L’adaptation au changement climatique

séance du lundi 12 mars 2012

par M. Christian de Perthuis,
Professeur associé à l’Université Paris-Dauphine

 

 

La façon la plus simple de poser les enjeux économiques sur le climat est de procéder en deux temps : tout d’abord le diagnostic de ce que nous savons du changement climatique et de ses implications ; Ensuite, la manière dont nous pouvons conduire l’action.

En introduction, permettez-moi de présenter un retour d’expérience. À l’automne dernier, j’ai été amené à présider, pour le compte de la ministre de l’Environnement et du Développement durable, un groupe de travail sur le thème « Trajectoires 2020-2050 vers une économie sobre en carbone ». Pour mener cette étude, nous avons auditionné, entre autres, nos collègues allemands. Il est apparu que les dirigeants allemands de la politique énergie-climat ont parfaitement intégré l’action face au changement climatique comme un levier de croissance économique permettant de construire une nouvelle économie de l’énergie, fondée sur des systèmes nouveaux de réseaux de production de consommation et de distribution.

On constate en revanche en France que le changement climatique a aujourd’hui totalement disparu du débat public. Les défis qui nous attendent ne semblent pas intéresser les candidats qui s’expriment dans les médias. Cela reflète une représentation devenue très dominante dans les milieux de la décision politique et économique : à court terme, les problèmes économiques à régler sont tellement nombreux qu’il faut d’abord commencer par les résoudre avant de s’attaquer au changement climatique.

Intégrer le changement climatique dans la prise de décision économique et dans la politique publique ne serait-il pas un des leviers possibles de reprise économique, de reprise industrielle, de reconstruction, d’élaboration de systèmes nouveaux générateurs d’investissements et de croissance ? C’est le point de vue que je voudrais discuter avec vous.

 

Diagnostics : ce que nous savons du changement climatique

 

Il convient tout d’abord de faire le point sur ce que la communauté scientifique nous dit sur le changement climatique en distinguant clairement ce qui constitue des faits d’observation et ce qui relève de l’analyse et de l’anticipation.

 

Des faits d’observations

 

  1. La concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est en hausse extrêmement rapide depuis le début de l’ère industrielle. On comptait 280 ppm (partie par million) de CO2 dans l’atmosphère au début du XXe siècle ; aujourd’hui, on trouve 385 ppm et l’on constate une augmentation d’environ 20 ppm par an. Cette augmentation de la concentration des gaz à effet de serre provient de nos émissions. Tous les scientifiques en conviennent.

  2. La planète connaît un réchauffement moyen d’un peu moins d’un degré Celsius depuis le début du XXe siècle. Ce réchauffement s’est produit, pour les trois quarts, depuis 1970. Réparti inégalement dans le temps, il n’est pas non plus géographiquement homogène. Les océans étant de formidables régulateurs thermiques, l’élévation de température est beaucoup plus marquée sur les continents que dans les eaux océaniques. En outre, le réchauffement est plus intense à mesure que l’on s’approche des plus hautes latitudes. C’est ce qui explique que les mesures du réchauffement dans l’océan arctique indiquent 4 ou 4,5 degrés.

  3. Le niveau de la mer est en hausse mais pas de façon uniforme, contrairement à ce que le sens commun pourrait laisser croire. Quoiqu’il en soit, il faut noter que la hausse observée du niveau des mers est plus rapide que toutes les prévisions qui ont pu être formulées.

  4. Le cycle de l’eau douce est perturbé par le réchauffement parce que celui-ci induit des perturbations dans le régime des précipitations et parce qu’en faisant fondre une partie des couverts neigeux permanents et des glaciers, il modifie les mécanismes régulateurs des grands fleuves. Cela est vrai en Europe avec les fleuves alpins ; cela est également vrai, mais avec des dimensions dramatiques, en Asie où tous les grands fleuves naissent dans la chaîne de l’Himalaya.

  5. Les événements extrêmes semblent se multiplier et bien qu’il soit difficile d’apprécier ce phénomène, on doit se demander si le réchauffement climatique ne modifie pas la formation des ouragans tropicaux et, notamment, des régimes des moussons en Asie.

 

Les scénarios prospectifs : l’inertie et la complexité du système climatique

 

Ces observations étant faites, il convient d’essayer de comprendre et d’anticiper les mécanismes du réchauffement climatique. Au cœur du problème, on trouve la question, fondamentale pour les économistes, de l’incertitude. On sait que le degré de concentration des gaz à effet de serre et le réchauffement sont deux phénomènes qui sont liés. Mais les modèles climatiques ne permettent pas actuellement de décrire avec suffisamment de précision les mécanismes de cause à effet qui offriraient la possibilité d’anticiper le climat de demain en fonction des émissions de gaz à effet de serre d’aujourd’hui.

Les climatologues font néanmoins deux constats.

Premièrement, le système climatique présente une formidable inertie. Ainsi, une tonne de CO2 envoyée dans l’atmosphère y reste 100 ans. Cela signifie que le choix de mettre ou non aujourd’hui dans l’atmosphère du CO2 modifiera le climat que connaîtront nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants. Ce phénomène de décalage dans le temps entre la cause et l’effet pousse trop souvent les décideurs politiques à considérer que l’on a le temps puisqu’il s’agit d’une problématique de long terme. En fait, plus nous différons les choix que nous devrions faire dès maintenant, plus difficile à gérer sera la situation que connaîtront nos descendants.

Deuxièmement, il y a probablement dans le dérèglement climatique des phénomènes irréversibles. Ainsi, si la glace d’eau douce emprisonnée au Groenland fond totalement, cela se traduira par une hausse du niveau des mers de 7 mètres – et l’on ne conçoit pas, à l’heure actuelle, la façon dont le niveau des mers pourrait ensuite baisser.

 

Deux systèmes à reconstruire : l’énergie et l’agriculture et la forêt

 

Quelles sont les sources d’émission des gaz à effet de serre ? Il faut garder à l’esprit que l’émission des gaz à effet de serre provient de l’organisation de deux grands systèmes à la base de nos sociétés.

Le premier système est le système énergétique. 80% de l’énergie primaire utilisée dans le système énergétique est d’origine fossile. Dans le cadre des technologies actuelles, chaque fois que nous utilisons une énergie fossile – charbon, gaz ou pétrole –, nous émettons des gaz à effet de serre. Par conséquent, l’objectif de diviser par deux les émissions d’ici 2050 dans le monde, tel que le prône la majorité des scientifiques, implique de reconstruire le système énergétique à la fois sous l’angle de l’offre, sous l’angle de la demande et sous l’angle de la distribution. Le système énergétique représente environ deux tiers des sources d’émission des gaz à effet de serre.

Le second système est celui de l’utilisation des sols pour produire l’alimentation et veiller – ou ne pas veiller – à l’entretien des forêts. Ce système agro-forestier représente le troisième tiers des émissions des gaz à effet de serre. Contrairement à une vision simpliste, la question de la forêt est étroitement liée à la question agricole. Certes, on déforeste pour se procurer du bois, mais à 90%, la déforestation est due à la pression alimentaire, aux besoins en protéines carnées, principalement dans les pays asiatiques en développement rapide, Chine et Inde. Je suis persuadé que, dans les années à venir, la question de l’agriculture et de la forêt deviendra un élément central du débat sur le changement climatique. Mais les solutions à trouver et à appliquer sont complexes. La raison en est facile à comprendre : rien qu’en France, il y a 600 000 unités de production agricole. Cela permet d’imaginer combien il doit y en avoir dans un pays comme l’Inde. Il en résulte que le mode d’intervention pour la réorientation des pratiques agricoles est nécessairement complexe.

 

Le traitement de l’incertitude

 

En France, plus qu’ailleurs, on tend à traiter le débat sur le changement climatique sur un mode relativement polémique et conflictuel. Il me semble que nombre des fausses polémiques qui surgissent tiennent à la question de l’incertitude. Cette incertitude se comprend si l’on veut bien considérer trois niveaux.

  1. Les scénarios globaux de changement climatique dans le futur sont très incertains. On ne sait en effet pas comment le système climatique global va réagir à l’énorme choc que représente le rejet dans l’atmosphère des gaz à effet de serre. En exemple, je citerai la vapeur d’eau, premier gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Si le climat se réchauffe, les plantes “respirent” davantage et envoient plus de vapeur d’eau dans l’atmosphère, ce qui est une rétroaction positive dans la mesure où cette vapeur vient s’additionner aux gaz à effet de serre déjà présent. Mais, lorsqu’elle se transforme en nuages, cette même vapeur d’eau fait écran au rayonnement solaire ce qui contrecarre l’effet précédent. Or, les scientifiques ne savent pas aujourd’hui expliquer la formation des nuages et l’on ne sait donc pas avec certitude si l’augmentation de vapeur d’eau dans l’atmosphère accentue ou diminue in fine le réchauffement.

  2. Pour gérer de façon opérationnelle une adaptation aux impacts du changement climatique, il faut connaître ces impacts de façon précise. Par exemple, il serait bon de connaître l’impact du changement climatique à Lyon, située à la jonction du système méditerranéen et du système tempéré. Or, les modèles climatiques aujourd’hui ne sont pas en mesure de prédire le type d’impact qui affectera la région lyonnaise.

  3. Quelles sont les capacités d’adaptation des systèmes économiques et sociaux ? On a beaucoup étudié la façon dont les écosystèmes peuvent s’adapter au changement climatique, mais peu celle dont nos systèmes sociaux s’y adapteront.

 

Les voies de l’action face au changement climatique

 

La conduite de l’action face au changement climatique doit combiner trois types d’instruments, trois types d’intervention : l’adaptation aux impacts ; la mobilisation de la recherche et développement ; la réduction des émissions.

 

L’adaptation aux impacts du changement climatique

 

Il faut, premièrement, s’adapter au changement climatique. Cela se fera, pour une large part, de façon spontanée. Mais il s’agit aussi de réfléchir dès maintenant à la manière dont on peut intégrer la perspective d’un changement du climat dans les choix d’infrastructures et d’aménagement de l’espace. Aujourd’hui, quand on construit un pont, une autoroute ou toute autre infrastructure, on intègre bien sûr les phénomènes de changement climatique. Mais on le fait en prenant les moyennes historiques, c’est-à-dire qu’on adapte la nouvelle infrastructure au climat d’hier et non à celui de demain.

Il convient en outre de mieux réfléchir à l’occupation de l’espace et à l’aménagement des territoires. Il est en effet évident que si le niveau de la mer, comme on le prévoit, s’élève d’un mètre d’ici la fin de ce siècle, cela posera de graves problèmes à nombre de zones littorales. Si doivent se produire demain des canicules comme nous en avons connu hier, mais avec quelques degrés de plus, il va de soi que nos villes actuelles n’y seront pas préparées.

Enfin, à plus long terme il faut anticiper un certains nombres de flux migratoires qui seront dans certains cas un forme d’adaptation nécessaire.

 

La stimulation de la recherche et développement

 

Deuxièmement, l’adaptation au changement climatique doit immédiatement intégrer l’innovation et la recherche-et-développement. L’innovation et la recherche-et-développement seront une partie de la solution. Permettez-moi toutefois de mettre en garde contre une vision un peu simpliste de ce que l’on appelle la géo-ingénierie. Les techniques de géo-ingénierie visent à intervenir sur le fonctionnement du système climatique, soit en empêchant une partie des rayons solaires d’arriver jusqu’à la surface de la Terre (en envoyant du soufre dans l’atmosphère ou à l’aide de miroirs géostationnaires), soit en accroissant artificiellement la capacité de stockage du carbone et des gaz à effet de serre sur le sol ou dans l’océan. Ces techniques pourraient contribuer à gérer le changement climatique, mais je doute qu’elles puissent apporter à elle seule une solution exclusive et radicale.

 

La réduction des émissions de gaz à effet de serre

 

Troisièmement, agir contre le changement climatique implique nécessairement des actions préventives de très grande ampleur pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre et pour opérer une transition vers une économie sobre en carbone, c’est-à-dire vers une économie dans laquelle, en 2050, on émettra dans le monde moins de la moitié des gaz à effet de serre qu’on émettait en 1990. On émet aujourd’hui dans le monde environ 50 milliards de tonnes d’équivalent CO2 chaque année. La quantité des émissions augmente très rapidement dans les pays émergents et dans quelques pays industrialisés. Elle tend à baisser légèrement en Europe.

La plupart des climatologues s’accordent pour dire que si l’on veut limiter l’enclenchement de phénomènes irréversibles, comme par exemple celui de la fonte de la banquise groenlandaise, il faudrait viser un réchauffement moyen ne dépassant pas 2 degrés Celsius et il faudrait donc ramener ces 50 milliards de tonnes à environ 15 seulement.

Comment peut-on envisager une telle évolution ? Je suis persuadé que l’on n’intégrera pas vraiment la question du changement climatique dans nos prises de décision tant que l’on n’aura pas inclus la valeur carbone, c’est-à-dire son prix, dans le fonctionnement de l’économie. Cela signifie que chaque émetteur de gaz à effet de serre devra payer le prix des émissions, avec cette réserve que l’on a du mal à fixer ce prix pour la simple raison qu’il doit être celui du coût futur des dommages très difficile à évaluer. Mais cette incertitude, plutôt que de paralyser l’action, doit au contraire inciter à agir sans tarder.

Concernant le prix du carbone et la réduction des émissions sur le plan international, une première ébauche a été faite en 1992, lors de la convention de Rio de Janeiro, puis en 1997 avec le protocole de Kyoto. Les résultats ont été très modérés parce qu’en fait on a commis l’erreur de partager le monde en deux grands ensembles et de ne mettre un prix du carbone effectif que sur les pays industrialisés. En dispensant les pays émergents de tout effort à l’action collective. Or il est possible d’avoir une traduction différente du principe de « responsabilité commune mais différenciée » qui a été acté en 1992 dans la Convention climat.

En 2011, la conférence de Durban sur le climat, s’est terminée par un compromis très décevant à court terme, mais qui vise à créer les conditions d’un accord international incluant non seulement les pays industrialisés, mais aussi les grands pays émergents, Chine, Inde, Brésil…

L’une des conséquences du protocole de Kyoto a été la création en Europe d’un outil tout à fait innovant : le système européen d’échange de quotas de C02 ou marché du carbone. Dans ce système, les industriels de 27 pays, via un mécanisme de plafonnement et d’échanges, doivent désormais payer leurs émissions de gaz à effet de serre. Ce système a connu de grosses difficultés de gouvernance, mais il fonctionne et il nous est envié. J’ai ainsi été sollicité à deux reprises par le Sénat américain pour le lui présenter.

En ce qui concerne strictement la France, il faut savoir que 75% de nos émissions de gaz à effet de serre sont dues, non pas à l’industrie, mais aux transports, à l’agriculture et aux bâtiments. Il s’agit d’émissions qui dépendent essentiellement de nos politiques nationales. Ma recommandation est que l’on intègre à la réflexion l’idée que l’on pourrait mettre en place un prix du carbone domestique dans les secteurs hors marché du carbone. Ne peut-on pas objecter que cela représenterait une surcharge insupportable pour notre économie ? Tout dépendra de la façon dont le produit de cette taxe est redistribué dans l’économie.

Il existe de ce point de vue plusieurs expériences intéressantes qui ont été conduites en Europe. Je citerai l’exemple de la Suède, où l’on paye aujourd’hui la tonne de CO2 environ 120 euros quand on est un ménage ou dans les secteurs non directement soumis à la compétition internationale comme les bâtiments ou le transport domestique. Ces valeurs nouvelles du carbone sont ensuite réinjectées dans l’économie suédoise. Les statistiques sur les performances macroéconomiques et industrielles de la Suède, depuis 1990, à l’intérieur de la zone OCDE, montrent qu’en termes de croissance du PIB et d’emploi, le pays arrive au deuxième rang, juste après la Corée.

Cela confirme que, pour préparer une transition vers une économie sobre en carbone, il est nécessaire l’introduire la valeur carbone dans le système économique, en tarifant les émissions de gaz à effet de serre peut être un facteur de croissance, de compétitivité et d’emploi.  Il me semble donc que l’extension de cette valeur carbone à l’intérieur de l’économie française et européenne mérite d’être considéré avec attention dans le contexte de crise économique et financière que nous traversons par ailleurs.