Notice sur la vie et les travaux d’Edouard Bonnefous

Séance du lundi 5 juillet 2010

par M. André Vacheron

 


Introduction par M. Jean Mesnard,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Communication de M. André Vacheron,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques


 

Introduction par M. Jean Mesnard,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Madame le Sénateur des Yvelines, représentant Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Président de la Commission des Finances du Sénat,
Monsieur le Sénateur,
Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Cher Confrère et Ami,

Voilà longtemps que nous nous connaissons. De mon côté, c’est avant mon entrée à l’Académie des Sciences morales et politiques et, naturellement, avant la vôtre – les vôtres, devrais-je dire -, c’est même avant de vous rencontrer, que j’ai appris votre nom et mesuré votre renommée. Vous apparteniez en effet au cercle d’éminentes personnalités qu’avait constitué autour de lui, de longue date, mais surtout après l’éclatement universitaire de 1970, celui qui fut alors le fondateur et le premier président de l’Université de Paris IV, le grand historien Alphonse Dupront. C’est donc du fait de mes relations personnelles avec lui que j’entendis d’abord parler de vous. Ce qui, dès l’origine, faisait beaucoup plus que marquer une occasion et revêtait une grande portée. Esprit d’une rare puissance, homme très ouvert, soucieux de création et de renouveau, le Président Dupront recherchait passionnément la compagnie d’autres esprits, en vue notamment de les associer à ses tâches. Il y en eut beaucoup d’éminents, et de toutes origines. Mais il n’accordait pas aisément sa confiance. Du moins laissait-il bien apparaître les fils conducteurs qui guidaient ses choix. Il était d’abord sensible à l’éminence professionnelle, soit traduite dans les fonctions exercées, soit condensée dans des écrits nourris d’expérience et de réflexion. Il ne l’était pas moins à la capacité de se plonger dans la réalité du monde, au-delà de toutes les spécialisations et en allant jusqu’à la limite de l’horizon humain, sur des thèmes aussi porteurs que l’Université, la jeunesse, la francophonie et, par-dessus tout, l’Europe. L’application de ces deux critères l’a conduit, lorsque la maladie l’a contraint de se soumettre à vos soins, à vous reconnaître auprès de lui un statut qui dépassait de beaucoup celui de médecin, et que l’on peut dire celui de témoin de ses pensées, de confident et d’ami. Telle est la situation dont j’ai reçu d’abord l’écho.

Une situation que je n’ai pas pu manquer de mettre en rapport avec celle qui s’établit ensuite, en commençant peut-être à la même époque, avec le Chancelier Édouard Bonnefous. A l’intellectuel éminent, trop tôt disparu, était venu se substituer, ou s’ajouter, le grand homme d’État et l’homme d’action inspiré. Mais les relations, fondées aussi d’abord sur celle qui unit naturellement médecin et malade, devinrent beaucoup plus étroites encore, et signalèrent de hautes aspirations communes. Il ne m’appartient pas de le montrer : vous allez le faire vous-même. Je mentionnerai seulement, puisque, à ces moments-là, je n’étais plus seulement informé par ouï-dire, mais témoin et acteur, que j’ai, en connaissance de cause, vivement applaudi à votre élection comme membre correspondant de notre Académie des Sciences morales et politiques, en 1998, et à l’exploit que constitue chez nous le passage de cet état à celui de membre à part entière, en 2009.

Entre ces deux dates, votre carrière professionnelle, qui vous avait conduit jusqu’aux plus hauts emplois de la médecine hospitalo-universitaire, s’était achevée par le départ en retraite, non sans que vous ait été attribué pour finir un titre de consultant qui vous permet de vous trouver encore chez vous, soutenu par le respect unanime du personnel, au service de cardiologie de l’hôpital Necker.

En m’arrêtant un peu à cette période conclusive, je me trouve bénéficier d’un excellent point de vue pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur tout ce qu’il vous a été donné de représenter par vos actions et par vos travaux. J’avais envisagé d’abord de montrer en vous un médecin qui sait dépasser les limites de la médecine. Mais il m’a semblé que la formule ne serait pas tout à fait exacte. En fait, l’exercice de la médecine est pour vous, en lui-même, une fonction véritablement totale. Car les différents aspects qu’elle comporte se coordonnent chez vous d’une façon tellement nécessaire qu’il est impossible de concevoir l’un sans le complément de l’autre, seul moyen de cerner tous les contours d’une autre réalité globale dont vous avez fait votre objet toujours présent, l’homme total.

Entre ces divers aspects qu’il faut bien maintenant essayer d’embrasser, je commencerai par celui qui pourrait sembler un terme naturel, la recherche. Non qu’il s’agisse là pour vous d’un domaine secondaire où vous n’auriez vu qu’une activité accessoire, à considérer surtout par ses résultats exploitables. Mais parce qu’une pratique exclusive, ou majeure, de la recherche vous aurait mis sur le pied d’un chercheur de laboratoire, ce qui n’est certes pas peu de chose, et peut se révéler fort brillant, mais qui vous aurait écarté d’une vie plus active dont vous ressentiez l’appel. Nul ne peut méconnaître cependant l’importance exceptionnelle de votre œuvre de chercheur. Elle a concerné naturellement une spécialité, la cardiologie, dans laquelle vous avez acquis une maîtrise reconnue en France et dans le monde. Entre les techniques destinées à pallier les défaillances des vaisseaux irriguant le cœur, il n’en est guère qui n’ait été examinée et perfectionnée par vous, en particulier celle qui tient à l’emploi de ballonnets gonflables, dont il faut surtout s’assurer qu’ils auront un effet durable, et celle des stents, ces petits ressorts garnis d’enduits divers qui préservent la circulation du sang dans des artères rétrécies par la maladie. L’essentiel, comme il est de règle dans la chirurgie cardiaque, qui repose sur des principes au fond assez simples, consistant à pouvoir suspendre momentanément la circulation interne sans dommage irréversible pour le patient. Obligation que des recherches auxquelles vous avez participé ont contribué à rendre moins fréquente en réduisant la part de l’intervention chirurgicale. Mais je ne m’engagerai pas plus avant dans la technique. J’insisterai surtout sur le fait qu’elle ne vous conférait pas simplement un rôle solitaire. En même temps que médecin, vous étiez professeur, et très actif dans cet aspect de votre métier. Vous n’avez pas seulement dominé la cardiologie de votre temps, vous avez assuré celle de l’avenir. Beaucoup des chaires de cette spécialité sont occupées à présent par vos élèves. Vous avez joué votre partie dans la recherche internationale sur le sujet, notamment lors de rencontres auxquelles vous participez fréquemment aux États-Unis. J’ajouterai, pour revenir progressivement à un autre aspect, plus social, de votre carrière médicale, que vous avez été un excellent vulgarisateur. Vous l’avez été d’abord par le biais de votre entrée à l’Académie de Médecine, en 1990. Mais là, vous étiez aux côtés de vos égaux. Il était plus difficile d’accomplir le même exploit – qui requérait alors d’autres talents – devant le public aussi varié qu’exigeant qui assiste aux Colloques de la Fondation Singer-Polignac. J’y étais présent, et je puis vous garantir que vous avez réussi.

En évoquant vos dons pour l’enseignement et pour la vulgarisation, j’ai déjà touché quelque peu à une autre face de votre personnalité médicale, celle par laquelle tout commence, celle qui a fait de vous un grand clinicien, prolongé aujourd’hui dans l’état de consultant. Le dialogue entre le médecin et le malade, dans lequel vous excellez, se présente avec vous sous une forme un peu particulière, comme j’ai pu le déduire de témoignages reçus et de mon expérience personnelle. Ce n’est pas du tout, dans votre esprit, l’échange qui pourrait se dérouler entre un savant et un ignorant. Il vous établit beaucoup plus dans la situation d’une disponibilité éclairée vis-à-vis d’un questionnement, d’une demande, d’une inquiétude. Certes vous n’oubliez jamais que vous avez à porter un diagnostic et à prescrire un traitement : ce que vous savez faire mieux que personne. Mais, entre le médecin et le malade, vous concevez toujours une relation d’humanité, c’est-à-dire où chacun peut et doit donner et recevoir. Situation tout à fait réelle même en ce qui touche l’appréciation de la maladie. Ce qu’y voit le médecin n’est pas nécessairement ce qu’y voit le malade. L’observation, d’un côté ; le vécu, de l’autre. Mais les deux points de vue gagnent à se composer ; et ils ne le peuvent que par le dialogue. Vous savez attendre la parole de votre patient, comme il attend la vôtre. Cette collaboration dans l’analyse d’un état physique s’achève naturellement par la prise en charge d’une attitude commune devant le problème soulevé. Mais, à ce niveau de l’échange, une interférence fondamentale s’est produite entre le médical et l’humain. Il n’est donc pas surprenant que la conversation, une fois dépassé son objet immédiat, prenne une orientation plus générale vers les grandes questions de l’heure. C’est ce glissement, je suppose, qui s’est maintes fois produit lors de vos entretiens avec le Président Dupront ou le Chancelier Bonnefous. Ce qui, dans chaque cas, a donné naissance à une réflexion de portée bien plus considérable que celle qui était incluse dans la relation initialement donnée. Voilà comment on peut passer de l’Académie de Médecine à l’Académie des Sciences morales et politiques.

Pour terminer, je voudrais m’arrêter en quelques mots à ce qui est devenu pour vous l’horizon de votre engagement médical. Je m’aiderai, pour le faire, de ces portraits attachants de médecins que nous a laissés en si grand nombre la littérature du XIXe siècle, à commencer par les romans de Balzac. C’est une véritable antithèse des médecins de Molière. La science est passée par là, et aussi une certaine exigence sociale. Le médecin est devenu un notable et un sage. Certes l’idéalisation est sensible : il s’y condense des besoins et des attentes. On évitera donc toute simplification. Mais la difficulté d’opérer une transposition du modèle vers notre époque vient de ce que les temps ont beaucoup changé. Détenteur d’un savoir complexe et harassé de tâches multiples, le médecin d’aujourd’hui s’est à la fois banalisé et isolé. Il est entré dans la logique de la division du travail et ne se sent plus autant de plein pied avec la société où il vit. Mais, pour atteindre l’achèvement de la carrière et de la vocation médicales, les mêmes idéaux sont à promouvoir, qui, simplement, se formuleront d’une nouvelle manière. Vous nous en proposez un essai.

Vous n’êtes plus un notable, mais vous avez une ambition sociale. Vous concevez d’abord l’exercice de la médecine comme une tâche collective, où il importe de faire vivre les institutions, les associations, les centres de recherche et de diffusion du savoir, où il s’agit non seulement de pratiquer un métier, mais d’apprendre à le pratiquer, en veillant à la qualité de ceux qui s’y préparent, en ménageant comme il convient la carrière de ceux qui s’y distinguent. Plus fondamentalement, vous vous considérez comme revêtu d’un rôle social. Vous rejoignez ainsi les préoccupations qui ont de tout temps animé votre épouse Françoise, elle aussi docteur en médecine, appliquée notamment à la médecine du travail. Vous suivez évidemment de près l’action des grandes missions médicales envoyées de par le monde. Vous avez aussi été en mesure d’apporter votre contribution à certaines des entreprises du Chancelier Bonnefous, notamment au service de l’enfance malheureuse.

Mais dans cette voie que votre maître et ami vous traçait, et que vous avez tenu à suivre fidèlement à ses côtés, vous avez aussi réalisé un autre des accomplissements de votre métier. L’ambition sociale est toujours présente, mais elle se double de ce qui peut passer aujourd’hui pour un équivalent de la sagesse, l’attention à l’humain. C’est ce qui vous a amené à développer dans vos activités cette frange où le savoir médical s’associe à la recherche du bien commun, pour des objectifs aussi vastes que l’équilibre de l’environnement, la maîtrise des climats, voire la simple et si essentielle diététique. Mais j’en arrive au point où il convient d’obtenir le secours du Chancelier Bonnefous. Il vous appartient maintenant de nous en parler.

 

Communication de M. André Vacheron,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Monsieur le Président,
Madame le Sénateur des Yvelines, représentant Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Président de la Commission des Finances du Sénat,
Monsieur le Sénateur,
Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,

C’est avec beaucoup d’émotion que je ressens le privilège d’évoquer la vie hors du commun du Chancelier Édouard Bonnefous, auquel j’ai eu l’honneur de succéder le 15 Juin 2009 dans notre compagnie.

Édouard Bonnefous est le descendant d’une famille de drapiers de Villefranche-de-Rouergue. Plus porté sur les choses de l’esprit que sur la manufacture, son arrière-grand-père né à la fin du règne de Louis XV est bibliothécaire du Capitole de Toulouse. Son grand-père Virgile né en 1811, reprend la tradition familiale et crée une filature à Elbeuf en Normandie, puis s’installe à Paris, rue Cortambert dénommée alors rue des Sablons, à la fin du second Empire. C’est là que naissent ses deux enfants, Angèle et Georges.

Née en 1857, Angèle préside la Croix Rouge du XVIème arrondissement et soigne les blessés évacués du front à l’Hôtel Astoria, transformé en hôpital pendant la guerre 1914-1918.

Son frère Georges, né en 1867, fait de brillantes études aux Lycées de Vanves et de Janson de Sailly, obtient une licence en droit en 1890, s’inscrit au barreau de Paris et est élu 2ème secrétaire de la Conférence en 1892. Il s’intéresse très tôt à la politique, devient chef adjoint du cabinet du ministre des colonies André Lebon, rédacteur de l’Année Politique et éditorialiste de la République Française qui avait été le quotidien de Gambetta. En 1899, il épouse Marie Cuvillier dont le grand-père est l’un des fondateurs de la Bourse. De son mariage, il a deux enfants : Raymonde née en 1901 et Édouard né le 24 Août 1907.

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Georges Bonnefous

Georges Bonnefous est élu député de Versailles en 1910 et sera constamment réélu jusqu’à son retrait volontaire en 1936. Pendant la Grande guerre, il tient à s’engager en dépit de son âge. Lors de ses permissions, il reste en contact avec la Chambre et c’est sur son initiative qu’est créée la Croix de Guerre. Le 28 Juin 1919, il emmène son fils Édouard, alors âgé de 12 ans, assister à la signature du traité de Paix au château de Versailles dans la Galerie des glaces où avait été proclamé l’Empire allemand, le 18 Janvier 1871. En 1928, il devient ministre du Commerce et de l’Industrie dans les gouvernements de Poincaré puis de Briand.

En 1936, ne voulant plus accepter de participer à une action politique désordonnée et à ses yeux sans issue, Georges Bonnefous se retire de la vie parlementaire et entreprend une histoire politique de la IIIème République dont il ne signera seul que les 2 premiers tomes sur l’avant guerre (1906-1914) et la Grande guerre (1914-1918). Son fils Édouard achèvera cette œuvre remarquable dont le 7ème tome est intitulé La course vers l’abîme. Comme l’a souligné André Siegfried dans la préface du second volume La Grande guerre, Georges Bonnefous fut à la fois un serviteur dévoué de la France et un serviteur convaincu de la République, consacrant à la Nation sa valeur professionnelle d’avocat, sa valeur littéraire d’écrivain et sa conscience de parlementaire averti et assidu.

Sa fille aînée, Raymonde, sera une ardente suffragette et aura deux fils Philippe et Patrice du colonel Jacques Henri Mignot. Elle créera et dirigera les visites conférences de la Caisse des monuments historiques et présidera la Société d’histoire des 8ème et 17ème arrondissements. Son activité intellectuelle sera récompensée par la rosette de la Légion d’honneur.

Édouard, après un court passage au lycée Janson de Sailly, est élève à l’école Fontanes dirigée par Henri de Gaulle, le père du Général. Henri de Gaulle lui donne des leçons de Latin, de Grec, de Français, de Mathématiques. Il demande à Édouard de venir l’aider à servir la messe de 8 heures du matin à l’Église voisine de St Thomas d’Aquin. Édouard est très heureux à l’école Fontanes. Très tôt, sa sœur Raymonde l’observe assis derrière une table prononcer des discours. Les deux enfants sont élevés dans une atmosphère privilégiée de vie intellectuelle, sociale et artistique et rencontrent dans le salon de leur mère les personnalités les plus marquantes de l’époque, notamment des écrivains Louis Madelin, Henri Bordeaux, Robert de Flers, des journalistes, Paul Raynaud, Henri Robert.

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Mme Georges Bonnefous et son fils

Madame Bonnefous reçoit le dimanche dans son hôtel de la rue Cortambert. Édouard aura toujours une très grande affection et beaucoup d’admiration pour cette mère belle, grande, élégante et distinguée, dont le buste sculpté par Michel servira de modèle pour l’une des 4 statues du pont Alexandre III. Madame Bonnefous meurt à 93 ans, en 1969, en pleine lucidité en disant avec humour « Il n’y a plus d’huile dans la lampe ».

Dès l’âge de 18 ans, Édouard rédige des critiques de théâtre, de cinéma et même de music-hall. Il entre à l’École libre des sciences politiques, en sort avec un diplôme de géographie économique, très marqué par l’enseignement d’André Siegfried qui restera pour lui un maître respecté et aimé et le fera entrer à l’Académie des sciences morales et politiques. Il est également diplômé de l’Institut des hautes études internationales de l’Université de Paris. Il fait partie du groupe des moins de 30 ans avec Marcel Pagnol, Pierre Lazareff, Jean Fayard, jeune Prix Goncourt, Pierre Bost couronné par le Prix Interallié, Marcel Achard et Steve Passeur, auxquels il restera très lié.

Dès 1926, Édouard Bonnefous s’approche de la vie politique et devient l’attaché parlementaire d’un collègue de son père, Louis Marin, ministre des Pensions et des anciens Combattants. En 1928, il est chef du cabinet particulier de son père, alors ministre du Commerce et de l’Industrie. Il va assister aux séances de la Chambre des députés. Il accompagne ses parents dans leurs voyages officiels : à Barcelone lors de l’exposition internationale, au Caire où ils sont reçus par le roi Fouad, au Canada pour le quatrième centenaire de Jacques Cartier. En 1936, il entreprend seul un long périple à travers l’Amérique Latine et publie à son retour de nombreux articles sur cette partie du monde. Il y reviendra plus tard en tant que Président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale et publiera une Encyclopédie de l’Amérique latine qui fait toujours autorité. En 1937, il se rend seul au Proche-Orient. Les voyages le passionnent. Il ira aux États-Unis, au Japon, en Inde, au Pakistan, au Kenya. Dans son ouvrage Regards sur le monde, publié en 2004, il écrit : « Dès que j’ai pu entreprendre de longs voyages, j’ai compris que la découverte de pays nouveaux, loin d’apaiser ma curiosité, était au contraire une raison de partir plus loin encore ». Il rappelle aussi cette phrase de Montesquieu : « Les voyages donnent une très grande étendue à l’esprit : on sort du cercle des préjugés de son pays et l’on n’est guère propre à se charger de ceux des étrangers ». Dans le même temps, il mène une vie sociale et mondaine très active, côtoie toute l’élite parisienne, sort le soir. Beau, de haute stature, au nez aquilin qui lui donne un profil hautain, toujours très élégant, il fait de nombreuses conquêtes.

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Edouard Bonnefous par Vidal-Quadras (1977)

En 1938, la famille Bonnefous est douloureusement frappée par la mort brutale, lors d’un camp scout à St Tropez, du jeune Philippe, fils de Raymonde, la sœur d’Édouard. Ce dernier qui séjournait dans le midi sera le premier à voir l’enfant sur son lit de mort. Très affecté, il décide de ne pas se marier et envisage d’adopter son second neveu Patrice, ce qu’il réalisera plus tard.

La carrière politique d’Édouard Bonnefous commence à la fin de la seconde guerre mondiale. D’abord membre du Comité de libération de Seine et Oise, et cofondateur de l’Union démocratique et socialiste de la résistance (UDSR), Édouard Bonnefous est élu député de Seine et Oise en 1946 à 39 ans. Ses compétences sur toutes les questions internationales le font accéder le 28 janvier 1947 à la présidence de la prestigieuse Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale où il défend l’idée d’un rapprochement franco-britannique. Il est délégué de la France aux Nations Unies de 1948 à 1951. Il sera pendant 25 ans un professeur attentif et exigeant à l’Institut des hautes études internationales et à l’École libre des sciences politiques.

Dès 1952, il fera partie de la quasi-totalité des gouvernements de la IVème République : 6 fois ministre, ayant en charge successivement les portefeuilles du commerce et de l’industrie, des PTT, des travaux publics, des transports et du tourisme, il est ministre d’Etat dans le cabinet de René Mayer en 1953 et aimera toujours être appelé « Monsieur le Ministre ». Ministre des transports, il inaugure l’aéroport international de Nice le 1er décembre 1957. Président de l’UDSR, petite formation écartelée entre 2 frères ennemis, René Pleven et François Mitterrand, il est au centre de l’échiquier politique un maillon indispensable pour la formation des équipes gouvernementales.

Édouard Bonnefous est l’un des pères fondateurs de l’Europe. Il participe au congrès de La Haye (7-10 Mai 1948) qui démontre l’existence d’un réel courant d’opinions en faveur de l’unité européenne. Il en sera l’une des personnalités les plus influentes et propose avec Paul Reynaud la création d’un parlement européen élu au suffrage universel qui ne verra le jour qu’en juin 1979.

Le Conseil de l’Europe est créé le 5 mai 1949. Sa première Assemblée consultative se réunit à Strasbourg le 10 août 1949 en présence des pères de l’Europe : Winston Churchill, Alcide de Gasperi, Paul Henri Spaak, Édouard Bonnefous, Édouard Herriot, Robert Schuman. Dès 1950, Édouard Bonnefous apporte un appui essentiel à la création de la CECA, première communauté européenne intégrée, mais regrette qu’elle ne soit pas complétée par une union monétaire, seule compatible avec la libre circulation des marchandises. Dans l’avant propos de son ouvrage La construction de l’Europe par l’un de ses initiateurs, paru en 2002, Édouard Bonnefous écrit : « Je n’ai pas attendu la tragédie de la seconde guerre mondiale pour être convaincu de la nécessité de fonder l’Europe… Le désastre de la guerre n’a fait que confirmer dans mon esprit la nécessité de rapprocher les pays européens pour mettre en commun l’énorme potentiel économique, culturel et scientifique dont ils disposent » ; et il ajoute encore : « Tout au long de ma carrière, je n’ai cessé de me passionner pour la cause européenne qui reste le grand dessein politique du siècle qui commence ».

Sous la IVème République, Édouard Bonnefous avait manifesté son adhésion à la construction de l’Europe et à l’alliance avec les États-Unis au sein de l’Alliance atlantique mais il estimait prématurée la Communauté européenne de défense par crainte du réarmement allemand et il fit partie des 319 députés qui l’enterrèrent le 3 août 1954.

Quand le général De Gaulle revient au pouvoir en 1958 et exprime sa méfiance à l’égard de l’Angleterre et des États-Unis, Édouard Bonnefous n’accepte pas de renier ses idées et s’éloigne du gouvernement.

En sa qualité de membre fondateur de l’Académie du monde latin et de créateur, avec le recteur Jean Sarrailh, de l’Institut des hautes études d’Amérique latine, il reçoit en 1959 la grand’ croix du mérite de la République argentine.

En 1959, inscrit au groupe de la gauche démocratique, il est élu sénateur de Seine-et-Oise et sera réélu sénateur des Yvelines en 1968 et en 1977. Vice-président du groupe de la Gauche démocratique, il accède à la présidence de la commission des finances du Sénat qu’il va occuper de 1972 à 1986. Il y sera secondé par Jean Cluzel. Sa compétence et son exigence sont autant redoutées que respectées. Sa rigueur et son efficacité ne sont jamais prises en défaut. Il défend résolument les droits du Parlement et la pérennité de la Haute assemblée. En 1969, quand le général De Gaulle veut la supprimer à l’issue d’un référendum qui sera finalement perdu, il est aux côtés de l’ancien président du Sénat, Gaston Monnerville, l’un de ses défenseurs les plus acharnés.

Au terme de quarante ans de vie parlementaire, il devient en 1986 Conseiller régional d’Île de France et ne se retire de la vie politique qu’à 85 ans, en 1992, après avoir fondé et présidé l’Agence des espaces verts.

Acteur de la vie politique française, Édouard Bonnefous en est aussi un chroniqueur infatigable. En 1944, il reprend la publication de L’année politique dont son père avait été le principal rédacteur sous le pseudonyme d’André Daniel jusqu’en 1905.

Passionné par la presse écrite, il crée en 1946 un hebdomadaire, Toutes les nouvelles de Versailles, qu’il développe activement et dont il confie la direction en 1954 à un brillant journaliste rencontré en Amérique latine, Roland Faure, qui deviendra président de Radio France en 1986. Édouard Bonnefous et Roland Faure s’entourent d’une équipe d’excellents journalistes et je n’omettrai pas de citer Didier Martin qui a été rédacteur en chef du journal de 1984 à 1994 et également secrétaire général adjoint de l’association professionnelle de la presse républicaine longtemps présidée par Édouard Bonnefous. Toutes les nouvelles de Versailles deviendra le premier hebdomadaire régional français dans les années 80. Édouard Bonnefous règne en maître sur la politique départementale et suit attentivement toutes les élections, battant la campagne au pas de charge, imposant ses stratégies, ses alliances, ses candidats qui sortiront souvent vainqueurs des scrutins. Il n’y a pas de grande ou de petite politique, disait-il. Il y a la politique, celle qui, à tous les échelons, s’intéresse à la vie des habitants d’une commune, d’un canton, d’un département, d’une région ou de la nation. Mais la vie quotidienne de ses concitoyens monopolise cependant son attention. Il a compris très vite que c’est la fidélité des lecteurs qu’il faut entretenir en permanence par le contenu des articles mais aussi par les contacts avec le lectorat. Il a compris très tôt l’importance et l’impact des média et prend la parole avec pertinence lors d’une séance de l’Académie des sciences morales et politiques sur leur rôle et leur évolution au XXème siècle quelques mois avant sa disparition.

Si la res publica a constitué au cours de sa longue vie, l’intérêt majeur de son existence, Édouard Bonnefous n’en restera pas moins pour la postérité le mémorialiste du XXème siècle. Ce qu’avait écrit de Tacite en 1837 Charles Louis Panckoucke peut lui être appliqué : « Tout l’avait favorisé dans sa grande entreprise : tradition antique, éducation des premiers temps, liaisons honorables, fonctions dans l’État qui lui donnaient les moyens de pénétrer les choses inconnues au vulgaire ».

Mémorialiste du XXème siècle, Édouard Bonnefous l’est par deux œuvres remarquables : L’histoire politique de la IIIème République et Avant l’oubli.

Initiée par Georges Bonnefous, complétée et achevée par son fils Édouard, l’histoire politique de la IIIème République couvre avec ses sept tomes la période 1906-1940. C’est le travail de deux historiens qui ont vécu et vu les évènements et les ont compris. Le père, dans les deux premiers volumes, puis le fils décrivent avec une parfaite homogénéité la nouvelle atmosphère du XXème siècle, les changements dans les mœurs, dans les conditions de vie avec l’auto qui entre rapidement dans la vie quotidienne, l’avion qui efface les distances, le sport qui fascine les jeunes. Ils brossent un remarquable tableau de la Grande guerre, décrivent ses conséquences économiques désastreuses et l’instabilité politique chronique entre les deux guerres avec une République menacée par une droite qui ne l’accepte pas et par une gauche qui n’accepte pas l’ordre social, jusqu’à la course à l’abîme où la IIIème République va cesser d’exister après le vote de l’Assemblée nationale réunie à Vichy qui remet tous les pouvoirs au gouvernement Pétain. Je citerai ce jugement d’Édouard Bonnefous sur la République du XXème siècle extrait de son dernier volume : « On peut distinguer nettement deux périodes. Pendant la première, les chefs du gouvernement et les principaux leaders politiques sont passionnément attachés à des principes essentiels sur lesquels repose la République elle-même. La défense républicaine correspondait alors à une réalité dont le peuple lui-même avait convenu qu’il ne fallait pas y laisser toucher. Cette mystique inspirait, malgré les divergences d’opinion ou les nuances de leur pensée des hommes aussi différents que Jaurès, Poincaré, Clemenceau, Briand.

« Et le temps fit peu à peu son œuvre de lente érosion. La seconde période commence après la victoire de 1918, victoire qui eut aussi pour conséquence de détendre les énergies, et, avec la vie facile, de faire éclater une soif de jouissance trop longtemps contenue. La crise de l’État commença et rapidement apparurent ses premiers symptômes ».

Je citerai encore ces lignes consacrées au Front populaire. Édouard Bonnefous écrit : « Si en Juin 1936 la bourgeoisie française a eu très peur, le Front populaire reste associé dans beaucoup d’esprits à des idées de troubles, d’inflation, de dégradation monétaire. L’historien doit reconnaître que ces notions ne sont pas entièrement fausses, mais juin 1936 fut aussi le début d’une grande espérance populaire, d’une grande impatience de réformes, d’une soif de mieux vivre. Au cours de ces années furent prises des décisions capitales, modifiant profondément nos structures politiques, transformant aussi le mode de vie d’une large fraction de la population : loi sur les congés payés, lois sur les 40 heures, sur les conventions collectives, sur la conciliation et l’arbitrage dans les conflits de travail, sur la retraite des vieux travailleurs, la nationalisation des usines d’armement, le programme de grands travaux. Cette œuvre sera reprise et continuée lors des réformes de 1945. Elle constitue toujours l’ossature de notre système social. On doit mettre à l’actif de son chef Léon Blum, le maintien de notre pays hors de la guerre d’Espagne. Son sens politique, son attachement incontestable à la paix lui permirent notamment d’éviter de se laisser aller à prendre des décisions aventureuses. Et ce fut après la halte de Munich, la marche vers la guerre et la course vers l’abîme qui se conclurent par l’agonie de la IIIème République ».

Mais c’est Avant l’oubli, l’œuvre magistrale d’Édouard Bonnefous, une œuvre riche et foisonnante de vie qui embrasse tout le XXème siècle. Dans la préface du premier tome, Jean Baptiste Duroselle répond à cette question : « De cette France, Édouard Bonnefous a-t-il tout vu ? Je dirais volontiers qu’il a regardé dans toutes les directions ». Effectivement, Édouard Bonnefous a regardé dans toutes les directions et rien de ce qui se passait en France et dans le monde ne lui est demeuré étranger. Dans l’avant-propos de son premier volume, Édouard Bonnefous rappelle que les quatre premières décennies du XXème siècle sont marquées par l’alternance de deux périodes heureuses : la Belle époque puis les Années folles, séparées par une période tragique : la Grande guerre de 1914-1918. Il démontre comment la France, malgré cette épreuve, a réussi à se redresser, à réparer ses ruines, à faire face à des charges financières très lourdes et à maintenir sa capitale comme le centre rayonnant d’une vie intellectuelle, artistique, théâtrale si exceptionnelle que l’élite du monde entier devait s’y retrouver. La société avec ses salons, le monde des chasses, des bals et des réceptions somptueuses brille de ses derniers feux. Édouard Bonnefous décrit avec un grand talent les derniers bals d’Étienne de Beaumont, la féerie du bal Besteigui à Venise au Palais Labia, célèbre par ses fresques de Tiepolo, le bal Patino. Les médias prennent le relais, donnant, comme l’écrit Édouard Bonnefous, aux succès et aux échecs, une nouvelle dimension à la mesure des phénomènes de masse. L’après guerre de 40 connaît des mouvements aussi frénétiques que ceux des années 30 : l’agitation sociale de la fin de 1947 avec des grèves atteignant les mines, les transports et la poste, l’explosion de mai 1968 en sont l’illustration. Les trois décennies de 1940 à 1970 sont marquées par le choc de la défaite de 1940, les tragiques et longues années d’occupation, l’affaiblissement de la France qui perdait ses illusions de grande puissance, l’instauration de la Vème République et la présidence du général De Gaulle. Édouard Bonnefous rappelle que le général De Gaulle est resté 10 ans, 9 mois et 28 jours à la tête de la France du 1er Juin 1958 au 28 Avril 1969. Je cite : « Il a eu le bénéfice de la continuité et de la durée… ». Prudemment, il ajoute : « Il est trop tôt pour porter un jugement définitif que seule l’Histoire prononcera…

« En se faisant élire au suffrage universel, Charles De Gaulle pensait ne pas seulement incarner la permanence de l’État et de ses institutions mais devenir le guide de la France, personnalisant à l’extrême le pouvoir… Indépendance, défense nationale furent les principes fondamentaux de sa politique extérieure auxquels tout le reste fut subordonné ». Édouard Bonnefous rappelle l’amertume du général De Gaulle après l’échec du référendum du 27 Avril 1969 et cite cette phrase que le Général aurait prononcée : « Les Français ne veulent plus de moi, ils renoncent à être la France, ils préfèrent être un petit peuple. Ils ont dit non à l’effort… »

Dans le troisième et dernier tome d’Avant l’Oubli, Édouard Bonnefous conclut : « Ce siècle a été d’une richesse extraordinaire et dans le même temps d’une redoutable complexité. Les découvertes scientifiques ont constitué des avancées brusques, qui ont provoqué parfois de véritables révolutions. Entre les débuts de l’automobile et les avions supersoniques, la vie des hommes a été totalement bouleversée. Les progrès de la médecine et les réussites de la chirurgie ont heureusement permis de soigner, de guérir et d’allonger l’espérance de vie… Ils contraignent les pouvoirs publics dans les pays développés à faire face aux redoutables questions économiques et sociales soulevées par le vieillissement et, dans les pays du tiers-monde, à tenter de résoudre les problèmes de l’explosion démographique…

« Aucune comparaison n’est possible entre les conditions de la première guerre mondiale et les possibilités de destruction des armes modernes. La paix trouvera-t-elle une meilleure chance dans cet équilibre de la terreur ? On ne peut cependant ignorer les guerres civiles et tribales qui se multiplient, avec leurs hécatombes et leurs cortèges de réfugiés dont les médias retransmettent les horreurs… L’homme est un apprenti sorcier nous a-t-on longtemps répété. C’est seulement de nos jours que ce propos trouve sa pleine justification, nos contemporains disposant à la fois des moyens de se détruire et d’anéantir leur environnement… Nous mesurons désormais notre fragilité dans l’espace et dans le temps face à un Univers dont nous ne pouvons même pas concevoir les limites ».

Véritable guetteur du XXème siècle, Édouard Bonnefous aura été à la fois homme d’action et homme de pensée, auteur de 45 ouvrages, poursuivant le discours politique par le livre et par l’action sur le terrain, rappelant les combats qu’il a menés pour la construction de l’Europe, les dérives des gouvernements dépensiers analysées dans son livre À la recherche des milliards perdus, véritable réquisitoire contre une politique dispendieuse et inefficace d’aide aux pays en voie de développement.

Il dénoncera aussi les risques liés à la dégradation de l’environnement dans une série d’ouvrages dont les titres sont de véritables cris d’alarme : La terre et la faim des hommes (1960), L’homme ou la nature (1970), Sauver l’humain (1976), Le monde en danger (1982), Le monde est-il surpeuplé (1988), L’environnement en péril (2001).

Dans la préface de L’homme ou la nature, Jean Rostand écrivait : « Ce livre ouvrira les yeux à beaucoup, il secouera les inerties, stimulera des nonchalances, orientera des bons vouloirs, aidera à la concertation des efforts. » Ces lignes prémonitoires devaient se concrétiser rapidement par la création du premier ministère de l’environnement confié à Robert Poujade.

Dans son ouvrage Sauver l’humain (1976), Édouard Bonnefous pose la question : l’homme dirige-t-il encore son destin ? Il souligne l’action délétère des technocrates imbus d’une supériorité qu’ils s’attribuent, avides d’une puissance incontrôlable, il dénonce la course effrénée vers le progrès et les risques des désastres écologiques.

Dans l’introduction de Réconcilier l’homme et la nature, publié en 1990, Édouard Bonnefous rappelle la déforestation massive de l’Amazonie, l’ampleur et la répétition des pollutions pétrolières, les contaminations nucléaires, le déchirement du voile d’ozone et constate que l’homme est devenu un agresseur qui ne connaît plus sa force, dilapidant autant qu’il salit. Édouard Bonnefous cite cette mise en garde lancée par Nietzsche il y a près d’un siècle : « Nous sommes d’un temps dont la civilisation risque de périr par la civilisation ». Réconcilier l’humain et la nature est bien la tâche primordiale du nouveau siècle qui commence et ne peut que reposer sur une coopération internationale.

C’est le 3 mars 1958 qu’Édouard Bonnefous entre à l’Institut. Il est élu membre libre de l’Académie des sciences morales et politiques au fauteuil de Maxime Leroy, magistrat, professeur à l’Ecole des sciences politiques, président de la Conférence des juges de Paris et de la Seine. Âgé de 51 ans, il est alors le benjamin de la compagnie. À sa mort, il en sera le doyen d’âge et d’élection. Il s’impose d’emblée par son assiduité aux séances, par la qualité de ses interventions, par sa participation aux travaux. Il devient membre titulaire dans la section générale le 4 Mai 1964 et préside l’Académie en 1968. Le 16 Mai 1978, il est élu à l’unanimité chancelier de l’Institut de France, succédant dans cette fonction prestigieuse à Jacques Rueff. Il sait administrer, il sait convaincre et il sait décider. Il sera réélu régulièrement chancelier pendant 15 ans, mettant volontairement un terme à son mandat à la fin de l’année 1993. Il sera alors élu chancelier honoraire le 4 Janvier 1994, à l’unanimité, avec les remerciements de ses confrères pour son action.

Le mandat du chancelier Bonnefous est marqué par la représentation brillante qu’il a donné de l’institution et par des travaux de rénovation et de modernisation du Palais qui vont permettre son adaptation progressive aux missions croissantes des cinq Académies. Le chancelier créé des salles de commission, des salons de réception magnifiquement décorés de tapisseries d’Aubusson. Il aménage la salle des cinq Académies, il rénove la salle de lecture de la bibliothèque, il améliore la sonorisation et le chauffage mais il rénove également le château de Langeais, le Musée Jacquemart André, l’Hôtel Dosnes Thiers, la fondation Théodore Reinach, la Villa Kerylos, le Musée Marmottan. Il crée une Fondation avec un prix qui porte son nom, décerné en 2004 à Nicolas Hulot. Il fait des donations qui marquent son attachement profond à l’Institut de France.

En octobre 2006, les présidents et les secrétaires perpétuels des cinq Académies choisissent unanimement pour thème de la séance solennelle de l’Institut, « L’homme et la nature » en hommage à Édouard Bonnefous, pionnier de l’environnement qui entre dans sa 100ème année. Le 24 octobre, dans son discours inaugural, le président André Damien rappelle le psaume 106 : c’est l’homme qui change les fleuves en désert, les régions où se trouvent des sources en pays de la soif et les terres généreuses en terres salées improductives. André Damien souligne qu’Édouard Bonnefous est le véritable créateur de l’écologie moderne : « Très tôt, il a voulu faire prendre conscience à l’homme de la valeur de la nature pour le plus grand bien de l’humanité et a exalté une écologie raisonnable et nécessaire ».

L’Académie nationale de médecine avait élu en 1980 Édouard Bonnefous en tant que membre libre non médecin dans sa section de médecine sociale, pour son engagement en faveur de l’environnement et il fut heureux et fier d’appartenir à notre Compagnie. Passionné par tous les problèmes de santé publique, il participait régulièrement aux séances de l’Académie, n’hésitant jamais à donner son avis, toujours écouté avec respect et attention, heureux de retrouver dans notre Hôtel de la rue Bonaparte son ami Cottet avec lequel il passait chaque année quelques semaines estivales de détente à Evian.

Édouard Bonnefous fut également membre étranger de l’Académie royale de Belgique et membre étranger de l’Académie de Roumanie. Il fut l’un des piliers de l’Académie de Versailles avant d’en devenir le président d’honneur. Il fit don à l’Académie sous l’appellation de Fondation Édouard et Patrice Bonnefous, d’un appartement jouxtant sa propriété de Versailles au 2 rue de Limoges où l’Académie put se réunir pour ses séances de travail. Assistant fidèlement aux réunions, il écoutait attentivement les orateurs invités et posait des questions toujours pertinentes et précises qui étonnaient l’auditoire, comme le rappelle Monsieur Jehan Despert, secrétaire perpétuel de l’Académie de Versailles. Le samedi 20 janvier 2007, un mois avant sa mort, il anima encore la 1ère réunion de l’année 2007 de l’Académie, évoquant pendant près d’une heure les batailles qu’il avait menées pour l’environnement. « Je me montre et j’ai tort » avait-il déclaré d’emblée. Madame Patricia Bouchenot-Dechin qui présidait alors l’Académie écrit dans l’éditorial de la Revue de l’histoire de Versailles consacrée à Édouard Bonnefous qu’à l’issue de la séance, nombreux ont été les participants à lui dire qu’il avait eu raison de se montrer.

Édouard Bonnefous présida le Conservatoire national des arts et métiers et créa le Musée des Arts et Techniques qui manquait à la France. Il présida aussi le Muséum d’histoire naturelle et surtout l’Institut océanographique de Monaco, créé par le Prince Albert 1er en 1900. Il aimait se rendre sur la Côte d’Azur à la saison des mimosas. Le don d’un navire océanographique par la Fondation Singer Polignac permit la reprise des missions d’exploration.

Prestigieuse institution de mécénat créée en 1928, la Fondation Singer Polignac a bénéficié de l’impulsion d’Édouard Bonnefous qui en a été le 7ème président depuis Raymond Poincaré. Il y a exercé ce mandat pendant vingt-deux ans avec la minutie scrupuleuse et l’intelligence qu’il portait à toutes choses, mais aussi avec une fidélité affectueuse à Winnaretta Singer, princesse de Polignac, organisant de merveilleux concerts consacrés aux œuvres de Debussy, de Fauré, de Chabrier, de Ravel, de Satie, de Poulenc, de Stravinsky, créées pour la plupart dans le salon de musique du magnifique hôtel de l’avenue Georges Mandel, où Proust situe l’ultime soirée du Temps retrouvé et où se pressait le tout Paris. Il veillait à ce que les programmes soient conformes à l’esprit et au goût de la princesse et puissent mettre en valeur le talent de jeunes musiciens de qualité. Toujours habillé avec élégance, dans son costume trois pièces bleu foncé égayé d’une cravate de soie chatoyante et d’une écharpe de cachemire jaune, le Chancelier venait s’asseoir au premier rang de l’assistance et écoutait le concert d’une oreille avertie et exigeante en bougonnant quand il n’appréciait pas le morceau exécuté. Mais il organisait aussi régulièrement des colloques de haute tenue consacrés aux arts, aux sciences, à la médecine (j’eus l’honneur d’en diriger personnellement deux sur la cardiologie à l’aube du 3ème millénaire et sur la médecine française au début du 21ème siècle), des colloques consacrés également à l’histoire, aux problèmes de société dont il avait toujours étudié soigneusement le programme et dont il surveillait ensuite la publication et la diffusion. Comme l’a souligné mon confrère de l’Académie de médecine, le professeur Yves Pouliquen, son successeur, Édouard Bonnefous aura été un grand président de la Fondation Singer Polignac. Il fut aussi vice-président de la Fondation Cino del Duca pendant 24 ans.

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Avec Gina Lollobrigida lors de la première du film Pain, amour et jalousie (1955)

Je m’en voudrais de ne pas évoquer les cercles parisiens qu’il anima pendant plus d’un demi-siècle : le Nouveau cercle de l’Union dont il fut vice-président, le Cercle Interallié dont il fut premier vice-président, où il aimait recevoir ses amis à déjeuner au son de la harpe, et le Saint -Cloud Country Club. La vie mondaine de Paris n’avait pas de secret pour lui. Il fut de toutes les soirées et de tous les grands bals qui firent du Paris de l’entre deux-guerres la capitale de la fête. Mais il cultivait aussi l’art de la réception, aimait que sa table fût belle et son menu délicieux, recevant avec élégance les personnalités les plus éminentes du monde politique et de la société. Il savait intéresser chaque convive à la conversation parce qu’il savait lui-même s’intéresser à toute chose et parce qu’il s’informait de tout.

Personnalité puissante, passionnée et passionnante, aux multiples facettes, remarquable par son intelligence, par sa prodigieuse mémoire, par sa culture, par son humanisme, par sa curiosité d’esprit toujours en éveil, par son verbe clair et limpide mais parfois tranchant, Édouard Bonnefous aura parcouru le XXème siècle en occupant les fonctions les plus prestigieuses à l’Institut de France et dans la société. S’il était profondément républicain, il n’aimait pas l’égalitarisme. Il avait un sens aigu des hiérarchies sociales et détestait qu’on lui manquât de respect.

Autoritaire, d’un caractère souvent difficile, exigeant et rugueux, c’était un homme de cœur, fidèle en amitié, généreux et attentif, qui dans l’intimité aimait rire parce qu’il était gai. Ses loisirs étaient toujours studieux : l’homme se repose en changeant de travail, répétait-il souvent.

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Edouard Bonnefous, l’homme de cœur

Il m’avait confié son cœur en 1979 et pendant 28 ans il m’a honoré de sa confiance. Une grande affection s’était développée entre nous. Durant ses dernières années, il ne se passait guère de jour où nous n’ayons un échange téléphonique, de semaine sans que je lui rendîs visite. Sa belle activité intellectuelle était restée intacte. Je le retrouvais assis majestueusement dans son grand fauteuil du bureau du premier étage de son bel hôtel Napoléon III de la rue de l’Élysée qu’il a légué à l’Institut, un sourire en demi-teinte, l’œil vif sous les sourcils broussailleux. Il me questionnait longuement sur la vie de l’Académie de médecine, sur les programmes de ses réunions, sur ses travaux, me conseillait sur les liens qu’il convenait de tisser quand j’en devins le président en 2005 et me reprochait régulièrement sa température trop froide et son chauffage insuffisant.
Ses réflexions ouvraient toujours une fenêtre sur d’autres horizons. Il me demanda un soir si j’étais croyant. Je lui répondis affirmativement. Avec de la malice dans le regard, il me dit alors : Comment expliquez-vous la création de Mahomet par Dieu ? ». Je ne lui répondis pas, mais je le devinais inquiet du devenir de l’homme après sa mort.

Édouard Bonnefous s’est éteint le 24 février 2007 pendant son sommeil, dans sa maison comme il l’avait toujours souhaité, le visage empreint de sérénité comme je pus le constater en arrivant à son chevet à 2 heures trente du matin. Nous ne l’oublierons pas. Aujourd’hui, il est moins mort qu’il n’a simplement cessé de vivre.

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