La gouvernance mondiale est-elle démocratisable ?

Séance du lundi 20 décembre 2010

par Mme Mireille Delmas-Marty,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Ce joli mot de gouvernance, repris du vieux français, évoquait d’abord le pilotage d’un navire. Acclimaté au pouvoir féodal du Moyen Age anglais, il s’était marginalisé en France  à mesure que s’affirmait la science du bon gouvernement. Il nous revient depuis une vingtaine d’années, depuis que la chute du mur de Berlin a ouvert la voie d’une mondialisation non seulement économique et financière, mais aussi juridique, qui se développe au point de paraître menacer la souveraineté politique. Il nous revient comme façon de poser la question de l’organisation des pouvoirs, mais sans transposer le modèle de l’Etat-nation – car personne ne veut d’un véritable Etat mondial. Une façon de demander : Qui gouverne quand personne ne gouverne ? Ou comment gouverner sans gouvernement ?

Sur cette question délicate, se greffe une seconde   apparemment insoluble: la gouvernance mondiale est – elle « démocratisable » ? Comment le serait-elle alors que le sentiment dominant est que la mondialisation conduit à la désagrégation de tout ce qui rendait possible la démocratie ?

La désagrégation touche d’abord les Etats, soumis à des interdépendances qui minent l’autorité et la souveraineté nationales. Plus de 50% des choix qui ont des répercussions sur notre quotidien sont fait au niveau européen et/ou mondial, à tel point qu’il reste peu de véritable autonomie.

La désagrégation affecte aussi l’idée de société, comprise comme un ensemble interdépendant d’institutions qui ont pour fonction de maintenir la cohésion. Sans société, toute démocratie semble impossible. Mais comment parvenir à maintenir la cohésion sociale quand les réseaux économiques et financiers sont déjà  mondialisés alors que les institutions sociales, restées nationales, sont tellement affaiblies que l’on en vient à une rupture  avec l’idée de système social.

Enfin la désagrégation est au cœur de l’ordre juridique mondial. Sans paraître s’en inquiéter, l’internationaliste américaine Anne- Marie Slaughter décrit l’ordre juridique mondial comme un ordre désagrégé (disaggregated legal order), fait d’une combinaison de réseaux (horizontaux et verticaux) de régulateurs, de juges et de législateurs. Mais elle n’explique pas comment éviter le risque de favoriser ainsi les asymétries du pouvoir, qu’il s’agisse du pouvoir politique, économique, financier, scientifique, voire médiatique [1].

Le rééquilibrage supposerait une gouvernance mondiale « démocratique » en ce sens qu’elle exprimerait non seulement les peuples, mais les citoyens de la planète. Mais à peine esquissée, l’organisation mondiale des pouvoirs est déjà contestée (tant par les mouvements altermondialistes que par les souverainistes, ou même par une partie de l’école libérale américaine qui juge insuffisantes les régulations en place). Et les crises se succèdent à répétition depuis quelques années : crises institutionnelles en 2005 (échec du TCE, échec de la réforme Onu, échec de la réforme OMC), crise économique et financière en 2007-2008.

Vu la fréquence et l’intensité des crises, l’ambition d’une démocratisation de la gouvernance mondiale peut sembler démesurée.

Mais Jean Baechler nous avait prévenus, et d’une certaine façon encouragés, à la fin de sa communication sur Les origines de la démocratie : « une fois en place, la démocratie, même la mieux instituée, organisée et gérée par des politiciens et des citoyens vertueux, marche normalement mal »

De ce point de vue, la gouvernance mondiale a toutes ses chances car elle marche en effet très mal. Il reste à savoir s’il existe à l’échelle mondiale l’équivalent de ces mouvements « chaotiques et à peu près opaques aux acteurs et aux contemporains » qui ont peu à peu fait émerger, nous disait-il, « de façon tâtonnante au début et de plus en plus assurée, les démocraties européennes et occidentales d’aujourd’hui ».  Si la démocratie mondiale reste une utopie, en revanche on peut tenter de prendre les crises comme signes annonciateurs de ces tâtonnements pré démocratiques. Car les crises peuvent être ambivalentes : qu’elles tiennent à la multiplication des acteurs de la gouvernance, ou expriment l’affrontement des valeurs sous-jacentes, elles révèlent des dysfonctionnements qui annoncent parfois un renouvellement.

La multiplication des acteurs, publics et privés, entraîne une confusion des rôles, mais elle prépare peut-être une nouvelle répartition, dans une gouvernance que l’on pourrait définir comme multidimensionnelle. Quant à l’affrontement des valeurs (marchandes et non marchandes, universelles et particulières), le risque d’anarchie qu’il porte en lui incite à une réflexion critique sur l’universalisme abstrait postulé par la Déclaration universelle des droits de l’homme et conduit à la recherche d’un universalisme plus concret, pluriel et évolutif.

C’est donc en partant de cette ambivalence des crises, que nous tenterons de repérer avec quels acteurs et autour de quelles valeurs la gouvernance mondiale pourrait devenir démocratisable.

 

Avec quels acteurs ?

 

Madame Goyard-Fabre avait parlé des « vertiges actuels de la démocratie » et des « errances de la souveraineté populaire ».

A l’échelle mondiale, s’ajoute un sentiment de confusion des rôles, qui tient d’abord à la superposition des acteurs publics, titulaires des trois pouvoirs institutionnels (exécutif, législatif et judiciaire). Entre les Etats et les organisations interétatiques (FMI et Banque mondiale, OMC, OMS, OIT, mais aussi PNU, PNUD etc), et les nouveaux regroupements (G8, G20), les relations sont intenses. Comme le disait l’ambassadeur Laurent Stefanini « ce qui frappe dans la vie internationale, ce sont les occasions de rencontre des dirigeants. Mais est-ce parce qu’ils se rencontrent plus qu’ils peuvent agir mieux ? ». Le besoin d’Etat n’a pas disparu, bien au contraire, mais pour agir mieux, nous manquons de modèle pour représenter l’ordre mondial.

La crise de l’Onu a montré que l’ancien modèle inter/national – qui réserve le pouvoir politique aux Etats (dont beaucoup ne sont pas eux-mêmes démocratiques) – ne fonctionne plus, dépassé par les transferts partiels de compétences au plan régional et mondial; mais les crises autour du traité constitutionnel européen et de la réforme de l’OMC ont démontré qu’un modèle alternatif – alter national, voire supra national  – n’existe pas encore ; il n’existe ni dans une région intégrée depuis une soixantaine d’années comme l’Europe (le traité de Lisbonne renonce au terme « constitutionnel »), ni dans un domaine pourtant consensuel comme celui du commerce mondial.

Il en résulte un déséquilibre. L’Onu, créée aux lendemains de la seconde  guerre mondiale, reste marquée par le rôle prédominant des pays vainqueurs, dotés du droit de veto au sein d’un Conseil de sécurité qui exerce  l’essentiel des fonctions législatives et exécutives. Même si les G8 ou G20 assurent un certain rééquilibrage, la gouvernance mondiale ressemble plus à une oligarchie qu’à une démocratie ; Mais simultanément la fonction judiciaire a évolué, malgré le rôle modeste de la CIJ, à mesure que s’affirmait l’autonomie des nouvelles juridictions inter ou supranationales. Et les juridictions nationales se sont émancipées du droit interne par l’application directe du droit international, et parfois par l’exercice d’une compétence universelle, civile ou pénale. Les juges deviennent pilotes de la mondialisation, même si cette justice mondialisée est souvent impuissante, à défaut d’un véritable pouvoir exécutif mondial, car le Conseil de sécurité est prudent et l’exécutif reste le plus souvent aux mains des Etats.

Mais la confusion tient aussi au rôle accru des acteurs non institués (la société civile). Porteurs de vouloirs et de savoirs, ils mettent la gouvernance en mouvement, devenant parfois les inventeurs de la démocratisation mondiale.

Au premier rang, les opérateurs économiques privés. Si l’organisation interne à l’entreprise échappe à la démocratie (celle des travailleurs comme celle des actionnaires), en revanche les entreprises participent à la gouvernance mondiale, brouillant la distinction public/privé : le droit des investissements avait ouvert la voie avec l’invention des accords de développement économique ou « contrats d’Etat » régis par le droit international public, alors qu’il ne s’agit pas de relations entre Etats, mais entre un Etat et une personne privée. Mais le droit du commerce contribue également à ce brouillage, à mesure que l’on découvre à quel point les litiges de droit international public traités à l’OMC, et considérés comme interétatiques, concernent en réalité de fort près les intérêts  économiques privés (entreprises et consommateurs) A l’inverse, on commence à observer la politisation des conflits privés nés de l’interconnexion des marchés.

L’apparition des  acteurs économiques ne peut être dissociée de celle des acteurs civiques. Non seulement ils peuvent intervenir auprès des juridictions internationales à divers titres, et notamment comme amis de la cour  (amicus curiae), mais ils contribuent aussi à l’élaboration des normes dans des domaines aussi divers que le commerce, l’environnement ou les droits de l’homme.

Certaines Organisations non gouvernementales (ONG),coordonnant de multiples antennes dans les différentes parties du monde, sont devenues de véritables « multinationales de la solidarité ».  Se voulant porte parole de la contestation, elles deviennent les interlocuteurs des pouvoirs publics, comme réservoirs d’idées, mais elles ont aussi leur propre pouvoir d’action, grâce à des budgets parfois considérables. A condition d’éviter les risques de clientélisme et d’instrumentalisation, les ONG pourraient occuper, dans  l’espace public mondial en gestation – aux côtés des entreprises (et des organisations professionnelles et des syndicats dont le rôle est de longue date inscrit dans l’organigramme de l’OIT) la place laissée vacante par l’absence de toute assemblée parlementaire mondiale.

Enfin il ne faut pas sous-estimer l’importance  des détenteurs de savoirs techniques que sont les experts scientifiques. Dans le débat sur la santé ou sur l’environnement (à l’OMC ou au sein de l’Union européenne), leur rôle est souvent déterminant, même si la part politique de l’expertise reste cachée derrière la technicité de leur travail  La question de l’intégration des sciences et des techniques à la gouvernance est soulevée, qu’il s’agisse du rôle croissant d’Internet, ou de toute une série d’organes nouveaux, l’un des plus connus étant le GIEC, Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique, créé en 1988 sous les auspices de deux organisations dépendant de l’Onu, le Programme des Nations Unies pour l’environnement et l’Organisation mondiale de métérologie.

Le GIEC a sans doute joué rôle déterminant dans l’élaboration du protocole de Kyoto. Malgré les critiques, qui ont conduit le Conseil inter-académique à proposer une réforme du statut, il est devenu la référence, à tel point que la conférence de Nagoya (oct 2010) s’est conclue par la décision de créer « un GIEC de la biodiversité ». Confrontés à des pouvoirs politiques qui restent de type intergouvernemental, les savoirs scientifiques déjà mondialisés placent les experts au premier rang dans une gouvernance mondiale qui adapterait la répartition des rôles à sa nature multidimensionnelle. C’est ainsi que les crises  pourrait devenir promesse de renouveau.

 

Une gouvernance multidimensionnelle

 

La multiplication (et la dispersion) des acteurs n’est pas seulement source de confusion, elle est aussi un appel à inventer, dans cette période de transition, un modèle de gouvernance nouveau, ni inter ni supra national, que l’on pourrait nommer « gouvernance multidimensionnelle ». Une gouvernance multi-acteurs et multi-niveaux qui répartit les rôles entre acteurs publics et privés et organise le partage des responsabilités, de manière à assurer, un nouvel équilibre entre les trois domaines (législatif, judiciaire et exécutif), à moins de l’élargir aux cinq pouvoirs théorisés par Sun Yat Sen, en ajoutant le « censorat » qui renverrait aux institutions financières et le « pouvoir des examens », qui pourrait utilement encadrer le recrutement des experts mondiaux.

Je ne reviendrai pas sur les mécanismes, horizontaux et verticaux, de coopération et de régulation mis en œuvre, tant au niveau régional que mondial, qui nous ont été précédemment exposés par Laurent Stefanini. Un mot seulement pour souligner  l’importance de principes régulateurs comme le principe de subsidiarité, bien connu en Europe, qui, tel un variateur, porte vers plus d’intégration si les Etats membres n’atteignent pas les objectifs de l’UE, ou vers  moins d’intégration dans le cas inverse. Complétant le principe de coopération, il permet de nuancer la primauté du droit européen, en fonction des capacités de chaque Etat à réaliser les objectifs assignés.

Les mêmes principes de coopération et subsidiarité devraient aussi permettre d’encadrer la montée en puissance des juges. En matière de droits de l’homme, la CEDH reconnaît aux Etats, au nom de la subsidiarité, une marge nationale. En matière pénale, le statut de la  CPI, qui pose le principe dit de complémentarité,  marque en réalité la subsidiarité de la cour : pour légitimer leur compétence, les juges internationaux doivent démontrer que l’Etat normalement compétent ne peut ou ne veut juger lui-même l’affaire.

Quant aux acteurs non institués, qu’il s’agisse des entreprises multinationales ou des ONG, il faudrait préciser les conditions et les limites de leur participation à l’élaboration des textes et à leur mise en œuvre. En effet ces acteurs représentent des intérêts privés, dont rien ne prouve qu’ils garantissent l’intérêt général. Le risque de conflits d’intérêts ne concerne pas seulement les opérateurs économiques, il apparaît aussi à propos des  acteurs civiques comme les ONG. Même le simple citoyen qui participe aux conférences de citoyen, ou devient citoyen reporter sur Internet, peut être pris dans un tel conflit. D’où l’importance de principes comme la transparence ou le pluralisme.

Des principes également nécessaires dans la relation pouvoir/savoir, bouleversée par les nouvelles technologies de l’information, d’emblée mondiales, et par la mondialisation d’une expertise qui n’est plus seulement judiciaire mais législative. Nous avons vu que la numérisation peut contribuer à la démocratie mais appelle une réflexion politique, et pas seulement technique, sur les critères de la « gouvernance Internet ». Or il en va de même de la future expertise mondiale de gouvernance. Si l’on considère qu’en démocratie le savoir doit inspirer les décisions, mais ne pas les produire lui-même, l’expertise de gouvernance doit permettre une élaboration partagée des connaissances, associant les savants et les sachants, savoir théorique et savoir du vécu. Il faut non seulement garantir la liberté et la compétence de l’expert, mais aussi son indépendance, vis-à-vis des milieux professionnels et des pouvoirs publics, et son impartialité (systématisation des déclarations d’intérêts).

Cela dit, la multiplication des pouvoirs implique le partage des responsabilités. C’est  une question que j’avais évoquée devant vous il y a trois ans, et je redirai seulement que la détention d’un pouvoir d’échelle globale, qu’il soit politique, économique, scientifique, médiatique, religieux ou culturel, devrait impliquer le corollaire d’une responsabilité globale. Mais la simplicité apparente d’une telle proposition ne doit pas faire illusion. Il s’agit de l’une des questions les plus difficiles, éclatée entre diverses branches du droit.

En ce qui concerne la responsabilité des Etats pour faits internationalement illicites, il y a des années que la communauté internationale tente de la codifier,  sans y parvenir. En revanche les traités dits « sectoriels », l’expression incluant les droits de l’homme, ainsi que d’autres mécanismes spécifiques, par exemple en matière de commerce ou d’environnement, organisent (à l’échelle régionale ou mondiale) un certain partage des responsabilités. Mais il s’agit de dispositifs fragiles. Ainsi le mécanisme d’observance du protocole de Kyoto sur le changement climatique pose le principe des responsabilités communes mais différenciées d’abord imposé aux pays industrialisés mais il n’a pas été reconduit pour l’Après Kyoto (après 2012), car il aurait fallu l’étendre aux pays émergents. L’accord de Cancun se borne à prévoir une procédure de contrôle et vérification, définie comme « non intrusive, non punitive et respectant la souveraineté nationale ».  Tout dépendra de la conférence de Durban, fin 2011.

Il est vrai que la responsabilité mondiale ne saurait se limiter aux seuls Etats. Vu le rôle croissant des acteurs non étatiques, elle devrait concerner aussi les organisations internationales, les entreprises, les ONG ou les experts. De nombreuses propositions ont été faites, notamment sur la responsabilité des entreprises multinationales. Elles relèvent de deux conceptions : soit l’engagement volontaire sur le modèle des codes éthiques ou du Pacte mondial (Global compact), lancé en 2000 par le Secrétaire général des Nations Unies – les entreprises multinationales qui ont adhéré au pacte s’engagent sur dix principes relatifs au respect des droits de l’homme, du droit du travail et de l’environnement et de lutte contre la corruption-, soit de modèles plus contraignants comme le projet de la sous-commission des droits de l’homme de l’Onu, repris par un expert indépendant.

En février prochain, je dois participer à la discussion d’un projet de recommandation du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur le thème plus large d’une « charte des responsabilités sociales partagées », qui vise l’ensemble des acteurs et dont l’ambition est à la fois d’éclairer les Etats européens et de constituer une source d’inspiration pour la gouvernance mondiale.

Encore faut-il observer que la responsabilité suppose une évaluation des résultats. Or s’il est possible d’améliorer la procédure d’évaluation (transparence, contradiction, pluralisme pour intégrer les spécificités géographiques, économiques et culturelles), nous sommes encore loin d’un accord autour des valeurs auxquelles renvoie le terme même d’évaluation.

 

Autour de quelles  valeurs ?

 

Si l’on considère que « le recours à la valeur […] est un élément essentiel pour rassembler dans une unité (provisoire) de sens la diversité des données constitutives de l’action humaine [2] », l’adhésion à des valeurs communes est l’une des conditions de la démocratisation. Or les choix de valeurs restent profondément inscrits dans le contexte et l’histoire de chaque nation, et il est possible que la mondialisation favorise les affrontements. et renforce le sentiment d’anarchie qui risque de conduire à un relativisme désenchanté qui renonce à l’idée de valeurs communes. A moins de rebondir au contraire sur les conflits pour éclairer la recherche d’un universel pluriel.

 

L’anarchie des valeurs

 

Elle ne tient pas seulement aux conflits bien connus entre droits civils et politiques et droits économiques, culturels et sociaux qui ne sont pas nés de la mondialisation. Elle est renforcée par une mondialisation qui dissocie les fonctions traditionnelles du marché (circulation et redistribution) : les libertés d’établissement et de circulation des marchandises, des services et des capitaux sont juridiquement imposées aux Etats par les institutions économiques et financières supranationales, sous le contrôle juridictionnel (CJUE), ou quasi juridictionnel (Organe appel de l’OMC) exercé au niveau supranational ; en revanche les droits sociaux relèvent en priorité du niveau national.

Or la marge de manœuvre des Etats est affaiblie par la mise en concurrence des systèmes de droit : pour attirer les investissements, mieux vaut réduire les protections sociales. Telle est d’ailleurs la recommandation des rapports Doing business, lancés par Banque mondiale : ils infligent des points de pénalité aux Etats qui reconnaissent trop de droits sociaux. A titre d’exemple, fixer les salaires minima à 20 dollars par mois a été jugé (en 2005) trop élevé pour les pays africains, de même une limitation à 66h par semaine de la durée du travail [3].

D’où l’aggravation des exclusions sociales qui contraste avec les progrès de la prospérité mondiale, contribuant sans doute au « paradoxe de la prospérité », expression empruntée à Bertrand Collomb dans son récent Plaidoyer pour l’entreprise. Le paradoxe est que la prospérité accroît les écarts (aux Etats-Unis comme en France, mais aussi dans beaucoup de pays émergents).

Pour s’en tenir à la France, entre 2004 et 2007, les revenus ont explosé, mais seulement au niveau des 1% les plus riches (40% progression contre 10% pour la moyenne) ; pendant la même période, la proportion de personnes vivant au dessous du seuil de pauvreté (moins de 1000 euros mensuels par personne) n’a pas significativement varié.

A la dissociation par niveaux s’ajoute la fragmentation entre différents secteurs. Ainsi, par exemple, les accords OMC privilégient le commerce et les valeurs marchandes sans référence aux droits de l’homme ou à la protection sociale. Quant à l’environnement, même s’il est évoqué, sa protection reste une préoccupation secondaire assurée à titre d’exception générale (art XX accord GATT). Les Etats peuvent invoquer la défense de l’environnement pour échapper aux contraintes du marché, mais l’exception n’est admise que si elle est « nécessaire », ce qui oblige les Etats à « un test de proportionnalité ».

Même en présence de textes précis (comme  l’accord sur les subventions et les mesures compensatoires), les subventions aux énergies renouvelables ne sont admises que si elles portent sur des produits similaires. Or les critères d’appréciation privilégient les perceptions des consommateurs. Préférer les consommateurs aux Etats pour encadrer le choix entre valeurs marchandes et non marchandes exprime un transfert du pouvoir politique du citoyen au consommateur qui fait du consommateur le futur citoyen du monde.

Certes le consommateur citoyen peut se révéler sensible à la nécessité de protéger l’environnement, mais la sensibilité des pays consommateurs (nord) n’est pas forcément compatible avec celle des producteurs (sud). D’autant que sont aussi privilégiées les normes techniques élaborées par les experts scientifiques, au risque de marginaliser le rôle des Etats au profit des autres acteurs du marché.

Il en va de même en ce qui concerne les ajustements fiscaux : « pour des raisons de compétitivité », les Etats veulent adopter des mesures d’ajustement fiscaux à la frontière pour protéger les entreprises nationales face à des concurrents venus de pays plus laxistes, éviter la délocalisation des entreprises polluantes, et faire pression sur les autres Etats. Mais pour les mêmes raisons, d’autres Etats renoncent à imposer des contraintes environnementales trop lourdes, ou accordent des exemptions.  Au stade actuel, il est difficile de savoir si les juges de l’OMC accepteraient de tels ajustements, et dans quelles conditions (générale ou limitée selon les produits).  L’Europe a d’ailleurs préféré (paquet énergie-climat de 2008) protéger ses entreprises en leur allouant gratuitement les permis d’émission.

En définitive, la gouvernance mondiale est fragmentée par niveau et par secteur et chaque fragment se mondialise à son propre rythme. C’est l’effet pervers d’une gouvernance à plusieurs  vitesses : la gouvernance économique et financière s’est mondialisée plus vite que la gouvernance environnementale et plus vite que la gouvernance sociale.

On peut y voir une incitation à guider la gouvernance vers un  universalisme qui ne peut être, au stade actuel, que pluriel et évolutif.

 

La recherche d’un universalisme pluriel et évolutif

 

Je ne reviendrai pas sur l’objectif plus ambitieux et plus lointain que j’avais précédemment évoqué ici, d’une véritable hiérarchie des normes, qui supposerait soit l’opposabilité des instruments de protection des droits de l’homme à tous les acteurs et dans tous les secteurs, soit la  reconnaissance du jus cogens qui consiste, en droit international, à considérer certaines dispositions comme impératives, mais dont la définition est incertaine et l’application exceptionnelle.

Au stade actuel, les pratiques démontrent que des méthodes souples, permettant l’harmonisation plus que l’unification et organisant la polychronie plus que la synchronie, ont plus de chances d’être admises et mises en application à partir de principes « combinatoires », qui permettent de combiner, ou de concilier des valeurs diverses. En voici deux exemples.

Premier exemple, le principe de « développement  durable », ou plus précisément  «équitable et  durable », qui tend à concilier développement économique, développement humain et protection de l’environnement, autrement dit des valeurs marchandes et non marchandes.

On sait que l’expression de « développement durable » est apparue en 1987, dans le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement présidée par Gro Brundtland, qui avait été ministre de l’environnement avant de devenir Premier Ministre de la Suède. Le rapport intitulé Notre avenir à tous définit le développement durable comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » et fait référence à deux autres notions, « équité et intérêt commun », qui ramènent à l’éthique : « comment persuader ou obliger concrètement les individus à agir pour le bien de tous ? ». Le principe va inspirer le dispositif sur le changement climatique déjà évoqué (conv. Rio et protocole de Kyoto). Désormais la durabilité n’est plus un concept abstrait, « elle consiste à trouver un équilibre entre la planète et ses habitants, de façon à répondre aux graves problèmes de pauvreté actuels, tout en veillant aux intérêts des générations futures » (Rapport mondial sur le développement humain consacré au changement climatique, 2007).

Concilier développement durable et équitable ouvre la voie vers un universalisme qui tiendrait compte du contexte, historique, géographique, économique et culturel de chaque pays (responsabilités communes mais différenciées). Mais ce n’est pas une formule magique et l’adhésion au principe n’a pas empêché le blocage des négociations à Copenhague, ni suffi à Cancun pour un accord à Cancun engageant pays industrialisés, pays émergents et pays en développement.

De même, le principe de l’égale dignité des êtres humains (art. 1er Déclaration universelle des droits de l’homme) est supposé marquer l’indivisibilité entre tous les droits de l’homme. A l’époque de la rédaction du texte, ce principe laissait sans réponse la question de savoir comment  concilier les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels et plus largement comment concilier universalisme et diversité culturelle.

Mais ce n’était que le début d’un processus qui recherche l’harmonisation autour de ces deux pôles que sont l’égalité entre tous les êtres humains et la dignité humaine, communs même s’ils sont conçus différemment d’une culture à l’autre.

L’harmonisation appelle une approche dynamique des droits culturels qui privilégie non seulement l’identité et la créativité, mais aussi la communication (interaction des savoirs). L’identité et la créativité conduisent à un approfondissement de chaque culture et la communication favorise les interactions entre cultures, donc une protection mutuelle, voire une « humanisation mutuelle ». On peut le voir à travers des applications concrètes.

Le principe a ainsi été intégré au dispositif de l’OIT à travers la notion de travail décent et en France associé à la lutte contre les exclusions (loi 1998 et les lois qui ont suivi sur la couverture médicale universelle et le droit au logement opposable).

En Afrique, il a inspiré une importante évolution des droits des femmes, entre la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui admettait en 1981 des pratiques coutumières discriminantes; et le Protocole additionnel relatif aux droits des femmes en Afrique (entré en vigueur fin 2005), qui interdit un certain nombre de ces pratiques, notamment les mutilations sexuelles féminines, auxquelles il applique une interdiction absolue et indérogeable soumise au contrôle potentiel de la Cour africaine des droits de l’homme. La conciliation entre diversité des cultures et universalisme des valeurs n’a pas été imposée du dehors mais négociée par les intéressées elles-mêmes, au sein de l’Union africaine, au terme d’un travail d’approfondissement de leur propre culture.

Ces principes combinatoires permettent d’éviter deux modèles extrêmes : le modèle relativiste radical, ancré dans la conviction que les structures profondes des nations (langues, cultures, systèmes de valeurs) sont incommensurables entre elles, nous conduirait au chaos ; et le modèle universaliste dans sa forme absolue, qui est l’illusion de pouvoir dégager des structures uniformes cachées sous le foisonnement apparent, au risque de mener la gouvernance à un totalitarisme politique ou économique.

Pour démocratiser la gouvernance mondiale, il faut inventer un nouveau modèle, pluraliste et multinational, menant, par delà le relatif et l’universel, vers un universel pluriel et évolutif. La voie pour y parvenir est longue et incertaine, mais nécessaire si l’on veut éviter à la fois le chaos et le totalitarisme.

Au moment de conclure, je voudrais cependant redire, que si le bien commun est le but ultime de la démocratie, on ne saurait le trouver par la seule recherche des moyens politiques, juridiques et économiques.

Comme nous l’avons entendu tout au long de ce cycle si riche et varié, la démocratisation a aussi une dimension culturelle, voire spirituelle. Autrement dit la   gouvernance mondiale ne doit pas se limiter à assurer la survie de l’espèce dans un monde uniformisé mais inventer les voies et moyens d’une mondialisation qui accompagnerait le lent processus de l’humanisation.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] AM. Slaughter, A new world order, Princeton Univ. Press, 2004, p. 227 sq.

[2] P. Valadier, L’anarchie des valeurs, Albin Michel, 1997, p. 157

[3] A Supiot, « Contribution à une analyse juridique de la crise économique de 2008 », in RIT, vol. 149, 2010, n°2, p. 171.