séance du lundi 11 mai 2009
par M. Jean-Louis Quantin,
Directeur d’études à l’EPHE
Les universités françaises des XVIIe et XVIIIe siècles ont mauvaise réputation. Dans les études qui leur ont été consacrées, deux mots reviennent régulièrement : sclérose et déclin. On a l’impression d’institutions agonisantes, que la Convention n’aurait fait qu’achever en stipulant, par son décret du 15 septembre 1793, que « les collèges de plein exercice et les facultés de théologie, de médecine, des arts et de droit sont supprimés sur toute la surface de la République ». Cette image noire appelle des réserves. Passons sur le fait que, si l’on en croyait certaines histoires de l’éducation, les universités françaises n’auraient pas cessé de décliner depuis le début du XIVe siècle : on peut se demander si la notion de déclin a historiquement encore un sens. Pour s’en tenir aux XVIIe et XVIIIe siècles, il faut d’abord se défier de certaines polémiques des Lumières, qui sont intéressantes pour l’histoire des idées mais qui n’avaient pas grand rapport avec la réalité. Un exemple suffira, celui de Diderot dans son Plan d’une université de 1775, considéré comme le projet universitaire le plus élaboré qui soit sorti de la plume d’un philosophe du XVIIIe siècle. Il s’agissait d’une commande de Catherine II qui souhaitait renforcer son image de souveraine éclairée à l’étranger et qui se garda bien d’appliquer ce plan en Russie. Pour Diderot, qui avait fait deux ans de philosophie et trois ans de théologie à l’Université de Paris, la France constitue le contre-modèle absolu. Charlemagne « fonda notre pauvre université ; il la fonda gothique ; elle est restée gothique, telle qu’il l’a fondée ». Diderot explique ainsi à Catherine II que « Notre faculté de droit est misérable. On n’y lit pas un mot du droit français ; […] rien de notre code ni civil ni criminel ; rien de notre procédure ; rien de nos lois ; rien de nos coutumes […] ». Au moment où Diderot écrivait, il y avait pourtant presque cent ans, depuis l’édit de Saint-Germain de 1679, que le droit français faisait partie intégrante des enseignements des facultés de droit. Les historiens du droit ont bien montré comment les professeurs de droit français avaient activement travaillé à l’unification des coutumes, sans pourtant omettre de prendre en compte les usages locaux.
Plus récemment, le jugement porté sur les universités des XVIIe et XVIIIe siècle a souvent été anachronique puisqu’il se référait, explicitement ou implicitement, à l’idéal humboldtien d’une université de recherche, foyer de la science en train de se faire. Or cette conception de l’université était généralement étrangère aux XVIIe et XVIIIe siècles, et pas seulement en France. C’était ainsi une idée commune dans l’Europe du XVIIIe siècle que le rôle des académies est de faire progresser la science par des recherches et des expériences, et celui des universités de conserver et de répandre la science acquise. Que cette dichotomie ait été pour les universités source de problèmes et même de dangers, c’est certain et j’y viendrai tout à l’heure. Mais il n’est pas possible de trancher que les universités ne fonctionnaient pas parce qu’elles ne remplissaient pas une fonction qu’elles ne cherchaient pas à remplir et que la société ne pensait pas à leur confier. Si l’on étudie le rôle des universités dans la diffusion du savoir, on aura une image beaucoup plus nuancée. Lawrence Brockliss, qui est l’auteur du meilleur livre dont nous disposions sur le contenu de l’enseignement des universités françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, a pu montrer que cet enseignement n’était jamais resté statique et que, par exemple, les professeurs de physique avaient intégré certaines découvertes récentes dans le cadre de l’aristotélisme, avant de se convertir au cartésianisme à partir de la fin du XVIIe siècle et finalement de devenir très vite newtoniens dans les années 1740.
Un dernier motif de prudence tient à la charge idéologique évidente de beaucoup de travaux en histoire de l’éducation. Ce qu’on peut appeler pour faire vite l’idéologie de mai 68, apparaît en particulier à propos du latin. La pédagogie des XVIIe et XVIIIe siècles, aussi bien celle de l’université proprement dite que celle des collèges jésuites, est déclarée sclérosée à cause de la place centrale qu’elle faisait au latin et plus précisément à l’apprentissage du latin comme langue vivante, langue de composition littéraire et de communication. Ce n’est pas le lieu, et je n’en ai pas la compétence, de discuter de la valeur proprement littéraire de l’imitatio, la variation sur les chefs-d’œuvre classiques, que Marc Fumaroli, dans la préface vigoureuse qu’il a donnée en 1999 à l’anthologie néo-latine, La lyre jésuite, a qualifiée d’« échange entre les vivants et les morts ». Mais d’un point de vue d’historien, il est simpliste de considérer que le latin, au XVIIe siècle et même encore au XVIIIe siècle, serait en soi, indépendamment des contextes et des contenus, marque de sclérose et que l’indicateur unique de progrès serait le passage au français comme langue d’enseignement. Dans une perspective européenne, ce qui est frappant n’est pas le supposé archaïsme latin des universités françaises, mais tout au contraire la force, au moins relative, et la précocité en France du mouvement de passage au vernaculaire. La raison fondamentale est que les Français ont considéré leur langue comme le nouveau latin, la nouvelle langue universelle, sans guère penser à ce que cette universalité avait de provisoire. D’Alembert le relevait dès 1751, dans le discours préliminaire de l’Encyclopédie : « Cependant il résulte de-là un inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les Savans des autres nations à qui nous avons donné l’exemple, ont crû avec raison qu’ils écriroient encore mieux dans leur Langue que dans la nôtre. L’Angleterre nous a donc imité ; l’Allemagne, où le Latin sembloit s’être refugié, commence insensiblement à en perdre l’usage : je ne doute pas qu’elle ne soit bientôt suivie par les Suédois, les Danois et les Russiens. Ainsi, avant la fin du dix-huitieme siecle, un Philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit Langues différentes ; et après avoir consumé à les apprendre le tems le plus précieux de sa vie, il mourra avant de commencer à s’instruire. » Nous connaissons aujourd’hui le stade suivant de cette histoire.
Les universités françaises des XVIIe et XVIIIe siècles assurèrent une fonction sociale essentielle puisque les grades universitaires constituaient un passage obligé pour les élites professionnelles. Par grades, il faut entendre d’une part celui de maître ès arts, qui clôt le cursus de la faculté des arts, à l’issue des deux années de philosophie, d’autre part le baccalauréat, la licence et le doctorat des trois facultés supérieures, théologie, droit, médecine, pour les citer dans l’ordre hiérarchique normal – la seule exception est Angers où, pour des raisons historiques, la Faculté de droit a préséance sur la théologie. Il est nécessaire d’être titulaire de la maîtrise ès arts pour poursuivre des études en théologie et en médecine, mais pas en droit. L’importance sociale des grades correspond à une double logique. La monarchie, en premier lieu, dans le contexte de la construction de l’État moderne, a développé une exigence de compétence garantie par des diplômes spécialisés : la licence en droit, obligatoire depuis le XVIe siècle, pour les offices des cours souveraines, est exigée à partir de 1679 pour toutes les charges de judicature. Il en va de même dans l’Eglise : alors que les évêques du premier XVIIe siècle avaient des parcours variés, le doctorat en théologie, et de préférence à Paris, devient à partir du règne de Louis XIV la préparation normale à l’épiscopat. On pourrait discuter pour savoir si cette uniformisation des parcours a eu uniquement des effets bénéfiques pour l’Eglise au XVIIIe siècle, mais l’important pour nous est qu’elle renforce la signification sociale des grades universitaires : les familles qui destinent un fils à l’épiscopat acceptent désormais qu’un cursus complet en théologie est le préalable indispensable.
Le deuxième moteur de cette valorisation sociale des grades, c’est la conviction, qui n’est pas propre à la France mais qu’on retrouve dans toute l’Europe d’Ancien Régime, que les étudiants font des études universitaires à cause des positions avantageuses auxquelles ces études peuvent les conduire. Les contemporains sont dès lors convaincus que, comme l’écrivait l’abbé Fleury, « les études languissent si l’honneur et l’intérêt ne les soutiennent ». Dans la société d’Ancien Régime, les récompenses des études étaient au premier chef les bénéfices ecclésiastiques. L’Eglise et l’Etat se sont donc accordés, par le concordat de 1516, pour assurer aux gradués des universités un accès prioritaire aux bénéfices. Je passe sur les détails complexes du mécanisme auquel Me Jean-Jacques Piales, avocat au Parlement de Paris, consacra en 1757 les 6 volumes de son fameux Traité de l’expectative des gradués. Des droits et privilèges des Universités et des avantages que l’Église et l’État en retirent. Le concordat réserve aux gradués toutes les vacances du tiers des mois de l’année (janvier, avril, juillet, octobre) et de surcroît, pour les deux mois de janvier et juillet, dits mois de rigueur, il établit un ordre de promotion obligatoire qui privilégie l’ancienneté. Un simple maître ès arts l’emporte ainsi sur un docteur en théologie moins ancien, ce qui réflète la volonté de valoriser le grade en tant que tel, avant la compétence.
L’importance du grade universitaire dans la société d’Ancien Régime ne signifie pas, il est vrai, l’importance des études universitaires. Beaucoup d’universités – les témoignages sont nombreux et concordants sur ce point – délivraient des diplômes que nous appellerions aujourd’hui bradés, y compris à des étudiants qui n’avaient jamais suivi les cours. La réforme des études de droit de 1679 introduisit un contrôle d’assiduité, mais il était très souvent tourné. En 1751, le gouvernement supprima l’université de Cahors, « en punition, écrit le marquis d’Argenson, de ce qu’elle faisait trafic de ses grades ; un passant y était reçu docteur en 3 jours. » Les abus continuèrent pourtant dans d’autres universités jusqu’à la Révolution.
La société était très consciente de l’inégale valeur des diplômes : un doctorat en théologie de Paris ou un doctorat en médecine de Montpellier jouissaient d’un beaucoup plus grand prestige que les autres. Tandis que l’Université de Paris et, dans une moindre mesure, la Faculté de médecine – ou, pour lui donner son nom officiel – l’Université de médecine de Montpellier avaient un recrutement national, les autres universités ne couvraient qu’une aire régionale, selon une répartition qui tendit à s’aligner sur la géographie des Parlements. La seule exception est l’Université protestante de Strasbourg, qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, attire des étudiants de toute l’Europe à sa faculté de droit, et plus particulièrement à l’école diplomatique créée à l’intérieur de celle-ci par Schoepflin, pour enseigner les sciences politiques et histoire contemporaine. Il suffit de rappeler les noms de Goethe et, à la veille de la Révolution, de Metternich. Mais l’université de Strasbourg s’inscrivait dans la géographie universitaire du Saint-Empire plutôt que du royaume. En tout cas, la différence entre universités resta sans traduction juridique. Le concordat de 1516 avait pourtant restreint le bénéfice de l’expectative aux gradués d’une université fameuse. Mais, comme l’explique Pierre Rebuffe, professeur de droit canon à l’Université de Paris, dans son grand commentaire du concordat, « toutes les universités du royaume sont présumées fameuses ». La raison qui est donnée de « cette égalité » des universités, est que leurs privilèges « dérivent de la même source », à savoir le pape et le roi. Or l’existence d’universités-passoirs, si j’ose cette expression, produit aux XVIIe et XVIIIe siècles une tendance généralisée au laxisme. Les contemporains l’écrivent : si l’on est trop sévère avec les étudiants à Paris, ils iront recevoir leurs licences à Orléans ou à Bourges.
Une discussion approfondie s’imposerait pourtant avant de pouvoir conclure que les diplômes universitaires étaient usurpés. Au moins autant qu’à des motifs intellectuels, les stratégies de contournement tenaient à des raisons financières, le coût des grades étant très inégal d’une université à l’autre. La pédagogie du temps, s’agissant des facultés supérieures, laissaient beaucoup de place au travail en privé, soit personnel soit avec un répétiteur. Le manque d’assiduité des étudiants ne signifie donc pas forcément leur manque de travail. Le jeune Rancé décrivait ainsi ses études, vers 1643 : « J’espère être en peu de temps grand théologien. Je confère tous les jours deux fois avec un docteur de Sorbonne, qui me lit un cours de théologie beaucoup plus court que celui qu’on voit dans les écoles. Dans huit mois j’aurai vu toute la scolastique, et pendant seize qui me resteront jusqu’à ce que je puisse être reçu bachelier, je me donnerai entièrement à la lecture des Pères, des Conciles et de l’histoire ecclésiastique. Je ne laisse pas d’aller quelquefois entendre un professeur, pour avoir attestation au bout du temps. »
Au crédit des universités d’Ancien Régime, il faudrait encore porter l’autonomie de gouvernement que, malgré le contrôle croissant du pouvoir royal, elles avaient pu en partie préserver, des ressources financières propres, à la fois patrimoniales et, à Paris, tirées du profit des messageries universitaires, et, surtout à Paris, un système collégial, tous traits qui les rapprochaient de l’actuel modèle anglo-saxon : je ne puis que renvoyer au bel article que Bruno Neveu avait publié dans Commentaire en 1987, « Le palais de la Sorbonne ». Certains collèges de l’université de Paris étaient certes en piteux état, au propre comme au figuré, surtout au début de la période, au début des guerres de religion. D’autres étaient ou devinrent florissants. De la reconstruction de la Sorbonne par Richelieu, il nous est resté la chapelle, c’est-à-dire le seul bâtiment universitaire français qui puisse prétendre, aujourd’hui, être immédiatement reconnaissable. Et comment ne pas mentionner en ces lieux l’autre coupole, plus prestigieuse encore, que le Collège des Quatre-Nations dut à la munificence testamentaire du cardinal Mazarin ?
Les universités françaises n’en furent pas moins confrontées à de graves problèmes, dont deux ont des résonances très actuelles. En premier lieu, les universités eurent très peu de contacts avec les courants intellectuels d’avant-garde. C’est vrai dans l’ordre scientifique, au sens actuel du terme. Jean Mesnard l’a souligné dans son article classique de 1972, « Le XVIIe siècle, époque de crise universitaire » – j’éviterais pour ma part ce terme de « crise » puisque, encore une fois, les universités n’avaient pas pour mission d’être des foyers de recherche scientifique, mais le constat en lui-même est incontestable, non seulement s’agissant des universités comme institutions mais même pour les universitaires à titre individuel. Le contraste est frappant avec les autres pays d’Europe où les grandes figures de ce qu’on appelait naguère la révolution scientifique furent souvent des universitaires. On ne trouve guère à nommer que Roberval, professeur au collège de Maître-Gervais, un des collèges de l’Université de Paris, et il était en même temps professeur au Collège Royal. Entre Galilée, professeur aux universités de Pise et de Padoue, et Newton, titulaire de la chaire lucasienne de mathématiques à l’Université de Cambridge, la France a eu Descartes, qui même s’il ne s’est pas désintéressé de la réception universitaire de sa philosophie – voyez sa dédicace des Méditations aux « doyen et docteurs de la Sacrée Faculté de théologie de Paris » –, incarne un rapport non-universitaire, et même anti-universitaire, à la philosophie. L’université, malgré la place qu’elle fait aux humanités, n’est guère mieux représentée dans les recherches d’érudition. Les plus célèbres critiques français du premier XVIIe siècle, Scaliger et Saumaise, quittèrent la France pour l’université de Leyde : cet exil avait bien sûr des raisons religieuses mais Leyde avait su attirer Scaliger puis Saumaise en leur offrant l’équivalent de ce que nous appellerions aujourd’hui une chaire de recherche, sans obligation d’enseignement. Pour en trouver l’équivalent en France, il ne faut pas chercher dans les universités mais dans la Compagnie de Jésus, au Collège de Clermont, où un Fronton du Duc et un Sirmond purent se consacrer à leurs grandes éditions patristiques avec le statut de scriptor. Les universités françaises furent dès lors doublées par d’autres institutions, beaucoup plus en pointe dans l’élaboration de nouveaux savoirs. L’une, le Collège royal – qui fut brièvement rattaché à l’université à la fin du XVIIIe siècle –, remonte au XVIe siècle, les autres furent créées aux XVIIe siècle (le Jardin du roi, l’Académie des Sciences, l’Académie des Inscriptions) et encore au XVIIIe siècle (les grandes écoles spécialisées, Ecole du Génie de Mézières, Ecole des Ponts-et-Chaussées, Ecole des Mines). Ces institutions ayant, à la différence des universités, survécu à la Révolution, on a là l’origine de la dichotomie toute française entre universités et grands établissements ou grandes écoles.
Les grands établissements, à l’époque, ne constituaient pas une concurrence directe, et les étudiants qu’ils étaient susceptibles d’attirer étaient surtout ceux des facultés supérieures, dans le cadre de leurs études personnelles – je pense aux étudiants en médecine qui allaient suivre les cours du Jardin du Roi. La véritable concurrence, durement ressentie, venait des collèges de la Compagnie de Jésus. Elle concernait avant tout la Faculté des arts, à cheval, selon nos catégories d’aujourd’hui, entre l’enseignement secondaire et le premier cycle, et, dans une moindre mesure sans doute, la Faculté de théologie. Le collège des temps modernes, le collège dit de plein exercice avec ses classes hiérarchisées, est, à l’origine on le sait, une invention de l’université de Paris, mais ce furent les jésuites qui lui donnèrent sa forme définitive et qui assurèrent sa diffusion. Leur succès fut notamment porté par la gratuité de l’enseignement et par une pédagogie du mérite, dont l’émulation constante était le principal ressort et qui fut un vecteur, limité mais réel, d’ascension sociale. Diderot, qui fut de 1723-1728, élève des jésuites à Langres, où son père était maître coutelier, écrivait en 1760 à Sophie Volland : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j’avois remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avoit données […]. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. »
Toute l’Europe catholique connut des conflits entre les jésuites et les universités – l’Université de Louvain envoya même Jansénius en Espagne en 1626-1627, pour essayer de fédérer les universités contre les jésuites. Nulle part, pourtant, ces conflits ne furent aussi vifs et aussi longs qu’en France, surtout à Paris : la plupart des universités françaises de province, en partie parce qu’elles étaient plus faible, finirent par trouver une forme d’association avec la Compagnie. L’Université de Paris soutint trois grands procès pour que les jésuites fussent interdits d’enseignement : en 1565, alors qu’ils venaient de s’établir rue St-Jacques, dans l’établissement qui prit alors le nom de Collège de Clermont, en 1594, en 1611 – les jésuites avaient été dans l’intervalle expulsés puis rappelés. Définitivement défaite sur ce point en 1618, lorsqu’un arrêt du Conseil permit des leçons publiques dans toutes les sciences au collège de Clermont, l’Université contre-attaqua en fermant l’accès aux grades aux écoliers qui auraient suivi les leçons des jésuites : les écoliers doivent non seulement fournir un certificat d’assiduité aux cours de l’Université mais jurer qu’ils n’ont pas eu d’autres professeurs. La réaction prévisible des jésuites fut de tenter de conférer eux-mêmes les grades, comme une bulle pontificale leur en avait donné le pouvoir. Après une nouvelle flambée polémique sur ce point, en 1642-1643, on arrive à une sorte de coexistence pacifique : les jésuites ne prétendent plus à la collation des grades ; l’Université renonce de fait à exclure des grades les écoliers du Collège de Clermont, a fortiori après 1682, quand il reçoit le titre de collège royal sous le nom de Louis-le-Grand.
Ces polémiques recouvraient en partie des affrontements politico-religieux. La Faculté de théologie de Paris avait mis toute son autorité au service de la Ligue, déclarant solennellement, en 1589, que le peuple pouvait prendre les armes contre Henri III, puis, en 1590, que Henri IV était déchu de tout droit à la Couronne. [Les grands prédicateurs de la Ligue étaient docteurs de Sorbonne, comme le célèbre Jean Boucher, curé de Saint-Benoît, réfugié aux Pays-Bas espagnols après l’entrée de Henri IV dans Paris et qui mourut chanoine de Tournai en 1646, à 95 ou 96 ans, portant fièrement son titre de « docteur et doyen de la sacrée faculté de théologie en l’université de Paris, et senneur (senior) de la maison de Sorbonne ».] L’université n’en choisit pas moins, dès 1594, par la bouche de son avocat Antoine Arnauld le père, de dénoncer les jésuites comme les fauteurs de la Ligue et leur Collège de Clermont comme la « Boutique de Satan, où se sont forgez tous les assassinats qui ont esté exécutez ou attentez en l’Europe depuis quarante ans ». Ce qui est plus intéressant pour nous est que les défenseurs de l’Université étaient consciemment à contre-courant de la demande sociale puisqu’ils s’en prenaient à tout le réseau éducatif jésuite, alors même que les élites municipales, un peu partout en France, souhaitaient établir des collèges dans leurs villes. Lorsque Henri IV rappela les jésuites dans le ressort du Parlement de Paris, en 1603, le premier président Achille de Harlay lui adressa ainsi des remontrances sur l’état de l’université de Paris : « elle dépérira infailliblement si l’on permet à la Société de multiplier ainsi les collèges, parce que les parents préféreront le marché le plus proche à cette célèbre foire de toute l’Europe, et que pour avoir leurs enfants sous leurs yeux, ils les priveront d’une instruction plus salutaire. » Ce fut bien effectivement, dans la première moitié du XVIIe siècle, la préférence des parents qui empêcha d’arrêter la dynamique des collèges jésuites. Les historiens de la IIIe République lisaient ces affrontements comme une anticipation des conflits de leur propre temps, en oubliant que l’ancienne Université de Paris, si elle se définissait comme un corps séculier, n’était en rien une institution laïque. Anachronisme pour anachronisme, j’avoue que les difficultés de la Faculté des arts, réduite à la défensive face à la concurrence jésuite, me font plutôt penser à la situation où se trouvent aujourd’hui les UFR de lettres et de sciences devant les classes préparatoires.
Les hostilités entre l’Université de Paris et les jésuites ne prirent vraiment fin qu’à la suppression de la Compagnie de Jésus en France, en 1762. Ce fut la revanche de l’Université, qui installa son administration dans les locaux du collège Louis-le-Grand. Cette victoire était pourtant bien fragile, puisque l’expulsion des jésuites donna le signal d’une explosion de projets pour la réforme de l’éducation. Si certains débouchèrent sur des réalisations effectives appelées à durer – en premier lieu la création de l’agrégation pour le recrutement des maîtres de la Faculté des arts –, beaucoup étaient frappés au coin de la pure utopie. Tous contribuèrent en tout cas à accréditer l’idée d’une table rase, d’une destruction complète de l’existant pour établir à nouveaux frais un système d’éducation nationale.
Piales, en 1757, avait appelé à réprimer fermement les abus de la collation des grades, en représentant que la réforme d’une université, je cite, « est très-aisée ; il n’est question que d’un changement de conduite extérieure ; et il suffit qu’il se fasse dans un très-petit nombre de personnes chargées de faire observer la discipline. » Ce ne fut pas cette formule mais celle de la destruction complète des universités qui l’emporta avec la Révolution. Il est permis, plus de deux siècles plus tard, de se demander si cette destruction n’a pas, à certains égards, été définitive.