Protestantisme et démocratie

Séance du lundi 21 juin 2010

par M. Hubert Bost,
Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études

 

 

Les travaux des historiens contemporanéistes et des sociologues montrent la complexité de l’articulation entre protestantisme et démocratie, ne serait-ce que lorsqu’ils cherchent à identifier un “vote protestant [1]”. La tâche de l’historien moderniste n’est guère plus simple parce qu’il se trouve confronté à un ensemble pluriel, voire hétérogène, de doctrines, de configurations nationales, de sensibilités et d’ecclésiologies. S’il veut en restituer la chronologie, il doit tenter de comprendre les logiques à l’œuvre lors de la rupture fondatrice – la “Réformation” –, puis au cours du processus de confessionnalisation et de mise en place de l’orthodoxie, et enfin au moment du dialogue, tantôt désiré et tantôt subi, avec les penseurs des Lumières.

Pour appréhender la profondeur historique et les basculements idéologiques de la question, il faudrait montrer comment Martin Luther a subverti la théorie médiévale des deux glaives, renouvelé la réflexion sur le rôle du prince chrétien et repensé la place de la politique dans la vie du fidèle [2]. Pour lui donner toute son ampleur géographique, il faudrait parler du rôle pionnier qu’ont joué les courants quaker et baptiste en Amérique du Nord, à partir du Rhode Island [3] et de la Pennsylvanie [4]. Toutefois, brosser une grande fresque mondiale nous cantonnerait à des généralités. Pour penser le moment du nouage de la question, il est préférable de choisir un secteur, une famille confessionnelle particulière, un point de vue. En raison de son destin singulier, le courant calviniste français peut servir de révélateur : à la manière d’une loupe, il grossit certaines particularités théoriques et pratiques qui caractérisent le protestantisme magistériel (celui qui a voulu la réforme de l’Église en termes de collaboration et non en opposition avec les autorités politiques) : à travers des débats et des conflits très spécifiques apparaît sa contribution à la pensée de la “modernité”.

Avant de plonger dans cette histoire, deux brèves remarques s’imposent. La première est d’ordre lexical. Nous avons l’habitude de considérer la notion de démocratie en la reliant à d’autres – singulièrement à celle de république –, mais aussi en l’en distinguant. Or, dans les sources des périodes considérées, cette distinction est loin d’être clairement posée, et il serait hasardeux de l’y projeter. Il convient donc de prêter attention aux occurrences du mot, mais aussi à l’apparition de l’idée ou de l’idéal démocratique, qui s’exprime souvent dans d’autres termes.

D’autre part, le rapport entre protestantisme et démocratie est lié à son exploitation par la controverse confessionnelle : sous l’Ancien Régime, on accuse volontiers son adversaire d’être un républicain – autrement dit un démocrate –, un peu comme naguère on l’aurait traité d’anarchiste. Paradoxalement pour nous, les penseurs et porte-parole du protestantisme – pasteurs, théologiens ou hommes de lettres – cherchent en permanence à se laver de ce soupçon. L’historien doit par conséquent tenir compte du brouillage entre ecclésiologie et politique s’il veut qu’émergent les enjeux des prises de position.

Trois “moments” peuvent être considérés comme les révélateurs de la configuration protestante d’Ancien Régime et de la lente évolution des discours et des pratiques qu’elle a connue, de la Renaissance aux Lumières : le moment Jean Calvin (XVIe siècle), le moment Pierre Bayle (XVIIe siècle) et le moment Antoine Court (XVIIIe siècle). Moments français, on l’a dit, mais qui convoquent, chacun à sa façon, d’autres réalités européennes.

Lorsqu’en 1536 Jean Calvin place en tête de son Institution de la religion chrétienne une Epître au roi destinée à François Ier, il veut être l’apologiste de ses coreligionnaires français dénoncés par les controversistes catholiques comme rebelles à l’autorité royale. L’accusation que forgent ces polémistes vise à présenter les protestants comme fauteurs de troubles en raison même de leur désaccord doctrinal et ecclésiologique. Considérons ce lien entre rébellion et hérésie ou schisme. (On laissera de côté les désaccords doctrinaux pour ne retenir que le différend ecclésiologique, seul pertinent pour la question de la démocratie.) Quelle pertinence a-t-il ? Les protestants réformés récusent, comme incompatible avec la Bible, l’organisation ecclésiastique pontificale, autrement dit une forme de gouvernement hiérarchique. Mais, par ailleurs, ils ne font guère de difficulté pour reconnaître que l’ordre créationnel et providentiel voulu par Dieu est une pyramide dont le Créateur est le sommet et dont les hommes, créatures supérieures, sont les intermédiaires. En politique, ils ne remettent pas davantage en cause le principe monarchique, considérant que l’ordre temporel – voulu par Dieu – obéit à des lois spécifiques, différentes des règles qui prévalent dans l’ordre spirituel. Dans ce domaine spirituel, ils défendent un fonctionnement “presbytéro-synodal”, où l’Église est définie comme le lieu où l’on prêche et où l’on administre les sacrements : l’Église est d’abord l’assemblée – ecclesia, au sens étymologique –, la communauté locale, dirigée par un consistoire composée du ou des pasteurs et d’un certain nombre d’anciens élus ou cooptés : ce groupe de responsables reconnus et mandatés, où les laïcs sont toujours plus nombreux que les pasteurs, gouverne et représente l’Église. Chaque Église délégue au synode provincial annuel des députés (un laïc par pasteur), et chaque synode provincial délègue à son tour les siens au synode national.

Pour exposer ce système ecclésiologique, la chronologie a été quelque peu bousculée. En effet, l’organisation presbytéro-synodale ne se mettra en place en France qu’à partir de 1559. Les principes en sont néanmoins posés dès le début de la Réforme, et avec eux la difficulté : il faut prouver que, aussi grave soit-il, le différend confessionnel n’entraîne nullement une rupture du pacte social et une mise en cause de l’organisation politique du royaume. On peut être un fidèle sujet de Sa Majesté quoiqu’on ait rompu avec la papauté. La thèse est d’autant moins aisée à démontrer que les adversaires pratiquent volontiers une rhétorique de l’amalgame. Or, un an avant que Calvin n’adresse son Épître à François Ier, en 1535, des enthousiastes apocalyptiques, peut-être trop hâtivement taxés d’anabaptisme, se sont emparés de la ville de Münster en Westphalie et leur “royaume”, aussi éphémère qu’il ait été, a suscité une vive émotion dans toute l’Europe. Calvin veut éviter toute confusion entre ces illuminés qui mélangent tout et les réformés au nom desquels il prend la plume :

« Vous ne vous devez esmouvoir de ces faux rapports, par lesquels noz adversaires s’efforcent de vous ietter en quelque crainte et terreur : c’est assavoir, que ce nouvel Evangile, ainsi l’appellent-ils, ne cherche autre chose qu’occasions de séditions, et toute impunité de mal faire. Car Dieu n’est point Dieu de division, mais de paix […]. Et quant à nous, nous sommes iniustement accusez de telles entreprinses, desquelles nous ne donnasmes iamais le moindre soupeçon du monde. Et il est bien vray semblable que nous, desquels iamais n’a esté ouye une seule parolle séditieuse, et desquels la vie a touiours été cogneue simple et paisible, quand nous vivions sous vous, Sire, machinions à renverser les royaumes ! qui plus est, maintenant estans chassez de nos maisons, nous ne laissons point de prier Dieu pour votre prospérité et celle de votre règne. »

La question est compliquée en raison des modalités originales du passage des villes suisses à la Réforme. C’est souvent en organisant une disputatio publique, au cours de laquelle des arguments contradictoires ont été échangés, que le magistrat de ces cités a pris la décision du basculement confessionnel : un débat a eu lieu, en langue vulgaire, auquel le peuple a pu assister. Par ailleurs, la compagnie des pasteurs de la ville a pris l’habitude de se réunir régulièrement pour travailler et commenter les textes bibliques, pour évoquer toutes sortes de questions théologiques : la Prophezei à Zurich, la Congrégation à Genève, sont des instances de réflexion et de délibération qui rompent avec l’exercice du pouvoir ecclésiastique concentré dans les mains de l’évêque. Par la suite, ce sont les synodes nationaux qui, en France, délibèrent sur toutes les questions, y compris doctrinales. Il y a bel et bien changement de mode de gouvernement de l’Église, et l’on comprend que la rupture ainsi instaurée puisse, à terme, susciter une “culture” politique originale, qui semble même consonner avec la notion théologique de sacerdoce universel. Cependant, parce qu’ils considèrent que l’État et l’Église ne peuvent se gouverner selon les mêmes règles, parce qu’ils sont convaincus de l’importance de leur séparation – en quoi ils nous paraissent des précurseurs de la démocratie laïque –, les théologiens de la Réforme magistérielle refusent de s’immiscer dans le débat du régime politique selon lequel un État doit être gouverné.

Dans l’Institution de la religion chrétienne, Calvin consacre un chapitre à la question du gouvernement civil. Le réformateur de Genève considère que, d’un point de vue théologique, la forme de ce gouvernement est et doit rester indifférente au chrétien : que chaque croyant s’accommode du régime sous lequel il vit – démocratie, aristocratie, monarchie, voire tyrannie, puisque rien n’advient au monde que Dieu ne l’ait voulu et que “tout pouvoir vient de Dieu”, comme dit le chapitre 13 de l’épître aux Romains). Qu’il s’en accommode, se réjouissant simplement s’il a le bonheur de profiter de la liberté. À y regarder de près, on s’aperçoit pourtant que Calvin marque une légère préférence pour le régime aristocratique, régime modéré susceptible de tempérer ou d’atténuer les dangers des autres : la pente tyrannique du régime monarchique et le risque anarchique inhérent à la démocratie. D’autre part, il admet qu’un pouvoir intermédiaire puisse s’exercer, lorsqu’il est légitime et reconnu, à l’instar des états généraux en France. Ces observations permettent de revenir sur le régime presbytéro-synodal évoqué précédemment : en raison de son système représentatif, il peut être considéré comme un ferment de démocratie ecclésiastique – les jugements divergeant ensuite sur la porosité de la frontière entre ecclésial et politique, et donc sur une éventuelle “contamination” du second par les habitudes et le fonctionnement interne du premier. Il convient cependant de pondérer ce jugement en précisant que ce système est bien davantage conçu et vécu comme une forme d’aristocratie. L’historien Émile Léonard ne s’y était pas trompé : dès les Ordonnances ecclésiastiques de 1541, il existe à Genève un système de représentation des laïcs au sein des Églises réformées, mais le groupe des “anciens” n’est pas une émanation du peuple. Ce sont les élites des conseils municipaux qui délèguent certains d’entre eux pour contrôler les comportements et les discours des membres de l’Église (qui sont aussi les habitants, bourgeois ou non, de la cité), mais aussi pour encadrer (au sens fort) les pasteurs [5]. L’étude du fonctionnement des consistoires des Églises réformées de France sous l’édit de Nantes et de celui des Églises du “Refuge” permet de constater que les prises de décision et les modes de recrutement des anciens parmi les notables obéissent bel et bien à la logique aristocratique de la sanior pars.

Un contre-exemple permet de vérifier ce point. En 1572, le grand érudit Pierre Ramus tenta de faire modifier la Discipline des Églises réformées de France afin que les décisions y fussent prises de façon plus directe par le peuple des croyants. Or sa proposition suscita une levée de boucliers de la part des responsables ecclésiastiques. Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle évoque ce débat d’une façon qui confirme que, chez les réformés du XVIe siècle, la démocratie n’a pas aussi bonne presse qu’on tend parfois à le croire. Ramus, dit Bayle,

« vouloit introduire dans l’Eglise le gouvernement démocratique : il prétendoit que la puissance des clefs, conférée au peuple par Jésus-Christ, ne doit être commise aux consistoires qu’afin qu’ils forment les premieres déliberations ou les premiers jugemens, qui soient ensuite proposez au peuple, & qui ne puissent passer pour loi qu’en cas qu’ils soient confirmez par les suffrages des chefs de famille. Il disoit que sans cela l’on introduisoit dans l’Eglise l’oligarchie & la tyranie. Son sentiment fut examiné dans un synode national, qui le rejetta. Theodore de Beze travailla de toutes ses forces à la rejection de cette démocratie ecclesiastique, qui dans le vrai seroit une source de confusions & une pure anarchie. »

D’après Ramus, le peuple devait juger de la doctrine, choisir les pasteurs, excommunier et absoudre. Il fut soupçonné, continue Bayle, de « renouveller dans l’Eglise le pouvoir des démagogues d’Athènes ou celui des tribuns de Rome ». On le redoutait car « comme il étoit fort éloquent, il eût excité dans l’assemblée du peuple telles passions qu’il lui auroit plu [6] ». Répétons que, aussi paradoxal que cela nous paraisse, les protestants réformés du XVIe siècle se sentent moins honorés qu’accusés lorsqu’on les présente comme républicains ou démocrates, et qu’ils s’efforcent de se laver de ce soupçon. Il existe donc un vrai risque d’anachronisme à projeter sur cette époque nos catégories ou valeurs, risque dont il convient d’être conscient lorsqu’on se livre à ce type de rapprochement [7].

Après avoir cité le philosophe de Rotterdam, venons-en au moment Bayle. Pierre Bayle est philosophe et historien, et à ce double titre bon connaisseur, excellent analyste et fin critique de la question qui nous occupe. Fils et frère de pasteurs, exilé en Suisse puis aux Provinces-Unies, il a connu la version minoritaire et persécutée du protestantisme en France ; à partir de 1681, il découvre en Hollande un protestantisme majoritaire et souvent autoritaire. Dans ses premières publications, il défend ardemment la thèse du loyalisme monarchique des huguenots. Dès avant, mais surtout après la révocation de l’édit de Nantes, il se fait l’avocat de la liberté de conscience, et en particulier, dans le Commentaire philosophique, des “droits de la conscience errante”. Or, loin de le conduire à adopter des idées démocratiques, cette revendication individuelle, qui porte à ses yeux sur un domaine quasi sacré, s’accommode parfaitement du statu quo politique. Bayle est si convaincu que le spirituel et le temporel obéissent à des logiques différentes et inconciliables qu’il combat comme malsaine et dangereuse toute tentative de rapprochement. La situation française lui a enseigné qu’un tel rapprochement revient à faire du clergé le conseiller du prince, et donc du prince l’otage du clergé. Bientôt, la situation anglo-néerlandaise lui montre que cette alliance peut aussi se traduire par une instrumentalisation politique de la croyance. En effet, autour de la Glorieuse Révolution d’Angleterre, les Églises wallonnes s’enfièvrent. Elles voient en Guillaume d’Orange une sorte de messie capable de tenir tête à Louis XIV et d’ouvrir aux huguenots la voie du retour en France. Le débat qui naît alors n’a rien d’abstrait : l’un des principaux animateurs du courant orangiste est le théologien Pierre Jurieu, qui a été le protecteur et le collègue de Bayle à Sedan, puis à Rotterdam. La divergence de vues sur la conjoncture est si grande, le différend intellectuel si fort, que la rupture entre les deux hommes est définitive. Au-delà de ses conséquences, cette rupture a quelque chose de paradigmatique. Tandis qu’il avait toujours défendu la doxa du loyalisme huguenot envers le Roi-Soleil, Jurieu martèle à présent, dans ses prédications et surtout dans ses Lettres pastorales, des incitations à la désobéissance, au point de soutenir une conception contractualiste de la société dont les conséquences paraissent graves à Bayle. Jurieu affirme désormais que la société est fondée sur un pacte et que, si le souverain le rompt, le peuple est en droit de lui désobéir. Ses thèses reprennent en partie celles des monarchomaques du XVIe siècle, dont les traités avaient empoisonné l’image des protestants français sous l’édit de Nantes. Elles ont l’apparence de la démocratie, mais leur arrière-fond religieux n’échappe pas au tenant de la posture classique des réformés français qu’est Bayle. Elles s’avèrent opportunistes, mises au service d’une idéologie majoritaire, et Bayle y voit une dérive et une trahison. Pour le dire d’un mot, la séduction démocratique n’est pour lui rien d’autre qu’une tentation démagogique.

Qu’en est-il alors du fonctionnement ecclésiastique de l’Église à laquelle Bayle appartient ? Et que pense le philosophe de l’amalgame que les controversistes catholiques font à plaisir entre le système presbytéro-synodal et la propension à se rebeller contre l’autorité ? En un passage original de sa Réponse aux questions d’un provincial, il valide en quelque sorte ce lien, mais pour le retourner comme un gant. Ce n’est pas le fonctionnement ecclésiastique qui éclaire ou influence une préférence politique, mais bien les lois du pouvoir qui s’imposent aussi à l’Église, quelle que soit sa dénomination :

« Quant à la surprise où je vous vois qu’il y ait des souverains qui permettent que l’on enseigne que les sujets ont le droit de se soulever & d’exciter des guerres civiles, je vous répons qu’il n’y a rien là de fort admirable ; les souverains qui soufrent cette doctrine ne prétendent pas pour cela avoir moins de droit de châtier les séditieux. Ils suposent qu’il n’est permis de se soulever qu’en cas de commandement injuste, & ils n’accordent jamais que leurs ordonnances soient injustes. Vous, nos sujets, vous avez le droit, suposent ils, de prendre les armes contre nous, mais si vous les prenez vous serez pendus comme des rébelles. J’ai connu quelques personnes qui s’étonnoient que le clergé protestant eût permis à chaque laïque d’examiner les decisions synodales & de ne s’y conformer qu’au cas qu’elles parussent conformes à la parole de Dieu. Votre surprise ressemble à celle de ces personnes. Ne voïoient-elles pas que c’est à-peu-près la même chose de dire vous devez vous soumettre tout d’un coup à nos décisions & de dire vous avez le droit de les soumettre à votre examen, mais si vous les trouvez mauvaises vous serez excommunié ? [8] »

À la fin de sa vie, Bayle est amer vis-à-vis des Églises réformées, mais la critique qu’il formule est surtout intéressante par le parallèle qu’elle établit. Bien qu’il tienne farouchement à la distinction entre temporel et spirituel, Bayle reconnaît le caractère humain, trop humain, du fonctionnement ecclésiastique. Il exhorte son lecteur à rester critique tant à l’égard du discours politique qu’à l’égard du discours pastoral. Et par conséquent, à ne pas se faire d’illusions sur les propos démocratiques qu’affichent parfois princes ou clercs.

La révocation de l’édit de Nantes a bouleversé la donne. Ce sont ses conséquences qui, très lentement, ont donné aux huguenots une certaine audace. On a vu avec Jurieu que la Révocation avait parfois provoqué des retournements idéologiques. Le théologien n’est cependant pas suivi, et le “Refuge” – c’est-à-dire la diaspora huguenote installée dans les pays protestants d’Europe – reste attaché à ses principes traditionnels. Quant aux Églises du “Désert”, ces communautés clandestines qui se reforment progressivement et se réinstitutionnalisent à partir de 1715, le discours y demeure sincèrement loyaliste. Tout est fait pour que l’épisode camisard – qui n’est pas sans lien avec les thèses politiques de Jurieu – ne soit pas considéré comme le symptôme d’une propension protestante à la révolte. L’opportunisme ou le calcul de cette attitude est évident : si l’on veut que la répression se relâche, on doit rassurer le pouvoir. Pourtant, ce discours n’est pas forcé. En rétablissant la Discipline, le catéchisme, les synodes et les consistoires, on se flatte de retrouver les accents du discours antérieur à la Révocation : non, les protestants ne sont pas portés à la désobéissance vis-à-vis des autorités ; non, ils ne sont pas tentés par un autre régime. Ils aiment le Régent, puis le roi Louis XV.

C’est la publication de l’Esprit des lois en 1748 [9], et dans une moindre mesure celle du Siècle de Louis XIV trois ans plus tard [10], qui suscitent un progressif changement de perspective. Dans un passage qui fait grand bruit, Montesquieu associe – sans prononcer le mot de démocratie, à la différence de Voltaire – le protestantisme aux républiques et le catholicisme à la monarchie. Il explique que les peuples du nord ont embrassé la religion protestante à cause de leur esprit d’indépendance et de liberté, et que ceux du midi sont restés catholiques parce qu’ils n’ont pas cet esprit.

Loin de se flatter de ce rapprochement, le pasteur Antoine Court, qui s’occupe alors à Lausanne des intérêts de ses coreligionnaires français, s’efforce de le récuser. Comme ses prédécesseurs théologiens, historiens ou philosophes réformés, il entend avant tout combattre l’amalgame entre la foi évangélique et le refus de l’autorité. Les lignes qu’il consacre à cette question dans le Patriote français et impartial sont dépourvues d’ambiguïté. Il recueille tous les contre-exemples possibles afin de démontrer que cette thèse est infondée :

« Que dirai-je des célèbres auteurs de l’Esprit des lois et du Siècle de Louis XIV ? Ils ont dit à peu près l’un et l’autre que les peuples du Nord n’embrassèrent il y a deux siècles la religion protestante et que ceux du Midi ne gardèrent la catholique que parce que les premiers ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du Midi ; et qu’une religion qui n’a point de chef visible convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Mais la Suède, le Danemark, l’Angleterre, les électorats de Saxe, de Brandebourg, d’Hanovre, formaient-ils des républiques lorsqu’ils embrassèrent les nouvelles opinions, et depuis qu’ils sont devenus protestants, ont-ils cessé d’être gouvernés par des souverains ? D’ailleurs les républiques de Pologne, de Venise, de Gênes, de Lucques, de Saint-Marin, de Raguse, ne se sont-elles pas toujours parfaitement accommodées de la religion catholique ? Aucune d’elle a-t-elle jamais cru qu’il lui convînt mieux de se faire protestante à raison de la forme de son gouvernement ? Si l’idée que je combats était juste, ne serait-il pas étonnant que parmi les sept ou huit républiques que nous avons en Europe, il n’y en eût que deux ou trois qui eussent adhéré aux sentiments de Luther et de Calvin, tandis qu’elles auraient toutes eu un si grand intérêt à les suivre ? Plus étonnant encore, que parce que ces deux ou trois les suivirent, des auteurs aussi célèbres que le sont ceux de l’Esprit des lois et du Siècle de Louis XIV viennent nous dire que la religion protestante est celle qui convient le mieux à toutes les républiques [11]. »

Il est vrai que de rares écrivains huguenots ont salué la réflexion de Montesquieu et y ont vu l’aveu discret d’une supériorité du protestantisme. Court de Gébelin, le propre fils du pasteur Court, admettait la propension du protestantisme à secouer le joug de la tyrannie ; mais, ajoutait-il, c’est pour combattre Rome [12]. La Beaumelle va plus loin, qui revendique une forme de “républicanisme” protestant [13]. Ces hommes de lettres ne sont cependant pas représentatifs. Leur audace intellectuelle, leur divergence d’analyse par rapport au groupe socio-religieux auquel ils appartiennent, naissent moins de leurs croyances que de la réflexion qu’ils ont menée à propos des moyens de parvenir à la tolérance des minorités confessionnelles. Comme Rabaut Saint-Étienne après eux, ils sont conduits à penser positivement la démocratie, ou plus exactement à s’interroger sur la distinction des pouvoirs et la façon de les tempérer, à partir de prémisses qui ne sont plus théologiques mais historiques, philosophiques et politiques. En cela ils appliquent la démarche de Bayle, mais dans un monde culturel qui a profondément évolué. Le philosophe de Rotterdam tendait à considérer que la monarchie était le moins mauvais des régimes parce qu’il fallait un pouvoir fort pour neutraliser la pression qu’exerce le clergé sur le prince. En même temps, il mettait en cause l’idée selon laquelle les rois pourraient s’ingérer dans la sphère religieuse, dans le domaine de la conscience qui n’appartient qu’à Dieu. Ces principes, brandis par des hommes qui s’efforcent d’obtenir la réintégration des protestants français dans l’espace national, conduisent peu à peu à une critique des excès du pouvoir qui prépare l’hypothèse démocratique.

Cela dit, jusqu’à la Révolution française et pendant son déroulement, les protestants français sont restés profondément monarchistes. Et, s’il est vrai que certains accompagnent avec conviction les avancées révolutionnaires, il l’est tout autant qu’ils se sont accommodés aux différents régimes postérieurs à 1789, dont l’Empire, puis la Monarchie de Juillet – on pense évidemment à Guizot – et enfin la IIIe République – on songe bien sûr au ministère Waddington et à Ferdinand Buisson.

Des évocations qui précèdent, la limite chronologique que je me suis fixée interdit de tirer des conclusions trop générales. Néanmoins, les trois “moments” retenus illustrent la prudence, voire la réticence, que porte-parole et penseurs protestants ont affichée vis-à-vis de la démocratie. La pensée de Montesquieu selon laquelle il existerait des affinités électives entre leur confession et la démocratie en effarouche la plupart. Paradoxalement, c’est parce qu’ils militent pour une séparation entre le temporel et le spirituel que les protestants répugnent à se prononcer en faveur de la démocratie. Il faut alors rappeler le rôle déterminant qu’a joué la Révolution française. L’appropriation des valeurs politiques dont elle est porteuse accomplit une mutation rendue possible par l’éclatement du protestantisme consécutif à la révocation de l’édit de Nantes. Les penseurs de ce courant se sont émancipés vis-à-vis des doctrines théologiques et ont été portés à interpréter le christianisme comme une version religieuse de la morale laïque qu’il fallait promouvoir. L’édit de “tolérance” en 1787, l’article X de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789, puis les Articles organiques de 1802, ont restitué à cette minorité l’accès aux droits “universels” que l’édit de Nantes lui avait octroyés sous forme de “privilèges”. Ce processus d’adaptation, de modernisation et de réintégration a culminé pendant la première partie de la IIIe République, au moment où l’on pouvait parler de protestantisation de la France pour désigner sa démocratisation et l’instauration de l’école gratuite, laïque et obligatoire. À cette période correspond, on le sait, un fort engagement des protestants dans la haute administration et au gouvernement [14].

Faut-il conclure, à partir de l’exemple français, que le protestantisme ne serait qu’accidentellement démocratique ? Ce serait aller trop loin. En revanche, cet exemple permet montre que la question doit être déployée de deux façons. La première, à propos de la démocratie comme régime politique, constate qu’en raison de ses principes théologiques la “tradition politique” protestante fut longtemps réticente à exprimer un choix [15]. La seconde, en termes de culture démocratique, constate que les protestants avaient, dès la Réforme, sans qu’ils en aient conscience, et parfois sous la forme déconcertante de l’aristocratisme, une affinité avec le sens du débat contradictoire et publique, de la répartition des responsabilités, de la députation, de la laïcisation, de l’éducation, fait des choix qui les portaient vers cette forme de vivre-ensemble.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Voir Claude Dargent, « Protestantisme, vote et contexte national : de l’histoire des idées à la sociologie du comportement politique », table ronde Démocratie et religion, Saint-Dié, 2002 :

http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2002/dargent/article.htm.

[2] De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit, 1523.

[3] En Rhode Island, le baptiste Roger Williams (1603/04-1684) limite les prérogatives de l’État aux matières civiles et distingue les lois communes qui s’imposent à tous des impératifs de conscience pour lesquels chacun reste libre (1647).

[4] La Charte des Privilèges et des libertés (1701) donnée au territoire par William Penn (1644-1718) – liberté de conscience, droits politiques dans la désignation des magistrats, des juges et des délégués aux assemblées représentatives, droits de la défense dans l’instruction criminelle et civile – restera en vigueur jusqu’en 1776, date de la Déclaration d’indépendance qui en reprend de nombreux principes, à l’exception de la non-violence.

[5] Émile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, Paris : PUF, 1961, t. I, p. 295.

[6] Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. « Ramus (Pierre) », rem. M (le synode national évoqué est celui de Nîmes, tenu en 1572).

[7] Voir par exemple Robert M. Kingdon, « Calvin et la démocratie », in : Paul Viallaneix (éd.), Réforme et Révolution. Aux origines de la démocratie moderne, Paris-Montpellier : Réforme-Presses du Languedoc, 1990, p. 54 : « Pouvons-nous conclure que Calvin et le calvinisme ont créé à eux seuls la démocratie et qu’ils furent à l’origine des révolutions démocratiques modernes telles que la Révolution française ? Non certes. En revanche, nous pouvons dire avec assurance que le calvinisme a marqué une étape décisive de l’évolution de la chrétienté vers la démocratie en créant un gouvernement représentatif. »

[8] Réponse aux questions d’un provincial, I, LXV : Œuvres diverses, t. III, p. 625.

[9] « Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C’est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi, et qu’une religion qui n’a point de chef visible convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s’établit, les révolutions se firent sur le plan de l’Etat politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure ; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités. » Montesquieu, De l’Esprit des Lois, XXIV, 5.

[10] « L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de religion. J’ai recherché long-tems, comment & pourquoi cet esprit dogmatique, qui divisa les écoles de l’Antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles. Ce n’est pas le seul fanatisme qui en est cause […]. Ne pourrait-on pas trouver peut-être l’origine de cette nouvelle peste qui a ravagé la terre dans l’esprit républicain qui anima les premiéres églises ? les assemblées secrettes, qui bravaient d’abord dans des caves & dans des grottes l’autorité des empereurs romains, formérent peu-à-peu un état dans l’état. C’était une république cachée au milieu de l’empire. […] Les anciennes opinions, renouvelées depuis par Luther, par Zwingle, par Calvin, tendaient pour la pluspart à détruire l’autorité épiscopale & même la puissance monarchique. C’est une des principales causes secrettes, qui firent recevoir ces dogmes dans le nord de l’Allemagne, où l’on était las de la grandeur des papes, & où l’on craignait d’être asservi par les empereurs. Ces opinions triomphérent en Suéde & en Danemarck, païs où les peuples étaient libres sous des rois. Les Anglais, dans qui la nature a mis l’esprit d’indépendance, les adoptérent, les mitigérent, & en composérent une religion pour eux seuls. Elles pénétrérent en Pologne, & y firent beaucoup de progrès dans les seules villes où le peuple n’est point esclave. La Suisse n’eut pas de peine à les recevoir, parce qu’elle était république. Elles furent sur le point d’être établies à Venise par la même raison ; & elles y eussent pris racine, si Venise n’eût pas été voisine de Rome, & peut-être si le gouvernement n’eût pas craint la démocratie, qui était le grand but des prédicans. Les Hollandais ne prirent cette religion, que quand ils secouérent le joug de l’Espagne. Genéve devint un état populaire, en devenant calviniste. » Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, ch. XXXII dans l’édition de 1751.

[11] Antoine Court, Le Patriote français et impartial, 2e édition, 1753, IV, xxv. Cité d’après l’édition critique procurée par Otto H. Selles, Paris : Champion, 2002, p. 99-100. Court complète en note : « Mais, dit Voltaire, en Suède, et en Danemark, les peuples étaient libres sous des rois. Que signifie cela ? La question est si ces peuples secouèrent le joug de la monarchie en devenant protestants : et si les rois cessèrent de l’être lorsque la Réforme eut pénétré dans leurs États. Il le faudrait pour qu’il fût vrai que c’est à l’esprit d’indépendance que la Réforme doit ses succès et pour établir qu’elle ne tendait qu’au renversement de la puissance monarchique. »

[12] Voir Claude Lauriol, « Le pasteur Court de Gébelin lecteur de L’Esprit des lois », Cahiers Montesquieu n° 1, 1993.

[13] Voir les études que C. Lauriol a consacrées à cette question, récemment réunies dans ses Études sur La Beaumelle, Paris : Champion, 2008. Du même auteur, « Protestantisme, “philosophie” et “esprit républicain” à la veille de la Révolution », dans Atti della Natio Francorum, Bologne, 1993, I, p. 237-245 ; De l’autorité de Montesquieu dans le débat sur la tolérance civile des protestants », dans La Fortune de Montesquieu. Montesquieu écrivain, Bordeaux, 1995, p. 225-237.

[14] Les historiens de cette période citent volontiers l’éphémère ministère formé en février 1879 par William Waddington (membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, et l’un des fondateurs de l’École Pratique des Hautes Études), où cinq des dix ministres étaient protestants : Élie Le Royer (Justice), Léon Say (Finances), Charles de Freycinet (Travaux Publics) – qui sera lui-même président du Conseil à quatre reprises – et l’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry (Marine et Colonies).

[15] Voir H. Bost, « Protestants français et théologie politique avant et après la révocation de l’édit de Nantes », IESR – Institut européen en sciences des religions, mis à jour le 19/05/2010, URL : http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/index5933.html.