifs, la société civile déclinera, et avec elle la démocratie sociale. Chacun en a conscience. De Bruxelles, Madame Anna Diamantopoulo, commissaire européenne chargée de l’emploi et des affaires sociales, envoie ce message : ” Les grands sujets qui sont prioritaires, partout en Europe — la formation tout au long de la vie, la modernisation de l’organisation du travail, la garantie de retraites équitables, la lutte contre les exclusions, ne se prêtent pas au ” tout législatif “. Et Madame Diamantopoulo d’évoquer ” la volonté des partenaires sociaux européens de progresser dans leur dialogue sur les thèmes liés à la modernisation des relations du travail “.
En France, le Président de la République lui-même a pris position : ” Il faut que l’Etat admette aujourd’hui, sans nostalgie ni réticence, que la décision doit être prise, pour une large part, au niveau des acteurs sociaux, que la société progresse mieux par le dialogue que par la contrainte ou la réglementation “. Il n’est pas le seul. L’ancienne, comme l’actuelle Ministre de l’Emploi et de la Solidarité, signaient voilà peu, un texte qui va dans le même sens. ” La loi, seule, ne peut pas tout et n’a pas vocation à tout organiser. Le dialogue social doit s’épanouir et la négociation collective doit disposer des espaces nécessaires pour impulser des réformes au plus près des réalités des entreprises et des besoins des salariés “… Des propos qui devraient nous inciter à l’optimisme, et qui semblent montrer que les pouvoirs publics ont bien pris conscience des craintes qu’exprimait en 1804 Portalis, lors de la rédaction du Code civil ” On gouverne mal, quand on gouverne trop… l’office de la loi est de nous protéger… mais non pas de nous dispenser de faire usage de notre propre raison. S’il en était autrement, la vie des hommes, sous la surveillance des lois, ne serait qu’une longue et honteuse minorité… “. Peut-on mieux dire ?
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Sans doute inspirés par de tels propos, les partenaires sociaux, lecteurs attentifs de ce précieux Code, y ont lu que ” les conventions légalement formées, tiennent lieu de loi entre ceux qui les ont faites ” (article 1134 du Code civil). Dans cet esprit, ils ont signé, outre l’accord sur la santé au travail, deux accords novateurs, symboles de l’autonomie de leur volonté. Le premier s’applique à l’assurance-chômage, le second, concerne les retraites.
L’accord sur l’assurance-chômage et l’aide au retour à l’emploi est le fruit d’un long débat entre partenaires sociaux eux-mêmes, d’abord. Entre l’Etat et les parties signataires, ensuite.
Sans doute a-t-il fallu procéder à des exercices d’assouplissement pour qu’un texte recueille finalement l’assentiment des trois organisations d’employeurs (CGPME, MEDEF, UPA) et de trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, CFTC).
Mais toutes négociations, sociales ou non, supposent des concessions réciproques dès lors qu’elles ne remettent pas en cause l’essentiel du but poursuivi en commun.
Fondé sur une logique de contrat, l’accord repose sur un équilibre entre les droits des chômeurs, leurs devoirs ou leurs engagements et les obligations du régime d’assurance-chômage à leur égard. Avoir cotisé est certes indispensable, comme auparavant, pour être indemnisé. Mais le demandeur d’emploi doit aussi s’engager très clairement dans la recherche rapide d’un nouvel emploi. Il bénéficie à cet effet d’une batterie de concours (bilan de compétence, formations complémentaires, aide à la mobilité) dans le cadre du plan d’aide au retour à l’emploi et du plan d’action personnalisé, auxquels s’ajoute une prise en compte des préoccupations des créateurs d’entreprises.
PARE et PAP ont été très injustement décriés, alors qu’ils permettent une mobilisation de moyens sans précédent pour faciliter la réinsertion professionnelle des chômeurs les plus en difficulté. Il est évident, dans la situation de l’emploi d’aujourd’hui, que ce n’est pas l’informaticien que tout le monde recherche qui aura besoin de cet arsenal de mesures. Il en va de même pour l’ouvrier qualifié, le technicien de bon niveau, le cadre opérationnel qui, toujours dans la situation d’aujourd’hui, pourront se réinsérer sans trop de difficultés.
En revanche, PARE et PAP trouveront leur pleine raison d’être pour tous ceux et toutes celles que le train d’une évolution technologique permanente rejette trop souvent sur les bords du chemin.
En apportant une prise en charge personnalisée de leurs difficultés, en mettant en place d’importants moyens d’adaptation, la nouvelle convention d’assurance-chômage, contrairement à ce qui a pu être dit ici ou là, vise clairement à aider d’abord ceux qui en ont le plus besoin.
Sans oublier pour autant le double souci d’améliorer les conditions d’indemnisation des chômeurs et de réduire les charges qui pèsent sur l’emploi.
La convention permet ainsi de relever de 20 à 30 % les indemnités de chômage, par la suppression de la dégressivité de l’indemnisation qui était appliquée depuis 1992, dans un contexte économique, il est vrai, beaucoup moins favorable.
Quant aux entreprises et aux salariés, l’application de la convention se traduit au total, au cours des trois années 2001, 2002 et 2003, par une baisse de cotisations de l’ordre de 25 milliards de francs, diminuant ainsi les charges qui pèsent sur l’emploi et améliorant le pouvoir d’achat des salariés.
Cet accord est bien celui d’une nouvelle époque : fondé sur une conception commune de plusieurs partenaires sociaux à l’égard du chômage, il dynamise un mécanisme ancien en passant de la seule assurance-chômage à l’aide au retour à l’emploi.
Il reste à souhaiter que les non-signataires y trouvent finalement suffisamment d’éléments pour apporter leur concours à une action commune au service des chômeurs.
Il reste aussi à souhaiter que l’Etat, après avoir en décembre dernier agréé l’accord, rendant ainsi obligatoire une levée de cotisations qui relève effectivement du pouvoir régalien, complète le dispositif par la loi, en validant l’évolution de l’objet social de l’Unedic dont les ressources sont désormais affectées non seulement à l’indemnisation des chômeurs, mais aussi à l’aide au retour à l’emploi.
Dans cet esprit, le gouvernement s’honorerait en utilisant les contributions qu’il a obtenu de l’Unedic en 2001 et 2002 pour la seule satisfaction des besoins des chômeurs qui n’ont pu, faute de cotisations, entrer dans le système d’indemnisation, ou qui en sont sortis. Une autre utilisation, en particulier pour le financement des 35 heures, rencontrerait l’opposition résolue de tous les partenaires sociaux.
L’affaire des retraites est d’une autre nature. Dans ce domaine, la plupart des décideurs s’en tiennent à l’immobilisme dans les faits, même si les discours évoquent les nombreuses mesures qu’il faudra prendre … le moment venu, généralement le plus tard possible, en évitant de citer les moins populaires.
Les partenaires sociaux signataires de l’accord du 10 février 2001 sur les retraites complémentaires ont voulu, eux, prendre leurs responsabilités, répondant ainsi à Georges Clemenceau qui parlait des ” gens qui se donnent pour règle de n’avoir point d’histoires ” … et qui ” organisent la complicité générale du silence quand il faut mettre l’intérêt du pays au-dessus de sa propre tranquillité. “
Les données sont connues : le nombre de nouveaux retraités augmente et augmentera très fortement à partir de 2005, avec pratiquement chaque année un nombre de nouveaux retraités supérieur de moitié au nombre actuel de départs ; la durée de vie des retraités s’allonge, accroissant d’autant le coût des retraites dans les années à venir. Inversement, le rapport du nombre de cotisants à celui des retraités se réduit régulièrement, ce qui conduit inéluctablement au déficit les régimes par répartition.
Sans doute, la croissance et la diminution du chômage qui en découle, améliorent-elles quelque peu la situation en décalant dans le temps le moment de la rupture d’équilibre des régimes.
Mais les lois de la démographie sont des lois d’airain, et au décalage précité près, tout le monde sait que les régimes de retraites complémentaires gérés par les partenaires sociaux, tout comme le régime général où les régimes du secteur public, doivent se réformer. La plupart des pays d’Europe ont déjà eu le courage de prendre les mesures qui s’imposeront à nous tôt ou tard. D’autant qu’il ne faut cesser de rappeler qu’en répartition, les cotisations des actifs financent immédiatement les pensions des retraités, qu’il n’y a pas d’épargne accumulée utilisable ultérieurement, et que même l’accroissement du nombre des cotisants, par exemple par une réduction du chômage, si elle améliore la trésorerie des régimes, crée aussi de nouveaux droits à pension qu’il faudra bien satisfaire le jour venu.
Personne n’envisage de baisser le montant des retraites. Même si un régime complémentaire de la fonction publique a dû s’y résoudre, il y a quelques semaines du fait de son manque de réserves et de la diminution du nombre de ses cotisants. À noter que le silence qui a entouré cette opération paraît bien assourdissant quand on sait qu’elle s’est traduite, pour certains ménages de fonctionnaires par des baisses de retraite de plusieurs milliers de francs par an.
Reste à augmenter les cotisations ou à allonger la durée des cotisations.
Si certaines organisations syndicales prônent l’augmentation des cotisations du salarié et de l’employeur, voire seulement de l’employeur — en oubliant encore une fois la situation de concurrence ouverte dans laquelle se trouvent les entreprises françaises et les effets sur l’emploi de l’augmentation de son coût — tous les esprits raisonnables savent bien qu’il faudra en passer par un allongement de la durée des cotisations, sans pour autant exclure un système de retraites à la carte, qui permettrait de partir un peu plus tôt ou un peu plus tard, chacun assumant les conséquences financières de ses choix.
Le jeu de la durée des cotisations est en outre le seul qui permette, au nom de la justice sociale, de prendre en compte la situation de ceux qui ont commencé à travailler très jeune et dont l’âge de départ en retraite à taux plein pourrait être d’autant plus avancé, dans une limite raisonnable, qu’ils auront connu dans leur carrière les conditions de travail les plus difficiles.
L’accord du 10 février, s’il ne s’est pas traduit par une décision ferme quant à la date à laquelle des mesures devront être prises pour éviter à terme une faillite des régimes de retraite, a au moins le mérite d’avoir alerté l’opinion et les pouvoirs publics en plaçant en pleine lumière tous les éléments d’un débat inéluctable pour tous les régimes de retraite, et en fixant un nouveau rendez-vous pour le 31 décembre 2002.
C’est encore un des rôles de la refondation sociale et un mérite des partenaires sociaux signataires, lorsqu’un blocage interdit une décision immédiate, de semer, en attendant que se dissolve la complicité générale du silence, dont parlait Clemenceau, et que les uns et les autres mettent effectivement l’intérêt du pays au-dessus de leur propre tranquillité.
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Débrider le dialogue social, c’est promouvoir par la négociation les réformes nécessaires en dépit des archaïsmes et des blocages qui subsistent dans toute société humaine.
Depuis un siècle, l’Union des industries métallurgiques et minières a pour objet de contribuer à créer l’environnement social le plus favorable au développement des entreprises.
Elle l’a toujours fait en préférant la négociation à l’affrontement, se référant ainsi, implicitement au chapitre VI du testament politique de Richelieu ” qui fait voir qu’une négociation continuelle ne contribue pas de peu aux bons succès des affaires “.
Et Richelieu d’ajouter : ” J’ose dire hardiment que négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit …, et que celui qu’on en peut attendre à l’avenir ne soit pas apparent, est chose tout à fait nécessaire pour le bien des Etats. ” Oserai-je ajouter : pour le bien des Etats, comme pour la paix sociale.
Vous noterez que si Colbert — et son interventionnisme — semble avoir fait son temps, Richelieu reste d’actualité, avec un sens de l’intérêt général au moins comparable à celui du Ministre de Louis XIV, et un souci du dialogue qu’on ne lui a pas toujours reconnu, sans omettre sa capacité à affronter l’adversité quand les voies du dialogue n’aboutissent pas.
Le souci du dialogue, c’est le nôtre, qui fait de la politique contractuelle la base de notre action, et donc l’implication de l’UIMM dans une refondation sociale, assise sur le double respect de l’Etat pour les partenaires sociaux, et des partenaires eux-mêmes les uns pour les autres.
L’économie de marché à laquelle nous croyons est la seule qui assure de manière durable le progrès social.
Encore faut-il que la société civile, retrouve, dans le respect de l’ordre public, toute sa liberté de manœuvre, source d’initiative, d’innovation, et de vocation entrepreneuriales, à même de créer de nouvelles richesses pour le bien commun.