Rationalité économique et mondialisation

Séance du lundi 23 juin 2014

par M. Michel Pébereau,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Deux ans après le démarrage de la crise financière mondiale des subprimes, à l’occasion d’une visite à la London School of Economics, la reine d’Angleterre a posé une question simple, mais qui fâche : “Messieurs, pourquoi cela n’avait-il pas été prévu ?” Le problème des économistes n’est pas d’aujourd’hui. Winston Churchill l’avait analysé avec son ironie habituelle quand il était Chancelier de l’Echiquier : “Quand je réunis cinq économistes, j’ai cinq avis différents ; si Keynes est parmi eux, j’en ai même six…”.

Ce qui est en cause, ce n’est pas l’économie comme science du comportement humain. Ce sont l’analyse et la prévision macroéconomiques qu’a évoquées Thierry de Montbrial la semaine dernière. Elles se sont installées  au centre des réflexions économiques à la suite justement de la “Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” de Keynes, qui apportait une réponse à la crise des années 1930. La macroéconomie cherche à expliquer les variations du revenu global en partant de l’étude des groupes d’agents économiques (les ménages, les entreprises, les administrations publiques) et des quantités globales qui peuvent se relier à leur comportement (la production, la consommation, l’investissement, l’épargne), ainsi que des relations entre ces quantités globales. Des modèles d’analyse sont construits sur ces relations à partir d’hypothèses, les unes keynésiennes, les autres classiques. Ils permettent de faire des prévisions et des simulations, de tester des mesures de politique économique. Ils ont été indéniablement utiles pendant les décennies d’après-guerre. On les a crus capables d’orienter efficacement les politiques. Cette conviction a été fortement ébranlée car aucun de ces modèles n’a pas permis de prévoir, ni même d’expliquer les enchaînements qui ont conduit une simple crise immobilière américaine à se transformer en une crise financière mondiale.

Ce discrédit de la macroéconomie ne doit pas faire oublier la solidité du socle de la rationalité et donc de la science économiques que constitue la microéconomie. Celle-ci analyse l’activité et les comportements des sujets individuels et des quantités dont ils peuvent disposer. Notre regretté confrère Raymond Barre avait très clairement défini son objet. “L’activité humaine présente un aspect économique lorsqu’il y a lutte contre la rareté”, écrivait-il. Tout homme a des besoins, c’est-à-dire des désirs de disposer de moyens capables de prévenir ou de faire cesser des sensations de peine ou d’insatisfaction, ou de moyens aptes à provoquer des sensations agréables. Les besoins qu’un individu ressent ou exprime sont éminemment subjectifs : ils varient d’une personne à l’autre. Ils sont, certes, dépendants de facteurs psychologiques, sociologiques ou moraux. Mais ils correspondent avant tout à ses propres exigences. Ils s’accroissent et se diversifient sans cesse. Or les moyens que l’homme a de les satisfaire sont limités. Il vit dans un monde de rareté : les ressources dont il dispose sont soit insuffisantes, soit mal réparties dans l’espace. Et il est soumis aux limites du plus rare de tous les biens : le temps.

Ce qui est au centre de la science économique, c’est la manière dont l’homme effectue ses choix, qui ont un coût, et mobilise ses ressources, qui sont limitées, pour atteindre ses objectifs. Ses choix correspondent en général à un comportement rationnel. La rationalité économique des comportements individuels est à l’origine de la création de richesses. Elle explique que la mondialisation puisse être un instrument d’enrichissement de la planète.

 

Rationalité économique et richesses

 

La science économique et l’histoire ont démontré la rationalité de l’économie de marché pour créer des richesses. Mais elles ont aussi mis en évidence l’absolue nécessité d’entourer le marché d’un cadre institutionnel et régulateur adapté, que l’Etat seul peut assurer.

 

Rationalité de l’économie de marché

 

Depuis les “Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations” d’Adam Smith, en 1776, les principes qui fondent la rationalité de l’économie de marché ont été clairement dégagés par la recherche économique. L’histoire a confirmé le bien-fondé de ces analyses.

 

Le fondement de la création de la richesse est l’intérêt personnel

 

Par rapport aux autres pères de la science économique que sont Jean-Baptiste Say et Stuart Mill, Adam Smith a le double avantage de l’antériorité et de la célébrité. C’est à lui que je vais me référer.
A l’origine de la création de la richesse, il y a l’intérêt personnel : ce qu’Adam Smith appelle “l’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition” qui “nous accompagne depuis le sein de notre mère et ne nous quitte pas jusqu’à la tombe”. C’est lui qui nous conduit à travailler, à produire.

Mais “livré à lui-même, l’homme pourrait à peine subvenir au plus élémentaire de ses besoins”. C’est “le travail annuel d’une Nation”, dit Adam Smith, qui “est le fonds primitif qui fournit […] toutes les choses nécessaires et commodes à la vie”. La coopération de tous se réalise spontanément, dans les sociétés humaines, par la division du travail. Celle-ci conduit à la spécialisation qui est la clé de l’efficacité dans la lutte collective contre la rareté.

Pour que la division du travail soit possible, un système d’échanges doit être organisé. “La tendance à troquer, à échanger une chose contre une autre est une résultante de l’intérêt personnel”. Pour assurer l’échange, c’est le mécanisme impersonnel du marché qui permet d’harmoniser au mieux les intérêts individuels. Sa main invisible fixe le prix. “A un niveau tel”, précise Stuart Mill, que “les quantités offertes et demandées soient égales”.

 

La rationalité économique conduit à l’économie de marché

 

Quel que soit le cadre géographique dans lequel elle se situe, une économie est une communauté, un groupe de personnes en relation les unes avec les autres dans leur vie courante. Le comportement des individus qui la constituent, ainsi que leurs interactions sont guidés par quelques grands principes de bon sens qui fondent la rationalité de l’économie de marché.

 

Les décisions individuelles sont guidées par trois principes

 

Les gens doivent faire des choix. Pour obtenir une chose qui vous tente, vous devez en général renoncer à une autre que vous aimez. C’est la conséquence logique de la rareté des ressources. Chacun doit prendre en permanence de telles décisions, par exemple pour l’allocation de son temps ou de son revenu.

Le deuxième principe est que le coût d’un bien est ce à quoi l’on est prêt à renoncer pour l’obtenir. C’est ce que l’on appelle le coût d’opportunité. La comparaison des coûts est un élément déterminant des choix, même si elle n’est pas toujours réalisée sur des bases objectives. Pour comparer, les gens rationnels pensent en termes marginaux. Ils n’engagent une action que si et seulement si le bénéfice marginal de celle-ci est supérieur à son coût marginal.

Enfin, les individus réagissent aux incitations. Puisqu’ils prennent leurs décisions en comparant coûts et bénéfices, leur choix se modifie lorsque les termes de la comparaison changent. Il est en particulier sensible à l’évolution des prix et aussi de l’environnement. Les  pouvoirs publics peuvent donc l’influencer par des incitations financières ou réglementaires. Cela implique que s’ils n’ont pas bien réfléchi aux conséquences d’une de leurs décisions sur les comportements individuels, celle-ci peut avoir des effets contreproductifs.

Voilà pour les comportements individuels.

 

Les individus ne sont pas isolés. Leurs décisions affectent leur entourage et sont affectées par les choix de celui-ci. Trois principes guident leurs interactions.

 

Le premier est que l’échange enrichit tout le monde. C’est là la traduction directe de l’utilité de la spécialisation, qui conduit à la division du travail.

Le deuxième est qu’en général les marchés constituent une façon efficace d’organiser l’activité économique. Ses prix incitent normalement les décideurs individuels à agir de telle sorte que le bien-être de la société entière s’en trouve maximisé.

Le troisième est que les pouvoirs publics peuvent parfois améliorer les résultats du marché. Ils peuvent avoir à le faire pour augmenter son efficacité en cas de défaillance du fait par exemple d’externalités (c’est-à-dire d’impact sur autrui d’une action individuelle) ; ou en raison de l’existence d’un pouvoir de marché, (si un individu ou un groupe peut manipuler les prix). Ils peuvent aussi avoir à intervenir pour promouvoir une redistribution plus équitable de leur point de vue de la prospérité économique, par des prélèvements obligatoires ou des dépenses sociales, c’est-à-dire la solidarité.

C’est sur la base de ces principes que Léon Walras a établi en 1876, un modèle mathématique dégageant un équilibre général  dans un système théorique de concurrence pure et parfaite sur tous les marchés en agrégeant offres et demandes individuelles. Son modèle, qui comporte à la fois une théorie du consommateur et une théorie du producteur, est fondé sur l’interdépendance de tous les marchés de produits et de services et des marchés des facteurs de production, à partir de l’analyse de l’activité et des comportements des individus et des quantités qui entrent dans leur sphère d’influence. Vilfredo Pareto a montré comment ce modèle peut dégager un optimum économique, c’est à dire une situation dans laquelle nul ne peut plus améliorer son sort qu’au détriment d’un autre. Ce modèle mathématique, très esthétique, est bien sûr théorique. Il n’a naturellement aucune capacité prédictive. Mais il est un très bel instrument d’analyse. L’approche consistant à établir des fondements microéconomiques à la macroéconomie, a connu une nouvelle jeunesse dans les années 1970 et 1980 avec la théorie des anticipations rationnelles. Les modèles de croissance néoclassiques correspondants n’ont pas été plus efficaces que les modèles keynésiens pour prévoir la crise.

En revanche, l’analyse de la création de richesse a été considérablement renouvelée par la prise en compte des enseignements de Joseph Schumpeter qui ont permis de mieux analyser le comportement des entrepreneurs. Ceux-ci utilisent des ressources non pas seulement pour produire, mais aussi pour innover. Ils dépensent pour la recherche et utilisent le stock de connaissances et d’innovations existantes pour échapper à la concurrence, et dégager ainsi un profit transitoire qui disparaît lorsqu’une nouvelle innovation rend la précédente obsolète. La décision d’innover est liée à sa probabilité de succès, à son effet sur la productivité, et bien sûr à son coût. De ce point de vue, l’environnement institutionnel est loin d’être neutre : la protection des droits de propriété intellectuelle, la facilité d’accès à des investisseurs désireux de prendre des risques, l’effort public de recherche développement, la mobilité du travail sont autant de facteurs qui peuvent influencer l’innovation. Progrès technique et création de richesse reposent sur un processus de destruction créatrice qui provoque, avec la disparition de certains producteurs, une nouvelle division du travail.

La théorie microéconomique ne cesse de se renouveler. Une économie et une finance comportementales se sont progressivement dégagées. Elle recourt logiquement aux outils des psychologues. Parallèlement, les outils économiques sont utilisés pour explorer la psychologie, la sociologie, la biologie. Comme le disait Gery Becker qui a obtenu le prix Nobel d’économie en 1992 pour avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand nombre de comportements humains : “L’économie n’est pas seulement un jeu joué par de brillants universitaires, mais aussi un outil puissant pour analyser la société”.

 

L’histoire a confirmé la rationalité de l’économie de marché

 

Elle a établi l’échec du système alternatif de gestion centralisée de l’économie mis en œuvre, en Europe et en Asie, par les pays communistes ; ainsi que des systèmes s’en inspirant plus ou moins qui ont été expérimentés dans  nombre de pays du Tiers Monde après la deuxième guerre mondiale.

Pendant les quatre décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, les pays de l’OCDE, qui avaient choisi l’économie de marché, ont connu une croissance économique sans précédent qui a permis un extraordinaire progrès social. Les niveaux et les modes de vie se sont améliorés plus que pendant les quatre siècles précédents. Notre génération, mes chers confrères, est l’une des dernières qui peut témoigner de l’ampleur de la révolution qu’a connue la vie quotidienne entre notre adolescence et celle de nos petits-enfants.

Or, dans la même période, l’économie des pays communistes n’a guère progressé. L’échec de l’économie centralisée a longtemps été masqué par des statistiques officielles soviétiques abusivement flatteuses. Il a enfin pu être mesuré, en termes de production et de niveau de vie, après l’effondrement du système. Le contraste entre la prospérité des provinces de l’Ouest et la pauvreté de celles de l’Est de l’Allemagne au moment de la réunification, était saisissant : les dépenses publiques consenties par l’Allemagne pour y faire face ont failli provoquer la remise en cause des normes budgétaires européennes. L’écart est abyssal entre la Corée du Sud qui est l’un des pays les plus riches du monde, et la Corée du Nord, qui est en état d’extrême misère.

Ce sont plus largement la rapidité de la croissance économique et du progrès social réalisés grâce au passage à l’économie de marché de la plupart des pays qui l’avaient jusqu’alors rejetée qui a démontré l’efficacité de celle-ci : d’abord en Europe Centrale et Orientale,  et en Chine, puis au Vietnam. La même démonstration a été faite par l’abandon progressif par la plupart des pays du Tiers Monde, de systèmes mixtes de gestion économique.

En septembre 2000, les Nations Unies avaient adopté un objectif ambitieux pour leur millénaire du développement : réduire de moitié la pauvreté dans le monde en 2015 par rapport à 1990. Pendant longtemps, on pensait en France et dans certaines organisations internationales qu’un tel résultat ne serait accessible qu’au prix d’un renforcement substantiel de l’aide publique des pays avancés au développement. Or, celle-ci n’a pas augmenté. Mais grâce aux progrès accomplis du fait de l’adoption, un peu partout, de l’économie de marché, l’objectif a été atteint par anticipation à la surprise générale. En 1990, 47 % de la population mondiale gagnait moins de 1 $ par jour. Dès 2010, il n’y avait plus que 22 % d’une population pourtant significativement accrue qui gagnait moins de 1,25 $ par jour. Sept cent millions de personnes dans le monde sont sorties de l’état d’extrême pauvreté en vingt ans. La part des personnes à faible revenu est passée de 1990 à 2010 de 17 % à 6 % de la population au Brésil et de 60 % à 31 % en Chine.

Grâce à l’économie de marché, la part des pays en développement dans la production mondiale est passée de 33 % à 45 % de 1980 à 2010 ; leur part dans le commerce international de 25 % à 47 %. Ces progrès sont créateurs de classes moyennes. D’après le rapport 2013 du PNUD, le Programme des Nations Unies pour le Développement,  la population de celles-ci va passer de 800 millions en 2009 à plus de 2 milliards en 2020 et près de 4 milliards en 2030 dans les pays en développement. Sur la même période, elle restera à peu près stable dans les pays avancés d’Europe et d’Amérique du Nord, autour du milliard de personnes actuel.

L’histoire confirme les conclusions de la science économique. Comme la démocratie en matière de politique, l’économie de marché est bien, en matière de gestion de l’économie, le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres.

 

L’indispensable Etat

 

Mais son succès n’est possible que si l’Etat joue bien le rôle qui doit être le sien. Il doit assumer ses fonctions régaliennes, et en particulier veiller sur la qualité de l’état de droit, sur la stabilité de la monnaie et sur les libertés. Il a aussi à assurer l’efficacité des marchés non concurrentiels et la cohésion sociale sans laquelle il est impossible d’optimiser le potentiel de création de richesse.

 

L’économie de marché a besoin de l’Etat souverain

 

L’état de droit est indispensable au bon fonctionnement de l’économie de marché. C’est aux pouvoirs publics de l’assurer au titre de leurs fonctions régaliennes. Il faut que le droit de propriété soit reconnu et protégé pour que la production de richesse de chacun améliore sa condition dans la société. Pour que l’échange se banalise, un droit du contrat solide doit exister. Et un système judiciaire indépendant et honnête doit être là pour faire respecter ces deux droits dans la société.

La vie économique ne peut, en outre, guère se développer sur la base du troc. C’est la monnaie qui permet la multilatéralisation des échanges. Elle doit pour cela être en mesure d’exercer ses trois  fonctions économiques d’unité de compte, d’intermédiaire des échanges, et d’instrument de réserve de valeur. C’est à l’Etat de créer ou de choisir une monnaie, et de faire en sorte qu’elle soit gérée dans des conditions adaptées au bon exercice de ses fonctions. Cela suppose l’existence d’une Banque Centrale indépendante ayant la mission statutaire et les moyens de veiller sur la valeur de la monnaie depuis que la référence aux métaux précieux a disparu. C’est aussi une condition du bon fonctionnement de l’économie.

L’Etat est enfin seul susceptible d’assurer ce qui permet à chacun de faire des choix : les libertés. Sans liberté d’entreprendre et de travailler, sans liberté d’utiliser le revenu gagné ou le capital accumulé, il ne peut y avoir un bon fonctionnement de l’économie de marché. Le libéralisme économique est l’héritier du siècle des lumières et de la révolution de 1789.

 

L’économie de marché a besoin d’un Etat régulateur

 

Le marché n’est pas toujours à même d’assurer les échanges dans des conditions satisfaisantes du point de vue de la recherche de l’optimum souhaité du fait de la nature de certains biens ou services, ou des comportements rationnels des acteurs concernés. La science économique a analysé ces défaillances du marché chaque fois qu’elles apparaissaient. Elle propose des solutions pour y remédier, impliquant souvent une intervention régulatrice, mais qui partent, en général, de l’analyse des comportements individuels, de la rationalité des décisions individuelles.

Les situations de concurrence imparfaite, où les producteurs vendent sur le marché avec un contrôle partiel ou total de leurs prix sont depuis longtemps identifiées. Ce sont notamment les cas de monopole, de concurrence monopolistique,  ou de concurrence oligopolistique. Des réglementations de la concurrence visant les ententes, les abus de position dominante, les abus de faiblesse ont été de longue date établis un peu partout  dans le monde. Elles ont démontré leur efficacité.

Les biens publics, qui ont pour caractéristique que leur consommation ou leur usage par une personne n’empêche pas formellement la consommation ou l’usage par d’autres, contrairement aux biens privés, posent des problèmes spécifiques. Ils ont fait l’objet d’analyses très approfondies, notamment par l’école de Toulouse, que dirige notre confrère Jean Tirole.

On parle d’externalité quand les actions d’un individu affectent l’espace de choix ou l’objectif des autres sans passer directement par les prix. Les externalités négatives sont celles qui affectent négativement l’utilité ou le profit des autres : par exemple la pollution engendrée par une production. On peut inversement parler d’externalité positive pour les investissements éducatifs. Les externalités correspondent donc à l’existence de coûts sociaux ou collectifs  qui fait que le marché est défaillant à aboutir à un optimum social. L’analyse économique moderne a apporté des solutions aux problèmes des externalités, qui supposent en général une intervention de l’Etat.

Et puis, l’analyse économique contemporaine a étudié les problèmes résultant des asymétries d’information. Là aussi, une intervention de l’Etat est nécessaire. Elle prend notamment la forme de réglementations de la protection du consommateur : en matière de sécurité et de santé bien sûr, mais plus généralement en matière de transparence des prix ou de délai de réflexion pour des achats importants. Les biens et les services ne cessent de se multiplier et de se complexifier, et les moyens mis en œuvre par producteurs et commerçants en matière de publicité, de s’accroître et de se diversifier. Les nouvelles technologies  de l’information créent à cet égard une véritable révolution qui nécessitera l’adaptation des réglementations.

Enfin, l’expérience montre que les acteurs économiques sont souvent en interaction stratégique. La théorie des jeux permet d’analyser ces comportements. Elle est largement utilisée pour définir les conditions d’un équilibre optimum intégrant ces interactions.

Le secteur financier mérite une mention spécifique. L’histoire a démontré de longue date qu’il nécessitait une régulation. Certains ont pu en douter. Ils estimaient que le prodigieux développement des marchés internationaux depuis la décision de flottement généralisé des monnaies en 1976 assurerait quoi qu’il arrive la liquidité des établissements bancaires et financiers. La crise financière de 2007-2009 a montré que tel n’était pas toujours le cas.

Les banques jouent un rôle central dans le fonctionnement de l’économie qui rend leur faillite plus dommageable  pour le fonctionnement de celle-ci que celle d’une entreprise d’un autre secteur d’activité. Leur régulation et leur supervision sont indispensables. Elles existent d’ailleurs de longue date et partout dans le monde. Elles doivent avoir pour objectif que les banques soient gérées avec efficacité et prudence,  et que leurs pertes éventuelles n’aient en aucun cas à peser sur le contribuable. Elles viennent d’être considérablement renforcées par les décisions prises au niveau européen en application des recommandations du Comité de Bâle des régulateurs, dans le cadre de l’Union bancaire qui vient d’être créée.

En ce qui concerne les marchés, les acteurs, qui sont des investisseurs, sont supposés avoir des comportements stabilisateurs, en achetant quand les prix sont bas et en vendant quand ils sont élevés. L’expérience a montré qu’ils peuvent avoir des comportements moutonniers qui conduisent  à des dynamiques des prix autoentretenues à la baisse, ou à la hausse. On les observe périodiquement sur les marchés immobiliers ou financiers avec la constitution de bulles qui sont suivies de crises. Ce sont ces phénomènes que nous venons de vivre avec la crise des subprimes, la crise financière mondiale et la crise des dettes souveraines de la zone euro.

Au-delà même des défaillances, il ne faut pas s’y tromper : l’efficience des marchés de l’argent est une illusion de théoriciens. Même lorsqu’ils fonctionnent avec toute la liquidité souhaitable, les prix qu’ils dégagent à chaque instant, ne sont la juste valeur des biens concernés que pour les opérations des professionnels que sont les traders.
La rationalité des comportements individuels peut donc déboucher sur des situations qui ne sont pas optimales pour la collectivité. L’analyse microéconomique a bien défini ces situations et leur a apporté des réponses scientifiques appropriées. La mise en place de réglementations ou de mesures spécifiques pour les corriger est alors non seulement justifiée mais indispensable.

 

L’Etat est en charge de la cohésion sociale

 

Au-delà de ses responsabilités régaliennes, c’est bien à lui d’assurer une redistribution de la prospérité économique qui sera jugée équitable par la collectivité. Il doit pour cela fixer un niveau et une répartition des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques correspondant à la conception que les citoyens ont de leur rôle. Dans chaque pays, la démocratie repose sur un consensus spécifique sur l’importance de la place de l’Etat, les moyens dont il peut disposer et les missions qu’il doit assurer. Il faut les rendre compatibles avec la poursuite du progrès économique mais aussi savoir les adapter pour éviter que les crises inhérentes à l’économie de marché débouchent sur des difficultés sociales qui remettraient en cause le consensus national.

Celui-ci comporte une dimension fiscale. En France, comme au Royaume Uni, la démocratie est née de conflits sur la fiscalité, son niveau et son assiette. La place que les prélèvements obligatoires prennent dans l’utilisation des fruits de la production est le premier sujet politique. En outre, les impôts influencent les décisions individuelles. Ils ont donc une influence directe sur la création de richesse. Le niveau et la répartition des prélèvements obligatoires sont des sujets majeurs d’un point de vue tant politique qu’économique. Le choc fiscal que vient d’expérimenter notre pays l’a bien montré.

Les démocraties reposent aussi sur des modèles sociaux qui leur sont spécifiques parce qu’ils sont le fruit de leur histoire, traduisent les principes de solidarité de leur communauté. A l’Ouest de l’Europe, ces modèles couvrent les risques maladie, vieillesse, chômage,  comportent une dimension familiale. Le système éducatif en fait également partie.

La responsabilité de l’Etat est de faire évoluer le consensus national sur la fiscalité et le modèle social en fonction des aspirations de la communauté nationale et de l’évolution de l’environnement tout en s’efforçant de le rendre compatible avec une efficacité aussi élevée que possible de l’économie.

L’Etat peut enfin avoir un rôle de régulateur macroéconomique à jouer. Tel peut être le cas, on le sait, dans les périodes de ralentissement du cycle économique. En cas de sous-emploi des facteurs de production, une demande publique d’investissement supplémentaire peut être nécessaire pour compenser une insuffisance momentanée de la demande privée. Le déficit correspondant devrait être, selon Keynes, corrigé dans la phase d’expansion du cycle que cette intervention publique va hâter.

On sait qu’au cours des dernières années, les Etats ont été conduits à s’endetter beaucoup dans les pays avancés. La dette publique dépasse 90 % du PIB en France et au Royaume Uni comme aux Etats-Unis et elle dépasse 240 % du PIB au Japon. Ce n’est pas raisonnable et c’est peu équitable vis-à-vis des générations à venir pour lesquelles cette dette sera une charge et une contrainte. L’Etat ne saurait s’abstraire du principe de bonne gestion qui s’impose à tous les agents économiques : la dette n’est structurellement justifiée que pour financer des investissements susceptibles de créer la richesse qui permettra de la rembourser. Niveau et croissance potentielle du patrimoine et du revenu de chaque agent économique, y compris l’Etat, fixent  des limites à sa capacité d’endettement qui devraient toujours être respectées.

On le voit, la rationalité des comportements économiques individuels ne peut assurer la richesse de la Nation qu’à la condition que l’Etat sache créer, gérer et faire évoluer un cadre institutionnel et réglementaire adapté et assurer, par la redistribution des richesses, la solidarité nécessaire au consensus social, à assurer la cohésion nationale.

 

Mondialisation et richesse de la planète

 

C’est en partant des analyses et des expériences qui ont démontré la rationalité de l’économie de marché que l’on se convainc qu’elle devrait logiquement permettre d’assurer, par la mondialisation, la richesse de la planète. Malheureusement, le cadre indispensable qu’il faudrait créer, au niveau international, pour assurer son efficacité, paraît aujourd’hui difficilement accessible.

 

Rationalité de la globalisation

 

La libéralisation des échanges internationaux est rationnelle. David Ricardo l’a démontré avec son principe des avantages comparatifs. Les  démocraties occidentales ont décidé de fonder les relations internationales de l’après-guerre sur la promotion  du libéralisme et de la coopération. Ce choix a permis une croissance sans précédent de l’économie mondiale. La mondialisation engagée sur cette base va être entretenue par des forces nouvelles et puissantes.

 

La rationalité économique conduit à la libération des échanges internationaux

 

L’extension géographique du marché ne peut qu’accroître la richesse de tous ceux qui y participent par l’extension du champ d’application du principe de spécialisation : c’est dans la logique du principe d’Adam Smith. On a pu constater que l’efficacité économique du marché s’est accrue quand son espace est passé de la tribu à la cité ou à la province, de la Nation au continent. Une répartition du travail par la spécialisation est plus efficace organisée à l’échelle des 500 millions d’européens qu’à celle des 60 millions de français, et le sera encore davantage à l’échelle des 7 milliards d’êtres humains de la planète. L’intérêt de la globalisation pour accroître la richesse est donc une évidence. Toutefois, la libéralisation des échanges entre pays pose un problème spécifique : elle implique une ouverture des frontières, c’est-à-dire une décision des Etats concernés, chacun d’eux conservant ses compétences d’Etat sur son territoire national.

Pour Adam Smith, le principe de spécialisation est aussi logique dans les relations internationales qu’au niveau de l’échange individuel. “La maxime de tout chef de famille avisé”, écrit-t-il, “est de ne pas essayer de faire chez soi la chose qui lui coûtera moins cher à acheter qu’à faire. Ce qui est la sagesse dans la gestion familiale ne peut être qu’exceptionnellement déraisonnable dans celle d’un grand royaume”. Mais comment éviter que cet échange débouche sur des déséquilibres dont la perpétuation serait insupportable ? Le pays structurellement débiteur n’aurait pas la capacité d’honorer éternellement le service sans cesse croissant des dettes qu’il accumulerait.

David Ricardo apporte la réponse en 1817. Dans ses “Principes de l’économie politique et de l’impôt”, il donne un fondement théorique à l’internationalisation du principe de spécialisation. Il démontre que l’échange international est souhaitable sur la base d’une spécialisation qui en assure l’équilibre et dont il dégage les critères. Pour ce faire, il prend l’exemple des échanges entre deux pays (le Portugal et le Royaume Uni), de deux produits  (le drap et le vin), pour lesquels les deux pays ont des conditions de production différentes. Il établit avec  un modèle mathématique simple, que les deux pays ont intérêt à échanger librement ces deux produits en se spécialisant chacun dans la fabrication de celui des deux pour lequel il a le plus grand écart d’efficacité de production par rapport à l’autre pays :  le plus grand avantage ou le plus petit désavantage relatif. Il démontre en effet que  la spécialisation enrichit chacun des deux pays et que la richesse produite au total par eux est plus grande qu’en l’absence d’échange international. C’est le principe des avantages comparatifs qui sera, tout au long du XIXème et du XXème siècle, approfondi et précisé.

John Stuart Mill complète cette analyse en 1848. Il montre à quel prix l’échange international  fondé sur ce principe doit se réaliser. Au début du XXème siècle, l’école suédoise établit que la spécialisation internationale se réalise en fonction des dotations en facteurs de production de chaque pays : c’est en définitive un échange de facteurs de production abondants contre des facteurs rares.

Le modèle classique de l’échange international qui débouche sur la rationalité du libre-échange est séducteur. De nombreux économistes, en particulier François Perroux et notre regretté confrère Maurice Allais ont su montrer ses limites, et les précautions à prendre pour s’y engager.

 

Les pays démocratiques ont décidé de fonder les relations internationales de l’après-guerre sur la promotion du libéralisme et de la coopération.

 

Dès le début des années 1940, ils se sont convaincus que les réactions économiques à la crise des années 1930 avaient une part de responsabilité dans les enchaînements économiques, sociaux et politiques qui ont conduit à la guerre. Ils ont donc décidé de fonder les relations internationales sur le libéralisme et la coopération pour assurer la croissance économique, le progrès social et la paix.

Confrontés à la crise économique des années 1930, et à la montée du chômage, européens et américains ont eu des réactions protectionnistes. Ils relèvent les droits de douane pour protéger les productions nationales. Ils pratiquent des dévaluations monétaires sauvages pour freiner les importations et stimuler les exportations. La formule employée par l’économiste britannique Joan Robinson pour qualifier ces politiques isolationnistes et égoïstes -“beggar-my-neighbour policies”-. explique mieux qu’un long discours qu’elles  exacerbent nationalismes et xénophobie. Loin de rétablir la prospérité économique, elles provoquent une contraction du commerce international et de l’économie mondiale. Elles aggravent la crise, et déstabilisent les démocraties. Elles alimentent les tensions internationales et contribuent au déclenchement de  la deuxième guerre mondiale.

 

C’est pour éviter la répétition de telles erreurs et de tels enchaînements que les Alliés s’entendent pour fonder les relations économiques commerciales et financières internationales sur la coopération et le libéralisme

 

Avec les accords de Bretton Woods de 1944, ils créent, pour ce faire, deux institutions financières : le Fonds Monétaire International et le groupe de la Banque Mondiale. Le FMI est en charge d’assurer la stabilité des monnaies par rapport à l’or ou à une monnaie convertible en or (le dollar). Chaque pays définit la parité de sa monnaie et ne peut la modifier qu’avec l’accord du Fonds. Il doit assurer sa convertibilité sur le marché des changes, dans la limite de certaines marges de fluctuation par rapport à cette parité. Le FMI est investi d’une mission de surveillance des déséquilibres des paiements internationaux. Il dispose de capacités de financement qu’il peut mobiliser pour aider des pays dont les paiements courants se dégradent, à condition que ceux-ci s’engagent à conduire des politiques d’ajustement adaptées. L’objectif est d’éviter des dévaluations compétitives incontrôlées. La valeur en or du dollar, fixée à 35$ en 1934, reste inchangée jusqu’en 1971. Quant au groupe de la Banque Mondiale, il est rapidement en charge du financement à long terme du développement des pays du Tiers Monde, selon des modalités adaptées. Il diversifie et amplifie ensuite ses activités. Sur son modèle, diverses autres banques sont créées dans un cadre régional.

Une troisième institution avait été à l’époque imaginée pour  supprimer progressivement les obstacles aux échanges internationaux, par des négociations mettant en œuvre les principes définis par un accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1947. L’opposition du Congrès américain avait alors empêché sa création. Mais les pays signataires du GATT décident d’en appliquer les principes, notamment la clause de la nation la plus favorisée, qui permet d’étendre à tous les concessions consenties à un pays partenaires. Le secrétariat de cet accord est le fer de lance des multiples négociations qui réduisent considérablement les obstacles aux échanges et notamment les droits de douane pour les marchandises : en particulier le Kennedy Round dans les années 1960 et le Tokyo Round dans les années 1980. Le processus débouche à la fin des années 1990 à la   création de l’Organisation Mondiale du Commerce, l’OMC qui a la mission de réduire les obstacles aux échanges de tous les biens et services et dispose d’un certain pouvoir de règlement des conflits commerciaux qui  peuvent surgir entre les Etats membres.

La  volonté de promouvoir le libre-échange est réaffirmée à de nombreuses reprises dans les années d’après-guerre.  Elle est en particulier l’un des fondements de la création en 1960, à la suite de l’OECE créée pour la gestion du plan Marshall, de l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique qui rassemble à l’époque dix-huit pays avancés démocratiques à économie de marché, et qui s’élargit ensuite à de nouveaux partenaires sélectionnés selon les mêmes critères. Le choix de l’économie de marché par presque tous les pays du monde a en revanche conduit l’OMC à devenir réellement mondiale.

La crise financière a été l’occasion de rappeler son importance. Dès sa première réunion, le Groupe des Vingt, constitué fin 2008 pour faire face à la crise, a affirmé sa volonté de poursuivre la libéralisation des échanges et d’éviter toute réaction protectionniste. Il a régulièrement répété cette volonté à chacune de ses réunions.

L’expérience a confirmé les effets bénéfiques de la libération des échanges internationaux pour la croissance économique et le progrès social.

Au niveau mondial, une corrélation existe clairement entre croissance économique et croissance des échanges internationaux à moyen et long terme, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : la seconde a augmenté une fois et demi plus vite que la première.

Dans le cadre régional, les unions douanières ont fait la preuve de leur efficacité, en Amérique Latine (avec le MERCOSUR notamment) comme en Asie (par exemple l’ASEAN). Le Marché commun Européen a été le succès le plus remarquable. Nul ne peut contester que sa création a été le moteur de la croissance très rapide des partenaires des années 1960 et 1970, et de la poursuite de sa progression à un rythme plus modeste depuis les années 1980. Ce succès explique la rapidité et l’ampleur de l’élargissement de l’Union Européenne depuis la chute du mur de Berlin. Les pays de l’Europe de l’Est s’étaient très peu développés depuis la fin de la guerre en raison de leur système de gestion centralisée et du contrôle strict de leurs échanges avec les pays extérieurs au bloc communiste. Depuis leur ouverture aux échanges internationaux, ils connaissent une croissance très rapide qui est aussi un facteur de soutien pour l’ensemble de l’Union.

De nouvelles forces, puissantes, rendent assez inéluctable la poursuite de la globalisation. Il faut donc se préparer à de substantiels changements dans la répartition internationale du travail.

Les considérables progrès des transports par terre, mer ou air et la réduction de leur coût ont aboli les distances pour les marchandises de toutes sortes. Or, la révolution des nouvelles technologies du traitement et du transport de l’information assure d’ores et déjà l’instantanéité de l’information et des décisions de règlements des échanges au niveau de la planète et une réelle globalisation financière. Le trafic mondial d’internet a été multiplié par sept depuis 2005, et les capacités installées représentent huit fois le trafic actuel. Le nombre des abonnés des opérateurs de téléphone mobile est passé de 100 millions à 1,4 milliard en 2012 et pourrait atteindre 5 milliards en 2017.

Les entreprises sont un puissant moteur de globalisation. Les multinationales, dont le nombre a triplé en vingt ans, répartissent souvent leurs chaines de production à l’échelle de la planète dans les pays où le rapport coût/qualité leur est plus favorable, en utilisant en tant que de besoin des sous-traitants. La valeur ajoutée se répartit entre différents pays qui réexportent de ce fait, après l’avoir enrichie, une partie plus ou moins importante de ce qu’ils importent. C’est là un puissant facteur de spécialisation internationale.

La poursuite de ce mouvement paraît inéluctable. D’abord parce qu’internet crée assez rapidement la mondialisation de l’information.  Celle-ci rend difficile un retour en arrière qui ne pourrait, par construction, pas être favorable au consommateur. Ensuite parce que l’internationalisation des chaînes de production engendre une communauté d’intérêts entre les pays concernés. Enfin, parce que les conséquences économiques d’une fermeture des frontières, fût-elle limitée dans le temps et dans l’objet, serait très lourde de conséquences pour le pays qui la déciderait, compte tenu de la place qu’occupent désormais les importations dans la consommation de chacun, et les exportations dans sa production. La spécialisation internationale ne cesse de progresser sous l’effet de la destruction créatrice de Schumpeter. Ces évolutions sont irréversibles. Seules une crise majeure ou une guerre pourrait bloquer le mouvement en cours.

L’extension de la globalisation va provoquer une nouvelle répartition internationale du travail fondée sur le principe des avantages comparatifs. Celui-ci met directement en compétition les territoires nationaux pour l’implantation des activités économiques et en particulier des activités innovantes.

Il n’est plus question aujourd’hui de protéger l’ensemble de la production nationale par des obstacles tarifaires ou non tarifaires aux échanges internationaux. De telles barrières viendraient alourdir le prix d’achat de certains biens et services sur le territoire national. Cela affecterait la compétitivité des producteurs nationaux les intégrant dans leur chaine de production, et pèserait sur le pouvoir d’achat des consommateurs finaux. Ce serait globalement néfaste pour la production nationale. De toute façon, ce type d’obstacle sera tôt ou tard éliminé par les accords qui ne cesseront d’alimenter la mondialisation.

Pour chaque pays, la vraie question est de savoir si le cadre institutionnel, financier et réglementaire qu’il propose aux activités productives est ou non compétitif : s’il attire et retient entrepreneurs et facteurs de production. Pays avancés, pays émergents et pays plus  pauvres ont des avantages comparatifs très différents pour cette nouvelle division internationale du travail.

Pour attirer des producteurs de biens et de services correspondant à leurs avantages comparatifs, les questions qui font l’objet d’une réelle compétition entre pays avancés sont de même nature : la qualité de l’état de droit et du consensus social ; le niveau et la répartition des prélèvements obligatoires ; le niveau des dettes et des dépenses publiques ; la complexité et le coût des règlementations ; le niveau de formation et le coût de la main d’œuvre pour des tâches de proximité nécessitant une qualification limitée. Le classement effectué chaque année par le forum mondial de Davos permet de mesurer chaque année l’état des forces. Il n’est pas très favorable à notre pays. Il est essentiel d’améliorer notre classement dans ces différents domaines.

 

Les indispensables mais impossibles régulations au niveau mondial

 

Depuis toujours, l’analyse économique et l’expérience internationale ont permis de constater que la libéralisation des échanges internationaux ne pouvait pas être engagée avec le même systématisme et la même confiance que la promotion du marché et de la liberté économique au niveau national. Les Etats ont en effet la capacité de susciter, par les voies les plus diverses, notamment financières et réglementaires,  des distorsions de concurrence dans les échanges internationaux. Il n’existe guère aujourd’hui, au niveau mondial, d’instances disposant de l’autorité nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du marché et apporter des réponses  adaptées à ses imperfections à l’échelle de la planète.

 

Les Etats ont la capacité de créer des distorsions de concurrence de toute nature dans les échanges internationaux.

 

Qu’ils soient ou non démocratiques,  ils n’hésitent  pas à les utiliser lorsqu’ils estiment que c’est nécessaire pour défendre ce qu’ils considèrent comme des intérêts supérieurs de la Nation.

Dans sa théorie des disparités et disasymétries internationales, François Perroux a montré que les différentes nations sont dans une situation  très inégale vis-à-vis des échanges internationaux. Elles en sont plus ou moins dépendantes, en fonction des parts de leur production et de leur consommation qui y sont affectées : les Etats-Unis et la Chine ou l’Inde moins que les pays d’Europe Occidentale ; et les pays dont les exportations dépendent surtout de quelques matières premières plus que les pays avancés. En outre, certains pays ont la capacité d’influencer les échanges internationaux : les moyens des pays avancés et aussi de la Chine sont sans commune mesure avec ceux de la plupart des pays en développement. L’essor rapide des grandes entreprises multinationales crée des centres de décision spécifiques, qui peuvent inquiéter certains Etats. L’histoire montre que « l’échange inégal » peut exister. Tel a pu être le cas entre pays avancés, qu’ils soient libéraux ou communistes et pays du Tiers-Monde après la deuxième guerre mondiale. L’industrie textile en a été longtemps un exemple. Pendant des années, les pays avancés ont fixé des contingents à leurs importations de ses produits textiles par les accords multifibres du GATT pour protéger leur industrie. Ils les ont progressivement élargis pour assurer son repli en bon ordre. Les rapports de force jouent aussi entre pays avancés, comme l’ont montré les lenteurs et les limites des accords successifs intervenus dans le cadre du GATT. L’exécution des accords ne se fait pas toujours sans réticence : les plaintes en distorsion de concurrence qui ne cessent  d’opposer Boeing et Airbus devant l’OMC, et les guerres périodiques sur les importations de produits agricoles entre Europe et Etats-Unis sont là pour l’illustrer.

Le blocage depuis plus de dix ans du cycle de Doha de l’OMC est une manifestation de cette difficulté à faire avancer la libération des échanges. La négociation devait être globale, concerner à la fois, outre les produits industriels, les produits agricoles et les services et aussi des problèmes comme la défense des brevets et des marques. Elle ne parvient pas à avancer, bien que les parties les plus concernées aient décidé de beaucoup réduire son champ, et donc son ambition. Les Etats-Unis, la Chine, l’Union Européenne, se sont engagés dans la recherche d’accords bilatéraux, entre eux et avec d’autres,  pour faire progresser leurs échanges, ce qui éloigne de l’optimum souhaitable. Il est vrai que cette méthode est sans doute mieux adaptée pour dégager progressivement des standards internationaux pour les produits industriels, ce qui devrait être l’ambition d’un nouveau Traité de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Europe. L’OMC vient de révéler qu’elle a recensé mille deux cent nouvelles mesures protectionnistes en étudiant les pratiques des pays du G20 depuis le début de la crise financière de 2008, alors que ce groupe condamne fermement toute forme de restriction commerciale à chacune de ses réunions.

La libéralisation des échanges internationaux ne saurait être envisagée ni a fortiori engagée avec naïveté, comme l’avait à juste titre souligné notre regretté confrère Maurice Allais. Un libre-échange à l’échelle planétaire nécessiterait en effet une profonde transformation du cadre institutionnel si l’on veut éviter qu’il soit trop dommageable pour certains.

 

Des régulations au niveau mondial sont indispensables, mais paraissent aujourd’hui impossibles.

 

Il faudrait assurer l’état de droit nécessaire au bon fonctionnement du marché et un ordre monétaire international qui assurerait une certaine stabilité des taux de change et éviterait toute guerre monétaire. Il serait aussi nécessaire de pouvoir corriger les imperfections des marchés qu’aggravent les obstacles spécifiques aux échanges internationaux.

L’existence d’un état de droit est bien sûr essentielle. Le droit de propriété et le droit du contrat, garantis par des tribunaux inspirant la confiance pour régler d’éventuels conflits sont un facteur essentiel de la poursuite de l’internationalisation de la production et des échanges. Ce sont les domaines dans lesquels les pays de l’OCDE disposent d’un avantage comparatif incontestable par rapport aux pays émergents, et pour lesquels ils se trouvent, entre eux, dans une situation de compétition permanente. Les acteurs du marché ont tendance à s’accorder sur le choix d’un système juridique de référence, lors de la signature d’un contrat. Mais les Etats peuvent utiliser leurs pouvoirs régaliens pour imposer dans certains cas leur propre système. Tel est bien sûr le cas des Etats-Unis qui sont à cet égard dans une position très spécifique. Mais cela peut être aussi le cas de quelques autres pays avancés avec des succès aléatoires, et surtout de certains grands pays émergents comme la Russie ou la Chine, s’ils estiment que leurs intérêts supérieurs sont en cause.

La question de l’existence d’une monnaie susceptible d’exercer les trois grandes fonctions d’unité de compte, d’instrument de réserve de valeur et d’intermédiaire d’échange dans les relations internationales, est posée. L’or a longtemps joué ce rôle, seul ou avec des monnaies dont la convertibilité à une parité fixée était assurée. La démonétisation de l’or en 1976 a fait disparaître la référence objective que représentait le métal précieux. Le flottement des monnaies qui en est résulté n’est pas sans inconvénients. Il se prête en effet à d’éventuelles guerres des changes, ouvertes ou larvées, qui ne peuvent qu’affecter les conditions de concurrence entre les entreprises, et aussi entre les territoires pour attirer des activités productives. Les solutions de substitution nées de la pratique ont inévitablement des inconvénients. Outre le droit de seigneuriage qu’elles attribuent au pays dont la monnaie sert de référence, implicite ou explicite, pour les échanges, elle soulève un problème de droit : cette monnaie est par construction soumise à une législation nationale qui devient de ce fait un élément de distorsion des conditions des échanges .

Tôt ou tard devra être à nouveau traitée la question de l’établissement d’une monnaie réellement internationale susceptible d’assurer, au niveau mondial, les fonctions nécessaires aux échanges. Il serait paradoxal, et dangereux pour la sécurité de la mondialisation, que cette monnaie résulte d’initiatives privées plutôt que d’accords internationaux, comme certains semblent le croire concevable depuis l’apparition d’une monnaie numérique privée, le “bitcoin”.

Le FMI, qui conserve un rôle important de surveillance des déséquilibres dans les paiements internationaux et d’aide à leur correction, a besoin d’une réforme pour assurer sa crédibilité. L’équilibre des forces établi au niveau de son capital et de ses organes de direction au lendemain de la seconde guerre mondiale entre les pays fondateurs de l’époque doit être corrigé, pour prendre en compte la réalité d’une responsabilité croissante des grands pays émergents en matière économique et financière. Le rééquilibrage qui a été décidé à l’occasion de la crise financière tarde à se mettre en œuvre.

Comme au niveau national, une institution serait nécessaire au niveau international pour corriger les imperfections des marchés. L’OMC a des pouvoirs qui lui permettent de se prononcer sur les distorsions de concurrence que peuvent introduire les Etats sur les marchés mondialisés. Mais à un moment où la mondialisation des échanges s’accélère au point de provoquer la division internationale des chaînes de production, il faut bien sûr corriger d’autres imperfections du marché. Par exemple, peut-on durablement considérer que les instances européennes et américaines suffisent à régler les distorsions de concurrence que la constitution de positions dominantes ou d’ententes peuvent créer sur les marchés globalisés ?

Quelques problèmes économiques majeurs sont désormais posés au niveau de la planète. Ils ont conduit à la création d’instances de concertation qui ont permis de faire face à certains d’eux. Mais d’autres ne pourraient être traités que par une autorité supranationale.

L’un des premiers a été la nécessité d’une concertation entre grands pays pour traiter les problèmes macroéconomiques qui résultaient du bouleversement des conditions de la croissance et des grands équilibres économiques provoqués par les chocs pétroliers dans les années 1970. Le groupe des Chefs d’Etat et de Gouvernement des six grands pays industrialisés devenu depuis G7 a été alors constitué pour coordonner les réponses des grands pays aux conséquences économiques et monétaires de la hausse des prix de l’énergie. Il continue de se réunir régulièrement avec une compétence qui s’est élargie à la plupart des grands problèmes du monde.

De même, le Groupe des Vingt (G20) rassemblant responsables de grands pays avancés et émergents a été créé en 2008 pour coordonner les réponses à la crise financière mondiale, éviter une vague de protectionnisme et limiter l’ampleur de la récession. Il a lui aussi élargi sa zone de compétence.

A un niveau beaucoup plus technique, la recherche de stabilité financière a conduit à la création d’instances de concertation entre les responsables des quelques pays plus concernés pour réfléchir aux régulations qui permettraient d’éviter des crises dangereuses  pour la croissance économique et le progrès social. Telle est la mission du Comité de Bâle, qui depuis le milieu des années 1980, propose des règles visant à assurer la stabilité du système bancaire international. Ce Comité est à l’origine de la création des ratios de solvabilité dans les années 1980, des accords dits de Bâle II au début des années 2000 et des accords de Bâle III qui ont tiré les leçons de la crise financière. A la suite de cette crise, un Conseil de Stabilité Financière a été parallèlement chargé d’analyser la dimension macroéconomique de ces problèmes de stabilité et de proposer des solutions adaptées.

Mais ces instances  politiques ou techniques de concertation établissent seulement des recommandations. Elles ne disposent pas de pouvoirs pour imposer l’application des mesures qu’elles préconisent.

Chacun voit bien aujourd’hui que c’est de plus en plus au niveau de la planète que devraient être fixées des règles pour traiter de grandes questions auxquelles le simple jeu du marché ne peut apporter de solutions satisfaisantes :

Les questions d’immigration, qui vont se poser avec une acuité croissante compte tenu du dynamisme démographique d’ensemble de l’humanité, et d’une répartition géographique très inégale selon les cultures et indépendantes des contraintes tant alimentaires qu’environnementales.

Les problèmes de lutte contre la rareté que pose la gestion des ressources alimentaires, des matières premières, de l’énergie ou de l’eau. Et les questions afférentes aux externalités en matière de protection de l’environnement ou de la diversité des espèces animales ou végétales.

Le temps serait venu d’apporter des réponses institutionnelles aux grandes questions de la planète. La mondialisation de l’information qu’accélère la révolution numérique crée un contexte favorable en rendant possible l’émergence d’une opinion publique mondiale, grâce à la multiplication explosive des informations qui sont à la disposition de tous. Mais l’expérience montre que dans ce domaine, les grands ensembles politiques, économiques, militaires et financiers que sont les Etats-Unis, la Chine, l’Inde ou l’Union Européenne ne sont pas prêts à s’engager dans des formules de partage de souveraineté, et a fortiori moins encore dans des transferts de souveraineté.

L’Europe peut être considérée comme un laboratoire dont l’expérience est instructive. L’Union Européenne a la capacité de dégager, dans de nombreux domaines, des positions qu’elle peut défendre au nom de l’ensemble de ses Etats-membres. Et au niveau de la zone euro, qui a, par définition, traité le problème de l’unification monétaire, elle a progressivement mis en œuvre de vraies politiques communes, en matière à la fois de concurrence et de stabilité financière pour reprendre deux des questions précédemment évoquées. Certes, sa construction reste fragile. Elle s’est bien renforcée à l’occasion de la crise, mais des progrès de l’Union Politique restent nécessaires pour consolider les avancées réalisées. Sa dimension lui donne la capacité, si elle le veut, de négocier sur un pied d’égalité avec les grands ensembles politiques économiques et humains que sont la Chine et les Etats-Unis.

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L’histoire des deux derniers siècles a démontré la rationalité de l’économie de marché pour assurer la richesse des nations. C’est bien l’effort naturel de chaque être humain pour améliorer sa condition « qui est à l’origine de toute la création de richesse » ; et c’est le marché qui est la clé de la spécialisation améliorant sans cesse l’efficacité collective de cet effort. La mondialisation ouvre à cet égard de nouvelles perspectives de progrès.

Mais de même que l’intervention de l’Etat est nécessaire au niveau national pour assurer le bon fonctionnement du marché et corriger ses imperfections par des régulations, des instances politiques sont indispensables au niveau de la planète. Ne soyons pas naïfs. Ni les responsables politiques, ni les opinions publiques des pays petits ou grands ne sont aujourd’hui prêts à envisager tant les transferts de souveraineté que les solidarités qu’impliquerait la perspective d’une réelle globalisation des échanges. Certes, celle-ci pourrait être un facteur décisif d’accélération de la croissance économique et du progrès social. Mais la défense des intérêts nationaux restera, toujours et dans bien des domaines, l’objectif ultime de chacune des parties dans les négociations internationales nécessaires pour la réaliser.