L’identité culturelle française face à la mondialisation

Séance du lundi 28 mai 2001

par M. Dominique Wolton

 

 

Introduction

 

L’identité culturelle française est-elle menacée par la mondialisation de la communication ? Non à court terme, car le phénomène de la mondialisation est récent, et connaîtra des évolutions rapides. Mais c’est la manière de penser la question qui change, car des mutations profondes affectent depuis un siècle, l’identité, la culture et la communication.

Pour réfléchir à la manière dont se pose aujourd’hui l’identité culturelle française, il faut faire deux démarches :

  • D’abord analyser les changements concernant l’identité, la culture et la communication, en sachant que ces questions mélangent des dimensions de nature différentes. Certaines relèvent de la technique et de l’économie, d’autres de la culture et de la politique. Il est évident que ces changements, à la fois fonctionnels et normatifs affectent la manière dont se pose aujourd’hui la question de l’identité collective.

  • Ensuite réfléchir aux moyens de renforcer cette identité culturelle française dans le contexte de la mondialisation.

Car, selon une hypothèse que je soutiens depuis de nombreuses années, plus il y a de communication au niveau national, européen, où mondial, plus il faut renforcer l’identité. L’identité était hier l’obstacle à la communication, elle même identifiée à l’émancipation. Aujourd’hui où la communication domine à la fois comme valeur, et comme réalité technique et économique, il est essentiel de valoriser les identités. Notamment, nationales pour résister aux effets de déstabilisation de la communication généralisée.

Il y a donc eu, en un siècle, un renversement du rapport entre information et communication, mais insuffisamment pris en compte. Il en est de même pour les identités culturelles nationales. Elles ne sont pas une trace « archaïque » du passé, elles sont une condition pour organiser et penser la mondialisation des communications.

Autrement dit, je ne partage pas le discours dominant qui voit dans les identités culturelles collectives, notamment nationales, le reste du passé, ou un facteur de conflit. Elles peuvent l’être bien sûr, l’histoire le montre, mais le contexte à changé. Dans un monde dominé par la circulation généralisée, des signes, des sons, des images, des données, sur un mode de plus en plus marchand, l’identité collective préserve des points de repère indispensables, sans lesquels, il n’y a pas de vie collective.

C’est pourquoi penser le rôle de l’identité culturelle française face à la mondialisation de la communication c’est examiner, une des grandes questions politiques de l’avenir. En histoire, et en politique les mots ne sont pas étiquetés pour toujours. L’identité nationale fut tour à tour une valeur progressiste puis conservatrice, et la communication pendant des siècles fut identifiée à l’émancipation avant de devenir aujourd’hui une marchandise et un enjeu de commerce. Dans ce contexte, il est nécessaire de voir à quelle condition il est possible de préserver le patrimoine de l’identité culturelle française.

Avant de commencer il est nécessaire de définir les mots :

  • L’identité collective est ce qui réunit les individus d’une communauté, au-delà de leurs inégalités sociales, et qui au travers du partage de la langue, de l’histoire, des symboles, des valeurs leur donne le sentiment, et l’envie de défendre cette communauté. Dans l’histoire contemporaine l’identité collective regroupe le plus souvent l’identité nationale, plus ou moins liée, selon les contextes, si ce n’est à l’État, du moins à des institutions.

  • Le mot culture a en général trois sens.

    • Le plus large est le sens anglais, anthropologique, qui intègre les œuvres et les manières de vivre, les styles, les savoir-faire.

    • Le sens allemand est plus proche de l’idée de civilisation.

    • Le sens français, plus limité, renvoie à l’idée de création, d’œuvres, de patrimoine, et à l’existence de critères capables de distinguer, dans ce qui se produit et s’échange, ce qui relève de la culture. En parlant ici d’identité culturelle française il s’agit un peu du mélange des trois mots. D’ailleurs, la France est probablement le pays qui, par la politique culturelle active de l’État, souhaite, depuis longtemps, définir et valoriser la culture, et pas seulement, la culture française.

  • Le mot communication à lui aussi deux sens.

    • Le plus ancien, lié à son origine chrétienne, renvoie à l’idée de partage d’échange, de « communion ». C’est la dimension normative.

    • Le second, plus récent, est lié à l’invention de l’imprimerie, et renvoie à l’idée de transmission. Avec l’hypothèse que la technique, qui permet de diffuser plus facilement les messages, permet également de mieux communiquer. Et c’est toute l’ambiguïté actuelle. Chacun pense que la performance croissante des techniques entraîne directement un progrès dans la communication humaine et sociale. En réalité la leçon du dernier demi-siècle est brutale : le progrès technique ne suffit pas à créer plus de communication. C’est même l’histoire tragique du XXe siècle. Celui-ci a vu les plus grands progrès de l’Humanité dans les techniques de communication, du téléphone, à la radio, à la télévision, et aujourd’hui à Internet, mais ce fut aussi le siècle des plus grands massacres et des régimes les plus autoritaires. Le progrès technique on le savait ne suffit pas toujours à entraîner le progrès de l’homme. On le découvre aussi, pour les techniques de communication, dont on pensait au contraire, qu’elles étaient « naturellement » facteur de progrès. Cela va obliger, pour le XXIe siècle, à une définition plus normative de la communication si l’on veut en sauver la part d’idéal. C’est d’ailleurs le lien de plus en plus compliqué entre l’idéal de la communication, la performance des outils, et les dimensions économiques des industries de la communication, qui fait de la communication un des enjeux politiques majeurs du siècle prochain. Non maîtrisée dans sa dimension technique et économique, la communication, qui fut longtemps facteur d’émancipation pourrait, devenir facteur de conflits.

En réalité, l’enjeu global est de savoir si c’est le couple technique et économie qui l’emportera, ou le couple humanisme-démocratie. Pour ma part, compte tenu du rôle essentiel des valeurs de l’information et de la communication dans la culture occidentale, il est essentiel de rappeler l’importance de cette dimension humaniste et démocratique qui sera le seule moyen de donner un sens à des techniques.

 

Les changements dans les rapports entre identité, culture et communication

 

a) Hier la situation était relativement simple : les sociétés étaient fermées  la communication, une exception et un facteur de progrès  la culture, essentiellement d’élite  l’identité liée à un fort sentiment national.

Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus compliquées. Les identités collectives sont souvent en crise. Nous vivons dans un monde de plus en plus ouvert, où circulent les idées, les biens, les marchandises, et les hommes. Le progrès des techniques de communication, symbolisé aujourd’hui par Internet est à la fois synonyme de capacités d’information et de communication, inimaginables il y a 50 ans, est l’illustration d’une des plus puissantes industries du monde.

Quant à la culture, sous le double mouvement de la politique, et de l’économie de masse, elle s’est démocratisée, donnant naissance à une culture de masse, mais aussi à une culture moyenne, à la renaissance des cultures régionales et à la naissance des multiples cultures communautaires. La culture, notamment grâce aux techniques de communication est devenue un gigantesque marché, où marchandises et idéaux sont étrangement liés. Ce que je veux dire, c’est que tout est compliqué. Il y a eu à la fois une émancipation et un formidable mouvement de mondialisation de la culture  une culture de masse et un profond mouvement d’individualisation. Les industries culturelles ont à la fois permis une meilleure conservation des patrimoines, et un développement de la création dont il est trop tôt pour savoir s’ il s’agira finalement de culture ou d’économie de la culture.

Par contre dans ce vaste mouvement, où se renforcent les deux dimensions contradictoires de l’identité culturelle et de la culture de masse, le tout médiatisé par des techniques de communication qui jouent simultanément l’échelle individuelle ou l’échelle des continents, l’identité culturelle nationale est affaiblie. Surtout depuis une trentaine d’année. Les Etats Nations la revendiquent moins, soit par peur du nationalisme passé, soit par difficulté à réfléchir aux caractéristiques d’une culture nationale aujourd’hui. D’autant qu’en Europe, les États sont engagés dans le processus de construction politique qui oblige à réduire la part de l’identité culturelle nationale.

Bref, si la culture, dans sa forme individuelle ou collective, de patrimoine ou d’innovation se porte bien, liée à des industries capables de gérer aussi bien l’échelle individuelle que celles des continents, et si les techniques de communication offrent toutes les panoplies de la communication, on constate, un amoindrissement du rôle et de la place des identités culturelles nationales. D’autant que de nombreux régimes autoritaires se sont saisis de la culture comme d’un moyen pour exclure, détruire ou dominer.

Face à cette crise de l’identité culturelle nationale, les démocraties ont préféré laisser croître les différents marchés individuels ou collectifs de la culture, en repoussant à plus tard l’examen de l’identité culturelle nationale, c’est-à-dire, les raisons pour lesquelles des millions d’individus, au-delà de toutes leurs différences, ont ce sentiment d’une appartenance collective, et sont prêts à se battre, pour la défendre. Aujourd’hui, ni la culture mondiale de la musique, ou du cinéma, ou d’Internet n’apportent de réponses à cette question complexe. Dans cette « communication culturelle », qui va de l’individu à la masse ; de la communauté à l’identité régionale ; des réseaux à la culture mondiale, la place pour l’identité culturelle nationale est plus problématique. D’autant que cette identité n’a ni le même sens, ni la même visibilité, ni la même échelle d’un pays à l’autre. De là à dire que, demain, l’identité culturelle « décrochera » de l’échelle nationale, jugée finalement inutile, il n’y a qu’un pas, que beaucoup ont franchi.

Être moderne aujourd’hui, c’est défendre la culture, l’identité, et la communication, à toutes les échelles de la vie individuelle ou collective. Sauf à celle de la nation ou de l’Etat-Nation. Hier l’identité culturelle dominante était à caractère national, aujourd’hui triomphe plutôt les trois échelles de l’individu, de la communauté, et du monde. Cependant l’idée de culture nationale demeure. Elle reste valorisée au titre du patrimoine, mais sans créer l’adhésion que l’on retrouve aujourd’hui pour les autres formes de cultures. En réalité, ce qui fait le succès des différentes formes de cultures et de communication dans la société contemporaine, vient du fait, qu’à chaque fois, s’y entre-mêle, beaucoup plus que dans la culture nationale, et comme dans la double hélice de l’ADN, les logiques de valeurs et d’intérêt.

Aujourd’hui quand on parle d’identité culturelle, ou ne sait pas si on parle du mouvement d’émancipation individuel  du respect des différences  de la nécessaire cohabitation des cultures, ou si l’on parle d’une segmentation des marchés en autant d’individus, de communautés ou de continents susceptibles d’être solvables.

De même quand on parle du triomphe de la communication, parle-t’on d’un intérêt croissant pour mieux se comprendre et se tolérer à l’échelle des continents, ce qui ne saute pas aux yeux, ou parle-t’on, plus simplement, du triomphe des industries de la communication ? Dans le triomphe des industries culturelles et de la communication, il est difficile de distinguer ce qui relève de l’émergence d’un nouveau secteur particulièrement lucratif, appelé abusivement « la nouvelle économie », de ce qui relève du triomphe d’une des plus grandes revendications de la démocratie : la culture et la communication pour tous. Entre Internet outil de liberté et d’émancipation, et Internet outil du E-Business, et de restructuration du système capitaliste, il y a une réelle différence. Et les libertaires d’Internet deviennent souvent une caution des industries de l’information et de la communication.

On comprend dans ces cas-là que les identités culturelles nationales constituent un « frein », car on y retrouve le poids des langues, des traditions, des politiques, des institutions… Elles font obstacle à la « fluidité » des industries culturelles et de la communication à l’échelle du monde. L’idéal de la culture mondiale contemporaine, n’est il pas cette figure de l’Internaute, qui, de n’importe quel coin du monde, indifférent aux climats, aux inégalités, aux reliefs, aux styles de vie, aux langues, et aux religions, dialogue avec d’autres Internautes ? Les identités culturelles nationales, si elles ne risquent pas de se dissoudre dans cette nouvelle culture mondiale interactive, « gênent » et font « désordre ». D’autant que les États sont les seuls à vouloir préserver des principes de régulations et d’intérêt général contre les industries culturelles mondiales. Toute la question, pour l’avenir, est de savoir si la part de la culture nationale, devenue marchandise, suffira à préserver les identités culturelles nationales, ou si un écart, qui pourrait devenir conflictuel, se creusera entre culture nationale et économie de la culture.

b) Que faire ? Deux choses. D’abord renforcer le poids des identités culturelles nationales par rapport à la double emprise de l’économie et de la technique. Finalement l’enjeu est de maintenir une place à la logique politique au sens large face à l’alliance de la technique et de l’économie. Les identités culturelles nationales, avec la problématique de l’intérêt général, leurs législations, le rôle de l’Etat, l’idée de service public, l’éducation, l’importance de l’histoire, du patrimoine, sont une base à partir de laquelle on peut penser les intérêts, et les limites de l’emprise économique sur la culture et la communication. Non que les identités culturelles nationales, soient idéales, loin de là. Elles ont été répressives, conformistes, inégalitaires…, mais aujourd’hui, où elles ne sont plus le facteur dominant dans les rapports entre culture et communication, elles représentent, par leur caractère complexe et différent des logiques dominantes actuelles, un contrepoids, une altérité. Or, il n’y a pas de communication authentique, sans prendre en compte la profonde altérité qui existe entre les communautés et les nations.

On se méfie des cultures nationales au titre des dérives nationalistes d’hier, mais on ne voit pas qu’à force de les nier, elles pourraient redevenir violentes. Toute communauté a besoin de repères culturels stables. L’identité culturelle nationale deviendrait de nouveau un facteur de tensions si on la niait trop au profit des autres cultures « modernes » plus ou moins individualisées et mondialisées. Personne ne peut vivre simultanément ou successivement à toutes les échelles de la culture et de la communication. Cette revalorisation du fait culturel national est indissociable d’une réflexion  sur l’identité collective face à la mondialisation  sur les rapports entre tradition et modernité  ouverture et multiculturalisme  métissage et intégration… Penser les rapports entre identités culturelles et communication à partir du fait national, et dès lors que celui-ci n’a plus le rôle hégémonique qui fut le sien, permet de préserver un cadre, une perspective et une comparaison. Cela évite aussi de réduire le rapport entre identité culturelle et mondialisation au triple choix de l’individualisme, de la communauté ou de la mondialisation.

La deuxième chose à faire est de retravailler sur les mots d’identité, culture, communication, afin d’en sauver la dimension normative et desserrer l’étau du discours technique. Le pire des contresens est d’identifier la création culturelle à l’innovation des techniques, et à la segmentation des activités culturelles. Il faut valoriser : la dimension normative de l’identité qui est autre chose que la segmentation des marchés  rattacher l’identité à son idéal d’émancipation, et au projet collectif afin de voir la différence avec une identité réduite à la segmentation individualiste des marchés culturels. Il en est de même pour le concept de communication. Le laisser absorber par la dimension fonctionnelle, démuni de toute ambition d’intercompréhension, c’est oublier que la communication, avant d’être identifiée à la rapidité et à la performance des techniques, est liée à la recherche du dialogue. Donc à la réalité, et la difficulté d’un authentique échange. Plus les techniques rationalisent la communication plus les industries couvrent le monde, plus il est essentiel de souligner la dimension normative de la communication, qui est toujours la recherche lente et difficile du dialogue. L’identité et la communication sont toujours une conquête. C’est bien le respect d’autrui dans la recherche de la communication qui empêche l’identité de se refermer sur elle-même. Revaloriser les liens normatifs entre ces deux concepts clefs de la démocratie est donc essentiel et le caractère toujours composite de l’identité nationale, surtout à l’heure de la mondialisation, est une invitation à la tolérance et au respect des autres. À condition naturellement que les autres cultures soient également respectueuses des différences. Autrement dit dans le contexte de la mondialisation où apparemment tout est échange et communication, les identités collectives rappellent la diversité des composants de toute l’identité collective. Et l’importance des efforts que les uns et les autres doivent faire pour acquérir un minimum d’intercompréhension. Le nouveau rapport à construire, entre identité collective et communication est en réalité l’adaptation, au contexte du XXIe siècle, de l’idéal démocratique de l’Europe. Les techniques, et les économies changent. Les valeurs fondamentales, beaucoup moins.

 

L’identité culturelle française

 

Par rapport à de nombreux autres pays, même européens, la France a la chance d’avoir une forte identité culturelle liée, à la langue, à une longue histoire politique marquée par la force du pouvoir central, et à l’intégration, parfois brutale, des identités régionales. Cette identité culturelle est par ailleurs renforcée depuis longtemps par l’action de l’Etat, tant à l’égard du patrimoine que de la création, et de l’école, et plus récemment par une action en faveur de la culture grand public, des musées, des opéras, sans oublier une tradition de service public, et la référence fort ancienne à un certain universalisme de la culture française. Depuis le XVIIe siècle, le fait culturel, français s’inscrit, avec une proportion variable selon les époques, dans une vision mondiale, voire universelle de la culture. La place de la culture française dans le monde, disproportionnée par rapport à sa taille objective, est un facteur essentiel de son rayonnement et de son influence. D’autant que la France, pays d’immigration, est fortement marquée depuis un siècle par l’idéologie républicaine en faveur de l’égalité des chances, et a favorisé l’intégration d’autres cultures. On le voit, avec l’apport des cultures d’Asie, d’Afrique, d’Océanie, des Caraïbes, du Proche-Orient. En fait, penser l’identité culturelle française à l’heure de la mondialisation oblige à distinguer 3 niveaux de problème. Celui de la société française confrontée au multiculturalisme  la France dans l’Europe  la France face à la mondialisation.

 

La France, une société multiculturelle tempérée

 

La multiplication des échanges et l’ouverture au monde, obligent à une certaine tolérance à l’égard des autres cultures et religions. À condition que celles-ci reconnaissent aussi le caractère laïque et républicain de la Société, c’est-à-dire, admettent la langue, les institutions et les valeurs de la République. Et ne confondent pas cette relative tolérance, avec la légalisation d’une logique communautaire, l’indifférence à l’égard de la France, voire l’instrumentalisation de la France comme support d’un certain prosélytisme culturel ou religieux. Face au défi qui est de préserver une certaine identité en s’ouvrant au multiculturalisme, la France a une chance : son Outre-Mer. Celui-ci est riche de langues, de traditions, de cultures, qui sont autant de fenêtres ouvertes sur le monde : Antilles, Océan Indien, Pacifique. L’Outre-Mer français est autant une chance pour la France que pour ces pays. À l’heure de la mondialisation, ils sont un moyen pour la France d’être de plain-pied avec d’autres aires culturelles, et pour ces pays d’échapper aux contraintes liées à leur taille ou de leur environnement. Ces territoires liés à la France et à l’Europe peuvent conserver une autonomie, notamment culturelle, qu’ils perdraient évidemment s’ils étaient indépendants. Cette prise de conscience de l’importance de l’Outre-Mer par la France passe aussi par un bilan serein du bilan du colonialisme, afin de sortir d’une certaine mauvaise conscience qui continue d’exister en France. Et du maniement habile de cette culpabilité par ces territoires, à l’égard de la métropole. C’est ainsi plus de 6 millions d’habitants qui entre les Dom-Tom et le Maghreb sont directement liés à la France, soit 10 % de sa population. Formidable richesse pour éviter le refermement de la France sur son hexagone et sur la seule construction européenne. Formidable moyen pour obliger les Français à se rappeler que la France et sa culture ont une vocation mondiale. À condition d’établir des relations de confiance réciproques, qui imposent des règles des deux côtés. C’est-à-dire pas seulement des droits pour l’Outre-Mer et des devoirs pour la France, mais aussi des droits et des devoirs pour l’Outre-Mer. Pas d’autonomie sans respects et devoirs mutuels. Cette prise en compte de la richesse, par la France de son Outre-Mer, oblige à une certaine ouverture et volonté politique que l’on retrouve insuffisamment pour l’autre dimension de l’identité culturelle française : la francophonie. Celle-ci comporte aussi les deux caractéristiques de toute identité culturelle : le partage de certaines valeurs et réalités communes, le respect des différences.

Ne pas assumer au sein de la culture et de la société française des relations fortes avec l’Outre-Mer et la francophonie augurerait de graves difficultés pour l’avenir de l’identité culturelle française. On voit hélas que face au défi de cette nécessaire ouverture, les esprits ne sont pas suffisamment ouverts. Il suffit de voir le peu de fierté et d’intérêt des pouvoirs publics et des élites, puisque l’on parle ici des rapports entre culture et communication, pour RFO, et RFI, pourtant outils privilégiés de ce dialogue culturel.

 

L’identité culturelle française est aussi confrontée à la construction européenne

 

Après avoir marqué de sa culture et de son style, le premier demi-siècle de la construction européenne, on remarque aujourd’hui le poids d’autres influences. De toute façon, la France sera obligée de partager, mais, si elle ne manifeste pas une arrogance déplacée, rien ne dit que la concurrence d’autres cultures ne sera pas l’objet d’enrichissement. C’est évidemment du côté de la philosophie politique, du droit, d’une certaine culture politique et administrative que la spécificité française peut se faire reconnaître, mais il faut aussi que les français apprennent d’autres langues. Il y a onze langues différentes pour quinze pays de l’Union. Apprendre plus tôt deux langues étrangères serait aussi un moyen de valoriser l’identité culturelle française.

De toute façon, il faudra un jour que l’Europe, consciente de la richesse de ses langues, donc de ses cultures décide un immense programme de formation de traducteurs. Des traducteurs omniprésents dans toutes les activités européennes permettraient des échanges beaucoup plus intenses, et réduiraient l’emprise de l’anglais. Plus il y a de traducteurs, moins l’Anglais prend de l’importance. Mais pour le moment, la volonté de « parler anglais » est plus forte que les revendications des langues européennes. Et pourtant, reconnaître l’importance politique du projet Européen, au-delà de l’économie passe d’abord par le respect des cultures des autres. Et donc par l’instauration d’une authentique cohabitation des langues. Reconnaître la place des traductions, c’est organiser pacifiquement la cohabitation culturelle sans laquelle il n’y aura pas d’Europe.

Valoriser la place de la culture dans l’Europe, oblige à apporter, enfin, un vrai intérêt pour les cultures, l’histoire, la religion, la société des pays de l’Europe centrale et orientale. Nous leur devons notamment, outre les racines d’une culture européenne commune de nous avoir « épargné » du communisme pendant un demi-siècle. Les connaître, ce, serait déjà, reconnaître la dette de l’Europe de l’Ouest à l’égard de ses cousins de l’Europe de l’Est et admettre que la culture européenne repose sur deux jambes. Du point de vue institutionnel, la France devrait dans son dialogue avec l’Est, faire valoir ses choix en faveur d’un certain rôle de l’Etat, vis-à-vis des industries culturelles et de la communication. Non pour imposer son modèle, ou « politiser » la culture et la communication mais pour rappeler qu’à l’heure de la marchandisation, assez complète de la culture et de la communication, il serait souhaitable, eu égard aux enjeux politiques de la construction européenne, que la culture ne soit pas seulement gérée par l’économie. Si l’Europe a un sens, c’est d’abord par rapport au projet politique d’une grande démocratie, et au rapport à une certaine valorisation du fait culturel. C’est ici qu’est née, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, une certaine philosophie universaliste de la culture et des droits de l’homme qui n’existe nulle part ailleurs. Revendiquer le rôle de la culture, c’est aussi le moyen de montrer la place différente qu’occupe la culture dans le projet européen, en comparaison avec celle qu’elle occupe aux Etats-Unis.

De toutes façons, les Européens ne feront pas l’économie d’une réflexion et d’une action dans le domaine de la culture. Ceci permettrait aussi à l’Europe de multiplier des demandes de coopération culturelle avec d’autres pays du sud. Notamment pour montrer qu’il y a une autre vision de la culture que celle des industries culturelles.

En matière de communication, si essentielle pour comprendre les cultures d’autrui, la France devrait contribuer à valoriser l’originalité européenne qui est le maintien d’un principe de régulation publique. Et d’abord défendre le service public de l’audiovisuel qui garantit une concurrence relativement équilibrée, mais aussi une régulation des nouveaux médias afin qu’Internet, au nom d’une conception caricaturale de la « liberté » ne reste pas une zone de non-droit, voire de cybercriminalité. Si, depuis 150 ans, les Européens partagent certains principes de régulation des industries de la communication, ce n’est pas parce qu’un nouveau système d’information interactif mondial surgit que cela détruit toute idée de régulation. Ou alors, cela veut dire que le progrès technique et les enjeux économiques ont raison des principes de philosophie politique. Tout ce qui distingue l’Europe des Etats-Unis aurait alors disparu. Enfin, et cela est encore plus simple, les européens pourraient utiliser les canaux satellitaires disponibles pour diffuser une sélection de leurs programmes, même non doublés, et non sous-titrés, afin que les 15 pays « entendant » les autres voix, se familiarisent aux 15 langues et voient aussi les ressemblances entre télévisions nationales. Autrement dit, dans toutes les initiatives à prendre pour valoriser le fait culturel dans la construction Européenne, les Français ont un rôle essentiel à jouer. À condition de n’être ni arrogants, ni prêts à abandonner toute spécificité pour faire « moderne »…

Quant à la création de multinationales européennes de la culture et de la communication, si elles ont l’avantage de briser le monopole américain, dans ce domaine, il est illusoire de croire qu’elles sont une alternative. Ici la logique économique est plus forte que les identités culturelles des groupes de communication. En quelques années, au gré des rachats, des fusions, restructurations, c’est la logique financière mondiale qui l’emportera et non la nationalité d’origine des entreprises. Même le « style », si essentiel, qui distingue au départ les industries culturelles anglaises, allemandes, françaises, américaines, s’estompe, car il y a une pression très forte de la rationalité économique.

Préserver, développer et valoriser Euronews, devrait également être un objectif prioritaire. L’outil et le savoir faire sont là. Pourquoi les Européens refusent-ils cette fenêtre ouverte sur eux-mêmes et sur le monde ? Euronews pourrait jouer rôle un essentiel pour l’Europe de la communication, des échanges et de l’intercompréhension. Euronews appartient beaucoup plus au patrimoine culturel et politique de l’Europe, que les multinationales. Pourquoi le dévaloriser ? D’autant que l’idée peut servir à d’autres continents en liant cohabitation culturelle et télévision.

 

Enfin, l’identité culturelle française est confrontée à la mondialisation

 

La tradition culturelle et universitaire est un de ses atouts. Rénover et amplifier les échanges universitaires serait un formidable facteur de socialisation et de communication. Des étudiants et des professeurs qui viennent vivre en France, et réciproquement, ont tout de suite une autre expérience des enjeux culturels.

Au sein de l’OMC, peser de tout son poids pour que soit, enfin, reconnu le fait que les industries culturelles et de la communication au même titre que la santé, l’éducation, la recherche, ne sont pas des industries comme les autres, serait conforme à une certaine tradition française, même si certains pays raillent notre appel à la diversité culturelle… Cette idée de la diversité culturelle souvent reçue comme saugrenue il y a quelques années est beaucoup plus facilement admise depuis le début actif de la critique d’une certaine mondialisation avec Seattle et Porto-Allegre. Nul doute qu’en défendant la différence de principe entre universalisme et intérêt des industries mondiales de la culture et de la communication, la France serait fidèle à une certaine vision qui lui est propre des rapports entre culture et démocratie. Défendre la diversité culturelle est aussi un enjeu essentiel pour l’avenir des rapports Nord-Sud. Si l’hégémonie des industries culturelles est maintenue, voir renforcée, nul doute que les pays du Sud, demanderont des comptes aux pays occidentaux du Nord. Et il sera inutile que les Européens, ou les Français crient leurs différences par rapport aux industries américaines, si pendant les années antérieures ils ne se sont pas désolidarisées des industries américaines qui confondent leur intérêt avec la culture mondiale ! Mais il y a évidemment une condition à cette diversité culturelle, le principe de réciprocité. Les pays du Sud doivent aussi admettre une réelle tolérance culturelle et religieuse. Ce qui est loin d’être encore le cas.

D’une manière générale, la France peut jouer un rôle essentiel dans les batailles à venir, lié à la mondialisation de la culture et de la communication. À la condition qu’elle rappelle le rôle essentiel des identités culturelles  des principes de régulation, la séparation du pouvoir religieux du pouvoir politique et le respect des langues.

La question de l’exception culturelle, même si elle fût mal posée par la France, il y a une quinzaine d’années, est centrale pour l’avenir des rapports entre culture, communication, économie et politique, en Europe et dans le monde. La reconnaissance de ce principe au niveau mondial eut éviter non seulement que la culture devienne trop une industrie, mais surtout qu’à force d’avoir nié les différences culturelles, celles-ci fassent retour de manière violente.

 

Conclusion

 

Analyser l’identité culturelle française, face à la mondialisation de la communication, oblige à comprendre les profondes mutations qui affectent l’identité, la culture et la communication depuis un demi-siècle. L’idée générale est la suivante : ces changements mêlent constamment des évolutions socio-culturelles et des enjeux économiques, si bien que l’on ne sait plus très bien si ce sont des valeurs ou des intérêts qui dominent dans la valorisation de l’identité, de la culture et de la communication. Or, la réponse à cette question a des conséquences directes sur la manière de voir l’identité culturelle française.

En réalité, l’identité, la culture, la communication sont devenues des industries florissantes au niveau mondial, trouvant dans les techniques, du téléphone à la télévision, et aujourd’hui de l’Internet des systèmes techniques qui permettent réellement une économie mondiale de la culture et de la communication. Pourquoi pas. Mais si le monde est devenu un village global d’un point de vue technique, il n’est pas devenu pour autant respectueux des différences culturelles. Les tuyaux sont mondiaux, mais seule une petite partie de la culture mondiale y circule. Et au profit des mêmes. Le village global ne change rien aux profonds déséquilibres, culturels mondiaux. Mais la différence est que grâce aux médias le monde entier voit les inégalités. Et ne les accepte pas toujours.

Hier on savait très bien, du fait des difficiles capacités de communication que les cultures se rencontraient difficilement. Aujourd’hui tout est possible techniquement, et les industries culturelles sont en pleine expansion. De là à croire que le village global technique préfigure le village global culturel, il n’y a qu’un pas. À ne pas franchir, car il faut le redire sans cesse : plus les distances géographiques sont réduites dans la communication, plus les différences culturelles deviendront visibles et importantes. Et si, demain, une vraie place, avec un vrai apprentissage mutuel de la diversité et de la cohabitation n’est pas fait le village global devient un lieu de conflits. D’autant que si la culture fut pendant des siècles un facteur de progrès, on sait qu’elle est aussi un facteur de conflit.

Si on veut sauver la culture, comme principe d’émancipation, il faut desserrer l’étau de la technique et de l’économie, et favoriser une réflexion politique au sens d’une réflexion globale. C’est le moyen de sauver la dimension humaniste et idéaliste de la culture, par rapport aux risques des dérives techniques et économiques. S’il n’y a pas cette réhabilitation du politique, aussi bien d’ailleurs pour la culture, que la communication, « l’économisation » de ces deux activités, qui sont aussi des valeurs centrales de l’Occident, peut devenir un réel facteur de crise. Avec la culture, la communication ne peut jamais s’arrêter aux techniques et à l’économie

La deuxième démarche consiste à valoriser l’identité culturelle française au sens large. C’est à dire en intégrant l’Outre-Mer et la Francophonie. C’est la condition d’un multiculturalisme tempéré, à l’heure de la mondialisation. Dans un monde où tout circule vite, où toutes les traditions disparaissent, Il est essentiel de pérenniser les identités culturelles nationales quand elles existent, car elles sont des patrimoines et des ressources pour affronter un univers de plus en plus instantané interactif et dangereux. Il suffit de voir la montée des guerres civiles, au nom de toutes « les identités culturelles ». Les fondamentalistes religieux et culturels se développent sur les identités culturelles détruites. Dans ce contexte où la culture va devenir un enjeu de conflits, l’identité culturelle française n’est pas un handicap.

C’est en cela qu’il ne faut rien lâcher. Tenir ensemble tradition et modernité culture individuelle, et de communautés ; culture d’élite, moyenne, de masse et populaire  Métropole et Outre-mer  Passé glorieux ou discutable  Modernité culturelle et force du patrimoine  identité nationale et recherche patiente d’un cadre plus vaste que l’Europe. Autrement dit, ne rien lâcher, mais ne pas non plus esquiver les débats car c’est en les vivant qu’on évite les replis identitaires. En un mot, ne pas avoir peur de la capacité de la France à assumer cette nouvelle étape de son identité culturelle. Après tout elle en a assumé d’autres !

Ce qui fait défaut, c’est l’absence d’ambition sur le sens à donner à l’identité culturelle française, au-delà de la performance des outils et des économies de la culture. Ce qui manque, c’est une confiance dans le patrimoine que représente la culture dans sa capacité à intégrer les nouvelles identités liées à l’émergence d’une forme de multiculturalisme. Ce qui manque, c’est une vision du rôle que peut jouer la culture française, en Europe et dans le monde.

La culture est avec la santé, l’éducation et la recherche un enjeu majeur de la société de demain. Et plus on parlera d’une « société de l’information » plus cela oblige à défendre les valeurs qui entourent l’identité, la culture, les connaissances pour que celles-ci ne soient pas seulement des industries. Le problème n’est pas l’emprise de l’économie, ni l’emprise de la technique, mais l’absence de projets, autres que la simple adaptation technique et économique.

Les techniques et les marchés ont leur place à condition qu,’en matière de culture, les valeurs humanistes et démocratiques continuent de prédominer. Rien ne permet, dans les trente dernières années, de voir se dessiner un grand appétit pour défendre ces idéaux. Mais rien non plus ne permet d’être pessimiste car ce sont ces idéaux qui sont à l’origine de la construction politique de l’Europe depuis 1950. Et qui sont aussi à l’origine du projet de l’organisation de la communauté internationale depuis la même époque. L’emprise technique et économique, si fortes aujourd’hui sur la culture, et la communication sont le révélateur de la difficulté à faire prévaloir les valeurs. Mais l’Histoire rappelle le prix des tragédies quand les démocraties abandonnent leur principal capital : les valeurs humanistes.