Séance du lundi 21 octobre 2013
par M. Patrick Thomas
C’est un bien grand honneur pour moi que de me trouver en face d’un auditoire aussi érudit et distingué. Je suis ici en tant que Gérant d’Hermès depuis 10 ans :
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en phase de passation de pouvoir,
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puisque je prendrai ma retraite dans quelques mois.
Je ne suis pas certain que le génie propre à une entreprise commerciale soit digne d’occuper 20 à 30 minutes de la grande académie que vous formez, mais un entretien avec le Président Collomb m’a ouvert quelques horizons sur le thème de l’entreprise humaniste que je me propose d’évoquer ici.
Je vais vous dire quelques mots sur Hermès, société contrôlée par la même famille depuis 176 ans. Hermès a connu, au cours des 20 dernières années, un grand succès :
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je ne vous assommerai pas de chiffres, d’autant moins que notre vision d’entreprise ne consiste pas à grossir, mais plutôt à grandir, et je reviendrai là dessus
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mais enfin ; entre 1993 et 2013, voilà une entreprise dont les principales données sont les suivantes :
Autant de chiffres qui, pour tout économiste, traduisent un grand succès.
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un succès absolu, lié bien sûr à l’émergence de l’univers du luxe,
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un succès également relatif, puisque l’entreprise a fait mieux, nettement mieux que ses pairs dans l’industrie du luxe.
Encore faut-il comprendre ce qui constitue la vraie réussite d’une entreprise et c’est ce thème que j’aimerais traiter aujourd’hui devant vous.
On me demande souvent, clients, journalistes, amis de la maison, la recette du succès d’Hermès.
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déception : je ne la connais pas.
Quand on vous pose la même question plusieurs fois, vous finissez par y réfléchir. La nature des activités humaines fait que, bien souvent, il n’y a pas une seule réponse, mais plusieurs. Mais notre mode de raisonnement cartésien nous pousse à synthétiser ces réponses dans un concept global. Eh bien, si j’avais à donner la réponse la plus globale à la question, je dirais que le succès d’Hermès est d’abord dû à l’éthique d’une famille, une éthique qui n’a pas changé avec les générations, mais une éthique que chaque génération a su enrichir, donnant ainsi de plus en plus de force au projet d’entreprise. Je sais bien qu’éthique et morale constituaient la même pratique au temps des philosophes grecs et je suis bien conscient de me trouver devant les membres de l’Académie des Sciences Morales.
Mais je vous parle ici de l’éthique telle que la définit André Comte-Sponville : la morale, c’est ce qu’on fait par devoir, l’éthique c’est ce qu’on fait par amour.
Hermès : son histoire
Le nom d’Hermès a acquis sa réputation par un acte éthique. Le fondateur, Thierry Hermès, en 1837, fabriquait des harnais à Krefeld, en Allemagne. Il décide de venir à Paris avec pour objectif de fabriquer les plus beaux harnais possibles et parce que les meilleurs artisans selliers se trouvaient à cette époque et à ses yeux à Paris.
Il est récompensé quelque 30 ans plus tard par le prix du meilleur harnais à l’exposition universelle de Paris et il commencera alors à livrer ses harnais puis ses selles aux grands de ce monde, Européens, Américains, Russes, etc.
Tant qu’il exercera son métier, tout comme son fils après lui, Thierry Hermès se souciera peu de faire grossir sa maison, en revanche il s’efforcera de façon quasi-obsessionnelle d’améliorer le savoir-faire de ses selliers harnacheurs.
Il y avait de nombreux selliers harnacheurs au début du 20è siècle à Paris. Tous ont disparu.
Hermès doit sa survie à l’homme qui a construit le 2è pilier du projet d’entreprise : Emile Hermès. Emile Hermès a vite réalisé que l’automobile allait remplacer le cheval comme moyen de transport. Et en homme imaginatif qu’il était, il a peu à peu développé une gamme d’objets autour du thème du voyage. Dans un premier temps, ces objets faisaient appel à son savoir-faire de sellier-maroquinier :
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trousses de voyage,
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ceintures,
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malles pour autos (les autos de l’époque n’avaient pas de coffre),
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sacs à main pour femmes, dont les premiers étaient d’ailleurs de simples réductions homothétiques des malles pour autos,
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gants.
Puis, dans un deuxième temps, il a développé des accessoires autour du thème du voyage seul. C’est ainsi que sont nés :
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les mouchoirs en soie, ancêtres de nos carrés actuels,
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les vêtements sportswear,
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les accessoires de mode : chapeaux, parfums,
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les bracelets-montres, puis les montres elles-mêmes,
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les bottes puis les chaussures
Vous pensez peut-être : voilà une démarche normale d’un bon chef d’entreprise.
Oui. Mais pour revenir à l’éthique, chacune de ces « diversifications » se fait avec la même obsession que pour le harnais du début : faire le plus bel objet de la meilleure qualité possible dans sa catégorie. Et pour ce faire, Emile Hermès s’associera aux plus grands faiseurs de chacune de ces catégories de produits : imprimeurs sur soie Lyonnais, horlogers d’exception (Jaeger Lecoultre), gantiers, et j’en passe, qui ont d’ailleurs très souvent, mais pas toujours, rejoint le groupe Hermès au fil du temps, Hermès étant devenu leur seul et unique client. Si l’inspiration initiale est venue du fondateur, la véritable fondation de l’Hermès d’aujourd’hui est venue de cette exigence d’excellence dans chacun de nos métiers, combinée à une forte créativité, exigence qui reste notre stratégie d’aujourd’hui.
Le modèle d’entreprise aujourd’hui est fondé sur 3 valeurs et une éthique. Ces 3 valeurs, ce sont :
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d’abord l’artisanat d’exception et la recherche de l’excellence dans chacun de nos métiers : nous fabriquons 75 % de nos produits dans nos propres ateliers, les 2 exceptions étant le PAP et la bijouterie.
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ensuite la créativité systématisée : sur les 50 000 références offertes à notre clientèle à un instant T, 2/3 sont renouvelées tous les 6 mois, soit environ 35 000 références.
Hermès est organisé comme une formidable machine à créer, avec une centaine de créateurs et de responsables artistiques dont le travail est orchestré par un directeur artistique général, Pierre-Alexis Dumas, fils de mon prédécesseur. -
la dernière valeur est l’affirmation d’un style qui fédère la vaste gamme que nous offrons à notre clientèle en un univers cohérent.
Le rôle du style est essentiel dans notre métier car il permet souvent à une marque d’exprimer sa personnalité. Le style pour une entreprise de luxe est un peu comme la personnalité ou le caractère pour un individu. De même que les personnes sans caractère sont parfois ennuyeuses, une entreprise sans style est bien pauvre. Je cite une cliente américaine lors d’une étude d’image : « le vrai luxe d’Hermès, ce n’est pas seulement la qualité de l’objet, c’est la qualité de la vie que j’ai avec l’objet ».
Hermès : une éthique
Ces 3 axes stratégiques sont appuyés sur une éthique, qui s’est construite au fil des générations (nous en sommes à la 6è), chaque génération ajoutant sa pierre à l’édifice.
Mon prédécesseur, Jean-Louis Dumas, homme de très grand talent, père de l’Hermès d’aujourd’hui, aimait tout conceptualiser. Et il faisait état de 4 axes, que l’on peut dire éthiques, et que nous nous sommes tous deux appliqués à enraciner dans l’animation de la maison.
Premier axe : le temps
Agir dans le temps long, c’est d’abord savoir où l’on va. Lorsqu’il a pris le pouvoir en 1978, Jean-Louis Dumas avait déjà cette obsession d’un Hermès d’excellence, recherchant la qualité extrême à travers des savoir-faire d’exception. La recherche de ce positionnement, banale aujourd’hui, était visionnaire il y a 40 ans.
Nous vivons aujourd’hui dans le temps long, ce qui signifie que nous nous préoccupons plus de la qualité et de la position d’Hermès dans 20 ans que de son résultat de fin d’année. Et le Conseil d’Administration avec nous. Cette vision à long terme est une des forces qui caractérisent souvent les entreprises familiales.
En 1993, lorsqu’Hermès est entré en Bourse, à l’occasion d’une de ces conférences qu’on appelle « road show » et au cours desquelles on vante la qualité de la société, un analyste financier demande à Jean-Louis Dumas : « Monsieur le Président, pouvez-vous nous expliquer votre stratégie financière ? Après 3 secondes de réflexion, Dumas a répondu : « oui, je peux ; ma stratégie financière, c’est que mes petits-enfants soient fiers de moi ».
Trop d’entreprises brident leurs talents parce qu’elles sont prisonnières de contraintes financières de court terme. Le temps est un luxe inouï pour un dirigeant d’entreprise, de même que pour tous les collaborateurs : il apporte vision, sérénité et harmonie.
Deuxième axe, très protestant (la famille Hermès est protestante)
L’argent n’est qu’un moyen, notamment pour pouvoir se donner du temps. Pas un but. Chez les protestants, on ne s’endette pas, et on veille à la bonne santé de l’entreprise. Vous connaissez probablement déjà le conseil du banquier suisse à son fils : « mon fils, tu peux jeter l’argent par les fenêtres tant que tu veux, pourvu que ce soit du jardin vers l’intérieur de la maison ».
De la même façon, le profit (élevé) d’Hermès est perçu comme un outil formidable pour assurer la pérennité de l’entreprise, de ses savoir-faire, en même temps que le bien-être et l’épanouissement de ses collaborateurs. Voilà une conception bien rafraichissante du rôle de l’argent dans un siècle où l’appât du gain aura probablement réussi à accréditer les pires prophéties de Karl Marx, décrédibilisant ainsi en partie le système capitaliste.
Troisième grand axe
Mettre les hommes et les compétences au centre de toute chose. Chez Hermès, il s’agit d’abord du respect dû à l’artisan, à son savoir-faire, et à l’objet qu’il élabore. Lorsqu’un artisan consacre entre 15 et 20 heures pour la fabrication d’un sac, chaque sac produit est comme une naissance résultant du croisement de la tradition et de la modernité.
L’esprit artisanal qui anime notre maison est en conflit avec le monde actuel : il coûte cher, alors qu’on cherche des économies ; il prend son temps quand on cherche à obtenir tout, tout de suite ; il est minutieux jusqu’à l’obsession dans un monde de l’à peu près.
Il s’agit également du respect des créateurs, qui sont une autre force vive de l’entreprise. En effet, les clients ne viennent pas visiter nos magasins pour vérifier la qualité des objets que nous offrons. Ils viennent voir ce qu’il y a de nouveau. Ce qui explique le rôle joué par la création et dont je vous parlais précédemment.
Le rôle de ces créateurs est de réinventer Hermès en permanence, tout en restant fidèle à ses racines et à son histoire. Joli défi qu’ils ont brillamment relevé jusqu’à ce jour.
Quatrième axe : développer un univers généreux autour de l’entreprise
Toutes ces valeurs et bien d’autres forment avec le temps un micro-monde, une mini-culture. La force de cette culture, c’est qu’elle est largement partagée par les collaborateurs de la maison, mais également par de nombreux tiers à la maison, et en tout premier lieu les clients. J’ai souvent écouté avec fierté des clients évoquer les valeurs Hermès. A vrai dire j’en ai même découvert grâce à eux, et j’ai à cette occasion découvert le sens de cette phrase de Goethe : « si tu veux connaître l’infini, parcours le fini en tous sens ».
Je ne prétends pas ici que le monde d’Hermès est infini, mais il est si vaste que je n’en ai jamais fait le tour complet, grâce notamment au rythme des collections qui se succèdent tous les 6 mois et qui sont une véritable réinvention ou renaissance permanente dans la continuité du style.
Voilà, je vous en ai assez dit, peut-être trop, sur Hermès et sa force intérieure. Tout cela donne une entreprise très atypique, la pratique reflétant la culture :
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une entreprise humaniste fondée sur les talents,
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une entreprise dont la vision stratégique est entièrement tournée vers le long terme,
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une entreprise où l’on se soucie peu de réduire les coûts, mais plus d’ajouter de la valeur aux objets que l’on fabrique,
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une entreprise où le profit n’est que la récompense du travail bien fait et pas un objectif en soi,
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une entreprise où chacun est invité à comprendre, mais surtout à apporter sa pierre à la vision stratégique,
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une entreprise qui se veut généreuse, pas seulement financièrement, mais également dans ses relations avec les tiers et avec les clients,
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une entreprise dont la croissance est entièrement organique, c’est-à-dire sans acquisition d’autres sociétés,
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une entreprise dont tous les salariés sont actionnaires, par attribution de stock-options ou d’actions gratuites.
Bref, une entreprise bien éloignée des stéréotypes larmoyants de l’économie libérale et globale. Je crois qu’il s’agit là d’un business model plutôt futuriste puisqu’il allie l’épanouissement des hommes à la performance économique.
Le luxe et son avenir
Si vous vous référez au sens du mot latin dans le Gaffiot, vous trouvez 2 significations bien différentes :
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abondance, superflu, ostentation.
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qualité, élégance, raffinement.
Je ne suis pas certain que les latins aient anticipé l’émergence du marché du luxe, mais ces deux définitions décrivent assez précisément la segmentation actuelle du marché. D’un côté un luxe à tendance ostentatoire, on dit aujourd’hui « bling-bling », le luxe du paraître et de l’affichage de richesse, dans lequel une certaine stratification s’est instaurée, reflétant plus ou moins bien la classe sociale à laquelle vous appartenez. Les journalistes ont appelé ce luxe-là le « masstige ». Le masstige a déjà entamé son déclin, car plus il se massifie, plus il perd sa signification en termes de statut social.
L’amorce de ce déclin est la preuve qu’il existe bien dans nos métiers un paradoxe à gérer, paradoxe qui se définit simplement dans les termes suivants : plus vous êtes désirable, plus vous vendez ; plus vous vendez, moins vous êtes désirable. Quelle est la réponse à ce risque qu’on appelle aussi la banalisation ?
La réponse est dans le renouvellement de l’offre, la création, la surprise et l’enchantement. Si Hermès se contentait d’offrir à sa clientèle le fameux sac Kelly, créé en 1927, il serait déjà mort. Il faut émerveiller et faire rêver nos clients, autour de l’excellence de l’objet bien sûr, de la qualité des matières premières, mais également autour du style et de l’innovation, qui sont les moteurs d’une maison comme la nôtre.
Et c’est ce que fait avec succès la 2è catégorie du secteur, que nous appellerons le luxe de la qualité, ou prestige par opposition au masstige.
Les affaires d’objets de haute qualité se concentrent sur une véritable stratégie de valeur, la valeur de l’objet et l’objet de valeur. Il existe encore un certain nombre de maisons qui ont une authentique stratégie de valeur et qui, sans pratiquer de politique de la rareté organisée, ont réussi à contrôler leur distribution et leur taille.
C’est le cas, non exhaustif, de certaines maisons d’horlogerie suisse, ou de luxe françaises ou italiennes dont Hermès s’efforce, vous l’aurez compris, de faire partie.
Ces maisons mettent tout leur talent (et souvent leur cœur) à faire de la « belle ouvrage », parfois dans des volumes significatifs, sans que le seul profit qu’elles en tirent devienne une obsession.
C’est cette branche-là du luxe qui durera, car elle satisfait une aspiration universelle d’une partie de l’humanité : une plus grande qualité de vie.
Et bien que, dans notre industrie, les opérateurs soient prompts à se prendre pour des artistes, il faut avoir la sagesse de rester ce que nous sommes : des artisans, créatifs, et à ce titre vertueux et éthiques, car ils contribuent à créer de la beauté et du rêve.
Je me permets de terminer cette présentation par une considération personnelle, que j’ai souvent partagée avec nos responsables politiques, sans résultat à ce jour.
Je vous ai dit ma conviction que l’investissement le plus rentable que puisse faire une entreprise est celui qu’elle fait dans les hommes et dans leur épanouissement : formation, partage de la vision, délégation, responsabilisation et actionnariat.
Ma remarque portera sur ce dernier point : l’actionnariat salarié. Le système libéral est à bout de souffle et il est condamné, s’il veut survivre, à inventer un nouveau partage des richesses qu’il crée.
Notre maison octroie régulièrement à chacun de ses salariés des actions, sous forme de stock-options d’abord, et maintenant sous forme d’actions gratuites. La société dans son ensemble, les sociétés comme la nôtre, ont tout à gagner dans ces attributions, car elles constituent un pont, un pont vertueux entre le monde du capital et celui du travail. Je précise qu’elles sont démocratiques, c’est-à-dire que chaque salarié se voit attribuer le même nombre d’actions, quelle que soit sa position. Chacun participe à la création de richesse, chacun en récolte les fruits, même modestement.
Or, la fiscalité imaginée par nos gouvernements, de droite comme de gauche, est si dissuasive que cette initiative est devenue pratiquement inabordable. L’idée est de punir les abus. Elle est justifiée, mais pourquoi traiter fiscalement de la même façon les bénéficiaires de 100 actions et les bénéficiaires de 100 000 actions ?
Aujourd’hui, pour donner un capital de 100 Euros à un salarié, entreprise et salarié doivent débourser 287 Euros. Calcul validé par un grand cabinet d’audit.
C’est une situation bien regrettable, socialement, économiquement et politiquement.
Je suggère au contraire que les entreprises soient activement incitées à cimenter le contrat social en ouvrant largement leur capital à leurs salariés. Le contrat social en sortirait grandi.
Je vous remercie.