Séance du lundi 5 novembre 2012
par M. Bernard Rougier,
Directeur du CEDEJ
Sur le salafisme je vais commencer par quelques remarques introductives. Comme vous l’avez dit, le mot salaf fait référence aux premiers musulmans, aux pieux ancêtres – traduction littérale de l’expression arabe de al-salaf al-salih. Le salafisme traduit donc l’idée d’un retour aux sources de la religion musulmane. Selon cette conception, pour être un vrai croyant, il faut imiter, dans la mesure du possible, la communauté des premiers musulmans. Mais quand on a donné cette définition, on a à peu près rien dit, parce qu’en réalité, on ne sait pas très bien comment vivaient les premiers musulmans dans l’Arabie du VIIème siècle où le message prophétique a été prononcé.
L’autre élément fondamental qu’il convient de retenir pour définir le salafisme repose sur la prise en compte privilégiée du hadith. On ne peut pas comprendre le salafisme sans insister sur le rôle crucial joué par le hadith. Le terme fait référence à tout ce qui se rapporte aux paroles, attitudes ou silences du Prophète Mohammed, tels qu’ils ont été rapportés et compilés dans divers ouvrages, dont les deux plus importants sont les compilations de Bukhari et de Muslim. Pour les croyants qui se réclament du salafisme, c’est une source fondamentale de la foi, aussi importante que le Coran. C’est peut-être ici que réside l’une des clés d’explication du succès du salafisme. Ce retour au hadith permet une réinvention de soi, de son identité religieuse, puisqu’il y a un travail permanent de mise en correspondance du contenu des hadith-s avec la vie quotidienne pour éliminer de celle-ci tout élément d’impureté. Il va de soi que ces hadith-s, qui forment un corpus considérable, ne peuvent pas avoir anticipé les conditions de la vie moderne, mais la part de réinvention consistera justement dans l’effort visant à faire coïncider l’occurrence qui a provoqué l’énonciation du hadith avec la situation vécue par le croyant contemporain. Il y a eu des cas où des caissières de confession musulmane ont refusé de toucher de leurs mains des bouteilles d’alcool achetées par les clients. On voit dans l’espace public des croyants à la barbe broussailleuse, vêtus d’une djellaba ou d’une tunique – le thawb en arabe – coupée avant d’atteindre les mollets, au motif qu’il existe un hadith du Prophète qui condamne la vanité de celui qui porte des vêtements au-delà. Cette imitation littérale de l’habit prophétique est une façon de se distinguer des autres musulmans, de prétendre être meilleurs musulmans que les autres, avec l’idée sous-jacente que celui qui ne se plie pas à ces normes est un mauvais musulman – ou n’est plus musulman du tout. Etre salafiste, c’est donc revendiquer la propriété des origines. Or, ce culte, ou cette fétichisation de l’origine, a l’histoire pour ennemi. La plupart des militants salafistes ignorent l’épaisseur historique de l’islam et condamnent les diverses écoles de jurisprudence – à l’exception, on y reviendra, du hanbalisme. Cette obsession de l’origine vaut élimination du relief historique, et rejet de plusieurs siècles de réflexions jurisprudentielles sur les rapports entre le nomos divin – la charî’a – et la diversité des sociétés humaines. Cet effort avait donné lieu à une discipline à part entière – le fiqh – qui décrivait justement la manière dont les juristes-théologiens (fuqaha’) avaient tiré de la rencontre entre l’idéal divin et le cas d’espèce des solutions concrètes auxquelles ils ne souhaitaient pas donner une portée générale et impersonnelle – comme en témoigne la reconnaissance par leurs représentants de la diversité de ces écoles. A travers cette démarche de transposition, il y avait la reconnaissance de l’impossibilité, tirée de la nature même du texte religieux, de considérer la charî’a comme un ensemble de prescriptions positives. La « voie » religieuse – sens étymologique du mot charî’a – devait inspirer la solution la mieux adaptée au cas d’espèce, alors que le croyant salafiste contemporain nie les aspérités du réel au profit d’une application mécanique de ce qui est perçu comme l’énonciation d’une règle positive absolue. La mise en correspondance fonctionne ainsi en sens inverse. Dans le cas de la jurisprudence classique la plus ouverte, le texte divin est au service du contexte ; c’est la variété des situations et des conditions qui éclaire « l’intelligence de la loi » selon l’expression par laquelle Goldziher désignait la jurisprudence. Dans le cas de la démarche salafiste la plus fermée, au contraire, le contexte doit être nié au profit d’un texte omniscient, dont les commandements et les injonctions doivent valoir en tout lieu et en tout temps [1].
Une autre clé du succès du salafiste réside dans la prétention, grâce à l’identification subjective avec l’islam des origines, à rentrer dans la catégorie du meilleur musulman. Le salafisme n’a pas de revendication sociale en tant que telle, et ses thuriféraires rejettent l’impureté des idéologies modernes. Ils n’aiment guère être appelés « salafistes » parce que cet attribut relève du lexique politique (comme « marxistes », « socialistes » etc). Eux préfèrent se désigner comme « salafi » – transcription littérale de l’arabe. Cependant, il y a une dimension sociale implicite chez ceux qui se reconnaissant dans cette expression religieuse. Pour celui ou celle qui n’a pas fait d’études, l’invocation du salafisme permet d’accéder symboliquement à l’élite de l’islam. Un jeune musulman salafiste français converti me disait « je ne veux pas militer chez les Frères Musulmans, m’inscrire à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), car ce sont tous des diplômés d’université, ils sont avocats ou ingénieurs, ils ont une barbe légèrement taillée, ils portent un costume trois pièces. Moi je ne reconnais que les valeurs religieuses, que l’excellence religieuse. La hiérarchie de leur organisation reflète la hiérarchie de la société, par conséquent, je n’irai pas chez eux pour être colleur d’affiches ». Pour les militants salafistes, les partis et les organisations islamistes ne font que reconduire les valeurs et les clivages du système profane, mondain, non-islamique. Cette animosité à l’endroit des Frères Musulmans est omniprésente aujourd’hui dans les bouleversements qui agitent les sociétés arabes. Les Frères musulmans sont considérés par la plupart des acteurs salafistes comme des hypocrites, préoccupés non pas par la religion, mais par le pouvoir, passant en permanence des compromis impurs sur la scène politique au détriment des valeurs de l’islam. Or, ces transactions avec la société et le monde politiques sont jugées comme une menace pour l’intégrité de la foi.
Le philosophe anglais pragmatique John Dewey disait qu’un organisme ne vivait pas dans un environnement, mais grâce à un environnement [2]. L’environnement qui porte aujourd’hui le salafisme, c’est la mondialisation. Le salafisme apparaît en effet comme une forme de pratique religieuse particulièrement bien adaptée aux exigences de la mondialisation. Il y a, dans le salafisme, un refus de la verticalité, un refus de la tradition (au nom de l’origine), un refus de la filiation, dans sa dimension symbolique et réelle. Le salafisme s’épanouit dans un monde plat, horizontal, où sans même bien parler l’arabe, on peut dialoguer, grâce à Internet, avec des grands cheikhs de la péninsule arabique – ou leurs étudiants francophones. Le jeune salafiste d’origine maghrébine récusera ainsi l’islam des parents, empreint de maraboutisme, souillé par la tradition, pour survaloriser sa découverte du véritable islam, débarrassé de toutes ces scories. Les forums de discussion comme Paltalk permettent de faire circuler des modèles de comportement au-delà des frontières. Le jeu des questions/réponses interroge au quotidien les modalités les plus concrètes de la pratique religieuse, à partir d’un refus de la société française et de ses valeurs. Chez les salafistes, il y a toujours le refus de la mixité, quelle que soit sa nature (sexuelle, confessionnelle, culturelle ou politique) car la mixité est source de corruption pour la foi du croyant. La désaffiliation française est ainsi accompagnée par une intégration dans le champ du salafisme mondial, avec ses débats, ses courants, ses cheikhs, ses excommunications réciproques [3]. À mesure qu’ils se désintéressent du politique et du social dans l’espace national, les salafistes s’immergent littéralement dans cet espace virtuel. Celui-ci peut en certain cas favoriser une possible hijra, une migration vers le monde musulman sur le modèle du prophète de l’islam qui quitta la Mecque pour gagner Médine. L’une des questions les plus fréquemment posées dans les cercles salafistes consiste à savoir s’il est possible d’exercer sa religion (izhâr al-dîn) dans une société non musulmane ? Peut-on rester un bon musulman dans une société mécréante ? Si la qualité de musulman implique le voile intégral (niqâb) pour l’épouse, l’accomplissement des cinq prières, y compris sur les lieux de travail, la réponse est non. Ceux qui sont tentés par la prédication salafiste sont incités par les cheikhs saoudiens à connaître et mémoriser une épître de Mohammed Abd al-Wahhab, intitulée « les trois fondements » (al-usûl al-thalâtha) où le croyant est appelé à quitter « une terre de polythéisme pour se rendre en terre d’islam » – et cela sous peine de damnation éternelle. Sur le même thème, des milieux salafistes français en 2012 ont exhumé la fatwa d’un obscur juriste malékite du XVème siècle, le cheikh maghrébin Abou al-Abbas al-Wancharisi (1430-1508). Interrogé sur la question de savoir s’il était possible de garder la qualité de musulman en Andalousie après la Reconquista, celui-ci répondit par la négative, car « vivre sous l’autorité des chrétiens empêche de pratiquer pleinement l’office de la prière [4] ». Si les conditions ne sont plus réunies pour être un vrai musulman, pour exercer les cinq prières, faire porter le voile intégral (niqâb) à son épouse, manger halal, il faut donc partir. Cette redéfinition de l’appartenance religieuse a suscité chez les jeunes salafistes européens un courant de migration vers les instituts religieux d’Egypte ou du Yémen – le visa pour la péninsule arabique est plus difficile à obtenir.
A titre personnel, j’ai passé à peu près cinq ans dans des camps palestiniens du Liban, où j’ai vu naître et se développer des formes de salafisme qui étaient des formes très violentes [5]. J’en ai vu d’autres beaucoup moins violentes. On peut identifier, sinon des invariants, en tout cas des points communs dans l’adoption du credo salafiste. Les camps palestiniens du Liban représentent de ce point de vue l’équivalent d’un cas-limite sur le plan méthodologique. La situation des réfugiés palestiniens au Liban est totalement gelée par les blocages régionaux. Etre palestinien au Liban aujourd’hui, c’est être privé de l’accès au marché de l’emploi, c’est être exclu des droits sociaux et politiques, bref, c’est être condamné à survivre dans des ghettos urbains dans l’attente d’une hypothétique reprise des négociations régionales. Dans ce contexte, au sortir de la guerre, une nouvelle élite religieuse s’est constituée grâce à un passage à l’Université de Médine, l’acquisition d’un diplôme religieux et la constitution de précieux réseaux. De retour dans les camps, ces prédicateurs ont choisi de mettre en avant leur identité salafiste, et d’échapper par cette nouvelle appartenance au statut discriminant de réfugié palestinien vivant grâce à l’aide internationale des agences spécialisées de l’ONU. Ils sont devenus des sources fondamentales d’influence auprès des jeunes, tandis que la notabilité milicienne de l’OLP, divisée, affaiblie et vaincue par divers conflits, n’inspire plus que le mépris. Ils ont pu drainer des fonds, construire des mosquées, avoir des élèves, ouvrir des commerces, et finalement devenir riches grâce à ces accès privilégiés dans la péninsule arabique.
Ces quelques éléments peuvent aider à comprendre le sens et la dimension de ce phénomène. Son succès, on l’aura compris, s’explique sans doute moins par sa nature que par le contexte dans lequel il s’inscrit. La dégradation généralisée d’un cadre politique et social ; l’enfermement subi, puis assumé, des populations concernées ; la disparition progressive des structures de sociabilités qui avaient assuré avec plus ou moins de succès l’intégration sociale et idéologique des générations précédentes sont autant de facteurs à prendre en compte dans l’analyse de la dynamique salafiste.
La pensée salafiste est une pensée polémique. Elle s’est développée du IXème siècle jusqu’à nos jours dans un climat de lutte, à travers trois références essentielles. La première remonte au cheikh Ibn Hanbal (mort en 855), dont le nom est associé à l’école juridique appelée hanbalisme, qui demeure l’école officielle de l’institution religieuse saoudienne. La seconde référence se nomme Ibn Taymiyya (1263-1328), cheikh très connu du XIV siècle qui a assuré la défense de Damas face aux invasions mongoles. La troisième renvoie à Mohamed Ibn Abd al Wahhab (1703-1792) qui a donné son nom au wahhabisme. A travers ces trois noms, il s’agit de comprendre les enjeux théologiques et intellectuels qui définissent le salafisme.
La Bagdad d’Ibn Hanbal est une ville gigantesque pour l’époque, une métropole de probablement plus d’un million d’habitants. Sans risquer l’anachronisme, on pourrait parler d’un univers urbain mondialisé, avec des conversions massives de Perses et, à un moindre degré, de Byzantins. Dans cet univers, un courant intellectuel original, le mu’tazilisme, s’est développé chez les élites dirigeantes à partir d’une lecture du Coran fortement influencée par les catégories de la philosophie grecque. Une question s’est alors posée à ces lecteurs : comment Dieu peut-il être unique alors qu’il s’est fait connaître par le Coran ? Comment conserver l’idée d’une unicité divine avec ce que Dieu dit de lui-même dans le texte coranique ? Il le dit avec un langage humain, et la façon dont il se décrit est de nature à abîmer l’idée d’unicité divine.
Comme l’a magistralement démontré le père Michel Allard, les mu’tazilites sont allés très loin dans cette réflexion en disant que la notion de puissance ne peut pas s’associer à Dieu [6]. La puissance est un substantif, si elle est associée à Dieu, il y a deux entités, et donc Dieu n’est plus unique. Dieu est certes tout puissant, le participe présent est valable, mais Dieu n’est pas puissance, car la puissance comme concept ferait concurrence à Dieu. Le deuxième élément de leur réflexion consiste à soutenir que ce qui existe de toute éternité ne peut pas recevoir de contraire. Dieu est tout puissant, donc Dieu ne peut pas accepter son contraire. En revanche, tout ce que fait Dieu, ici bas, dans la société des hommes, peut accepter son contraire. Dieu peut accorder ou retirer sa faveur. Par conséquent, et c’est là tout l’enjeu, le Coran est créé, donné aux hommes dans l’Arabie du VIIème siècle. Dieu aurait pu ne pas transmettre ce texte, il aurait pu le transmettre sous une autre forme. Le fait qu’il l’ait donné dans un langage humain ouvre à ses destinataires la possibilité de l’interpréter avec les outils de ce même langage humain. Autrement dit, les mu’tazilites, sans le savoir, justifiaient – et aujourd’hui ce n’est pas un hasard si les musulmans libéraux se réclament de ce courant – la possibilité de réinterpréter le texte avec les outils de la linguistique, de l’herméneutiques, des sciences sociales, etc. Ce débat garde donc une très grande actualité. Ibn Hanbal s’est vigoureusement opposé à ce courant. Il a dénoncé la spéculation philosophique (ilm al-kalam) comme un scandale abominable. Contre l’appropriation par la philosophie grecque du fait coranique, il a préconisé un retour à la lettre du texte : il ne faut pas discuter la façon dont Dieu se décrit dans le Coran, il faut réfuter l’usage de la raison interprétative. Avec Ibn Hanbal, le hadith devient une arme de combat contre la philosophie spéculative. Les compilations acquièrent une valeur égale à celle du Coran et leur développement traduit une violente réaction des milieux conservateurs face à la science spéculative. Le hanbalisme gagne la sympathie des milieux populaires qui ne comprennent rien aux subtilités théologiques des élites dirigeantes. Ibn Hanbal subit l’épreuve de la prison lorsque le calife al-Ma’mun cherche à imposer le dogme mu’tazilite du Coran créé. Il tient bon et devient une figure populaire. Selon lui, il faut arrêter ces spéculations, les attributs de Dieu ne doivent pas être interprétés, ils doivent être acceptés tels quels, sans se poser de question : Dieu est assis sur son trône, il a une main, etc., tout cela est écrit dans le Coran, il ne faut surtout pas commencer à s’interroger. Il y a évidemment un refus de la raison, « la putain du Diable » comme le dira Luther dans un contexte très différent. Et c’est la raison pour laquelle la figure d’Ibn Hanbal est une figure ultra valorisée dans le salafisme aujourd’hui. Défendre Ibn Hanbal, c’est s’opposer aux musulmans libéraux et à tous ceux qui veulent relire le texte avec d’autres outils d’analyse. On comprend aussi une spécialité du salafisme – la « proclamation de foi » – sous forme de courts ouvrages sur la croyance (‘aqîda) résumant l’essentiel de la foi musulmane.
Le culte du hadith visait également un autre ennemi, interne à l’islam celui-là : ceux du parti de Ali – chi’at Ali (d’où viendra le mot chiite), qui considèrent que l’autorité suprême doit revenir de droit aux descendants de Ali – cousin et gendre du prophète – et de son épouse Fatima, fille du prophète. Or, l’extension du domaine du hadith aux compagnons de Mohammed (al-Sahâba), dont les récits ont été agrégés au corpus prophétique pour former une nouvelle couche normative, a fonctionné comme une arme de guerre contre les chiites. Sacraliser le pouvoir des trois premiers califes revenait en effet à récuser la prétention alide selon laquelle seuls sont légitimes le quatrième calife (Ali) et ses descendants. Les chiites ripostent en invoquant un hadith non reconnu par la tradition sunnite, le hadith de Ghadir Khumm, du nom de la localité où Mohammed l’aurait prononcé lors de son dernier pèlerinage. Dans ce hadith testamentaire, Mohammed désigne évidemment Ali comme son successeur. La sacralisation du hadith des compagnons par le salafisme contemporain réactive ainsi presque mécaniquement la lutte de légitimité qui a historiquement opposé les sunnites, « gens de la tradition et de la communauté », à l’islam chiite [7].
L’autre figure est celle d’Ibn Taymiyya [8]. Ibn Taïmiyya est un juriste hanbalite syrien damascène qui a prôné le jihad en 1300 lors de la défense de Damas, alors assiégée par les Mongols. Ibn Taïmiyya est aujourd’hui une référence pour l’ensemble du spectre salafiste, mais son œuvre a inspiré les courants les plus violents. Pourquoi cet auteur a-t-il une telle actualité ? Il a déclaré le jihad à des Mongols après leur conversion à l’islam. Or, ces derniers étaient certes musulmans, mais, selon le cheikh damascène, leur conversion était formelle, superficielle, menteuse. Les dirigeants mongols continuaient à gouverner avec un droit qui n’était pas d’origine musulmane. Par conséquent, il était légitime de proclamer le jihad – « combat sacré dans la voie de Dieu » – à leur encontre. Il s’agissait de « faux musulmans ». C’est ainsi que la figure Ibn Taïmiyya a été réinvestie à l’époque contemporaine pour servir de légitimation religieuse aux courants jihadistes, alors qu’en tant que juriste hanbalite, il a toujours prôné l’obéissance au pouvoir en place.
La troisième référence enfin, c’est Mohamed Ibn Abd al-Wahhab. Au XVIIIème siècle, il conclut un pacte avec Mohamed Ibn Saoud, un émir d’une petite oasis du Nejd, à l’origine du royaume d’Arabie saoudite. Dans « l’essai sur l’individualisme » de Louis Dumont, il y a une définition de la hiérarchie comme englobement des contraires qui convient très bien au cas saoudien [9]. Le religieux est supérieur au politique de façon absolue. Mais dans l’ordre politique, qui est un ordre inférieur, le religieux est soumis au politique. C’était la doctrine du Pape Gélase au Vème siècle. Le prêtre est supérieur à l’empereur ou le roi dans l’ordre supérieur du religieux, mais dans l’ordre inférieur du politique, l’empereur ou le roi a autorité sur le prêtre. Cela caractérise très bien le pacte politique en Arabie saoudite. La direction du royaume est laissée aux Saoud et à leurs descendants, et la gestion du religieux est laissée aux descendants de Mohamed Ibn Abd Wahhab – les Al al-cheikh. Ibn Hanbal avait comme ennemis les rationalistes, Ibn Taïmiyya avait les musulmans superficiels, mais aussi les chiites, comme ennemis intimes. Pour Ibn Abd al-Wahhab, les ennemis de l’islam sont ceux qui, parmi les musulmans, sollicitent l’intercession d’un saint en allant se recueillir sur sa tombe, croient aux esprits logés dans des bétyles ou des arbres, pratiquent le soufisme. Leur péché est d’associer à Dieu ce qui n’est pas lui. Pourquoi est-ce condamnable à leurs yeux ? Parce que Ibn Abd al-Wahhab insiste sur trois types d’unicité : l’unicité du créateur (tawhid al-rububiya,) – il n’y a qu’un seul Dieu ; l’unicité des noms et des attributs de Dieu (tawhid al-sifât wa al-asmâ’) – on doit s’interdire d’interpréter, comme le faisaient les mu’tazilites, le sens de ces attributs ; l’unicité de l’adoration divine (tawhid al uluhiyyia) – on doit adorer Dieu et lui seul, s’abstenir de fêter la naissance du Prophète, (al-mawlid) car ce n’est pas une fête légitime. Dans les épitres très courtes d’Ibn Abd al-Wahhab, qui a très peu écrit, celui qui ne respecte pas ces trois formes d’unicité divine se dépouille lui-même de sa qualité de musulman. Il y a ici quelque chose de très intéressant, mais aussi de très dangereux : naître musulman ne suffit pas pour être musulman. Si vous ne réaffirmez pas votre engagement à travers un certain nombre de pratiques et d’attitudes, vous perdez la qualité de musulman ; vous n’êtes plus véritablement musulman. Voilà les trois auteurs, qui selon moi, structurent aujourd’hui cette identité religieuse salafiste.
Les principaux courants du champ salafiste mondial
Enfin, il convient de présenter à grands traits les éléments qui composent aujourd’hui le champ salafiste contemporain. Comment comprendre, par exemple, la différence entre le wahhabisme et le salafisme ? Le wahhabisme se caractérise par une tradition d’obéissance au pouvoir établi [10]. C’est la raison pour laquelle l’institution religieuse saoudienne a légitimé l’appel fait aux Américains par le roi Fahad le 7 août, après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein le 2 août 1990. L’institution religieuse, avec à sa tête le cheikh Ibn Baz, avait considéré, conformément aux vœux des Saoud, que l’appel aux troupes américaines était conforme à la charia. Il existe cependant une dissidence minoritaire au sein de cette tradition, selon laquelle il est juste de se rebeller en certaines occasions. A la fin du XIXème siècle, alors que les Ottomans s’introduisaient dans le Nejd pour mettre fin à « l’Etat » des Saoud, certains oulémas issus du wahhabisme considéraient que le pouvoir ottoman était sorti de l’islam et qu’il était obligatoire de s’en dégager pour préserver son appartenance musulmane. Cette doctrine, dite de « l’allégeance et de la rupture » (al-wala’ wa al-bara’) sera réactivée à la fin du XXème siècle par al-Qaïda. Il faut refuser de faire allégeance à des non-musulmans ou à de « mauvais » musulmans.
La tension entre les exigences universelles de la prédication et les nécessités politiques du gouvernement a resurgi lors de la révolte des Ikhwân contre Abd al-Aziz Ibn Saoud en 1927. Les Ikhwân (les frères en arabe) étaient une milice tribale soudée par un esprit de corps religieux. Formés dans des camps d’entraînement dès 1905 à l’instigation d’Abd al-Aziz, les fils de tribu ont pu dépasser les antagonismes régionaux et claniques grâce à une adhésion totale au credo wahhabite. Persuadés d’œuvrer à l’extension du véritable islam sur l’ensemble de la péninsule rabique – et bientôt, croyaient-ils, au Moyen-Orient –, ils enregistraient grâce à leurs succès militaires de substantiels gains de territoire au profit du futur fondateur du royaume. S’estimant trahis lorsque les nécessités – anglaises – de la realpolitik ont exigé de mettre un terme à la conquête, les Ikhwân ont refusé d’obéir à leur chef au nom de la poursuite du jihad. Après deux années de guerre civile, Abd al-Aziz a pu mater la rébellion religieuse grâce à l’aide décisive de la Royal Air Force et du télégraphe.
Conformiste, voire opportuniste, en matière politique, l’institution religieuse saoudienne est en revanche intransigeante sur le plan doctrinal. Elle refuse ainsi d’accorder aux femmes le droit de conduire, en se servant du principe selon lequel il convient de ne pas accorder un moyen d’action (conduire une voiture) qui pourrait conduire au péché (tromper son mari). Selon l’ifta saoudienne, l’abandon des cinq prières est une marque de grande mécréance (chark akbar), pour laquelle on ne peut invoquer « l’excuse d’ignorance » (al-‘adhar bi-l-jahl). On a vu également que le séjour en terre impie n’est pas recommandé – argument abondamment utilisé à l’encontre des idéologues jihadistes installés dans le « Londonistan » des années 1990. Les grands noms de l’institution religieuse, Ibn Baz (mort en 1999) ou Ibn al-Uthaymîn (mort en 2001) sont connus des jeunes salafistes des banlieues françaises, où se réclamer de fatwas rédigées par les « savants de l’islam » confère autorité et respect.
Une personnalité importante a contribué à faire sortir le salafisme du cadre institutionnel et doctrinal défini par ses gardiens wahhabites : le cheikh Nâsir al-Dîn al-Albâni (1914-1999), autre star des salafistes français et européens. D’origine albanaise, horloger de formation, il a étudié dans les années 1970 à l’université de Médine. Mais alors que l’institution religieuse saoudienne se contentait de reproduire paresseusement l’enseignement conservateur de l’école hanbalite, al-Albâni entreprend de réveiller la science du hadith et de passer l’immensité du corpus au crible de la critique formelle de la chaîne des transmetteurs. Dans l’ouvrage L’abandon de la prière (tark al-salât) al-Albâni s’oppose à l’excommunication de celui qui cesse de faire la prière, en s’aidant d’un hadith qui raconte comment un mauvais croyant a été sauvé sur l’intercession du Prophète [11]. Le cheikh al-Albâni a ainsi soutenu que la foi pouvait exister séparément des actes du croyant, ce qui lui a valu par ses adversaires l’accusation d’être un « mourjite » – nom donné dans l’islam médiéval à ceux qui préféraient différer (irja’) la question de savoir si un péché majeur pouvait valoir à son auteur la perte de son appartenance religieuse. Il recommandait aussi à ses adeptes de ne pas placer leur argent dans des banques, puisque celles-ci pratiquent le prêt à intérêt. Hostile aux Frères musulmans, il considérait que le retour à l’islam devait s’accomplir par un effort de purification de la foi et non par la voie impure de l’engagement partisan. Ces positions de principe, parfois iconoclastes – selon lui, le croyant peut conserver ses sandales dans la mosquée – n’ont pas empêché le cheikh al-Albâni de prôner un exercice rigoureux de la pratique religieuse. Dans une fatwa très controversée, il a enjoint les Palestiniens des territoires occupés de quitter leur foyer dans l’hypothèse où ils ne pourraient plus accomplir leurs obligations religieuses, ce qui lui a valu l’accusation de faire le jeu de la puissance d’occupation israélienne.
A l’opposé de ce courant conservateur, littéraliste, hostile à l’usage de la violence physique – même s’il ne se prive pas de faire usage d’une violence symbolique dans la description des sociétés occidentales – on a observé dans les années 1980 la naissance d’une nouvelle idéologie – le salafisme-jihadisme – qui s’est structurée autour de la figure d’un cheikh d’origine palestinienne du nom d’Abdallah Azzam. A la fin des années 1960, Abdallah Azzam, jeune instituteur à l’époque, avait vécu une première expérience militaire dans un camp d’entraînement installé dans la vallée du Jourdain à l’époque des infiltrations des fedayin palestiniens en Cisjordanie. Ce camp, surnommé le « camp des cheikhs », était réservé aux recrues qui ne voulaient pas se mélanger avec les « marxistes athées » des factions gauchistes de l’OLP. Au milieu des années 1970, déjà membre du bureau politique de la branche jordanienne des Frères musulmans, Azzam est nommé professeur de charî’a à l’Université jordanienne, où il donne parfois ses cours en treillis militaire devant un public électrisé. Il s’appuie dans son enseignement sur l’œuvre controversée de Saïd Qotb, l’idéologue islamiste égyptien pendu en 1966 dans une prison égyptienne, pour lequel les sociétés musulmanes contemporaines étaient retournées à l’ère préislamique de l’ignorance. Il est démis de ses fonctions en 1979 par les autorités jordaniennes. Il enseigne quelques mois la jurisprudence islamique à l’université Abdel Aziz de Jeddah en Arabie saoudite, puis il rencontre un Frère musulman égyptien qui lui décrit la situation en Afghanistan après l’intervention soviétique de 1979. La rencontre est décisive. Azzam se rend au Pakistan, crée au début des années 1980 un « bureau des services – sorte de brigades internationales musulmanes pour tous ceux qui souhaitent combattre le « cancer communiste » en Afghanistan. Il devient le théoricien mondial du jihad afghan. Il développe une doctrine dans la revue « al-Jihad » publiée dans la ville frontière de Peshawar. Il rompt avec la doctrine classique sur le jihad en privatisant son usage. Nul besoin, selon lui, d’attendre l’autorisation d’une instance religieuse ou d’un chef d’Etat musulman : le jihad est une obligation individuelle pour chaque croyant. A nom du jihad, le fils peut désobéir à son père, l’épouse à son mari, les hiérarchies familiales et sociales sont bouleversées. Azzam devient ainsi le Che Guevara du jihad, puisqu’après l’Afghanistan, il faudra se battre pour la libération des musulmans en Asie centrale, aux Philippines, au Liban, en Palestine et multiplier les fronts du jihad, à la manière du « un, dos, tres, muchos Vietnam » du révolutionnaire colombien. Incapables de prendre le pouvoir en Egypte après l’assassinat de Sadate en octobre 1981, défaits en Syrie après l’écrasement de la ville de Hama en 1982, les islamistes différent l’agenda offensif de la prise du pouvoir au profit d’un agenda « défensif » consacré à la défense de la oumma – communauté des croyants – conçue de manière anachronique comme un immense territoire dont les musulmans doivent assurer la défense. Financier du « bureau des services », le jeune milliardaire saoudien Oussama Ben Laden fonde en 1988 sa propre organisation – al-Qaïda, la Base – en nouant une relation privilégiée avec le chirurgien-idéologue Ayman al-Zawahiri, chef du Jihad islamique égyptien, lui aussi réfugié à Peshawar. Celui devient le mentor d’Oussama Ben Laden tandis qu’Abdallah Azzam meurt assassiné en décembre 1989. La ville frontière de Peshawar devient le bouillon de culture de toutes les formes de l’islamisme. Idéologie révolutionnaire, le jihadisme doit puiser une partie de son fonds discursif dans le hadith pour légitimer son combat – le hadith « expulsez les associationnistes de la péninsule arabique », prononcé, dit-on, par le prophète de l’islam peu avant sa mort, servira ainsi à fonder la justesse du combat contre la présence américaine dans le Golfe. Souvent accusés par les Saoudiens de négliger les enjeux de la foi au profit de questions purement politiques, les volontaires de Azzam ont dû adopter un habitus religieux beaucoup plus conservateur pour répondre à leurs critiques. Les recrues du Golfe, quant à elles, se sont ouvertes au domaine ignoré de la politique internationale sous l’effet de leurs nouvelles fréquentations. Ce sont ces hybridations qui nourriront les logiques terroristes des décennies suivantes.
La contribution réelle des volontaires arabes de Peshawar à l’échec de l’Union soviétique en Afghanistan a été très marginale sur un plan stratégique. En réalité, ces mujâhidîn arabes, sans le savoir, ont surtout contribué à faire émerger les contradictions de l’après guerre froide, caractérisé par la cohabitation instable de l’univers inter-étatique avec un « monde des individus », reposant sur la mobilité migratoire, les nouvelles technologies de communication et la multiplication des réseaux transnationaux de solidarité.
En effet, les années 1990 on été celles du développement d’al-Qaïda, dans un contexte technologique et géopolitique qui a rendu possible ce phénomène. Le développement concomitant des chaînes satellitaires et d’Internet a facilité une identification imaginaire à la oumma musulmane – comme l’invention du journal au XIXème siècle avait pu faciliter l’identification des lecteurs européens à leurs nations respectives. Les chaines satellitaires ont diffusé les images des nouveaux conflits de l’après-guerre froide dans les Balkans ou en Asie centrale, donnant une réalité concrète et dramatique à l’idée abstraite de « communauté des croyants ». En tout lieu, les prédicateurs – et pas seulement les prédicateurs islamistes – ont ainsi pu faire circuler un « cadre d’injustice » simplificateur où l’épaisseur historique et anthropologique était éludée au profit de l’explication victimaire d’une attaque généralisée contre l’islam.
La banalisation de l’intervention militaire américaine au Moyen-Orient dans les années 1990 a aussi nourri une réaction anti-américaine. Cet usage de l’outil militaire, déjà perceptible avant la fin de la guerre froide au Liban (1983), en Libye (1986) au dans le Golfe persique (1988), a pris une dimension plus grande avec la guerre du Golfe de 1990/1991. Au mois d’août 1996, Ben Laden a publié une « déclaration de guerre à l’Amérique » dans laquelle il préconisait une lutte de guérilla contre les installations militaires américaine dans la péninsule arabique. En 1998, le communiqué fondateur du « Front de lutte contre les Croisées et les Juifs » appelait chaque musulman à tuer des Occidentaux impies en n’importe quel point de la planète. A partir de cette date, le jihad ne s’inscrivait plus sur un théâtre d’opération déterminé, il devenait mondialisé. Pour les idéologues jihadistes, frapper les Etats-Unis revenait à frapper « la tête du serpent » car le soutien américain aux régimes arabes était considéré comme la clef de leur survie. L’idéologie du 11 septembre était donc déjà en place en 1998.
Enfin, entre le salafisme conservateur et le salafisme jihadiste, on doit aussi mentionner l’existence d’un salafisme politique et réformiste apparu dans les années 1990 en Arabie saoudite, après que des centaines de militants Frères musulmans d’origine syrienne ou égyptienne eurent investi les structures d’éducation du Royaume dans les années 1970, contribuant ainsi à la politisation d’une nouvelle génération de jeunes saoudiens [12]. Cette génération du « réveil islamique », incarnée par les cheikhs Salman al-‘Aouda et Safar al-Hawali, a alimenté une forte contestation interne du pouvoir saoudien sans toutefois franchir le seuil de la violence. Son investissement précoce de la scène politique dans l’Arabie des années 1990 anticipe la politisation de la mouvance provoquée par l’éclatement des révolutions arabes en 2011.
Le salafisme à l’épreuve des révolutions arabes : le cas de l’Egypte
Les révolutions arabes ont modifié en profondeur le rapport au politique des salafistes. En Tunisie, la composante jihadiste domine l’ensemble du spectre salafiste. A Sfax, Sid Bou Zid et dans certains quartiers de Tunis, l’organisation jihadistes des « Partisans de la charî’a » (ansâr al-charî’a) assurent, face à une police impuissante ou complice, des rondes de nuit pour faire respecter leur conception de l’ordre islamique. En Syrie, le Front de la victoire (jubhat al-nusrat) s’appuie sur l’expertise logistique des combattants d’al-Qaïda en Irak pour conduire des opérations spectaculaires contre le régime de Bachar al-Assad – au risque d’affaiblir, de l’intérieur, la légitimité d’un soulèvement populaire bien plus large.
En Egypte, les salafistes conservateurs, au nom du principe d’obéissance à l’égard du titulaire du détenteur de l’autorité politique (wali al-amr), ont gardé jusqu’au dernier moment leur allégeance au président Moubarak, avant de prendre en marche le train de la contestation. Le salafisme politisé avait, quant à lui, apporté un soutien précoce à la protestation – dès lors que Moubarak était lui-même sorti du cadre de la « légalité religieuse », il était hors de question de lui obéir [13]. Enfin, progressivement libérés de prison, les jihadistes –dont Mohammed al-Zawahiri, le frère d’Ayman, chef d’al-Qaïda depuis l’élimination de Ben Laden– continuent de récuser la légitimité des autorités élues, même si celles-ci se déclarent islamistes. Les salafistes n’ont été à l’initiative d’aucun mouvement significatif dans les pays-phares des bouleversements arabes ; en revanche, ils ont su exploiter des transitions bloquées en Tunisie et en Egypte et l’extension d’une violence généralisée dans le contexte syrien. En Egypte, les cheikhs conservateurs de la ville d’Alexandrie ont accepté le passage à la politique institutionnelle en créant le parti al-Nour (« Lumière » en arabe). Ils ont obtenu un succès considérable aux premières élections libres de l’après-Moubarak en 2011/2012, avec 26% des suffrages exprimés et 128 sièges à l’assemblée (sur 498 élus). Par la suite, le parti a vécu dans la crise le difficile passage au politique, à l’image d’une nébuleuse salafiste prise dans les contradictions révolutionnaires de la nouvelle Egypte.
Le parti al-Nour est issu d’une structure religieuse plus ancienne, connue sous le nom de « prédication salafiste » d’Alexandrie. L’expression désigne une structure religieuse constituée par des étudiants de la Faculté de médecine de l’Université d’Alexandrie, diplômés dans les années 1970 et aguerris à l’action militante grâce à leur passage dans les « groupes islamiques » chargés de lutter contre l’influence gauchiste sur les campus égyptiens. A la fin des années 1970, ces militants ont complété leur cursus scientifique par une formation religieuse – l’organisation des Frères musulmans étant coupable à leur yeux de chercher avidement le pouvoir au détriment des questions de croyance et d’unicité divine propres au credo salafiste. Le référent salafiste fournit alors la légitimité nécessaire à ceux qui, parmi les islamistes, sont hostiles au sectarisme partisan des Frères musulmans.
Après la chute de Moubarak, la question de la création d’un parti politique provoque de vifs débats au sein du conseil d’administration de la prédication d’Alexandrie, dominée par la figure du cheikh Yasser Burhami. La décision de proclamer la naissance du parti al-Nour est finalement prise en avril 2011, sous l’impulsion d’Imad Abd al-Ghaffour, convaincu par son long séjour en Turquie d’une compatibilité de principe entre islamisme et démocratie parlementaire. Il s’agit alors de promouvoir « l’Etat de droit dans le cadre de la charî’a » grâce à une participation politique conçue comme une extension institutionnelle de la prédication.
Dès les premiers mois de son existence, le parti subit pourtant la pression des religieux. Aucun meeting électoral ne se tient sans la présence de l’un d’entre eux. La publication d’un article sur « démocratie et islam » dans le journal hebdomadaire du parti provoque l’ire du cheikh Yasser Burhami, qui exige qu’un « comité légal » soit chargé d’examiner le contenu des textes avant leur publication. Figure charismatique de la prédication, le cheikh Burhami insiste sur l’existence d’un lien organique entre la prédication salafiste, le parti et le journal. De même, ce sont les « gens du savoir » », c’est à dire l’instance religieuse – et elle seule – qui est appelée à décider quel candidat sera soutenu lors de l’élection présidentielle. Les cheikhs obtiennent aussi le renvoi du porte-parole du parti, après que celui-ci eut publiquement avoué son admiration pour l’écrivain Naguib Mahfouz.
L’entrée dans le jeu politique implique la prise en compte d’autres règles et d’autres valeurs que celles qui prévalaient dans l’entre-soi religieux de la prédication d’Alexandrie. La crise, inévitable, éclate pendant l’été 2012. Imad Abd al-Ghaffour quitte le parti et fonde, avec d’autres dissidents, le parti salafiste al-Watan (« la Patrie »), rival direct du parti al-Nour – désormais dirigé par le très conservateur cheikh Mariyyoun. Le salafisme politique aborde ainsi en ordre dispersé les élections législatives d’avril 2013.
Dans la lutte pour le contrôle de la transition politique qui oppose libéraux et Frères musulmans, les salafistes de la prédication d’Alexandrie sont partagés entre une hostilité de principe vis-à-vis des « sécularistes occidentalisés » d’une part, et une détestation non moins profonde à l’endroit des Frères musulmans, leurs concurrents directs sur le champ islamiste égyptien. Sur le premier point, plusieurs membres de la prédication d’Alexandrie – dont l’inévitable Yasser Burhami – ont fait pression lors des travaux de la constituante pour un rôle accru de la charî’a dans le processus législatif. Si l’article 2 continue d’évoquer les « principes » de la charî’a comme « source principale des lois » (les salafistes voulaient supprimer la mention des « principes ») l’article 219 réduit le champ d’interprétation du législateur en énonçant les bases légales de la Loi religieuse, faites de « preuves intégrales », de « règles applicables en matière fondamentale et jurisprudentielle » et cela, conformément « aux sources de la tradition sunnite ». L’interprétation de ce corpus relève, selon les termes de l’article 4, de « l’instance des grands oulémas de l’Université d’al-Azhar », les cheikhs salafistes parvenant ainsi à transformer, contre leur gré, les responsables de l’Université en garants de la supériorité de la charî’a sur la loi. De conserve avec les Frères musulmans, les salafistes se sont ensuite mobilisés pour la victoire du « oui » au référendum constitutionnel de décembre 2012, au nom de la défense de l’identité islamique de l’Egypte. Les grands prédicateurs de la mouvance ont ensuite dénoncé les risques de fitna (désordre, trouble) provoqués par le mouvement d’opposition au coup de force constitutionnel du président Morsi – la déclaration du 21 novembre 2013 par laquelle il s’arroge les pleins pouvoirs « jusqu’à l’adoption de la Constitution et l’élection de l’assemblée du peuple » –, vouant aux gémonies les milieux libéraux et révolutionnaires de nouveau installés sur la place Tahrir.
L’entente de principe sur la Constitution, nouée au détriment des libéraux, ne peut dissimuler l’âpreté du conflit avec les Frères musulmans. Déjà, lors de l’élection présidentielle de juin 2012, le parti al-Nour avait marqué sa différence en soutenant le candidat « islamo-libéral » Abd al-Mun’îm Abu al-Futh – et non celui des Frères musulmans. Cette décision, loin de faire l’unanimité au sein de la « prédication d’Alexandrie », s’expliquait par l’hostilité de Yasser Burhami vis-à-vis de Khayrat al-Chater, l’une des personnalités les plus influentes au sein de la direction des Frères musulmans. Au début du mois de février 2013, alors que le mouvement d’opposition à l’autorité du président s’étend à toutes les villes d’Egypte après la multiplication de brutalités policières, Burhami surprend à nouveau la scène salafiste en manifestant sa compréhension à l’égard des exigences formulées par l’alliance libérale du « Front de salut national » – gouvernement d’union nationale, destitution du procureur général, refonte de la constitution – cherchant ainsi à exploiter, pour des raisons purement tactiques, le rejet des Frères au sein de l’opinion égyptienne.
Le champ salafiste apparaît ainsi totalement éclaté, deux ans après la chute du président Moubarak. Tandis qu’il existe au courant salafiste favorable au pouvoir islamiste en place, des forces se réclamant du salafisme révolutionnaire, emmenées par le très charismatique cheikh Hazem Saleh Abou Ismaïl, cherchent à leur tour à entrer dans l’arène publique, sur fond d’aggravation accélérée de la crise économique. Les réseaux « Hâzimûn » – jeux de mots sur le prénom du cheikh, qui signifie en arabe « déterminés, résolus » – sont animés par des milieux radicalisés – « le Front salafiste », le « Parti du peuple » – pour lesquels l’application totale de la charî’a vaut accomplissement des promesses sociales de la révolution de janvier 2011. Dans ce climat de désordre généralisé, des groupuscules pourraient à nouveau commettre des actions militaires dans le Sinaï, comme ce fut le cas le 5 août 2012 à Rafah, au nom de la poursuite du « jihad contre les juifs et leurs alliés croisés ».
Conclusion
Le vocable « salafiste » couvre un très large éventail d’attitudes. A lui seul, il présente une faible valeur analytique et ne peut fournir l’explication des comportements politiques de ceux qui s’en réclament. L’absence de coordination régionale en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient entre les divers acteurs du « salafisme politique » après le déclenchement des révolutions arabes apporte la preuve paradoxale de cette hétérogénéité de contenu et de la primauté accordée à chaque fois au cadre national – l’internationalisme du jihadisme-salafiste étant la seule exception notable au sein des différentes planètes de la galaxie salafiste.
C’est donc la mise en contexte qui permet de savoir de quoi le salafisme peut être le nom. En certains cas, il offre une expression alternative à ceux qui, parmi les islamistes, ne se reconnaissent pas dans l’organisation hiérarchisée et autoritaire des Frères musulmans. En Egypte, des candidats du parti al-Nour ont pu devenir députés sans passer par le centralisme démocratique de l’organisation des Frères musulmans. Le salafisme offre alors un passage au politique beaucoup plus rapide pour tous les candidats à l’exercice du pouvoir. La force de résonnance du référent permet de créer des organisations légitimes auprès d’une partie de la population alors même que les pouvoirs autoritaires ont détruit les cadres politiques de la société civile. Encore une fois, le salafisme triomphe par défaut : l’Etat arabe a lui-même occulté ses origines libérales comme il a liquidé, auprès des jeunes générations, une histoire politique pluraliste qui remonte aux années 1920 pour s’achever vers la fin des années 1950 – voire au-delà dans le Machrek.
De même, la faible valeur analytique du label « salafiste » permet de se prémunir contre l’erreur qui consisterait à toujours faire coïncider la grille « modérés »/« radicaux » avec la distinction « Frères musulmans »/« salafistes ». Certes, le spectre salafiste se réunifie lors des débats constitutionnels, à chaque fois qu’il est question de transformer la charî’a en droit positif – quitte à faire de la surenchère pour embarrasser les Frères musulmans tunisiens ou égyptiens – mais ces derniers, mis en cause dans leur légitimité islamique, n’ont nullement l’intention de renoncer à cet objectif. Il existe ainsi une sensibilité salafiste de plus en plus puissante au sein des Frères musulmans égyptiens, par exemple, qui témoigne de la difficulté éprouvée par la confrérie à renouveler son corpus théorique.
En d’autres cas, dans la société française par exemple, l’adoption d’un credo salafiste est l’indicateur d’une crise profonde du lien social et d’un repli sur l’entre-soi des vrais croyants. Le croyant éprouve sa foi en traçant des multiples frontières entre lui et la société profane. La rupture est recherchée pour elle-même, elle est le signe d’une élection divine, le croyant dut-il souffrir moquerie et persécution, se doit de vivre comme un étranger au milieu des siens, comme l’indique le hadith « l’islam a commencé étranger et il finira étranger, alors bienheureux les étrangers ». Le salafisme traduit ainsi une crise profonde de l’autorité politique et religieuse, observable dans tous les domaines traditionnels de l’obéissance. Au-delà du conformisme apparent de ses adeptes, il manifeste une attitude fortement individualiste. Le croyant devient responsable d’une foi qu’il contribue lui-même à construire ; il est le principal acteur de son salut, puisque ce sont les conditions de l’observance qui conditionnent, de son point de vue, les conditions de l’appartenance à l’islam.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Voir Ignace Goldziher, Etudes sur la Tradition Islamique extraites du tome II des Muhammedanischen Studien, traduit par Léon Bercher, Librairie d’Amérique et d’Orient/Maisonneuve, Paris, 1982.
[2] Voir John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête. PUF, Paris, 2006.
[3] Voir Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, Paris, 2012.
[4] Voir la thèse à venir de Romain Caillet, Salafisme et Hijra: ancrages historiques et pratiques contemporaines des muhâjirûn français en terre d’Islam
[5] Voir Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, PUF/Proche-Orient, Paris, 2004.
[6] Voir Michel Allard, s, j. Le problème des attributs divins dans la doctrine d’al-Ach’arî et de ses premiers grands disciples, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1964.
[7] Voir Mohammed Amir-Moezzi, Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ? Fayard, Paris, 2004.
[8] Voir Henri Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taki-d-în ahmad b.Taimîya, Imprimerie de l’Institut Français d’Archéologie Orientale, le Caire, 1939.
[9] Voir Louis Dumont, Essai sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne. Le Seuil, Paris, 1983.
[10] Voir Nabil Mouline, Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite (XVIII-XXIème siècle), PUF/Proche Orient, Paris, 2011.
[11] Voir Mohammed Nasser al-Dîn al-Albani, en arabe, Le jugement applicable à celui qui abandonne la prière (hukm tarik al-salat), Dar al-Jalalin, Ryad, Arabie saoudite, 1412 (h), 1992.
[12] Voir Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, PUF/Proche Orient, Paris, 2010.
[13] Le cheikh Muhammed Abd al-Maqsoud s’est rendu Place Tahrîr le 28 janvier lors de la journée du « vendredi de la colère ». Il s’est appuyé sur le tafsîr du cheikh al-Qortubi (un célèbre « traditionniste » [spécialiste du hadîth] mort à Alexandrie en 1272) pour affirmer qu’il était légitime de « sortir » d’une autorité lorsque celle-ci affichait sa mécréance de manière flagrante. Le même cheikh Abd al-Maqsoud a déclaré le 3 novembre 2011, juste après la proclamation des résultats de la première étape des élections législatives, que « les élections étaient la première étape de l’application de la charî’a » mais « qu’on ne pouvait pas passer de la situation d’aujourd’hui au califat du jour au lendemain » (voir le site salafiste http://ar.islamway.com/lesson/112182?ref=w-new-e).