Séance du lundi 23 avril 2007
par le Pr. André-Laurent Parodi,
Docteur vétérinaire, membre des Académies Vétérinaire de France et Nationale de Médecine
Dans le prologue à son « Destin des maladies infectieuses », publié en 1933, Charles Nicolle écrivait : « Les maladies infectieuses que nous observons ont-elles toujours existé ? En est-il, parmi elles, qui soient apparues au cours de l’histoire ? Peut-on supposer qu’il en paraîtra de nouvelles ? ».
L’actualité des dernières décennies qui a été régulièrement marquée par l’apparition et l’extension de maladies épidémiques, à diffusion souvent brutale, a apporté une réponse positive à ces questions prémonitoires, notamment à la dernière.
Désormais, nous nous sentons, en permanence, sous la menace d’un tel événement, aussi inattendu que redoutable.
Des maladies transmissibles, jusque-là inconnues (SIDA, SRAS, Fièvres hémorragiques), ou cantonnées à une région définie (Chikungunya, Fièvre à virus West Nile), se sont largement étendues, frappant souvent plusieurs continents sous forme de pandémies. On parle, à leur sujet, de maladies émergentes.
Par ailleurs, des affections comme la tuberculose que l’on croyait disparues ou maîtrisées, au moins dans nos pays à niveau sanitaire satisfaisant, réapparaissent et s’étendent. On les considère comme des maladies réémergentes.
Alors que, dans les années soixante, le large usage des antibiotiques et la diffusion de vastes campagnes de vaccination (poliomyélite, variole) laissaient raisonnablement prévoir que la guerre contre les « microbes » était en voie d’être gagnée, nombre de maladies infectieuses et parasitaires poursuivent leur sinistre carrière. Chaque année, elles sont à l’origine de 15 millions de décès, notamment dans les pays en développement dans lesquels sévissent 90 % de ces maladies infectieuses.
Quelles sont les raisons de cette situation ? Pourquoi l’humanité est-elle, encore et toujours, à la merci d’une nouvelle épidémie ? Sommes-nous en mesure d’émettre, raisonnablement, des prévisions sur l’émergence attendue de nouvelles pandémies ?
Quels outils, enfin, l’épidémiologie et la médecine préventive nous offrent-elles dans ce combat en vue de les contrôler et pourrait-on, raisonnablement, améliorer ces moyens ?
Telles sont les questions qui seront abordées au cours de cet exposé. J’ajouterai que le constat renouvelé de cet éternel retour de maladies épidémiques n’est pas propre à la médecine de l’homme. Une situation identique existe en médecine vétérinaire, les deux dynamiques étant d’ailleurs souvent imbriquées.
Un bref rappel de l’histoire des épidémies
Epidémies et pandémies ne sont pas de nouveaux avatars. L’humanité a connu, depuis l’Antiquité, de nombreuses calamités de cette nature.
L’histoire de la Grèce Antique est riche de la relation de « Pestes » au sens ancien et très général de calamités épidémiques. Pendant la neuvième guerre de Troie, le camp des Achéens fut frappé par une « peste » décimant aussi bien les guerriers que les chiens et les mulets [1]. S’agissait-il d’une de ces épidémies modernes à virus de West Nile ou à virus de la Vallée du Rift ? Il est évidemment impossible d’y répondre.
On est mieux informé sur la grande Peste d’Athènes qui a éclaté au cours de l’été 430 av. J.-C. et qui a décimé le tiers de la population athénienne.
Plus près de nous, la variole est identifiable en Europe occidentale dès le Vème siècle. Il est bien connu que la maladie a suivi les « Conquistadores » dans leur colonisation du Nouveau Monde prenant une part certainement majeure à l’anéantissement des peuples amérindiens (trois millions d’Aztèques ont été décimés, en deux ans, après l’arrivée au Mexique d’Hernan Cortès, en 1520).
Les XVIème et XVIIème siècles ont été marqués par l’éclosion d’épidémies de fièvre jaune, tant en Afrique de l’Ouest qu’au Mexique. L’épidémiologie moderne attribue ici encore aux Espagnols, le transfert du virus amaril, depuis son berceau africain où son réservoir est constitué par plusieurs espèces de singes, jusqu’aux Amériques, sans doute par le transfert du moustique Aedes egypti, passager clandestin des caravelles. La traite des noirs n’a fait qu’entretenir ce transfert.
A côté de ces grandes maladies virales, nombre d’épidémies bactériennes ont été rapportées. La Lèpre, solidement implantée en Europe occidentale depuis le Haut Moyen-Age et sans doute importée de son berceau indien par les invasions sarrasines, la Peste avec les grandes pandémies qui sévirent du VIème au VIIIème siècle et firent 25 millions de victimes entre 1348 et 1352 ; le Typhus dont Thucydide décrit une foudroyante épidémie en Attique vers 430-425 av JC et qui provoqua d’effroyables hécatombes au sein des armées suivant le sillage des guerres ; moins spectaculaires mais tout autant meurtrières, la Tuberculose ou la Syphilis font partie de l’histoire des contagions [2].
Il faut d’ailleurs noter que celles-ci sévissent également dans le monde animal en rappelant, par exemple, que la Peste bovine qui ravageait l’Europe à la suite des armées durant la guerre de 30 ans – provoquant une grande disette dans les campagnes – a tout autant motivé la création des Ecoles Vétérinaires en France, sous Louis XV, que le souci de sauvegarder la santé de la prestigieuse et stratégique espèce chevaline !
De tous temps donc, des maladies sont apparues. D’autres ont disparu. Ce qui est propre à notre époque, c’est l’accélération au cours des années 1950-1980 de l’émergence de nouvelles maladies épidémiques ou de la réémergence de maladies jusque là peu connues ou peu meurtrières.
Pourquoi ? Comment ? Sous l’influence de quels facteurs ces soudaines « bouffées épidémiques » se produisent-elles et ce, en dépit de progrès indéniables de l’épidémio-surveillance, de la médecine préventive et de leur mondialisation, même si de grandes disparités existent encore entre les continents.
Les anthropozoonoses : maladies animales transmissibles à l’homme
Le bref historique qui précède nous a conduit à évoquer l’intervention des animaux, réservoirs d’agents infectieux et, parfois, victimes associées de maladies humaines. Il est généralement admis que cette association épidémiologique est bien antérieure aux temps historiques.
Les paléoanthropologues attribuent aux bouleversements sociologiques de l’époque néolithique – il y a environ 9000 ans – et à la promiscuité nouvelle entre l’homme et les premiers animaux domestiques, l’émergence d’une bonne douzaine de grandes maladies infectieuses humaines (Tuberculose, Rougeole, Variole, Coqueluche, Grippes, …). Ces maladies transmissibles de l’animal à l’homme ont reçu le nom d’anthropozoonoses ou plus simplement de zoonoses (Virchow). Leur liste est longue désormais qu’il s’agisse de maladies infectieuses (une quinzaine de zoonoses majeures) ou parasitaires (une douzaine) [3].
Dans son rapport de décembre 2005, l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (AESA) évaluait à près de 400 000 le nombre d’Européens ayant souffert d’une zoonose en 2004. Ce nombre est incontestablement plus élevé encore dans les pays en développement du fait de conditions d’hygiène souvent défectueuses et d’une promiscuité plus étroite.
Il est désormais bien établi que la plupart des grandes crises épidémiques de ces dernières décennies sont nées de la transmission à l’homme d’agents infectieux d’origine animale.
Les virus du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) dérivent du « virus de l’immunodéficience simien » (SIV) du chimpanzé (pour le HIV-1) ou du singe mangabey (pour le HIV-2) [4]. L’origine également simienne des virus des hépatites, des nouveaux virus herpétiques de l’homme ou des maladies de Marburg et à virus Ebola, est avérée [5].
Pour tous ces exemples, il est aisé de concevoir que la transmission interspécifique ait pu se produire entre espèces dont la parenté génétique est bien établie (98 % du génome du chimpanzé sont conservés chez l’homme). Cependant, l’émergence d’épidémies humaines, à partir d’espèces animales phylogénétiquement plus éloignées de l’espèce humaine est également prouvée.
C’est le cas, entre autres, de maladies du groupe des fièvres hémorragiques : Fièvre de Lassa originaire de rongeurs, Fièvre de la Vallée du Rift et Fièvre hémorragique de Crimée–Congo dont le réservoir est constitué par les bovins et ovins. Ce fut encore le cas, très récemment, dans une relation homme-animal encore plus inattendue, avec l’émergence de l’épidémie de Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ; son origine a été attribuée à la Civette, espèce considérée comme comestible en Chine.
La relation interspécifique apparaît encore plus distante lorsque l’agent causal est naturellement hébergé et multiplié par certaines espèces d’oiseaux, comme c’est le cas pour la maladie du Nil Occidental (West Nile).
C’est encore aux oiseaux, notamment aquatiques, que sont attribuées des épidémies successives de Grippe humaine, d’une brûlante actualité, mais qui rappelons-le, occupent la scène depuis les années 60 (Grippe asiatique en 1957, et de Hong-Kong, en 1968 et 1997).
La transmission de l’agent infectieux de l’animal à l’homme peut se faire directement par contact avec des excrétas ou des sécrétions (à partir de rongeurs pour la Fièvre hémorragique de Lassa) ou par consommation de la chair des animaux (viandes de singes dites « de brousse » à l’origine de la transmission du virus Ebola, chair de civette et SRAS). Très souvent, l’infection se transmet à la faveur de piqûres ou de morsures d’insectes hématophages, moustiques et tiques. On parle alors d’arboviroses pour les maladies à virus transmises par un arthropode.
Les transmissions interspécifiques soulèvent de nombreuses interrogations. La question–clef est certainement celle de mécanismes permettant le passage à l’espèce humaine d’un agent infectieux, inféodé, jusque là, à une espèce animale.
Le franchissement de ce que l’on appelle généralement la « barrière d’espèce » mérite que l’on s’y arrête.
Sous le concept volontairement simplificateur de « barrière d’espèce » sont regroupés les obstacles naturels — connus ou inconnus — capables de s’opposer au franchissement des défenses naturelles d’une nouvelle espèce – hôte. Au nombre de ces mécanismes de défense, on peut ranger l’accessibilité de l’agent pathogène aux sites récepteurs de l’hôte, son intrusion au sein de cellules sensibles, sa multiplication, laquelle implique sa résistance aux mécanismes de défense, innés ou acquis, du nouvel hôte, la température corporelle… [6].
S’agissant d’un événement exceptionnel, voire aléatoire, son essence même doit être recherchée dans une ou plusieurs modifications génétiques survenant chez l’agent infectieux.
L’exemple le plus emblématique est fourni par la transmission à l’homme des virus Influenza ou grippaux aviaires, tant par la régularité avec laquelle le franchissement de la « barrière d’espèce » se produit, que par la gravité que peuvent avoir ses conséquences.
On sait depuis longtemps que les grandes pandémies grippales résultent de la transmission à l’homme de souches de virus Influenza, de type A, lesquelles circulent normalement chez des oiseaux sauvages, aquatiques en général. Il faut souligner, immédiatement, que ces grandes pandémies (Grippe dite espagnole, responsable en tre 1918 et 1920 de quelques 20 à 50 millions de décès, Grippes asiatique et de Hong Kong) ne doivent pas être confondues avec les épidémies de grippe saisonnière qui, chaque année, entre septembre et mars, affectent nos populations de l’hémisphère Nord.
Deux mécanismes principaux semblent impliqués dans l’émergence de ces épidémies de grippe. Tous deux de nature génétique ; ce sont des mutations ponctuelles d’une part, ou un réassortiment génétique d’autre part.
Les mutations ponctuelles, régulières, commandent les variations antigéniques que nous connaissons à travers les épidémies de grippe saisonnière ; elles obligent à une adaptation régulière des vaccins.
Le réassortiment génétique, sans doute plus rare, est certainement plus redoutable. Il autorise l’émergence de nouvelles souches de virus, véritables hybrides ou réassortants, porteurs, à la fois, de gènes d’une souche donnée et de gènes d’une autre souche.
Dans quelles conditions ce réassortiment génétique peut-il se produire ? Il pourrait être l’aboutissement de la co-infection d’une espèce donnée mammifère par un virus aviaire et par un virus de mammifère. Le porc est le candidat de choix à cette co-infection [7]. Doté, dans les cellules de sa muqueuse trachéale, de récepteurs à la fois spécifiques des virus influenza aviaires et des virus porcins — ou humains —, il est capable de co-héberger les deux souches virales. Celles-ci peuvent y échanger certains de leurs constituants, à la faveur de leur réplication. Des souches nouvelles en résultent qui associent le haut pouvoir pathogène de la souche aviaire à la capacité d’infection à l’homme ; elles sont en outre dotées du pouvoir de transmission d’homme à homme. Les pandémies grippales asiatiques de 1957 et 1968 ont été provoquées par des réassortants de souches humaines et aviaires.
Il est admis aujourd’hui que l’homme possède aussi des récepteurs aux virus humains et aviaires, prédominant respectivement dans les étages supérieur et inférieur de son appareil respiratoire. Les virus Influenza aviaires et humains pourraient ainsi s’adapter à l’homme sans l’intervention intermédiaire du porc. Fort heureusement, cette probabilité semble faible, les virus Influenza aviaires hautement pathogènes étant difficilement transmissibles à l’homme, comme l’ont démontré les épisodes de grippe de Hong-Kong de 1997, où 18 cas humains ont été recensés (dont 6 mortels) sans déclencher pour autant de pandémie.
On sait depuis peu que la caille, comme le porc, peut aussi héberger simultanément des souches de virus Influenza aviaires et humaines.
Le virus Influenza aviaire H5N1 qui circule depuis 2005 entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, très contagieux et meurtrier pour les oiseaux aquatiques sauvages, ainsi que, dans certains cas, pour nos volailles, est capable de se transmettre de l’oiseau à l’homme (166 décès à ce jour). Fort heureusement, à ce jour, il ne semble pas avoir généré de réassortant aviaire-humain. Cette éventualité qui pourrait être catastrophique (entre 50 et 80 millions de morts, soit 1 % de la population mondiale, avec 96 % des victimes dans les pays du tiers-monde) suscite, au plan international, des mesures de vigilance et les travaux de recherche que l’on sait.
Il faut savoir que l’espèce humaine n’est pas la seule victime de ces brèches ouvertes dans la barrière d’espèce. C’est ce qu’a révélé l’émergence, dans les années 70, d’une gastro-entérite hémorragique du chien, inconnue jusque là, dont l’agent responsable, le Parvovirus canin-2 (CPV-2) dérive par mutation du Parvovirus de la Panleucopénie du chat. C’est ce que nous avons constaté encore, dans les années 80, avec l’apparition dans les populations de phoques de la Mer du Nord et les dauphins de Méditerranée, d’épizooties meurtrières à Morbillivirus proches du virus de la maladie de Carré du chien et peut-être dérivés de ce dernier.
Peut-on expliquer l’émergence ou la réémergence de maladies épidémiques ? Le rôle central de l’homme ?
Il s’agit d’une question très importante, car, connaître les facteurs qui commandent l’apparition d’une nouvelle épidémie, c’est imaginer des mesures capables de les contrôler et, partant, prévenir l’émergence de la maladie.
Il faut bien reconnaître que seuls certains de ces facteurs sont identifiés, les événements déclenchants étant le plus souvent multiples.
Retenons néanmoins que, comme cela a été dit, presque toutes les nouvelles maladies humaines proviennent de réservoirs animaux (75 % des maladies émergentes sont zoonotiques) et que, d’autre part, c’est souvent l’association de facteurs anthropiques et de facteurs environnementaux qui crée les conditions favorables à l’émergence d’une épidémie [8].
L’accroissement continu de la population mondiale est le premier facteur humain. Il génère souvent plusieurs conditions favorisantes comme la précarité, la surexploitation des terres arables, la déforestation, la mise en place de nouveaux dispositifs d’irrigation, une intensification des productions animales ; il engendre des mégapoles surpeuplées, des migrations massives et souvent lointaines de populations, une intensification des échanges commerciaux, quelques fois des conflits régionaux.
Des comportements nouveaux, rapidement diffusés par les médias, peuvent aussi constituer des conditions favorables.
D’une manière générale, la densification des populations humaines – et cela vaut aussi pour les populations animales – accroît la probabilité de la transmission des agents pathogènes. Elle peut aussi favoriser l’apparition de souches devenues potentiellement plus pathogènes à la faveur de l’installation de variants à cycle court. Les élevages intensifs à haute densité où l’uniformité de sexe, d’âge, de génétique est la règle, sont autant de « milieux de culture » favorables à l’expansion rapide d’agents pathogènes mieux adaptés et plus meurtriers.
Quelques exemples illustreront ce propos.
C’est en Chine qu’ont débuté les grandes pandémies grippales de 1957 et de 1968 et que s’est manifestée, pour la première fois chez l’homme, l’infection par le virus aviaire H5N1. Les fortes concentrations avicoles, la fréquentation de vastes marchés et la promiscuité entre oiseaux domestiques et population ont probablement facilité l’éclosion de cas humains dont certains se sont avérés mortels (sur les 166 cas humains mortels d’influenza à virus H5N1 au 6 février 2007, 63 ont été enregistrés en Indonésie, 42 au Vietnam, 17 en Thaïlande et 14 en Chine [OMS]).
La mise en eau de grands barrages, comme celui d’Assouan, a permis la pullulation de moustiques et, partant, la réémergence de la fièvre de la vallée du Rift en Egypte (1977).
On sait désormais que c’est à la faveur du procédé de préparation des farines de viandes et d’os destinées à l’alimentation du bétail et qui avait fait la preuve de leur innocuité jusque là, que s’est développée en Grande-Bretagne, à partir de 1986, l’enzootie d’Encéphalopathie spongiforme des bovins. La mise sur le marché, de manière frauduleuse, de stocks de farines contaminées a assuré sa diffusion internationale. La transmissibilité à l’Homme du prion pathogène, provoquant la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, a apporté un nouvel et triste exemple de d’anthopozoonose créée par l’activité humaine.
La déforestation accélérée en vue de permettre la mise en culture de nouvelles terres, provoque un bouleversement de l’écosystème. C’est ainsi qu’est apparue la fièvre hémorragique du Vénézuela en 1989, l’extension de nouvelles cultures ayant favorisé la pullulation des rongeurs infectés naturellement par le virus guanarito.
Alors que le facteur démographique pourrait, par nature, ne générer que des épidémies locales, la multiplication et l’ampleur des déplacements assurent la diffusion pandémique des agents émergents. L’épidémie de SRAS du printemps 2003 s’est soudainement transférée de son berceau chinois au Canada. L’irruption soudaine et meurtrière à New York, de la fièvre de West Nile, en août 1999, et de là, à l’ensemble des Etats-Unis puis à toute l’Amérique du Nord, est consécutive au transfert du virus, depuis son berceau africain ou d’Europe méridionale, par transport de malade ou, plus certainement, du moustique vecteur.
On sait maintenant que la diffusion du virus Influenza H5N1 de son réservoir extrême-oriental au continent africain et à l’Europe de l’Ouest est plus probablement due à des mouvements commerciaux de volailles domestiques et de leur produits carnés qu’aux migrations d’oiseaux sauvages, même si ceux-ci constituent indéniablement une menace potentielle. (Le cas de peste aviaire survenue en ce début d’année dans un élevage de dindes du Suffolk est clairement le résultat d’importation de viandes de volailles contaminées de Hongrie).
Ecotourisme en zones à risque, tourisme sexuel, pèlerinages de masse, sont autant de mouvements de population propres à disperser de nouveaux agents.
Certains comportements humains, nouvellement apparus à la faveur d’effets de mode et de banalisation de certaines pratiques, concourent aussi à la diffusion d’agents épidémiques. Sans revenir longuement sur le rôle facilitant qu’a pu jouer le mouvement de libération sexuelle sur l’extension dramatique de l’infection à VIH ou sur la réémergence de la des maladies sexuellement transmissibles en Europe, il est intéressant de considérer que c’est sans doute l’élévation du niveau de vie en Chine, dans les années 1980-1990, qui serait à l’origine du SRAS [9]. La viande de Civette, très appréciée dans ce pays, a connu une forte demande du fait de l’élévation du pouvoir d’achat. Il en est résulté l’importation de nombreux animaux de toute l’Asie du Sud-Est, d’Indonésie, d’Inde, ainsi que le développement d’élevages. Ce brassage de populations animales et leur densification ont pu contribuer à favoriser la multiplication du virus.
Enfin, au nombre des habitudes de vie potentiellement responsables de l’émergence inattendue de maladies infectieuses, il faut rappeler le récent et dommageable engouement pour les nouveaux animaux de compagnie susceptibles de véhiculer de nombreux agents pathogènes. Une preuve en a été fournie par plusieurs dizaines de cas humains de Variole du Singe (Monkeypox) survenus aux Etats-Unis dans l’Illinois. Le virus a été propagé par des chiens de prairies (en réalité des rongeurs) « de compagnie » eux-mêmes contaminés par cohabitation, dans la même animalerie, avec des rats de Gambie en provenance du Ghana.
S’il est aisé d’établir, à la faveur de ces quelques exemples, la réalité de facteurs humains d’émergence ou de réémergence d’épidémies nouvelles, les conditions liées aux modifications de notre environnement, souvent évoquées, sont plus difficiles à établir avec certitude.
Certes, le réchauffement climatique, avec ses effets sur l’accroissement de l’aire d’extension d’insectes vecteurs est souvent évoqué [10]. L’exemple de l’épizootie de Fièvre catarrhale des Ruminants survenue l’an dernier en Europe, montre bien que le lien de causalité reste parfois difficile à établir. Un premier de la maladie apparaît en août à Maastricht au Pays-Bas. Il est suivi d’autres foyers en Allemagne, en Belgique, puis en France. La Fièvre catarrhale ou maladie de la langue bleue était connue jusqu’alors comme une maladie exotique atteignant l’Afrique et, tout au plus, le bassin méditerranéen. Transmise par un moucheron piqueur, Culicoides imicola, son irruption, plus au nord, a naturellement été attribuée au réchauffement climatique favorable à l’extension de l’aire de peuplement du moucheron vecteur. Or, il s’est avéré que, sous nos latitudes, Culicoides imicola n’était pas en cause, une espèce voisine indigène, C. dewulfi, était le véritable vecteur. Le virus lui-même appartient d’ailleurs à un sérotype différent du virus africain. Le mystère reste donc entier, mais le réchauffement ne semble pas être directement en cause.
Même incertitude avec l’épidémie de Chikungunya de l’été 2006 dans l’Océan Indien, particulièrement sévère à la Réunion. Bien plus que des conditions climatiques nouvelles qui auraient favorisé la pullulation des moustiques vecteurs (Aedes aegypti et Aedes albopictus), il semble que cette épidémie soit une sanction de conditions d’hygiène précaires et de l’abandon des campagnes de démoustication.
Ainsi, directement ou indirectement, les facteurs humains semblent impliqués dans l’émergence ou la réémergence d’épidémies. Notons qu’ils pourraient l’être très directement si, comme cela a été parfois évoqué, des individus déclenchaient, volontairement, une épidémie par dissémination active d’un agent pathogène virulent. Ce serait ce que l’on nomme le bioterrorisme.
Peut-on s’opposer à l’éternel retour des épidémies ?
Parce que ce sont souvent des maladies nouvelles et dont l’apparition est imprévisible, les mesures propores à les comabattre ne peuvent être que de portée générale. En outre, le caractère souvent planétaire de ces nouvelles épidémies implique que ces mesures soient appliquées, simultanément, à plusieurs pays ou régions du monde.
Bien entendu, le recours aux procédés classiques de lutte contre les maladies transmissibles demeure potentiellement envisageable. Il s’agit de l’usage des anti-infectieux, antibiotiques et antiviraux lorsqu’ils existent, ainsi que du recours à la vaccination. Alors que ces armes ont démontré leur efficacité dans la lutte contre des maladies établies – c’est le cas des vaccins antivariolique et antipoliomyélitique notamment – elles sont souvent inadaptées à la lutte contre les nouvelles épidémies. En dépit des progrès considérables de la vaccinologie, les délais nécessaires à l’isolement d’un nouvel agent infectieux, à son identification, à la préparation d’un vaccin efficace et à son évaluation, ne sauraient être inférieurs à six mois. Et encore, lorsque cela est faisable ! Considérons à cet égard le cas du VIH contre lequel aucun vaccin n’existe plus de 25 ans après l’émergence du SIDA.
Lorsque la menace d’une extension à l’homme d’agents infectieux animaux, comme les virus Influenza aviaires hautement pathogènes, la vaccination — en raison des contraintes qu’elle implique — ne s’applique que dans les pays dont le dispositif vétérinaire est déficient. Il s’agit alors, dans l’urgence, à l’aide d’un vaccin déjà connu, d’appliquer une vaccination systématique des animaux, luttant ainsi contre le virus à la source avant qu’il n’ait largement diffusé. C’est ainsi que la Chine, le Vietnam, l’Indonésie, l’Egypte, le Nigéria ont lancé des programmes de vaccination contre l’Influenza aviaire à H5N1, souvent ambitieux, portant sur toutes les volailles du pays, mais parfois inachevés pour des raisons financières.
La lutte contre les épidémies émergentes ou réémergentes procède donc, d’abord, de l’instauration d’un système de surveillance épidémiologique à l’échelle planétaire.
La réémergence, au cours des années 1990, de graves épidémies telles que le Choléra en Amérique Latine ou la Fièvre hémorragique à virus Ebola en Afrique Centrale, a été à l’origine de la mise en place, en 2000, par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) d’un réseau mondial de détection et de prise en charge des maladies infectieuses. Le système est connu sous le nom de Global Outbreak Alert and Response Network (GOARN). Il s’étend aujourd’hui à 120 pays et s’appuie sur deux volets opérationnels complémentaires, la surveillance et une réponse adaptée.
La surveillance doit être nationale et internationale.
Au plan national, elle dépend des services de santé locaux. En France, elle relève de l’Institut de veille sanitaire (InVS) lequel peut s’appuyer dans notre pays sur le « Réseau Sentinelles » constitué par des médecins généralistes bénévoles. Ce n’est évidemment pas le cas dans tous les pays. Devant certaines carences, l’OMS fait de plus en plus appel aux Organisations non gouvernementales (ONG). L’essentiel est de déclencher, chaque fois que cela paraît nécessaire, une alerte nationale qui sera reprise éventuellement par le GOARN au plan international.
Nous l’avons rappelé, 75 % des maladies épidémiques émergentes sont zoonotiques. Ceci rend absolument indispensable une coopération permanente entre médecins et vétérinaires.
Au plan international, la responsabilité de la surveillance épidémiologique vétérinaire revient à l’Organisation Mondiale de la Santé Animale (OIE) fondée en 1924 par Gaston Ramon, à Paris, où se trouve toujours son siège. L’OIE rassemble 167 pays. Reposant sur les services vétérinaires nationaux, elle a pour objectifs l’épidémiosurveillance des maladies animales, l’établissement des normes internationales de diagnostic et des lignes directrices visant, entre autres, à prévenir l’importation d’agents pathogènes dangereux pour l’homme et les animaux. L’OIE assure sa mission en partenariat étroit avec l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Les deux organismes ont élaboré un programme commun : le Cadre global pour le contrôle progressif des maladies animales transfrontalières (GF-TADS) [11].
Au plan européen, un réseau de recherche sur les maladies animales transmissibles à l’homme, le Med-Vet-Net, a été créé en Juin 2004.
Il faut ajouter, pour terminer, que s’agissant des maladies dont l’épidémiologie peut être dépendante de la végétation et des précipitations atmosphériques, la surveillance peut être complétée par détection satellitaire.
Le constat de l’émergence d’une nouvelle épidémie étant établi, la réponse s’efforce de circonscrire le foyer initial. Lorsque l’épidémie est née dans un effectif animal, et qu’elle fait courir le risque d’une extension zoonotique, la décision peut être prise d’anéantir toute les populations animales sensibles, infectées, contaminées ou suspectes. C’est ainsi que des millions de volailles ont été abattues, notamment à Hong Kong (1,5 millions en 1997) , au Viet Nam, en Corée du Sud, mais également aux Pays-Bas (30 millions en 2003), à la suite des épizooties d’Influenza à virus H5N1.
Des mesures de restriction voir d’interdiction des déplacements de populations, humaines et animales sont prises, par l’établissement de zones de protection et de surveillance autour du foyer infectieux identifié.
Au plan international, s’agissant encore d’animaux ou de produits animaux, l’interdiction des importations en provenance de pays infectés peut être décrétée.
Un dispositif étendu au plan mondial existe donc. Il a fait ses preuves avec l’épidémie de SRAS par exemple. Force est de reconnaître qu’il souffre encore de points faibles, représentés par la situation existante dans certains pays en voie de développement. Les causes en sont à la fois l’insuffisance de structures sanitaires locales, médicales et vétérinaires, ainsi que la faiblesse des moyens d’action, telle que l’indigence des compensations financières qui devraient être accordées aux éleveurs réticents à permettre l’abattage de leur cheptel. Des conférences internationales (Genève, 2005, Pékin, 2006, Vienne, 2006, Bamako, 2006) s’efforcent de canaliser les fonds internationaux, notamment ceux accordés par la Banque Mondiale, vers ces maillons faibles du dispositif. Car, et c’est l’une des leçons que l’on doit tirer des grandes crises sanitaires qui se sont abattu récemment sur la planète, parce que ces crises s’inscrivent désormais dans un contexte international, elles nécessitent une riposte internationale ; qu’un seul pays soit défaillant, et l’ensemble du dispositif est en faillite. Seule une aide substantielle des pays les plus riches accordée aux pays pauvres est de nature à assurer l’efficacité du dispositif. Il s’agit là, on l’aura compris, d’un mouvement de solidarité bien ordonné. La conférence de Genève de 2005 l’a remarquablement reconnu en inscrivant la prévention de la grippe aviaire et des autres épidémies planétaires d’origine animale dans le concept de « bien public international ».
Conclusion
Ainsi, de tous temps, des maladies épidémiques sont apparues ou réapparues alors que d’autres ont disparu. Ce qui est propre à notre époque c’est, tout à la fois, leur répétition accélérée et leur capacité à s’étendre rapidement à l’échelle planétaire. Pour l’une et l’autre de ces nouvelles caractéristiques, l’homme occupe une responsabilité centrale. Ce sont bien souvent les activités humaines que l’on retrouve à la source de leur émergence renouvelée et de leur aptitude à la mondialisation. La conséquence de ce constat doit être une prise en charge de la lutte contre ces maladies, solidaire et mondiale.
Charles Nicolle, que nous citions en débutant cette conférence, écrivait aussi : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires ».
Plus que jamais, en raison du risque planétaire, cette solidarité doit et devra, davantage encore, s’exercer en vue de maîtriser le risque collectif.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] CHASTEL, Cl. : Virus émergents. Vers de nouvelles pandémies ? Vuibert. Adapt-Snes, Paris, 2006.
[2] DELAPORTE, F. : Les épidémies. Cité des Sciences et de l’Industrie, Paris, 1995.
[3] BLANCOU, J. : Les zoonoses majeures sont-elles vaincues ? Bull. Acad. Natle Med., 2006, 190, 565-577.
[4] WAIN HOBSON, S. : in Pilet Charles et Orth Gérard (coord.), « Virus, agents transmissibles non conventionnels et barrières d’espèces ». Académie des sciences, séance publique du 01-06-2004
[5] OSTER HAUS, A.D.M.E. : Catastrophes after crossing species barriers. Phil. Trans. R. Soc. B (London), 2001, 356, 791-793.
[6] SANSONETTI, P. : Peut-on concrètement définir la notion de barrière d’espèce à la diffusion des pathogènes ? Bull. Acad. Natle Méd., 2006, 190, 611-623
[7] AFSSA : Rapport du groupe de travail sur “Le risque de transmission à l’homme des virus influenza aviaires”. 2002. 95 p.
[8] FASSI FEHRI, M.M. : Les maladies émergentes. Dérives des rapports de l’homme avec la nature. Scriptura, Rabat, 2001
[9] MOUTOU, F. : La vengeance de la Civette masquée. Le Pommier, Paris, 2007
[10] AFSSA : Rapport sur l’évaluation du risque d’apparition et de développement de maladies animales compte tenu d’un éventuel réchauffement climatique. Avril 2005. 78 p.
[11] VALLAT, B., PINTO, J. and SCHUDEL, A. : International organisations and their role in helping to protect the worldwide community against natural and international biological disasters. Rev. sci. tech. off. Int. Epiz., 2006, 25, 163-172.