Lafarge, un groupe français leader dans un monde qui change

Séance du lundi 9 décembre 2013

par M. Bruno Lafont,
PDG du groupe Lafarge

 

 

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de m’exprimer devant vous aujourd’hui : je crois que les occasions de faire part du retour d’expérience des grandes entreprises françaises sont trop rares.

Elles n’en sont que plus utiles. Utiles pour nous, puisque cela me permet de mettre en forme tout ce qui peut expliquer les raisons d’être, les succès et les défis de l’entreprise que je dirige ; mais utiles également, je l’espère, pour vous, qui consacrez votre temps et vos efforts à l’étude de l’homme – or le développement d’une entreprise est, bien avant tout autre chose, une aventure à hauteur d’homme.

Derrière la simplicité apparente du sujet sur lequel vous me faites l’honneur de m’interroger se cachent en réalité deux questions, qui renvoient à une réalité autrement plus compliquée : comment devenir leader mondial quand on est un groupe français ?

Et, surtout, comment le rester, alors que la vitesse à laquelle le monde bouge a tellement augmenté ?

Ces deux questions concernent toutes les entreprises françaises qui occupent des positions importantes dans leur métier – et même toutes celles qui ont l’ambition de devenir un jour leader.

Je ne crois donc pas que l’on puisse apporter de réponse définitive, ni universelle, à aucune de ces questions.

Ce que je crois en revanche, c’est que le groupe Lafarge a pu leur trouver des réponses intéressantes.

Nous sommes en effet depuis longtemps dans les premiers mondiaux de notre métier, qui est de fournir des matériaux nécessaires à la construction. Nous réalisons un chiffre d’affaires supérieur à quinze milliards d’euros ; nous sommes implantés dans 64 pays ; nous avons 65 000 salariés.

Je suis d’autant plus heureux de partager ces réponses avec vous aujourd’hui que nous avons mis en place ces dernières années une transformation dont l’ambition est de nous permettre de conserver cette position sur le long terme.

* * *

Je voudrais commencer en abordant de front la question de la nationalité française : être français, est-ce un avantage ou un inconvénient pour devenir leader mondial ?

Cette question entraîne un court détour : que veut dire, pour une entreprise, « être français » ? Cela ne veut plus dire être possédé par des capitaux français, parce que nombre de grands groupes « français » appartiennent majoritairement à des capitaux étrangers – et la mise en place des nouvelles réglementations financières et notamment celles de « Solvabilité II », ont accéléré cette évolution.

Au sens le plus strict, « être français » signifie donc aujourd’hui pour une entreprise avoir son siège social en France.

Cela a-t-il vraiment une importance ? Oui ! Parce que la nationalité d’une entreprise a une influence certaine sur un grand nombre de décisions concrètes : les politiques d’emploi, les choix d’investissement, la localisation des centres de recherche, des centres de production ou la prise en compte de la fiscalité… Il s’agit donc d’un enjeu crucial.

Il fut une époque, pas si lointaine, ou être français ne représentait pour une entreprise que des avantages.

Nombre de ces avantages demeurent, mais certains d’entre eux souffrent aujourd’hui d’une dilution plus ou moins brutale.

Je veux parler bien sûr de l’instabilité fiscale. Je veux parler également de l’image-pays de la France, qui était très attractive mais qui s’est dégradée depuis une dizaine d’années. Le célèbre classement Doing Business établi par la Banque mondiale a fait passer la France de la 31ème à la 38ème place en seulement trois ans, entre 2010 et 2013. La France a perdu en 2012 son triple “A” auprès des trois agences de notation de référence. La lecture souvent caricaturale que font les médias étrangers de la politique française n’arrange évidemment rien. Ce qui n’arrange rien non plus, c’est le déficit qu’on observe en France en termes de culture d’entreprise, tant dans la sphère éducative que dans le monde politique ou médiatique.

Tout cela est certes connu – mais pourtant bien réel, et ces privilèges appartiennent donc peu ou prou au passé. Mais Lafarge continue néanmoins de retirer de sa nationalité française des avantages déterminants.

Le premier, c’est que la France est un pays d’ingénieurs et d’inventeurs – ce n’est pas vous que je surprendrai en disant cela !

Ce n’est pas un hasard si Lafarge est né dans un pays dont l’Ecole des Ponts et Chaussées date de… 1775 ! Ce n’est pas un hasard si Lafarge a grandi dans un pays qui a inventé le cinéma, le moteur à explosion ou la carte à puces. Ce n’est pas un hasard si Lafarge reste aujourd’hui fidèle à un pays qui a remporté autant de médailles Fields que les Etats-Unis, à une unité près !

Le second avantage tient à ce que la France regroupe tout ce qui compte en matière de construction : un climat chaud et un climat froid, donc des problématiques de construction extrêmement variées ; de grands architectes, d’Auguste Perret à Rudy Ricciotti, en passant par le Corbusier ; des bâtisseurs visionnaires, tels que Vauban ou Haussmann ;

des leaders mondiaux dans le BTP, dans l’urbanisme, ou dans les matériaux de construction. Tout cela prend sa source dans une tradition plurimillénaire de réalisation de projets hors normes, des arènes de Nîmes à Notre-Dame d’Amiens, sans parler du Pont du Gard, de la Tour Eiffel, de la BNF ou encore, tout récemment, du Mucem – le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille.

Permettez-moi à ce propos de souligner que l’ensemble des talents et des matériaux nécessaires à la construction de ce merveilleux monument – à laquelle Lafarge a pris toute sa part – ont été trouvés ou inventés dans un rayon de vingt-cinq kilomètres autour de Marseille.

Le troisième avantage tient à la tradition universaliste de la France. Elle avait hier le deuxième empire le plus étendu derrière celui du Royaume-Uni. Elle a aujourd’hui le deuxième réseau diplomatique le plus important derrière celui des Etats-Unis. Cette tradition fait que les Français sont ouverts aux autres. Elle fait que les Français sont acceptés par les autres.

Cela a une conséquence dont la portée ne doit pas être négligée : pour s’internationaliser, la nationalité joue un rôle clef et la nationalité française est une des plus avantageuses au monde.

Le quatrième avantage est lié à une réalité parfois méconnue des Français – mais pas de vous –, parce qu’elle est paradoxale : proportionnellement à sa taille, la France compte un très grand nombre de leaders mondiaux. Nous plaçons 31 entreprises dans le dernier classement des 500 premières entreprises mondiales – c’est deux de plus que l’Allemagne, cinq de plus que le Royaume-Uni, 24 de plus que la Russie !

Les Français n’aiment pas leurs grandes entreprises, mais leurs grandes entreprises réussissent !

Le cinquième et dernier avantage est probablement, pour Lafarge, le plus déterminant. Cet avantage n’est pas tangible – ce n’est pas une situation géographique, ni une réalité chiffrée. Cet avantage est essentiellement français, au sens le plus littéral du terme. Cet avantage, c’est la culture humaniste de la France. Je veux parler de celle qui provient des racines chrétiennes de notre pays, et qui fait que l’attention à l’autre est une vertu ; que le travail n’a de sens que s’il est bien fait ; que l’individu est une part indivisible d’une communauté.

Mais je veux également parler de la culture sociale héritée de notre passé plus récent – celle qui fait que chaque homme a une valeur strictement égale à celle des autres ; que la fraternité n’est pas un vain mot ; que la nation française a une vocation universelle.

Tous ces avantages font que la France demeure pour Lafarge la vitrine de notre organisation. C’est pour cela que nous y conservons notre siège social, alors que nous n’y réalisons plus que 10% de notre chiffre d’affaires.

* * *

Cela m’amène au second point que je voudrais développer devant vous – celui du leadership : je crois en effet que Lafarge a construit un leadership qui lui est propre et qui tient à la personnalité de notre entreprise ; je crois aussi que le mouvement du monde doit amener à remettre en cause la définition même du leadership, et j’y reviendrai.

Le premier pilier d’une entreprise leader est celui de l’excellence professionnelle : tous les compartiments de notre métier doivent être parfaitement maîtrisés, depuis l’implantation dans une géographie nouvelle jusqu’à la production de l’ensemble de notre gamme de matériaux,sans oublier bien sûr la distribution, les relations avec les clients ou encore la surveillance qualité. Ce pilier est commun à toutes les entreprises les plus performantes – je ne crois pas qu’aucun leader d’aucun secteur puisse faire l’économie de l’excellence professionnelle.

Mais Lafarge le complète par une excellence qui lui est propre : sa capacité à s’intégrer dans les pays réputés les plus difficiles du monde. Cette expertise nous permet de relever des défis d’une ampleur exceptionnelle. Je pense au Nigéria, qui est un pays capital pour le Groupe, et où j’étais il y a 3 jours.

Il y a dix ans, nous ne savions pas si nous serions capables d’atteindre au Nigéria le même niveau de performance que dans nos meilleures usines mondiales et c’est pourtant le cas aujourd’hui… C’est d’ailleurs un Polonais qui dirige désormais l’une des plus grosses usines située dans le Nord du pays. Un Polonais au Nigéria ce n’est pas une recette classique… Mais c’est bien l’exploitation de la diversité du Groupe qui nous fait progresser.

Deuxième exemple : en Algérie. Après des débuts qui ont été difficiles, nous avons petit à petit appris à opérer dans ce pays à très fort potentiel.

Je viens d’y inaugurer un laboratoire de développement qui fait de l’Algérie une des vitrines de la recherche et de l’avancement technologique de Lafarge.

Ceci m’amène au deuxième pilier du leadership d’une entreprise qui est à mes yeux celui de la différenciation : après tout, un leader est par définition quelqu’un qui est suivi. Il faut donc pour cela savoir devancer ses concurrents, être au final celui qui fait la trace de son métier.

L’innovation, qui est le moteur de notre différenciation, est très profondément ancrée dans la tradition de Lafarge. Le premier laboratoire mondial de recherche spécialisé dans le ciment a été créé par Lafarge en… 1887.

Le ciment blanc qui y a été mis au point a par exemple été utilisé en 1903 pour la façade du New York Stock Exchange.

Notre complexe de l’Isle d’Abeau est aujourd’hui le plus grand centre de recherche au monde en matière de matériaux de construction. Il regroupe 250 chercheurs d’une quinzaine de nationalités différentes, et gère un portefeuille de plus de 1000 brevets et licences. Nous avons noué des partenariats avec les institutions de recherche les plus prestigieuses au monde, du MIT au CNRS, en passant par l’école polytechnique de Lausanne ou encore l’Indian Institute of Science de Bangalore.

Grâce à ces efforts, notre béton a tout simplement cessé d’être un matériau banal.

Ses possibilités d’évolution sont infinies. Notre béton est aujourd’hui un matériau hautement technologique, durable, performant et esthétique.

Nous avons ainsi mis au point des bétons extrêmement résistants pour construire les fondations des bâtiments les plus imposants. Nous avons des bétons ultra légers pour bâtir les étages élevés des tours les plus hautes. Nous avons des bétons exceptionnellement solides pour résister aux catastrophes naturelles quelles qu’elles soient. Nous avons des bétons qui résistent aux inondations en favorisant le drainage de l’eau. Nous avons des bétons tellement isolants qu’ils permettent de construire des habitations autonomes en énergie. Nous avons des bétons qui absorbent le CO2 même dans les zones obscures. Nous avons des bétons tellement beaux qu’ils permettent de donner vie aux rêves des architectes les plus visionnaires…

Cette culture de l’innovation a été croisée avec notre ouverture internationale : nous avons ainsi ouvert des « Construction labs » qui sont des Laboratoires de développement en France, en Chine, en Inde et en Algérie, comme je le disais tout à l’heure.

Ils ont pour mission d’adapter les solutions de Lafarge aux pratiques traditionnelles en matière de construction et aux problématiques locales.

Ainsi, en Inde, la configuration des bidonvilles, avec leur entrelacement de milliers de ruelles à peine assez larges pour laisser deux piétons se croiser, rendait impossible l’acheminement du béton. Aucune bétonneuse ne pouvait pénétrer dans ces quartiers. Le béton ne pouvait pas non plus être amené à dos d’homme : il aurait fait prise avant d’arriver à destination. Les habitants ne pouvaient donc pas remplacer leurs cabanes bricolées avec des produits de récupération par de vraies constructions en dur.

Notre Laboratoire de développement indien a pourtant trouvé une solution : il a inventé un béton à prise retardée, qui est conditionné en seaux de quinze litres, eux-mêmes livrés par des petits tricycles motorisés. Tout l’esprit de Lafarge est réuni dans cet exemple : une solution innovante, parfaitement adaptée aux nécessités et à la culture locales, pour des constructions plus durables, et abordables y compris pour les populations les plus démunies.

Le savoir que nous avons ainsi acquis sera sans nul doute réemployé, sous une forme peut-être différente, aux endroits de la planète confrontés aux mêmes problèmes.

Mais cela sera toujours fait avec le souci de créer des solutions parfaitement adaptées – adaptées aux favelas brésiliennes, aux townships sud-africains ou aux bidonvilles philippins ; adaptées également au maçon nigérian ou indonésien. Lafarge est en effet une organisation apprenante et c’est une condition pour conserver son leadership : les bonnes pratiques sont rapidement identifiées, et tout aussi rapidement mutualisées.

Nous restons toujours à l’écoute de nos équipes locales – c’est pour cela que leur diversité est notre richesse.

C’est grâce à elles que nous offrons des solutions de plus en plus mondiales pour maximiser les économies d’échelle, et de plus en plus locales pour qu’elles correspondent parfaitement aux besoins de nos clients.

Le troisième et dernier pilier du leadership tel que nous le concevons chez Lafarge est celui de nos valeurs – j’ai expliqué que les nôtres sont intimement liées à notre origine et à notre nationalité françaises.

Pourquoi est-ce important pour nous ? Parce que notre activité est une activité de process. C’est une activité très technique. Pourtant, ce n’est pas la machine seule qui fait la performance. Celle-ci passe avant tout par les hommes et les équipes. Par ailleurs, le poids des matériaux de construction que nous produisons interdit de les déplacer sur de longues distances, ce qui les rendrait trop coûteux. Ils doivent donc être produits au plus près de leur lieu d’utilisation finale. Cela veut dire que nous devons multiplier les sites d’implantation, dans chacun des 64 pays dans lesquels nous sommes présents. Tous ces sites composent une architecture humaine, qui ne serait pas viable sans un corpus de valeurs extrêmement fort. C’est le socle de la réussite de Lafarge.

Mais ce ne doit pas seulement être des valeurs affirmées : elles doivent s’incarner de manière très concrète dans l’activité quotidienne de notre entreprise. Nous nous y employons.

A mon sens, une entreprise leader est en effet d’abord une entreprise qui sait faire preuve de responsabilité.

Nous sommes une industrie lourde ; notre activité a un impact important sur l’environnement – elle représente environ 5% du total des émissions de CO2 dues à l’activité humaine.

Nous en avons pris conscience très tôt, sous l’inspiration de Bertrand Collomb : c’est grâce à lui que nous avons décidé d’assumer cette empreinte et de travailler à la réduire.

Il a ainsi décidé de la participation de Lafarge au sommet de Rio – pas celui qui a eu lieu il y a un an, et auquel se sont pressées toutes les entreprises de la terre désireuses de montrer qu’elles avaient enfin compris que la dégradation de l’environnement était un sujet. Non, je veux parler du premier sommet de Rio, celui qui a été organisé en 1992, quand la prise de conscience du danger environnemental était encore dans les limbes. Bertrand Collomb s’y est rendu en personne.

Mais nos efforts ne consistent pas seulement à participer à des sommets ou à nouer des relations étroites avec les ONG. Nous prenons des engagements, et nous les respectons.

Entre 1990 et 2010, nous avons ainsi réduit de plus de 20% nos émissions de CO2 par tonne de ciment produite. Nous ne souhaitons pas pour autant nous reposer sur nos lauriers, car nous savons que la force de notre leadership dépend de notre capacité à maintenir nos efforts. Nous avons donc pris pour l’avenir des engagements plus ambitieux encore : nous voulons faire croître notre contribution nette à la société et à l’environnement à horizon 2020 – 34 indicateurs concrets nous aident d’ores et déjà à mesurer notre progression. Ils sont l’incarnation – exigeante – de notre éthique de responsabilité.

Nos valeurs humanistes, que j’ai énoncées un peu plus haut, et plus généralement l’attention que nous portons à la personne, sont également mises en œuvre de manière très concrète dans la vie de notre entreprise. C’est vrai depuis sa fondation. Ainsi, être responsable c’est aussi, chez Lafarge, garantir la sécurité de nos collaborateurs, de nos sous-traitants et de nos partenaires en général.

Notre exigence de sécurité est totale, à chaque instant, dans chacune de nos installations. Permettez-moi de vous en donner un seul exemple : un salarié du groupe Lafarge saurait reconnaître n’importe quelle usine de notre groupe entre mille.

Non pas parce que le nom de l’entreprise figure sur le mur, puisque je parle ici de l’intérieur de l’usine. Non pas parce que toutes nos usines sont construites sur les mêmes plans, puisqu’elles sont largement différentes les unes des autres. Il la reconnaîtrait au premier coup d’œil grâce à la signalétique de sécurité : elle est omniprésente, et elle est rigoureusement la même partout – ce qui n’était pas le cas il y a quelques années encore. L’accent que j’ai mis sur la prévention et la sécurité a permis cela. La baisse drastique du nombre d’accidents qui en a résulté est un sujet de fierté, tout en demeurant une préoccupation de tous les instants.

Ceci explique aussi pourquoi, et ceci nous distingue de nos concurrents, même occidentaux, nous avons développé une bonne qualité de dialogue avec les syndicats internationaux.

Toutes ces valeurs humaines nous permettent de gérer des implantations extrêmement coûteuses dans des endroits reculés, au sein de cultures diverses. Tous nos dirigeants ont une expérience internationale, parce que nous exigeons d’eux avant toute chose qu’ils apprennent à aimer la différence. Je me souviens toujours avec bonheur des cinq ans que j’ai passés en Turquie entre 1990 et 1995 – ils sont à la source de beaucoup des décisions que j’ai prises depuis.

Cette culture humaniste que nous mettons chaque jour en œuvre est, je crois, la principale raison de l’adhésion à Lafarge de nos collaborateurs. On dit que la réalité du marché du travail est aujourd’hui d’avoir des carrières hachées. On dit que trois ans est une durée suffisante pour avoir fait le tour d’une entreprise avant d’en rejoindre une nouvelle. Je ne connais pas cette réalité : chez nous, les carrières durent des décennies. C’est vrai en France, mais c’est vrai partout. Vous savez sûrement qu’il y a par exemple en Chine un turn-over considérable au moment des fêtes du nouvel an : chaque année, à cette période, les salariés chinois retournent au sein de leur famille, dont ils se sont souvent beaucoup éloignés pour trouver un emploi.

Si, pendant ces fêtes, ils trouvent une entreprise moins éloignée du domicile familial, ils la rejoignent immédiatement. De nombreuses entreprises chinoises et internationales doivent ainsi renouveler chaque année à la même période une part de leur personnel qui peut être extrêmement importante – souvent plus de la moitié des salariés ! Ce n’est pas le cas dans les usines de Lafarge, où le turn-over est a minima moitié moins important que chez nos concurrents.

En bref, les valeurs sont une source essentielle de leadership. Une entreprise leader reste une entreprise tout court – et donc essentiellement une aventure humaine. C’est notre force que de l’avoir bien compris depuis l’origine.

* * *

Je me résume : excellence professionnelle, différenciation par l’innovation et valeurs humaines, tels sont donc les trois piliers du leadership de Lafarge – celui d’hier, et celui d’aujourd’hui.

Si je fais une différence entre l’un et l’autre, c’est parce que je pense en effet que la manière dont on mesurait le leadership dans le monde d’hier ne rend plus compte de manière satisfaisante du leadership d’aujourd’hui, et encore moins de celui de demain.

La mesure du leadership d’hier était celle des volumes – le tonnage le plus élevé, ou bien le plus grand nombre d’employés. Ce leadership s’appuyait sur des stratégies de croissance tous azimuts, et se traduisait donc évidemment par des acquisitions. Lafarge a couru – et a même souvent remporté – cette course à la taille.

Toute l’histoire de l’internationalisation de notre groupe dans les 25 dernières années est en effet une histoire d’acquisitions. Nous avons acheté beaucoup d’entreprises locales, depuis nos débuts à l’international au Canada et au Brésil, dans les années 1950, jusqu’à l’acquisition du géant égyptien Orascom, en 2008.

Mais je crois que la taille n’est plus le seul – ni même le principal – critère pertinent pour ériger une entreprise en leader de son secteur. Le monde a changé, il change de plus en plus vite et la manière dont on évalue le leadership doit changer avec lui.

C’est à la fois une nécessité et une conviction.

Une nécessité, parce que l’entrée en puissance de la Chine ou de l’Inde sur le marché mondial a totalement rebattu les cartes en termes de volume. En termes de taille, ces deux pays disposent d’un avantage absolu évident et probablement imparable. Si l’on se contente de classer les entreprises par taille, il y a donc fort à parier que beaucoup des leaders mondiaux seront chinois, indiens ou nigérians d’ici quelques décennies, y compris dans certains secteurs à forte intensité technologique.

Mais la nécessité de réviser la définition du leadership est également une conviction très forte : je crois que le leadership doit dorénavant se mesurer à l’aune de la capacité d’une entreprise à être en avance. En avance sur ses concurrents, évidemment. Mais également en avance sur les besoins de ses clients, y compris dans le ciment. Alors bien sûr, selon le métier de chacun, être en avance ne signifie pas la même chose. Ce qui est certain, c’est qu’hier le gros mangeait le petit. Aujourd’hui, cela a changé. C’est par exemple parfois le plus rapide qui mange le plus lent.

Pour nous, être en avance signifie anticiper les évolutions profondes du monde dans lequel nous vivons. Le monde change, certes. Mais dans quel sens ? A quelle vitesse ? Quel sera son visage dans 20, 30 ou 50 ans ? C’est ce travail d’analyse qu’il faut conduire et dont, surtout, il faut tirer les conclusions.

* * *

Le monde sera d’abord plus peuplé – les dernières projections de l’ONU tablent sur plus de 9 milliards d’humains en 2050 (contre 7 milliards aujourd’hui). Ce sont autant de personnes qu’il faudra nourrir, loger, connecter.

Le monde sera plus divers – cette évolution-là est déjà bien perceptible : en à peine plus d’une décennie, son centre de gravité s’est déplacé vers l’Est et vers le Sud. La dernière superpuissance – les Etats-Unis – est challengée de manière de plus en plus sérieuse par les pays émergents.

Je crois d’ailleurs que beaucoup de régions de ces pays ont d’ores et déjà émergé, il suffit de se rendre à Shanghaï ou à Bangalore pour en prendre conscience de la façon la plus évidente qui soit. Le monde de demain sera donc un monde multipolaire. Cela implique que le pouvoir d’influence du bloc occidental aura diminué. Il n’y aura donc pas un métier sur lequel les entreprises du Nord ne seront pas sérieusement concurrencées par celles du Sud.

Le monde sera plus global – le vecteur de cette évolution, c’est l’interconnexion entre les peuples et entre les individus, dont la croissance est exponentielle.

Les théories du développement font aujourd’hui la part belle au concept du « leapfrogging » – le « saut de grenouille ». Cette idée décrit la manière dont de nombreux pays en développement « sautent » certaines technologies trop polluantes, trop coûteuses ou trop peu efficaces pour utiliser directement les technologies les plus pointues. Il est ainsi fort probable que le téléphone fixe ne sera jamais généralisé sur le continent africain – pourquoi donc le serait-il, alors que la plupart des Africains ont déjà un téléphone portable, qui leur sert à la fois de moyen de paiement et d’adresse, puisque le nom des rues n’existe pas partout ?

Paradoxalement, le monde sera aussi plus local : les capacités offertes à un nombre sans cesse plus important de personnes de communiquer sans se déplacer auront pour effet d’accentuer la sédentarisation des communautés. La perte de pouvoir des Etats centraux est déjà souvent contrebalancée par l’influence grandissante des communautés locales – c’est par exemple tout le sens des divers mouvements de décentralisation à l’œuvre dans notre pays. Une certaine culture globalisée se répand jusque dans les contrées les plus reculées, mais les cultures locales font de la résistance et ne disparaîtront pas – je ne serai même pas étonné que nombre d’entre elles sortent renforcées de cette confrontation.

L’ancrage local continuera de susciter le sentiment d’appartenance le plus puissant – ceux qui se définissent d’abord et avant tout comme des « citoyens du monde » resteront une minorité. La globalisation suscite paradoxalement un besoin de préférences locales accrues.

Le monde sera plus chaud, et l’environnement davantage menacé. La diversité naturelle se réduit en effet année après année. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat sont chaque fois plus alarmants : ils décrivent une trajectoire de réchauffement climatique extrêmement inquiétante.

On sait déjà qu’il sera difficile – et probablement même impossible – de limiter le réchauffement global de la planète à moins de deux degrés celsius d’ici la fin du siècle. C’est pourtant un seuil au-delà duquel les conséquences seront potentiellement dramatiques, sans que l’on sache précisément quels seront les effets de cliquets les plus dangereux : montée des eaux ? Expansion des zones désertiques ? Recrudescence de la quantité et de l’intensité des catastrophes climatiques, dont on a l’impression qu’elles rythment déjà tragiquement l’actualité ?

Quel que soit le prix de l’action, on sait que le coût de l’inaction sera bien plus élevé – notre réaction collective est pourtant encore loin d’être à la hauteur. Cela ne doit pas conduire au découragement, mais à la mobilisation !

Surtout, le monde sera plus urbain. Je termine par cette dernière caractéristique pour deux raisons. D’abord parce que cette évolution est en fait une synthèse de tous les mouvements à l’œuvre. Ensuite parce que, vous l’imaginez, l’urbanisation est au cœur des préoccupations de Lafarge pour aujourd’hui. Et plus encore pour demain.

* * *

Le phénomène d’urbanisation n’est évidemment pas récent, puisqu’en un siècle le nombre d’urbains a été multiplié par douze. Depuis 2009, plus de la moitié de la population mondiale vit dans un environnement urbain.

Mais l’urbanisation est un phénomène qui s’accélère et dont on peine parfois à imaginer toutes les conséquences. Chaque jour, une surface équivalente à la superficie de Paris (soit 110 km²) est urbanisée. Il y aura cinq milliards d’urbains en 2030, soit 1,5 milliards de plus qu’aujourd’hui. A cette date, les villes du Sud abriteront 80% de la population urbaine mondiale.

Ces quelques chiffres, pris parmi mille autres tout aussi stupéfiants, donnent une idée de l’ampleur des mouvements à l’œuvre. Les villes, qui sont parfois déjà saturées, polluées et fracturées devront devenir plus compactes, plus accueillantes, plus connectées, plus durables, plus belles – en un mot, meilleures. Et cela, tout en continuant d’accueillir des dizaines de millions de nouveaux urbains chaque année. Notre ambition est de les y aider. Je suis en effet profondément convaincu que l’avenir de la ville passe par les entreprises – le pays ou la municipalité qui aurait à lui ou à elle seul(e) toutes les cartes en main pour bâtir une ville meilleure n’existe plus.

Pour nous donner les moyens de cette ambition, nous avons entamé une profonde transformation.

C’est pour cela que nous avons décidé d’accroître significativement nos efforts de recherche et de développement, qui se sont rapidement traduits par des innovations.

C’est également en raison de cette transformation que nous avons revendiqué avec plus de force encore notre tradition de pionnier – être pionnier, c’est au final être non seulement là où ça compte, mais surtout là où ça va compter.

Pour nous, et compte tenu du fait que la quasi-totalité de l’urbanisation à venir aura lieu dans les villes des pays émergents ou en voie de développement, cela a bien sûr conduit à un rééquilibrage de la répartition de nos activités. Ainsi, l’ensemble Europe du Nord plus Etats-Unis représentait 90% de notre chiffre d’affaires en 1990, contre un peu plus de 30% aujourd’hui. 60% de notre activité est réalisée dans les pays émergents, sans qu’aucun d’entre eux ne dépasse 5% du total.

Nous sommes aujourd’hui fin prêts à contribuer à la construction de villes meilleures – et ce n’est pas un hasard s’il s’agit littéralement de notre toute nouvelle signature : « construire des villes meilleures ».

La ville meilleure sera plus compacte et plus dense – nous savons que le mouvement d’étalement urbain n’est pas la panacée, tant il introduit de contraintes en termes de mobilité, de répartition des aménagements ou de disponibilité foncière ; tant il constitue également une menace pour les terres agricoles et les espaces vierges. Pour bâtir des villes plus compactes, il faudra donc construire des édifices plus hauts. Ces bâtiments ne devront pas pour autant être plus exposés que les autres aux catastrophes qui ont dévasté la Nouvelle-Orléans, Aquila ou Fukushima. Nous disposons pour cela de tous les bétons dont j’ai parlé. C’est grâce à ces produits que la plus haute tour d’habitation du monde est entrain de voir le jour, en Inde.

La ville meilleure sera plus durable – dans le sens qu’elle devra à terme avoir sur l’environnement une empreinte sinon positive, du moins neutre. Cela nécessite, en ce qui concerne la construction, d’adopter une approche en termes de cycle de vie des matériaux et des bâtiments – pour le dire autrement, cela veut dire que la comparaison des empreintes environnementales des différents matériaux de construction doit englober toute leur durée de vie. Elle doit comprendre leur production, leur acheminement, leur configuration, leur gestion durant leur durée de vie, leur démolition et leur récupération. Cette approche, qui me semble être indiscutable, produit des résultats parfois contre-intuitifs : ainsi, dans la plupart des situations, le béton est un matériau plus durable et plus « vert » que tous les autres, y compris… le bois ! La ville meilleure sera plus accueillante – elle devra pourvoir au logement abordable et décent d’un nombre toujours plus grand d’urbains. Il faut donc prévoir des méthodes de construction qui soient rapides, standardisées, fiables et peu coûteuses. C’est exactement la démarche adoptée par Lafarge, aussi bien dans les bidonvilles indiens que dans la construction en cours de logements sociaux innovants à Bègles, en Gironde, caractérisés par leur modularité et la présence de jardins à tous les étages. – La ville meilleure sera plus connectée. La mobilité dans la ville et vers la ville est à l’évidence un enjeu de toute première importance du XXIème siècle.

Ce sont nos solutions, notamment en termes de logistique – qui est un sujet déterminant pour les plus grands chantiers – qui ont été adoptées pour la construction d’une troisième ligne de métro au Caire ou pour la réalisation, au Canada, du pont le plus large du monde, avec dix voies de circulation. La ville meilleure sera enfin plus belle – et vous seriez surpris par les potentialités esthétiques quasi illimitées de nos bétons les plus nobles. Ce sont eux qui habillent par exemple le nouveau stade Jean Bouin ou le Mucem dont je vous ai déjà parlé, ou qui permettront de mener à bien la rénovation de la citadelle irakienne d’Erbil, une des plus anciennes villes de l’histoire restée continuellement habitée. Ce dernier projet est un beau symbole de ce que toutes les villes, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui, peuvent devenir des villes meilleures.

* * *

Le fait que Lafarge soit ainsi positionné pour contribuer à toutes les facettes d’une ville meilleure traduit en creux l’objectif implicite de notre transformation.

Nous voulons passer d’un rôle de fabricant de matériaux de constructions à celui de fournisseur de solutions de construction.

Cela nous permet d’apporter aux problèmes posés les solutions les plus satisfaisantes et les plus personnalisées, puisque nous intervenons dès l’amont du projet.

Cela nous autorise à remonter la chaîne de valeur, puisque nous fournissons des services et plus seulement des matériaux ; puisque nos interlocuteurs sont désormais aussi les architectes et les pouvoirs publics, et plus seulement les entreprises de maîtrise d’ouvrage.

Surtout, cela garantit notre capacité à être en avance. En avance sur nos concurrents, et en avance sur les besoins de nos clients.

Cela fonde une croissance organique durable. Mon rêve est proche de ne plus avoir besoin de procéder à des acquisitions pour grandir.

Voilà toutes les raisons pour lesquelles je suis si fier de diriger cette magnifique entreprise.

Voilà les raisons pour lesquelles nous avons l’ambition de demeurer leader mondial de notre secteur.

Voilà surtout pourquoi notre signature, « construire des villes meilleures » veut dire, en substance, que l’avenir nous appartient.

Etre un leader est un combat de chaque instant et qui n’est jamais gagné. De chaque instant, parce qu’il faut savoir remettre régulièrement en cause l’ensemble de ses certitudes. Un combat qui n’est jamais gagné, parce que l’histoire économique est remplie d’entreprises autrefois leaders mais qui ont été dépassées par la vitesse à laquelle le monde bouge.

Etre un leader, finalement, nécessite donc avant tout de savoir se poser les bonnes questions : Quel sera le monde de demain ? Celui d’après-demain ? Qui seront nos clients ? De quoi auront-ils besoin ? Qu’est-ce que la France peut apporter à ses entreprises ? Quelle est la responsabilité de notre entreprise dans la construction de ce monde en devenir ?

C’est grâce à ses valeurs propres qu’une entreprise peut espérer apporter à chacune de ces questions une réponse adéquate. C’est grâce à ses équipes qu’une entreprise peut espérer mettre en œuvre ces réponses de manière satisfaisante.

C’est aussi grâce à des échanges, comme celui que nous avons aujourd’hui, qu’une entreprise peut prendre le temps de s’interroger sur elle-même et mieux appréhender l’évolution d’un monde face auquel elle doit inlassablement s’adapter.