Que signifie donner le pouvoir au peuple ?

Séance du lundi 27 septembre 2010

par M. Raymond Boudon

 

 

Ce sont les sciences sociales du temps des Lumières qui ont forgé les outils conceptuels de base permettant de comprendre que l’idée de donner le pouvoir au peuple dans une démocratie représentative, loin d’être utopique, repose sur des fondements solides et par là d’expliquer que cette idée se soit largement imposée.

Elle s’est même si largement imposée que les régimes despotiques eux-mêmes se croient aujourd’hui obligés de se présenter comme fidèles aux principes de la démocratie représentative, procèdent à des élections, quitte à en truquer les résultats, et installent des parlements, quitte à les priver de tout pouvoir.

 

Le principe du spectateur impartial

 

Pourquoi les penseurs politiques du temps des Lumières et leurs successeurs des siècles suivants voient-ils le principe fondamental de la souveraineté du peuple comme applicable, non pas seulement en théorie mais en pratique dans un régime de démocratie représentative ?

On réduit quelquefois la théorie libérale de la démocratie développée par les penseurs des Lumières à la thèse de Montesquieu selon laquelle la distribution des pouvoirs ou des puissances, comme il disait lui-même, ou la séparation des pouvoirs, comme on a pris l’habitude de dire plutôt, est un bouclier contre le risque de despotisme. Toute fondamentale qu’elle est, cette thèse définit la démocratie de façon négative.

Mais les sciences sociales du temps des Lumières ont également développé une définition positive de la démocratie représentative. Cette définition positive est fondée sur l’idée que la démocratie représentative confère au public un pouvoir décisif d’arbitrage.

Je pense ici particulièrement à la notion du spectateur impartial d’Adam Smith. Elle est un outil indispensable à l’explication d’innombrables phénomènes politiques et sociaux, comme je tenterai de le montrer par quelques exemples. Plus. Elle me paraît fournir la clé de la solidité de la démocratie représentative.

Témoigne de la force intrinsèque de la notion du spectateur impartial le fait qu’on en repère des équivalents de manière récurrente, du XVIIIe siècle à nos jours, dans des déclinaisons et sous des habillages variés : chez Hume, chez Rousseau ou chez Kant parmi les auteurs classiques, chez John Rawls, Michael Walzer, Jürgen Habermas, Stein Ringen et chez d’autres encore parmi les auteurs contemporains. Mais c’est peut-être, à mon sens, chez Adam Smith que sa puissance apparaît avec le plus de netteté.

On peut développer la notion du spectateur impartial sous la forme d’une théorie simple : le spectateur impartial, c’est le citoyen quelconque dont on peut supposer que, sur telle ou telle question, il échappe à ses passions et à ses intérêts. Or, sur bien des sujets émaillant la vie de la Cité, le citoyen quelconque est effectivement dans la position du spectateur impartial. D’autre part, bien des sujets n’impliquent pas la maîtrise de connaissances particulières. On peut donc supposer que, si l’on consulte le public sur ces sujets, nombre d’individus tendront à donner une réponse inspirée par le bon sens. S’ajoute l’argument que, dans une démocratie représentative, le représentant est placé sous le regard de l’opinion publique et menacé par la sanction dont elle dispose : l’écarter du pouvoir à la prochaine élection.

L’on en conclut que la démocratie représentative est bonne, premièrement parce que les décisions qui y sont prises ont des chances d’être avalisées par le spectateur impartial et deuxièmement parce qu’elle érige chaque citoyen en source du droit, reconnaissant ainsi la valeur du principe de l’égale dignité de tous. Bonne en raison des effets qu’elle a des chances de produire, elle l’est aussi du point de vue des principes sur lesquels elle repose. Pour parler comme Weber, elle est bonne à la fois du point de vue de la rationalité instrumentale et de celui de la rationalité axiologique.

Reste à préciser la nature du bon sens qui inspire le spectateur impartial. Sur quelle base juge-t-il une décision ou une institution bonne ou mauvaise dans les cas où par hypothèse il n’est pas animé par ses passions et ses intérêts et où il est suffisamment armé pour se forger une opinion ? Réponse : sa conviction s’impose à lui parce qu’elle lui apparaît comme fondée sur un système de raisons convaincantes.

En un mot, la notion du spectateur impartial implique que, dans une démocratie représentative, le pouvoir appartient bien au peuple, puisque l’opinion publique y joue sur le moyen et le long terme un rôle crucial dans la sélection des idées, des mesures ou des institutions nouvelles qui lui sont proposées et que sur bien des sujets elle a la capacité de faire preuve de bon sens.

Il faut ajouter que le spectateur impartial est bien un spectateur et non un acteur, au sens où ce n’est pas lui qui crée les argumentaires en faveur de telle idée ou de telle décision politique. Mais il peut arbitrer entre les idées proposées par les acteurs politiques, notamment par les partis politiques, mais aussi par les autres types d’acteurs.

Cet arbitrage de l’opinion ne peut toutefois prendre corps que s’il existe un marché des idées actif et concurrentiel, ou, pour passer du langage économique au langage politique, s’il y a une réelle séparation des pouvoirs. Non seulement des trois pouvoirs évoqués par Montesquieu, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais de tous les pouvoirs : le pouvoir social que Tocqueville évoque à longueur de page dans sa seconde Démocratie en Amérique, le pouvoir bureaucratique dont Max Weber a analysé les rouages, mais aussi tous les autres pouvoirs : pouvoirs économique, consultatif, intellectuel, médiatique et autres. Dès lors que les détenteurs de ces divers pouvoirs jouissent d’une réelle capacité d’émettre librement leurs propositions et d’être entendus, la voix du spectateur impartial se fait plus forte.

Les deux thèmes majeurs de la théorie politique de Montesquieu, d’une part, et d’Adam Smith de l’autre se confortent donc puissamment l’un l’autre.

Reste que le grand économiste, sociologue et homme d’Etat autrichien Joseph Schumpeter a opposé une objection sérieuse à la théorie libérale de la démocratie développée par les philosophes des Lumières et par leurs successeurs [1]. Il voyait les sociétés comme devant faire face à des questions de plus en plus complexes et redoutait une incompétence croissante du citoyen dès lors qu’une question s’éloigne davantage de son expérience immédiate. L’objection est certes fondée et j’examinerai dans un instant la portée qu’il faut lui donner.

 

Un exemple didactique

 

Un exemple tiré d’Adam Smith lui-même a l’avantage d’illustrer de façon parlante l’intérêt de sa théorie du spectateur impartial [2].

Dans sa Richesse des nations, il se demande pourquoi on observe de son temps un consensus indéniable sur toutes sortes de sujets de caractère moral. Pourquoi, pour prendre un exemple concret, les Anglais de la fin du XVIIIe siècle considèrent-ils comme une évidence morale que les mineurs doivent être davantage payés que les soldats ?

Réponse d’Adam Smith : la plupart des Anglais, n’étant ni mineurs ni soldats, ne sont pas directement concernés par le sujet. Ils sont donc dans la position du spectateur impartial. La question ne suppose pas d’autre part de compétence spéciale. Leur sentiment est donc fondé sur le bon sens, c’est-à-dire sur un système de raisons qui, parce qu’elles sont valides, tendent à être partagées. Ce système de raisons est le suivant : tout salaire est la rémunération d’un service rendu. A service équivalent, les salaires doivent être équivalents. Dans la composition de la valeur d’un service rentrent divers éléments : notamment la durée d’apprentissage qu’il implique et les risques auxquels il expose celui qui le rend. Dans le cas du mineur et du soldat, les durées d’apprentissage sont comparables et, dans les deux cas, l’individu encourt de sérieux risques pour sa vie.

Mais, si elles se ressemblent par ces traits, les deux activités en question se distinguent par d’autres. Le soldat garantit l’indépendance nationale, tandis que le mineur exerce une activité de production de biens matériels qu’on peut aussi importer. En outre, la mort du mineur est perçue comme un accident. Celle du soldat comme un sacrifice.

C’est pourquoi seul le dernier est habilité à recevoir la gloire et les symboles de reconnaissance qui sont dus à celui qui met sa vie en jeu pour le bénéfice de la collectivité.

Ne pouvant recevoir les mêmes marques symboliques de reconnaissance et accomplissant un travail aussi pénible, aussi risqué et d’un niveau de qualification comparable, le mineur doit donc recevoir en espèces sonnantes les récompenses qu’il ne peut recevoir en gloire, si l’on veut que l’égalité entre contributions et rétributions soit assurée. Cela explique le fort consensus des Anglais de la fin du XVIIIe siècle sur l’idée que le mineur doit être mieux payé que le soldat.

C’est aussi sous l’effet de raisons fortes que l’opinion n’est pas choquée, explique Adam Smith, que l’exécuteur public reçoive un bon salaire : sa qualification est minime et il est — Dieu merci ! — fortement sous employé, mais il exerce « le plus répugnant de tous les métiers ».

 

La volonté générale

 

Plusieurs auteurs classiques et modernes ont développée de leur côté, je l’ai dit, chacun avec ses mots à lui, des idées analogues à celles d’Adam Smith. Je me bornerai à évoquer rapidement sur ce point deux autres grands noms. Celui de Rousseau d’abord. Sa thèse selon laquelle la volonté générale est toujours droite ne dit pas autre chose que la notion du spectateur impartial : elle postule en effet que, sur les sujets qui ne mettent pas en jeu les passions et les intérêts d’un individu, celui-ci a tendance à juger une institution, une mesure ou un état de choses comme bons — ou mauvais — s’il existe des raisons valides d’en juger ainsi.

Cela dit, dans la pratique, les passions et les intérêts des uns et des autres interfèrent avec leur bon sens, de sorte que la volonté exprimée par les citoyens en chair et en os, la volonté de tous, peut s’écarter de la volonté générale, deux notions que Rousseau distingue soigneusement. La volonté de tous, c’est en effet l’opinion composite qui, sur un sujet donné, résulte de l’addition des jugements de ceux que le sujet concerne — et qui y répondent à la lumière de leurs passions et de leurs intérêts — et de ceux que le sujet ne concerne pas personnellement — et qui y répondent à l’aide de leur bon sens.

La fiction du voile de l’ignorance développée par l’Américain John Rawls [3], le théoricien de la politique sans doute le plus important et le plus influent de la seconde moitié du XXe siècle, décalque, elle aussi, à peu près littéralement la notion du spectateur impartial. En effet, elle met en scène un citoyen supposé ignorant de ses passions et de ses intérêts à qui il est demandé d’apprécier les institutions de la Cité, ce qui permet de juger de leur validité.

 

Le spectateur impartial comme mètre étalon

 

Le modèle du spectateur impartial est-il réaliste ? On peut asseoir la réponse positive à cette question sur une preuve par l’absurde. En effet, s’il devait être tenu pour purement spéculatif, il faudrait en conclure que la démocratie représentative est dépourvue de fondement solide et l’on comprendrait mal sa diffusion et son succès. On devrait en outre renoncer à expliquer les innombrables phénomènes de consensus qui se sont développés au cours du temps sur bien des sujets dans les sociétés démocratiques, ainsi que les phénomènes tendanciels qu’on y observe en matière morale, politique et sociale. Je ne peux m’étendre sur ce point ici, mais tous les grands noms de la sociologie, qu’il s’agisse de Tocqueville, de Durkheim ou de Max Weber, ont en commun d’avoir montré que ces phénomènes sont incompréhensibles si l’on fait abstraction du rôle joué par l’acteur politique anonyme qu’est l’opinion publique.

Mais des données plus proches de nous peuvent être évoquées pour la défense du modèle du spectateur impartial.

 

Le cas Polanski

 

D’innombrables exemples révèlent en effet que le modèle du spectateur impartial est indispensable pour déchiffrer aussi bien les réactions spontanées du public à des faits divers que ses opinions sur les sujets politiques les plus variés, telles qu’elles s’expriment notamment à travers ses réponses aux enquêtes par sondage. Je me contenterai de trois exemples entre bien d’autres possibles pour illustrer ce point.

Le premier a trait aux réactions du public face à un fait divers. Naguère, un cinéaste célèbre a été appréhendé par la police helvétique parce qu’il avait à répondre d’un crime ancien devant la justice américaine. Plusieurs artistes, intellectuels et politiques français protestèrent alors vigoureusement contre cette arrestation, arguant que le crime remontait à plusieurs décennies, qu’on n’arrête pas un artiste de notoriété internationale et que la victime avait retiré sa plainte. Dans un entretien retransmis par une chaine de radio nationale [4] suite à la décision des autorités helvétiques de placer le cinéaste en résidence surveillée, le plus médiatique des intellectuels français déclarait que l’arrestation du cinéaste représentait un scandale moral (sic).

Comme le révèlent les enquêtes, l’opinion a fortement désapprouvé cet argumentaire. Car, par contraste avec les représentants des milieux culturels, le citoyen quelconque se trouvait dans la position du spectateur impartial : il n’était pas personnellement concerné. Or les raisons mises en avant par les partisans du cinéaste lui parurent indéfendables, car il était facile de leur opposer des raisons à l’évidence plus fortes comme : ce n’est pas parce qu’on est célèbre qu’on n’a pas à répondre d’un crime ; ni la Suisse ni les Etats-Unis ne sont des Etats policiers ; la plainte avait certes été retirée par la victime, mais cela n’efface pas un crime ; le crime était ancien : certes, mais c’est le pays où un crime a été commis qui juge des conditions de sa prescription.

Je ne m’intéresse évidemment en aucune façon ici à trancher sur le fond entre les deux points de vue auxquels a donné naissance cette affaire compliquée, fertile en rebondissements et non dépourvue de zones d’ombre, mais seulement à souligner le contraste entre le point de vue particulariste d’une partie des milieux culturels et politiques et le point de vue universaliste de l’opinion publique.

Cet épisode me paraît bien illustrer le modèle du spectateur impartial. De plus, il soulève incidemment une délicate question de sociologie comparative : si l’on en croit la presse étrangère, les milieux culturels et politiques n’ont pas du tout réagi de la même façon dans les démocraties voisines. Or la nationalité franco-polonaise du cinéaste ne suffit pas à rendre compte de cette différence. Il faut y voir plutôt, semble-t-il, une manifestation de l’influence sur les milieux politiques français d’une mince élite médiatico-culturelle, influence qui ne semble pas avoir de strict équivalent dans les démocraties voisines. Pourquoi ? Je reviendrai sur cette question dans un instant.

 

Le procès du sang contaminé

 

Mon deuxième exemple a trait à l’épisode du procès du sang contaminé. Il est ancien, mais fournit une autre illustration parlante du modèle du spectateur impartial. Les sondages qui ont été effectués à cette époque ont en effet révélé :

  1. que les doutes du public à l’égard de la Cour de Justice de la République, de sa légitimité et de son équité présumée, étaient largement majoritaires dans le public,

  2. que ces doutes apparaissaient comme également affirmés chez les sympathisants de tous les partis, de l’extrême droite à l’extrême gauche,

  3. que la réaction du public se présenta comme forte, négative et indépendante des sympathies politiques parce qu’elle était fondée sur des raisons fortes comme : pourquoi le politique doit-il être traité différemment du médecin ou du chef d’entreprise dès lors qu’il est soupçonné d’avoir commis une faute dans l’exercice de ses fonctions ? Pourquoi la Cour devrait-elle être composée pour partie des collègues des personnes mises en examen ? Pourquoi les parties civiles devraient-elles être absentes des débats ?

 

Equité et égalité

 

Mon troisième exemple a trait aux exigences du public en matière d’égalité, telles qu’on peut les observer à la lumière des nombreuses enquêtes portant sur la question. Cet exemple illustre bien lui aussi, je crois, l’intérêt du modèle du spectateur impartial.

Un poncif favori des commentateurs et des politiques veut que le public français soit dévoré par la passion de l’égalité. Or, lorsqu’on consulte les enquêtes sur ce sujet, on constate que, loin de faire preuve d’un irrépressible égalitarisme, le public français ne confond pas davantage que ses voisins l’égalité et l’équité. Il ne considère au contraire comme inéquitables que certains types bien particuliers d’inégalités. Et il ressort de ces enquêtes que les sentiments de justice ou d’injustice qu’il éprouve face à telle ou telle forme d’inégalités lui sont inspirés par des raisons ayant de bonnes chances d’être avalisées par le spectateur impartial.

Ainsi, le public français ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui reflètent des différences de mérite. Les enquêtes ne signalent pas non plus que les gains astronomiques de la diva, du joueur de football ou du rocker ayant accédé à une gloire planétaire éveillent un sentiment d’injustice dans le public. Leurs gains lui paraissent extravagants plutôt qu’injustes, probablement parce qu’il ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui résultent en dernier ressort du libre choix des individus.

Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités correspondant à des contributions incommensurables : on peut comparer celle du soldat et du mineur, moins facilement celles du boutiquier et de l’huissier de justice par exemple.

Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités dont on ne peut déterminer jusqu’à quel point elles sont justifiées. Or la distribution globale des revenus mêle des inégalités d’origine diverse en des proportions inconnues. C’est pourquoi on observe que les inégalités globales sont objet de dénonciations récurrentes plutôt de la part des groupes d’influence intellectuels, médiatiques et politiques que de la part du public, sauf lorsqu’elles sont trop criantes pour pouvoir être tenues de façon plausible pour justifiées.

Le public perçoit en revanche comme injustes toutes les inégalités en lesquelles il voit des privilèges, comme les parachutes dorés octroyés à des responsables qui ont mené leur entreprise au bord du gouffre, les privilèges en matière de retraite de certaines catégories sociales ou les gâteries petites et moins petites que s’accordent certains responsables, sans que la contrepartie du point de vue de l’intérêt général en soit facilement identifiable.

Le poncif selon lequel la justice sociale se confondrait dans l’esprit du public avec l’égalitarisme et serait un trait dominant des sociétés modernes et particulièrement de la société française ne correspond donc en aucune façon à la réalité : il s’agit en l’occurrence d’un véritable mythe. Mais d’un mythe qui exerce une influence profonde sur la vie politique française.

Un seul exemple pour étayer ce dernier point. Comment expliquer que la France soit la seule démocratie à conserver un impôt qu’un économiste de renom a qualifié d’imbécile, l’impôt sur la fortune ? Comment expliquer qu’un gouvernement ait cru devoir en neutraliser les effets pervers en construisant, comme on dit, une usine à gaz, celle du bouclier fiscal, laquelle devait surtout offrir à l’opposition une objection de favoritisme à l’égard des riches indéfiniment reprise en boucle ? On peut expliquer cette prudence contreproductive des dirigeants politiques français par le fait qu’ils n’ont pas compris que le tollé qui avait accompagné la suppression dudit impôt sous un gouvernement précédent ne résultait pas d’un prétendu égalitarisme des Français. Il traduisait bien davantage la réaction de certains groupes d’influence médiatiques, intellectuels et politiques qu’une exigence du spectateur impartial. L’opinion publique aurait en effet sans doute facilement admis qu’il est absurde de conserver un impôt dont la fonction est à l’évidence plus idéologique et symbolique qu’économique.

Ce cas a l’intérêt de retrouver une question sociologique essentielle que j’ai déjà soulevée, celle de savoir pourquoi les milieux politiques français confondent si facilement l’opinion des groupes d’influence avec l’opinion publique et pourquoi ils accordent davantage d’attention aux premiers.

 

Quand la volonté de tous n’est pas la volonté générale

 

Auparavant, je reviendrai sur l’objection de Schumpeter selon laquelle la théorie du spectateur impartial produirait une vision trop optimiste de la vie démocratique. Car il existe bien sûr des cas où la volonté générale et la volonté de tous ne coïncident pas : où il est peu vraisemblable en d’autres termes, que l’opinion soit en majorité le fait de spectateurs impartiaux. Je recourrai de nouveau à des exemples — plus précisément à deux exemples — pour illustrer cet autre point et examiner le poids qu’il faut accorder à l’objection de Schumpeter.

Mon premier exemple concerne la célèbre loi des trente-cinq heures. Les premiers sondages se sont révélés favorables à la loi parce qu’une majorité de gens y voyait des avantages immédiats. Ils se trouvaient donc dans la position, non du spectateur impartial, mais de l’acteur partial. Ils interprétèrent la loi sur les trente-cinq heures comme leur permettant de travailler moins tout en gagnant autant. La plupart des salariés n’allèrent pas au delà, car une attitude plus distanciée supposait une compétence qu’ils n’avaient pas. On a ici une belle illustration de l’effet Schumpeter. Mais il est important de remarquer que, après un temps, les sondages indiquèrent que le public percevait clairement les inconvénients de la loi.

Mon second exemple est tiré des réponses recueillies par une grande enquête internationale datant d’une vingtaine d’années, unique en son genre par sa dimension internationale, et qui nous permet de considérer la question de l’effet Schumpeter avec un certain recul. Certaines questions de cette enquête portaient sur des sujets de politique économique. Les réponses à l’une de ces questions montrent que bien des gens croyaient encore à l’époque que l’abaissement de l’âge de la retraite constitue une mesure efficace de lutte contre le chômage. Interrogés sur la question de savoir si Quand l’emploi est rare, les gens devraient être forcés à prendre leur retraite tôt, 50 % des Français se déclarèrent à l’époque d’accord [5]. Leur réponse leur avait été dictée par l’idée que, si l’on exclut certains convives du gâteau de l’emploi, de nouveaux convives peuvent être servis. Ils ne virent pas que la taille dudit gâteau n’est pas fixe et que, en raison de leurs différences de compétence, les individus ne sont pas interchangeables. Leur réponse leur était donc inspirée par des raisons douteuses : une autre illustration parlante de l’effet Schumpeter.

Mais la même enquête fit surtout apparaître que la maîtrise de la complexité des mécanismes économiques par le public était très variable selon les pays. 50 % des Français, je l’ai dit, et aussi 50 % des Allemands se sont déclarés d’accord pour lutter contre le chômage en avançant l’âge de la retraite. En revanche, 16 % seulement des Américains et 9 % seulement des Suédois ont donné la mauvaise réponse. On observa de surcroît que les mauvaises réponses étaient dans tous les pays d’autant moins fréquentes que le niveau d’instruction des répondants était plus élevé.

D’où l’on conclut que, même lorsqu’un sujet est complexe, les effets redoutés par Schumpeter devraient tendre à s’atténuer grâce à l’élévation générale du niveau d’instruction, à la pédagogie du débat public, au développement des techniques d’information et de communication, et, last but not least, à une amélioration des enseignements relatifs aux phénomènes économiques et sociaux.

Bref, la volonté de tous peut certes s’éloigner de la volonté générale, mais ces divers facteurs tendent sans doute à rendre l’effet Schumpeter moins redoutable aujourd’hui que de son temps.

 

La tyrannie de la majorité

 

Je reviens maintenant à la question sociologique cruciale que soulèvent plusieurs des exemples que j’ai évoqués : pourquoi le monde politique français paraît-il souvent plus attentif aux opinions et aux desiderata des groupes d’influence qu’à l’opinion publique ? Cette observation conduit à réexaminer la célèbre thèse tocquevillienne de la tyrannie de la majorité. Elle est couramment reprise aujourd’hui, en des termes nouveaux. Ainsi, un éditorialiste en vue a proclamé naguère que la démocratie moderne tendait à virer à la doxocratie, voulant dire par là que la vie politique française lui semble désormais corrompue en profondeur par l’influence des sondages.

Il faut rappeler par parenthèse à ce propos que les démocraties modernes se sont préoccupées dès les débuts de prendre en compte les états de l’opinion dans les intervalles entre les élections. Ce souci est à l’origine des votes de paille — des straw votes — mis en place au XIXe siècle par les partis politiques américains. Ils ont été relayés au XXe par les sondages, qui ont été implantés en France dès 1938 par l’un de nos confrères visionnaires, Jean Stœtzel, et l’on sait l’importance qu’ils ont prise dans les démocraties contemporaines.

Certes, les sondages ont souvent mauvaise presse. Mais celle-ci n’est l’effet ni d’un défaut de validité des sondages ni de l’influence prétendument pernicieuse qu’ils exerceraient sur la vie démocratique. Elle est en réalité le fait des utilisateurs bien davantage que des producteurs de sondages et provient surtout de ce que le niveau de médiatisation des sondages dépend de leurs résultats. D’où l’impression qu’ils recouvrent une tentative de manipulation de l’opinion par le monde politico-médiatique.

 

La tyrannie des minorités actives

 

Ce qui menace les démocraties et la démocratie française plus que d’autres, c’est en fait la tyrannie des minorités plutôt que la tyrannie de la majorité. Pourquoi ? Les sciences sociales me semblent, ici encore, avoir proposé une réponse solide à cette question.

Les sociologues ont toujours été attentifs à l’existence des groupes d’influence, mais, loin d’y voir une menace, ils leur ont parfois attribué un rôle surtout positif. Tocqueville voyait dans les associations, comme on sait, un correctif à la menace de tyrannie de la majorité. Elles représentaient pour lui un équivalent dans les sociétés démocratiques des corps intermédiaires des sociétés aristocratiques. Durkheim estimait, lui, que, en raison du caractère contradictoire de leurs intérêts, les groupes d’influence sont condamnés au compromis. Il en tira la conclusion que le monde des groupes d’intérêt méritait d’être représenté en tant que tel et évoqua la création d’organes représentatifs des intérêts corporatistes qui viendraient contrebalancer la représentation parlementaire. Ces idées exercèrent une grande influence en Europe au début du XXe siècle et elles ont provoqué la création ici ou là d’institutions représentatives du monde des groupes d’intérêt. Le Conseil économique et social français [6] est par exemple une émanation de cette idée.

Plus généralement : on considère à bon droit comme allant de soi que le politique doive tenir compte des intérêts et des idées des groupes d’influence. La théorie politique contemporaine a même adopté à ce propos une catégorie nouvelle : celle de la démocratie délibérative. Mais pas davantage que la démocratie participative, la démocratie délibérative ne saurait à mon sens être sérieusement tenue pour une forme supérieure de démocratie.

La raison en est dans le fait sur lequel un élève de Max Weber, Roberto Michels, a justement attiré l’attention, à savoir le rôle négatif que les groupes d’influence peuvent jouer dans les démocraties, à côté de leur rôle positif. Il a baptisé loi d’airain de l’oligarchie la tendance des gouvernements des nations démocratiques à suivre l’opinion des groupes d’influence plutôt que l’opinion publique et confirmé l’existence de ce phénomène par un ensemble d’observations empruntées aux scènes allemande et italienne dans les premières décennies du XXe siècle. Mais les politologues devaient montrer ultérieurement que les observations de Roberto Michels avaient une portée générale. En dépit de tous ses efforts, il n’a toutefois pas réussi à expliquer de façon véritablement satisfaisante les raisons d’être de sa loi d’airain de l’oligarchie.

C’est à un grand économiste et sociologue américain de notre temps, Mancur Olson, qu’il revenait d’identifier le mécanisme fondamental qui en est responsable. Il a démontré que, lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts ou ses idées à un grand groupe non organisé, il a de bonnes chances d’y parvenir. En effet, les membres du grand groupe, étant non organisés, ont alors tendance à espérer qu’il se trouvera bien des candidats désireux d’organiser la résistance au petit groupe organisé, et prêts à assumer les coûts que cela comporte. Chacun espère en d’autres termes pouvoir tirer bénéfice d’une action collective qu’il appelle de ses vœux, mais répugne à en assumer les coûts. Comme la plupart tendent à se tenir le même raisonnement, il arrivera bien souvent que le petit groupe organisé ne rencontre guère de résistance et que par suite ils se trouve dans la position de pouvoir imposer ses intérêts et ses idées au grand groupe non organisé, en d’autres termes : au public. Il en résulte un effet que Olson a plaisamment qualifié d’effet d’exploitation du gros par le petit et qu’on peut qualifier simplement d’effet Olson, en hommage à la mémoire de son inventeur.

La sociologie spontanée a en fait repéré depuis longtemps, sinon les rouages, du moins l’existence de ce mécanisme sociologique et créé une notion imagée pour le désigner : celle de la majorité silencieuse. Ce mécanisme explique que bien des gouvernements se montrent sensibles aux exigences des groupes d’influence et imposent dans bien des cas au public des vues que celui-ci ne partage pas. Il explique la loi d’airain de l’oligarchie qui frappe les démocraties : il explique en d’autres termes le pouvoir des lobbys dans la vie démocratique. Sans doute les idées et les intérêts de ces groupes peuvent-ils selon les cas et les conjonctures converger avec l’intérêt général. Mais ils peuvent aussi en diverger. Or la loi d’airain de l’oligarchie tend à conférer un pouvoir indistinctement à tous les lobbys, que les intérêts et les idées de ces lobbys convergent avec l’intérêt général ou non.

Mais ce qu’il importe surtout de relever, c’est que le mécanisme en question se trouve doté d’un formidable surcroît de puissance dans un pays centralisé, où l’exécutif jouit d’un pouvoir dominant. Car, dans ce type de configuration, la vie politique tend à être surtout ponctuée par un face-à-face entre l’exécutif et les groupes d’influence. L’effet Olson permet ainsi d’expliquer une autre thèse célèbre de Tocqueville, irrécusable celle-la : celle selon laquelle un pouvoir démocratique concentré est certes fort en apparence, mais nécessairement faible en réalité. A quoi l’on peut ajouter a contrario qu’un pouvoir concentré ne peut être fort qu’à condition de ne pas être démocratique, comme paraissent l’avoir bien compris, entre autres, les dirigeants de la Chine contemporaine et d’autres régimes autoritaires de notre temps.

En raison de la concentration du pouvoir politique qui la caractérise et qui résulte de son histoire, la France est donc plus exposée que les démocraties voisines à l’effet Olson. Réciproquement, cet effet est dans une certaine mesure neutralisé lorsque le pouvoir politique est davantage partagé, notamment entre l’exécutif et le législatif. On retrouve ici un résultat déjà énoncé, à savoir que la séparation des pouvoirs amplifie le rôle du spectateur impartial et tend ainsi à redonner du pouvoir au peuple. Une fois de plus, Montesquieu et Adam Smith se tendent la main.

L’importance prise en France par le mécanisme identifié par Olson explique toutes sortes de faits. Elle explique par exemple le caractère sacrosaint de la notion de dialogue social, l’une de ces notions dont le sociologue observe facilement que sa traduction littérale dans des langues voisines, en anglais ou en allemand par exemple, ne dit à peu près rien à un anglophone ou à un germanophone. Elle explique les insuffisances chroniques de certaines politiques publiques, comme les politiques d’éducation. Elles sont dues à ce que ces politiques ont été élaborées depuis de longues décennies à partir de compromis passés entre le pouvoir politique et divers groupes d’influence, des syndicats d’enseignants ou d’étudiants aux experts en sciences de l’éducation. Or ces groupes d’influence comportent une forte proportion d’acteurs partiaux. La même analyse pourrait, je crois, être conduite à propos de bien d’autres aspects de la vie politique française.

L’exception française du pouvoir de la rue, une autre expression dont la traduction littérale en anglais ou en allemand est dépourvue de signification pour un anglophone ou un germanophone, s’explique aussi par la raison que la structure du pouvoir politique est davantage dominée par le couple formé par l’exécutif et les divers groupes d’influence chez nous que chez nos voisins. Selon la constitution non écrite à laquelle souscrivent les tenants du pouvoir de la rue, une participation de l’ordre de 10 % doit être tenue comme exprimant la volonté du Peuple.

Le mécanisme identifié par Olson rend également compte de données relevant de l’idéologie, comme le fait que le marxisme ait exercé en France une influence nettement plus durable qu’ailleurs, et généralement que de puissants lobbys y soient capables de définir le politiquement, le moralement, voire l’historiquement correct. Toutes ces données s’expliquent parce que l’influence de groupes d’acteurs partiaux tend à dominer l’influence du spectateur impartial : celle en d’autres termes de l’opinion publique.

Ainsi, contre l’idée reçue qui tend à imputer le politiquement correct à la tyrannie de la majorité, il résulte en réalité plutôt de la tyrannie des minorités. On le vérifie à ce que, sur bien des sujets, le politiquement correct heurte en réalité l’opinion. Car il est le fait davantage de minorités actives et de groupes d’influence que de l’opinion elle-même.

 

Améliorer la démocratie représentative

 

Il n’y a donc pas lieu pour conclure de chercher à substituer à la démocratie représentative des formes de démocratie supposées supérieures — démocrate délibérative ou démocratie participative — et de renoncer au principe de la souveraineté du peuple. Ce n’est pas seulement en théorie mais dans la pratique que l’opinion publique joue un rôle fondamental et largement positif dans la vie politique. Toutes les irréversibilités qu’on observe en matière institutionnelle et morale dans les sociétés démocratiques sont une coproduction du politique et du spectateur impartial : du politique et de l’opinion.

Mais, s’il n’y a pas lieu de rechercher une forme de démocratie supérieure à la démocratie représentative, on peut chercher à l’améliorer. La médecine la plus efficace contre la tyrannie des groupes d’influence consiste en une application exigeante des principes fondamentaux du libéralisme politique : notamment le principe de la séparation des pouvoirs. C’est en particulier seulement si le citoyen a le sentiment que le Parlement compte réellement que celui-ci peut atténuer l’influence des minorités actives. Une belle étude comparative du politologue anglo-norvégien Stein Ringen attribue à la France une note sur une échelle d’achèvement de la démocratie inférieure à celle de plusieurs de nos voisins [7]. Cela est à mettre en relation avec le fait que le Bundestag, les Communes ou le Storting sont l’objet d’un respect réel de la part du citoyen, ce respect étant dû lui-même à un partage équilibré du pouvoir entre le législatif et l’exécutif, et non, comme on le croit trop souvent, à l’action de données culturelles. Ce disant, je songe particulièrement au poncif indéfiniment décliné par les médias selon lequel il faudrait se résigner à accepter les différences entre la démocratie française et ses voisines, sous prétexte qu’elles émaneraient toutes peu ou prou du contraste entre tradition catholique et tradition protestante.

D’autres facteurs peuvent contribuer dans l’avenir à affaiblir l’influence des minorités actives. Ainsi, grâce à Internet, l’individu qui se sent opprimé par le politiquement correct peut facilement, d’un point de vue technique du moins, mettre en œuvre son droit fondamental d’expression. Généralement, en raison de son influence déflationniste sur les coûts de l’organisation de l’action collective, Internet peut atténuer le poids de l’effet Olson. On observe qu’en Allemagne, le nombre des référendums locaux d’initiative populaire a connu une véritable flambée en une dizaine d’années, sous l’effet sans doute de la diffusion d’Internet.

On peut aussi espérer — mais j’ai conscience de me livrer ici à une sorte d’acte de foi — que l’évolution à long terme de la construction européenne rapprochera la communauté européenne du modèle de la démocratie représentative et revigorera ce modèle chez chacun de ses Etats-membres.

En tout cas, on n’atténuera le scepticisme latent du public et notamment des jeunes Français sur la politique dont témoignent les enquêtes [8] que si l’on retrouve les repères intellectuels que représentent les principes fondamentaux de la théorie libérale de la démocratie, tels qu’ils ont été exprimés par les plus grands, Montesquieu, Adam Smith, Tocqueville et les autres.

Malheureusement, une autre exception française, le pouvoir attribué par le monde politique français à la com, une notion qui intronise une redoutable confusion entre persuader et convaincre et dont on observe qu’elle est, elle aussi, sans réel équivalent en anglais ou en allemand, jette des doutes sur la considération qu’il accorde au spectateur impartial, puisque cette notion — la com — est porteuse d’une représentation aussi méprisante qu’erronée du citoyen, représentation selon laquelle celui-ci serait manipulable à merci.

 


[1] Schumpeter J. [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990

[2] Smith A. [1793], An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 7th ed., Londres, Strahan & Cadell, 1976, Ch 10

[3] Rawls J. [1971], A Theory of justice, Cambridge, Harvard University Press. Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987

[4] France-Inter, 28 novembre 2009

[5] R. Inglehart et al., Human Values and Beliefs, Ann Arbor, U. of Michigan Press, 1998

[6] Aujourd’hui rebaptisé Conseil économique, social et environnemental.

[7] S. Ringen, What democracy is for, Princeton, Princeton U. Press, 2007

[8] O. Galland, Les jeunes, Paris, La Découverte, 2002