Séance du lundi 31 mars 2008
par M. Pol Boucher,
Docteur en philosophie
Leibniz, le seul grand philosophe à avoir une connaissance professionnelle du Droit dans ses sources et sa pratique, occupe cette position singulière d’être à la fois engagé dans le siècle, et extérieur à lui.
Il voit en effet le jour dans une Allemagne à peine remise des ravages de la Guerre de Trente ans, toujours livrée aux conflits entre principautés, et toujours soumise aux appétits des puissants. Un des objectifs constants de sa vie sera ainsi d’en assurer la sécurité dans le concert apaisé des Nations, et pour cela, de concilier les pouvoirs politiques, idéologiques et juridiques. On sait qu’il tentera d’y parvenir en consacrant l’essentiel de son temps à rédiger et à présenter une multitude de projets. Certains tenteront d’aboutir à la paix interne, en contribuant au développement d’une Europe savante partageant un ensemble de valeurs rationnellement organisées, et en orientant l’interventionnisme des puissances impériales vers des champs d’action extérieurs à l’Europe chrétienne. D’autres, viseront à supprimer les facteurs de tension religieuse en montrant que les oppositions ne touchent pas à l’essentiel. D’autres, enfin, s’efforceront de reconstituer un nouveau jus commune, ayant cet avantage sur celui des médiévaux, d’être fondé sur des bases philologiques, rationnelles et normatives incontestables.
Par ses projets de fédéralisme politique ou de codification juridique, Leibniz préfigure ainsi une époque ultérieure, et l’on sait qu’il fut à ce titre, un acteur essentiel de la Philosophie des Lumières. Mais on oublie trop souvent qu’il appartient en même temps par ses concepts et ses méthodes, à l’époque des scolastiques du Moyen-Âge et de la Renaissance, dont on commence à peine à comprendre l’importance pour une théorie du langage et de la vérité.
Pourtant, une étude attentive de ses seuls travaux de codification, aurait déjà dû montrer cette filiation. Qu’impose en effet l’entreprise de codification, sinon l’obligation d’intégrer ou d’exclure les espèces dérogatoires, au nom d’un principe relevant, soit de la cohérence rationnelle, soit de la volonté du Prince, soit de la coutume immémoriale ? Et pouvait-on se passer d’un droit rationnellement organisé, analogue à la ratio scripta de l’ancien droit romain, quand tout espoir de voir apparaître un véritable jus commune européen, était anéanti par la multiplication des coutumes praeter leges et contra leges, ou le développement des nationalismes juridiques ?
En réalité, tous les travaux leibniziens ayant pour fonction d’assurer la cohérence du système juridique, prennent appui sur la théorie de l’interpretatio legis des Glossateurs et des Commentateurs. Loin par conséquent de délaisser la doctrine médiévale de l’argumentation au profit d’une approche conjuguant mos gallicus et contractualisme, Leibniz, en systématise au contraire l’usage, parce qu’il conçoit les difficultés et les antinomies juridiques comme autant de questions maladroitement formulées qu’une stricte définition des termes suffirait à éliminer. Sa thèse fondamentale, conforme à l’esprit des médiévaux, est que le droit est une langue qu’il faut parfaire pour en assurer la cohérence, puisque c’est seulement en analysant les termes d’un énoncé qu’on peut mesurer l’extension d’un genre et délimiter la portée des exceptions. Il suffit pour cela, d’évaluer le contenu des normes, leur hiérarchie et leurs implications réciproques, en appliquant la théorie de l’argumentation que les médiévaux empruntèrent à la doctrine aristotélicienne et qu’ils complétèrent par les spéculations philosophiques de Duns Scot, Jean de Salisbury ou Abélard, et les règles d’interpretatio et d’extensio legis connues depuis Accurse, Bartole ou Balde. En bref, il suffit de conjuguer l’unité argumentative d’une législation et sa diversité normative, ou plus simplement encore, la simplicité des voies et la richesse des effets. La seule question qu’on ait donc à se poser à propos de Leibniz, est de savoir comment un tel projet pouvait se réaliser.
L’unification rationnelle du Droit
Assurer la simplicité et la cohérence du Droit pour parvenir à la formation d’un nouveau jus commune, est un véritable défi puisqu’il s’agit de réunir et de hiérarchiser les apports respectifs de nombreuses législations d’époques, de conceptions et d’ambitions hétérogènes. En effet, les sources du droit sont multiples à l’époque de Leibniz, plus encore qu’à la nôtre, puisqu’en laissant de côté la question du droit canonique, on y trouve le droit de Justinien, un grand nombre de droits nationaux dont les codifications ont parfois été réalisées dans un contexte de revendication nationale, l’étonnante diversité des coutumes qui ont pu être enregistrées aux siècles précédents par des personnalités comme Beaumanoir ou Du Moulin, et enfin, la multitude des coutumes et des dispositions d’application locale, dont le rappel se fait à coups de brocards et d’adages. Devait-on alors faire œuvre révolutionnaire en forgeant un droit entièrement nouveau ? Fallait-il, au contraire, se contenter d’introduire un ordre superficiel en opérant une codification à droit constant ? Ou devait-on, enfin, adopter la voie moyenne d’une réforme visant à préserver l’intérêt intellectuel et social du jus commune, tout en rectifiant les erreurs du droit romain et de ses interprètes ? Leibniz est trop réaliste et trop concret, pour croire un seul instant au succès d’une révolution dont l’intention serait de transformer radicalement la totalité du Droit, plutôt que d’en améliorer simplement l’ordonnancement. Certes, il concevra de nouveaux Codes et de nouvelles règles législatives, comme dans la Ratio Corporis Juris Reconcinnandi ou le De Justitia et Novo Codice, afin d’exclure définitivement les antinomies. Mais il le fera toujours dans le respect de la matière juridique, car sa démarche est celle d’un juriste formé à l’université de Leipzig où l’approche de plus en plus abstraite et codifiée du droit, s’appuyait toujours sur la tradition du mos italicus. Loin de rejeter l’œuvre des Docteurs qui s’efforcèrent d’unifier les coutumes tout en respectant leur diversité, il en reprend au contraire le projet, et tente de réunir dans un même ordre juridique, la casuistique et la codification, la production jurisprudentielle des normes et leur construction législative.
La façon d’y parvenir est détaillée dans la Nova Methodus de 1668. Elle consiste à définir la forme et le contenu d’un Code excluant toute ambiguïté, en réunissant toutes les disciplines ayant trait à l’organisation du discours. En effet, l’obscurité des lois et leurs éventuels conflits, ne peuvent être supprimés tant qu’on ne sait pas quel est le véritable contenu de leurs dispositions. Or il s’agit toujours de propositions exprimées en une langue dont le caractère informel laisse toute liberté aux approximations syntaxiques et sémantiques. C’est donc en combinant les règles de la logique des rapports genre/espèce énoncées par les Commentateurs, la méthode philologique exposée au siècle précédent par les Docteurs de l’humanisme juridique, et les principes de cette “grammaire légale” qui se développe au XVII° dans un climat d’analyse comparée des langues, qu’on peut espérer obtenir une compréhension exhaustive de leur contenu. Ainsi, les situations de vide juridique seront supprimées par l’usage d’une extensio legis fondée sur une définition stricte des termes et de leur degré de ressemblance. De même, celles se traduisant par un conflit de lois, seront éliminées quand les circonstances de chacune de ces lois seront à ce point définies, que leur opposition sera remplacée par une simple différence.
L’idée n’était pas neuve. Tous les scolastiques qui se sont heurtés aux difficultés de la théorie des statuts, et en particulier au cas des personnes soumises au même moment, aux deux législations opposées de leur pays d’origine et de leur pays d’accueil, l’ont exprimée d’une façon ou d’une autre. Ainsi, le grand juriste Nicolas Everard qui présidait le tribunal de Malines au début du XVI°, avait rédigé un remarquable traité sur les “lieux argumentatifs”, dans lequel il soutenait que l’interdiction absolue de mourir en partie testat et en partie intestat, ne s’appliquait pas au cas de l’individu dont les biens sont situés sur deux territoires, parce que l’ajout du lieu dans les circonstances de l’héritage, suffit à différencier les bénéficiaires. Il raisonnait pour cela sur l’exemple suivant :
“Je suis originaire de Zélande et Brabançon en raison de mon domicile et de la majeure partie de mes biens. Je fais un testament dans lequel je nomme un substitué pupillaire à mon fils impubère émancipé, ce qu’il n’est permis de faire, ni en droit commun, ni dans le droit commun de la coutume de Zélande, mais qui est permis par la coutume du Brabant. Dans ce cas, on appliquera la coutume du Brabant aux biens situés dans le Brabant, et la coutume de Zélande conforme au droit commun, aux biens situés en Zélande. Par conséquent, si mon fils impubère émancipé décède pendant la période où il est pupille, on autorisera le substitué à entrer en possession des biens en vertu de mon testament, à condition qu’ils soient situés dans le Brabant, et pour les autres biens, on admettra les héritiers les plus proches de mon fils qui est mort ab intestat. De cette manière, il décède en partie testat et en partie intestat, car la diversité de mes patries, et par conséquent celle de mon fils, conduit à cette diversité”.
Il est évident qu’une telle solution est suspendue au fait d’accepter que la diversité réelle des patries puisse entraîner la diversité fictive des fils, et par là même la possibilité de mourir en partie testat et en partie intestat, car il s’agit alors de deux personnes différentes dont chacune est soumise aux lois du territoire où se trouvent les biens qu’elle réclame. Mais elle dépend surtout du fait de considérer qu’il n’y a plus un seul héritage, mais bien deux, soumis chacun à la lex rei sitae (c’est-à-dire aux lois du territoire où se trouvent les biens), parce que les circonstances de lieu sont une propriété indissociable de la définition d’un bien immobilier. Au lieu donc d’opposer abstraitement les lois de Zélande et du Brabant pour créer une antinomie préjudiciable à cette situation de testament partiel, il faut donner une formulation exhaustive des circonstances d’application de chacune, et l’on verra alors disparaître l’antinomie, puisque l’héritage d’une seule personne se transformera en deux héritages attribuables à deux personnes.
Ce principe, proprement linguistique, de résolution des antinomies par énumération exhaustive des prédicats d’un sujet, est au cœur des conceptions leibniziennes. Son expression juridique se trouve au §.51 de la Nova Methodus lorsque Leibniz déclare : “L’art de résoudre les antinomies consiste dans le fait de constater que le sujet ou le prédicat est une chose dans telle loi, et autre chose dans telle autre loi ou proposition”. Un tel art suppose évidemment un travail préliminaire de définition exhaustive des concepts juridiques, puisque que des définitions partielles ou erronées empêcheraient d’introduire les prédicats permettant de lever les antinomies. Il représente finalement l’équivalent juridique de cette “Science Générale” dans laquelle tout énoncé peut être finalement vérifié par substitution du definiens au definiendum et réduction à l’identique.
Les difficultés de cette unification du Droit
Plusieurs difficultés pratiques s’opposent pourtant à la réalisation d’un tel projet.
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La première est résumée dans la formule du Digeste “toute définition est dangereuse en droit civil” (D.50.17.202). En effet, si les définitions ont l’avantage d’assurer la prévisibilité des solutions, elles ont l’inconvénient de figer le droit au moment de leur formulation. Elles correspondent à l’idéal rationaliste d’une codification achevée où chaque solution est obtenue par subsomption de l’espèce sous le genre, et deviennent autant d’obstacles potentiels lorsque le droit se forme de manière jurisprudentielle, ou lorsque les faits tombant sous le coup d’une loi sont en partie indéterminés. Il faut alors leur préférer les descriptions qui ont pour avantage de pouvoir être rapidement transformées par l’ajout d’un nouveau prédicat. Les scolastiques l’avaient d’ailleurs parfaitement compris et le caractère anecdotique de certains de leurs exemples ne suffit pas à condamner leurs idées. En effet, se moquer des discussions portant sur le fait de savoir à partir de quel cheveu tombé on devient chauve, revient à ne pas comprendre la pertinence d’une interrogation portant sur les critères de définition des cas limites. Or ceux-ci représentent une difficulté considérable en droit, comme le rappellera le Specimen Quaestionum Philosophicarum ex Jure collectarum que Leibniz écrira à 18 ans, pour recenser les solutions scolastiques à des questions comme celle de la responsabilité pénale d’une personne à demi démente.
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La seconde difficulté résulte du fait que ce principe d’analyse et de résolution des cas par application de la loi du genre à une espèce dont on a énuméré totalement les propriétés, ne s’applique qu’aux espèces strictement incluses dans leurs genres. De même, la qualification d’un fait ne peut être obtenue de cette façon que pour les espèces dont les propriétés sont conformes à celles de la catégorie servant à les qualifier. En revanche, dès qu’on aborde la question des cas mixtes, ce principe perd son efficacité, puisque ces cas ont précisément pour propriété de correspondre à l’intersection de deux genres. Et comme leurs propriétés relèvent tantôt d’un genre et tantôt de l’autre, la qualification de l’espèce mixte ne se fait pas par application mécanique de la loi du genre, mais bien par sélection des propriétés appartenant à un seul genre, et qu’on estime être juridiquement pertinentes. Le choix normatif remplace dans ce cas l’analyse linguistique et logique des circonstances de l’espèce, et toute la question est de savoir comment le justifier.
La réponse de Leibniz se trouve au §.70 de la Nova Methodus. Elle est de type jusnaturaliste, mais présente cet avantage considérable de ne pas introduire de rupture entre les exigences du droit positif et les normes du droit naturel, parce qu’elle aborde le problème sous l’angle classique de l’extensio legis. Le texte dit en effet :
Il est évident qu’il faut juger conformément au droit de la nature dans les cas à propos desquels la loi ne s’est pas prononcée, de la même façon qu’on juge conformément au droit commun dans le cas des statuts qui cessent de s’appliquer. Si ceux qui rendent des décisions respectaient cela, ils se sortiraient très facilement des difficultés; mais il est vrai qu’ils examinent plutôt les affaires semblables qui ont été décidées en droit civil, et ils argumentent de ces dernières vers les premières, ce qui les plonge dans une grande perplexité; en effet, plusieurs espèces ressemblent à un même genre, et l’un invoque telle ressemblance, l’autre, telle autre. J’estime préférable par conséquent de s’en rapporter au Droit de la Nature simple et immuable. Et je considère que c’est comme si quelqu’un voulait transférer aux ânes les dispositions concernant l’éviction, qui ont été introduites çà et là dans les statuts, à propos des ventes de chevaux,. Il y a cependant doute sur le fait de savoir si l’on peut les transférer aux mulets. J’estime qu’on ne le peut pas; en effet, le mulet est plus un âne qu’un cheval car le part suit le ventre, or la mère est une ânesse.
En analysant ce texte à rebours, on voit immédiatement comment intervient l’obligation de choix normatif dans la qualification d’une catégorie intermédiaire, et comment le procédé d’extensio legis doit être différencié en fonction du degré de similitude entre le cas à examiner et la catégorie de rattachement. En effet, les dispositions particulières relatives à l’éviction dans les ventes de chevaux, ne peuvent être transposées aux ânes qui appartiennent à une catégorie juridique différente. Dans le cas du mulet, la réponse est ambiguë, car le mulet est un animal qui possède une partie des propriétés de chacun de ses deux géniteurs. Mais comme il n’en possède qu’une partie dans les deux cas, son appartenance à la catégorie du cheval ou à celle de l’âne ne peut être définie par application d’un topique du type a specie ad genus (“de l’espèce au genre”). Et comme les critères de ressemblance à chacun de ses géniteurs ne sont pas comparables entre eux, puisqu’ils concernent des propriétés différentes comme la taille, la couleur, etc., la détermination de cette appartenance résultera finalement d’un choix consistant à négliger certaines propriétés pour en privilégier d’autres. De même, puisque ce choix ne peut reposer sur l’examen des précédents du droit positif, car cela impliquerait de considérer le degré de ressemblance matérielle des espèces, autrement dit, d’utiliser un raisonnement a simili, inapplicable dans ce cas où les propriétés ne sont pas comparables, l’utilisation de normes différentes devient inévitable. Il faudra par conséquent, recourir à celles du droit naturel pour trancher l’affaire, car les critères mis en échec dans la qualification du mulet sont de droit positif. La référence à la filiation maternelle, résumée par l’adage partus sequitur ventrem (“le part suit le ventre”), permettra ainsi de considérer le mulet comme un âne et de ne pas lui appliquer les dispositions relatives à l’éviction, définies pour les ventes de chevaux.
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Enfin, la troisième difficulté dans cette tentative d’unification du droit, concerne les limites proprement normatives qu’il faut imposer au raisonnement quand il s’agit d’appliquer le procédé d’extensio legis dans un but de généralisation. Un exemple caractéristique s’en trouve au §.25 de la Nova Methodus, lorsque Leibniz s’appuie sur l’équivalence du sujet et du prédicat, et l’analogie entre le droit civil et le droit pénal, pour construire une règle générale remplaçant les multiples règles particulières permettant d’appliquer la torture en matière criminelle.
Son raisonnement procède en deux temps. Le premier consiste à soutenir que la seule manière d’abréger l’étude du droit est de formuler des règles à ce point exhaustives, qu’elles comprendront tous les cas relevant de la question dont elles traitent. Il faut pour cela, remplacer toutes les règles particulières portant sur une même question de droit, par une formule générale dont le sujet et le prédicat sont mutuellement substituables. En effet, une règle de droit est un rapport entre deux termes qu’on peut représenter par une inférence entre un sujet et un prédicat, ou par une relation entre un acte et une sanction. Si l’on n’employait pas le même niveau de généralité pour décrire les actes et les sanctions, et si l’on voulait formuler un règle pour chaque acte tombant sous le coup d’une même sanction, on serait inévitablement conduit à proposer un nombre indéfini de règles analogues. Au contraire, si l’on donne le même niveau de formulation au definiens et au definiendum, et si l’on fait en sorte que le sujet et le prédicat puissent être substitués l’un à l’autre, on évite cet écueil et l’on réduit le nombre des lois au strict minimum. Comme le dit Leibniz dans ce passage :
“Il faut voir si l’on peut concevoir une règle dont la nécessité soit réciproque, autrement dit, qui soit conçue de telle manière que le sujet soit égal au prédicat. C’est à cela que reviennent les idées que nous avons méditées dans notre De Arte combinatoria. Par exemple, toute personne et elle seule, qui détient des choses qui ne lui appartiennent pas, est tenue d’en faire l’inventaire ou la description assermentée. Inversement, celle qui est tenue de faire une telle description assermentée, détient des choses qui ne lui appartiennent pas”.
Là encore, cette idée a un passé. Elle correspond au procédé utilisé au début du XVI°, par des juristes-logiciens comme Everhardus, Gammarus ou Cantiuncula, pour résumer les règles d’utilisation de chacun de leurs topiques, ou lieux argumentatifs, et leur conférer une vertu démonstrative. Son utilisation par Leibniz est une nouvelle preuve de l’origine scolastique de ses conceptions juridiques et plus généralement, de ses conceptions philosophiques, puisque le principe des indiscernables et le principe de démonstration par réduction à l’identique n’en sont qu’une application. Il est également significatif que cette idée apparaisse initialement dans le De Arte Combinatoria, lorsqu’il s’agit de calculer le nombre de combinaisons possibles entre les divers prédicats d’un même sujet, ou les diverses espèces d’un même genre, car cela revient à considérer les questions juridiques comme autant d’applications particulières d’une ratio plus générale.
Le deuxième temps de l’argumentation utilise ce principe d’implication réciproque du sujet et du prédicat, pour construire la règle générale d’utilisation de la torture permettant de simplifier le droit positif. Cela donne :
De même, je conçois quant à moi la règle générale suivante en matière de torture : toute personne et elle seule, qui serait condamnée dans l’état actuel des choses, si la cause était civile, doit être torturée dans une cause criminelle. Car personne n’est condamné dans une cause criminelle, à moins d’avoir avoué. Par conséquent, celui qui est convaincu de crime est contraint à l’aveu. D’où il s’ensuit que celui qui ne peut pas prouver qu’il bénéficie d’une exception, doit être torturé. Parce que celui qui ne peut pas prouver qu’il bénéficie d’une exception en matière civile, est condamné. Cette seule règle remplace les multiples règles qu’on exhibe d’ordinaire à titre d’indices suffisants pour aller à la torture.
On voit immédiatement que cette argumentation contient elle-même deux raisonnements. Le premier consiste à soutenir que les règles du droit civil sont applicables au droit pénal. Or, en matière civile, l’incapacité d’un individu à démontrer qu’il bénéficie d’une dérogation à la règle (i.e. une exception), le fait tomber sous le coup de la règle. S’il est convaincu de sa faute (convictus), il doit être condamné (condemnatus). Le second précise que le fait d’avoir avoué sous la torture (confessus), est un élément supplémentaire exigé en matière criminelle, entre le moment initial où l’on est convictus et le moment final où l’on est condemnatus. Il faut donc être convictus, puis confessus, pour être condemnatus. Enfin, la superposition des deux raisonnements, rendue possible par la quasi-identité des deux droits, permet de formuler la règle générale justifiant l’utilisation du moyen qu’est la torture en matière criminelle, par la certitude de la condamnation en matière civile. Elle prend la forme d’une implication directe (toute personne et elle seule, qui serait condamnée dans l’état actuel des choses, si la cause était civile, doit être torturée dans une cause criminelle), parce qu’elle vise à donner un critère d’utilisation de la torture. Mais sa nature est bien celle d’une équivalence entre le sujet et le prédicat, puisqu’on pourrait ajouter “et réciproquement”.
Le raisonnement est logiquement imparable. Pourtant, cette nécessité logique ne justifie en rien l’introduction d’une règle contraire aux trois principes de présomption d’innocence, de non extension des statuts odieux et de non nécessité de l’aveu en matière criminelle. Leibniz en est d’ailleurs parfaitement conscient, Le fait qu’une règle de droit soit exprimée de telle manière qu’elle couvre l’ensemble de ses applications (ce qui est un corollaire du principe de raison suffisante), n’implique donc pas qu’elle doive être choisie (ce qui relèverait du principe du meilleur), car le critère de nécessité logique est neutre du point de vue axiologique. Il porte sur la simplicité de l’ordre juridique et non sur sa légitimité. Inversement, le refus de ces procédés en matière criminelle se justifie par la considération de ce que Leibniz appelle les “raisons morales du droit”, où l’on reconnaît la hiérarchie des justices commutative, rétributive et caritative, que résume la formule des Institutes : neminem laedere, suum cuique tribuere, honeste vivere.
Que doit-on alors conclure ? Faut-il renoncer à intégrer les particularismes normatifs dans une organisation rationnelle du droit ? Faut-il même faire du désordre ou de l’imprécision des concepts, le signe par excellence de l’authenticité juridique ? Leibniz s’y refuse absolument. Il soutient au contraire que les normes peuvent être introduites sans difficulté dans l’ordre déductif d’une législation rationnelle, dès lors qu’on prend le soin de définir entre elles, un ordre de prééminence permettant de justifier une exception à la règle d’un ordre juridique inférieur, par une conformité à la règle d’un ordre supérieur. Ainsi, quand la constitution Assiduis de Justinien donne priorité à une épouse désirant récupérer sa dot, et lui permet de l’emporter sur les autres créanciers de son mari, même si leurs créances ont été constituées avant le mariage, elle déroge à la règle voulant que l’ordre de priorité des hypothèques soit celui de leur constitution (prior tempore potior jure). Mais cette dérogation à l’ordre du droit positif est légitime parce qu’elle résulte d’une règle supérieure du droit naturel donnant priorité à la protection des enfants de l’épouse, sur la protection des créanciers, autrement dit, à l’intérêt démographique à long terme sur l’intérêt économique immédiat. La véritable difficulté n’est donc pas d’accorder la raison et les normes, contrairement à ce que disent les positivistes, mais de faire en sorte que ces normes résultent d’un jugement portant sur la totalité des circonstances de l’action, et non d’une volonté agissant en fonction d’intérêts particuliers.
Telle était déjà l’intention du De Arte Combinatoria lorsqu’il s’agissait de montrer que les relations d’obligation définies par le droit romain entre le mandant, le mandataire et le tiers, ne sont qu’une partie des relations qu’on peut obtenir par pure combinatoire de concepts. Mais tel sera par dessus tout l’objectif de cette Jurisprudence Universelle dans laquelle Leibniz rappellera qu’un même calcul peut s’appliquer à la hiérarchie des normes et au système des catégories, parce que le bon et l’utile sont les expressions différentes d’une même nature des choses, autrement dit, d’une même raison universelle.
S’il fallait par conséquent résumer en quelques mots la conception leibnizienne du Droit, en tenant compte de ses intentions et de ses méthodes, il faudrait la définir comme un monisme rationaliste d’inspiration scolastique et à orientation téléologique.