Séance du lundi 7 mars 2016
par M. Bruno Lasserre,
Président de l’autorité de la concurrence
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Président,
Monsieur le vice-Président,
Mesdames Messieurs les membres,
J’ordonnerai mon propos en trois parties.
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Dans la première, je m’interrogerai sur l’existence même d’un droit international de la concurrence et me demanderai si nous ne sommes pas plutôt en présence de droits multiples de la concurrence que les tensions autour de l’histoire, de la politique ont façonnés dans les différents pays.
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Dans la deuxième, je m’intéresserai au choix qui a été fait il y a quinze ans de renoncer à la création d’un ordre mondial de la concurrence selon les instruments classiques – un traité multilatéral et une organisation inter-gouvernementale pour surveiller ses principes – et de préférer une invitation à la convergence par la mise en réseau des autorités de la concurrence dans le monde, de manière souple et pragmatique.
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Dans une troisième partie, je discuterai les effets de ce choix : avons-nous réussi à créer dans le monde une discipline de la concurrence qui puisse apporter des réponses communes, uniformes aux stratégies des entreprises qui elles-mêmes sont de plus en plus mondialisées ?
Des droits multiples de la concurrence façonnés au gré de l’histoire par les tensions politiques, économiques et sociales
En m’invitant à évoquer le droit international de la concurrence, vous m’obligez d’abord à poser la question : existe-t-il aujourd’hui ? Ma réponse sera prudente. Je crois plus à la coexistence de plusieurs droits que d’un véritable droit international de la concurrence au sens plein du terme.
Comme je le disais, ces droits sont le produit de l’histoire, de la politique et de l’économie.
L’histoire parce qu’en réalité les règles que nous appliquons aujourd’hui sont l’héritage de sources très anciennes. Je dirai un mot de la lutte très ancienne contre les monopoles, les complots, les enchérissements des prix du blé, des vivres ou des grains, et de ces tentatives d’accaparement par quelques-uns des richesses collectives, qui est en quelque sorte le socle moral autour duquel s’est construit peu à peu le droit de la concurrence dans les différents pays.
Mais ce droit n’a trouvé son sens et sa pleine efficacité qu’avec l’entrée dans l’économie de marché, qui est quelque chose de récent. C’est en 1986 que le contrôle des prix a été abrogé. En France, nous étions auparavant dans une économie administrée où l’État contrôlait les paramètres mêmes de la compétition : les prix. Si cette entrée dans l’économie de marché est importante parce qu’elle donne tout son sens et toute son efficacité au droit de la concurrence, c’est parce que, précisément, le droit de la concurrence s’intéresse au pouvoir de marché. Il ne le condamne pas, au contraire : il incite les entreprises à grandir, à acquérir une taille critique, à conquérir de nouveaux clients. En revanche, il va sanctionner les dérives du pouvoir de marché, soit sous la forme d’ententes, soit sous la forme d’abus de position dominante. Il va, également, chercher à prévenir l’acquisition d’un trop grand pouvoir de marché par le contrôle préalable des fusions ou des rachats, c’est le contrôle des structures et des concentrations qui complète le contrôle des comportements qu’on appelle plus familièrement le droit antitrust.
L’histoire, l’économie, donc, mais aussi la politique, parce que ce droit, qui est un droit plastique et finalement peu écrit, très simple en réalité dans les normes qu’il pose, est comme toujours le fruit d’une vision politique de ce que l’on veut construire : veut-on une économie ouverte ? Une économie fermée ? Quel est le rôle de l’État, le rôle du marché dans la construction d’une économie ? L’ordonnance de décembre 1986, qui a créé le Conseil de la concurrence et libéré les prix, a été préparée par un rapport du président Donnedieu de Vabres qui a fait une proposition forte : que l’État « cesse d’être le gérant de l’économie pour devenir le garant de la liberté de ses acteurs. »
C’est tout cela qui est en réalité derrière le droit de la concurrence.
Il faut évidemment parler de la construction européenne qui s’appuie sur le principe de libre concurrence pour construire un grand marché à partir d’États cloisonnés qui reposent souvent sur des monopoles accordés au niveau national.
Enfin, comment ne pas mentionner le rôle de la théorie économique ? C’est un droit profondément irrigué par l’analyse économique et qui est marqué par les rivalités et les tensions autour de l’analyse économique. Je reviendrai sur les grands débats économiques qui ont agité la construction de ce droit. Et l’économie, si elle n’a pas été déterminante pour l’édiction des normes, a joué un rôle considérable dans l’évolution des pratiques des autorités de la concurrence et dans la jurisprudence, notamment, des cours européennes ou américaines.
Les soubassements historiques
Un mot donc d’abord de l’histoire. Pour cela, je m’appuierai sur l’excellent ouvrage des professeurs Prieto et Bosco qui ont publié récemment un Droit européen de la concurrence dont le mérite est de revenir sur les sources du droit de la concurrence. Avant la Seconde guerre mondiale, les règles éparses de la concurrence qui ont vu le jour dans différents pays dans le monde – j’évoquerai le Royaume Uni, la France, l’Allemagne et les États-Unis – n’étaient pas le fruit de l’analyse économique. C’est, en réalité, un droit qui repose sur une conception morale, elle-même très vivace sous l’Antiquité. Le mot monopole vient du grec. Les Grecs et les Romains se sont intéressés très tôt à la manipulation des prix en punissant ceux qui organisaient artificiellement des disettes et pouvaient renchérir les prix en raréfiant l’offre. Des édits, sous les Grecs ou sous les Romains, ont puni sévèrement comme des crimes – il s’agissait là de lois de police – ces tentatives de manipulation des prix et d’accaparement des richesses collectives au bénéfice de quelques-uns.
C’est cette conception morale du droit de la concurrence qui en est fondamentalement le soubassement dans les différents pays modernes. En Europe, l’Angleterre élisabéthaine a été la première nation à se doter d’une loi contre les monopoles. Cette loi s’est nourrie de la détestation des privilèges et des exclusivités souvent accordés dans des conditions contestables par la Couronne. Néanmoins, le Monopoly Act de 1602, qui est postérieur à la mort d’Élisabeth I –Jacques I régnait à cette époque – est le premier texte qui, au-delà d’une réflexion sur les bienfaits ou les méfaits du monopole, essaie d’encourager les monopoles vertueux et de lutter contre les monopoles abusifs qui peuvent justement décourager l’initiative économique ou favoriser certains au détriment d’autres.
En France, il n’y a pas eu historiquement la même méfiance à l’égard des privilèges ou des monopoles accordés par le monarque. On y a vu, plus qu’en Angleterre, les leviers d’une bonne gouvernance économique. Et comment ne pas citer évidemment Colbert ? On oublie cependant que des textes très anciens et bien antérieurs au décret d’Allarde ou à la loi Le Chapelier des débuts révolutionnaires se sont intéressés à la concurrence et ont puni les comportements déviants. Je pense à l’ordonnance de 1539 de François Ier qui punit les monopoles et ce que l’on appelait à l’époque les « conventicules », c’est-à-dire les assemblées secrètes dans lesquelles se réunissaient les marchands pour fixer ensemble les prix ou confisquer les profits nés d’un commerce, sans doute pas équitable, mais loyal. Louis XIV, qui est pourtant le monarque de Colbert, a été à l’origine d’un texte très intéressant, l’ordonnance de 1699, qui punit explicitement les ententes secrètes en faisant la distinction entre les cartels secrets, qui sont punissables, et les bonnes ententes, les accords publics qu’il faut encourager. S’il y a un juriste qui a magnifiquement et lumineusement expliqué l’état du droit, c’est Jean Domat, auvergnat du XVIIe siècle, contemporain de Louis XIV et de Colbert, qui a parfaitement ordonné l’héritage des textes anciens dans un ouvrage intitulé Le droit public. Il y décrit de manière très convaincante les cas fortuits et les cas non fortuits qui peuvent provoquer des disettes et ce que l’ordre public commande de faire, c’est-à-dire poursuivre les cas non fortuits dans lesquels cette raréfaction de l’offre, cette manipulation des prix, résulte de complots entre entreprises, entre marchands. C’est la meilleure démonstration, me semble-t-il, de ce que doit faire le droit de la concurrence face aux tentations des monopoles ou des coalitions illégales.
J’ai parlé du décret d’Allarde, de la loi Le Chapelier de 1791. Je pourrais aussi parler du code pénal napoléonien de 1810 qui, lui aussi, punit les manipulations de prix et les « gains » – c’est le terme employé – qui ne seraient pas le jeu naturel de l’offre et de la demande. Mais on le voit bien, là encore, ces textes, qui ne seront d’ailleurs pas appelés à un futur prometteur – leur application n’a jamais été très riche – ont en réalité plus un soubassement politique qu’ils ne sont le fruit d’une réflexion économique. Et c’est un paradoxe lorsqu’au XVIIIe les physiocrates – Montesquieu qui a ce beau mot sur la concurrence « La concurrence met un juste prix aux marchandises et établit les vrais rapports entre elles » – partisans du laisser-faire, vont en quelque sorte voir la concurrence comme un ordre naturel, comme un idéal auquel il faut tendre, mais ne vont pas tellement s’intéresser aux règles destinées à corriger l’imperfection du marché. Ce n’est que beaucoup plus tard que l’économie et le droit vont se rencontrer. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, c’est encore plus une vision morale, une vision de loi de police qui va guider le pouvoir politique dans l’édiction de ces règles.
Un mot sur les États-Unis puisque c’est là qu’est né le droit antitrust. La nation américaine s’est bâtie contre les monopoles publics, qui étaient vus comme l’héritage colonial de la Couronne anglaise. S’il est donc bien une nation qui déteste les monopoles publics, c’est la nation américaine. Là encore, cette conception morale, cette vision d’un marché qui doit nécessairement se nourrir d’une rivalité entre acteurs – ce qui suppose une pluralité d’acteurs – va conduire le Congrès à adopter à la fin du XIXe le Sherman Act en 1890, à l’initiative du sénateur républicain Sherman, qui est le fondement du droit antitrust. Il s’agit de lutter contre l’avidité des trusts privés, la cupidité de « barons voleurs » – c’est le terme que l’on emploie pour les dirigeants de la Standard Oil, des chemins de fer, de United Steel ou d’American Tobacco – des grands trusts privés qui monopolisent l’offre et peuvent donc augmenter les prix à leur guise. Ce Sherman Act, dans sa section I, poursuit les cartels, les ententes secrètes ; dans sa section II, les tentatives de monopolisation, ce qui donnera lieu en Europe à l’abus de position dominante. C’est toujours le droit appliqué aujourd’hui aux États-Unis. Il est intéressant de voir que ce droit, encore une fois, a été vu comme un choix politique, d’ailleurs souvent décrié comme un choix populiste, du peuple contre les élites, du consommateur contre le big business.
Enfin, je termine cette description par l’Asie, et notamment le Japon, la Chine et la Corée du Sud qui ont, eux aussi, adopté un droit de la concurrence avec une conception morale héritée du confucianisme qui prône la loyauté, l’équité entre les individus, mais aussi entre les entreprises.
L’histoire explique donc ces règles éparses qui sont nées dans les pays modernes.
Le rôle de la politique
Je ne voudrais pas aborder la construction du droit international de la concurrence sans aborder le rôle de la politique et les chemins divergents qu’ont connus la France et l’Allemagne avant l’adoption du Traité de Rome en 1957, né on le sait d’une convergence franco-allemande. La concurrence a été aussi un sujet discuté à l’occasion de la négociation de ce traité. Si les Français et les Allemands se sont entendus, c’est finalement par des chemins historiques très différents.
Dans l’entre-deux-guerres, la France et l’Allemagne n’accordaient pas beaucoup d’intérêt à la concurrence. Elles encourageaient plutôt les ententes et les cartels. Malgré le décret d’Allarde, la loi Le Chapelier ou les tentatives de Napoléon, l’entre-deux-guerres a vu fleurir les cartels. Ils ont même été encouragés au niveau international car c’était l’un des moyens d’assurer le protectionnisme et de protéger certaines industries contre le commerce international. Ils ont été favorisés dans les relations avec les colonies. Ils ont même été un mode d’organisation de l’économie pour protéger certaines industries. Je ne résiste pas à l’envie de citer Michel Debré, qui, quand il était jeune auditeur au Conseil d’État, s’est intéressé sur un plan historique aux conditions dans lesquelles sont nées les ententes dans l’entre-deux-guerres. Il critique cet état de fait : « l’État n’hésite plus à imposer la constitution d’ententes et à leur accorder un certain pouvoir réglementaire. L’objet de ces ententes obligatoires est varié, mais il n’est pas possible de dire pour quel motif elles ont été créées dans telle industrie plutôt que dans telle autre. Comme il convient, en l’absence de doctrine, aucune idée directrice n’apparaît. Meuniers, producteurs de sucre, pêcheurs de hareng, de thon et de morue, fabricants, commerçants et artisans de la chaussure, planteurs de chicorée, bien d’autres ont été constitués en ententes sous le contrôle de l’État ou tout au moins sous sa direction générale : à l’origine de ces groupements, on voit des circonstances plutôt que des principes. Aussi le désordre n’est-il pas seulement économique, il est également juridique ». La IIIe République a été très tolérante et a laissé se généraliser les ententes, les cartels en France.
Même chose en Allemagne. À la fin des années vingt, on recensait plus de 3 000 cartels. Tout le monde le sait, ces grands Konzerne, notamment dans l’industrie sidérurgique, mais aussi dans d’autres industries, ont favorisé l’avènement du pouvoir nazi. La concentration de l’économie a favorisé la dictature politique et il n’y a aucun doute que le pouvoir nazi s’est solidement appuyé sur la constitution de ces grands trusts industriels allemands.
De manière intéressante, après la Seconde guerre mondiale, les chemins vont cependant diverger. Alors que la France, avec la constitution de 1946 et la reconstruction, assume sa méfiance vis-à-vis du marché et croit à une reconstruction dans les mains de l’État, l’Allemagne va suivre un chemin différent, à la fois sous l’influence américaine qui va être très prégnante à la Libération, mais aussi grâce à l’école de Fribourg et l’ordo-libéralisme qui s’était développé avant la Seconde guerre mondiale, ordo-libéralisme lui-même inspiré par l’école autrichienne de Friedrich Hayek, qui croit à la concurrence comme il croit à la démocratie politique. L’Allemagne à cette époque fera un lien très clair entre démocratie politique et organisation économique – on parle d’une « économie sociale de marché » (soziale Marktwirtschaft), celle qui est chère au chancelier Erhard, dans laquelle on voit une valeur positive dans la concurrence. La concurrence, c’est une invitation à se dépasser pour les entreprises, mais c’est également une protection des plus faibles. C’est pour cela qu’en Allemagne, le SPD défendra toujours la concurrence alors qu’en France – souvenez-vous des débats sur la concurrence libre et non faussée au moment de la ratification du Traité constitutionnel – ce même concept sera vu comme l’ultra-libéralisme dont on se méfie aussi bien à droite qu’à gauche.
Ce sont ces deux influences qui vont se rencontrer en 1957 lors de la négociation du Traité de Rome. Les Allemands ont réussi à importer dans le traité leur conception de la concurrence, là où les Français, qui ne s’intéressaient guère à la concurrence, vont imposer une Commission européenne forte. C’est la conjonction de ces deux influences qui va construire le droit de la concurrence, un droit très proche de la conception allemande, mais appliqué par une Commission à laquelle les traités donnent des pouvoirs importants.
L’influence de la théorie économique
Cette théorie économique a évolué dans le temps. Il faut citer évidemment aux États-Unis l’école structuraliste de Harvard et sa théorie de la concurrence imparfaite, qui va être la période de gloire de l’antitrust – puisque cette concurrence est imparfaite, il faut la corriger et cela appelle l’intervention des autorités de la concurrence – suivie de l’école de Chicago qui, elle, au contraire, magnifie le pouvoir de marché et va inviter les autorités de la concurrence à une approche beaucoup plus prudente mettant en balance les gains d’efficacité, notamment les gains de croissance, que les stratégies économiques peuvent apporter, et les restrictions de concurrence que ces mêmes stratégies peuvent entraîner. L’école de Chicago va être elle-même suivie d’une remise en question – on parle de l’école post-Chicago, l’école de la nouvelle économie industrielle qui va intégrer l’analyse quantitative, va sophistiquer et développer des tests économiques. Et comment ne pas citer l’école de Toulouse de Jean Tirole, dont l’apport est considérable dans cette réconciliation entre l’école de Harvard et l’école de Chicago, autour d’une analyse au cas par cas mettant en balance gains d’efficacité, qui sont positifs, y compris pour les consommateurs, et risques de concurrence qu’il faut prévenir.
Voilà comment sont nés les droits de la concurrence. Mais je n’ai toujours pas abordé la question qui m’est posée, celle de l’existence d’un droit international de la concurrence.
La création d’une discipline mondiale de la concurrence construite sur des principes de convergence
Il s’agit finalement d’un choix récent. Il y a quinze ans était envisagée l’adoption d’un chapitre concurrence dans le Traité de l’OMC. Les Européens, et notamment la France, poussaient pour que l’OMC se dote d’un chapitre concurrence qui puisse constituer une discipline mondiale de la concurrence. Cette option n’a pas été retenue : discutée à la conférence de Singapour en 1996, elle a été abandonnée en 2003 à la conférence de Cancun, en raison de deux oppositions : celle des États-Unis, méfiants à l’égard du multilatéralisme – on était aussi en pleine rivalité avec l’Europe sur des sujets difficiles avec les fusions Boeing/McDonnell Douglas, G.E./Honeywell Bull, interdites en Europe et autorisées aux États-Unis, puis l’affaire Microsoft ayant donné lieu à des divergences entre ces grands blocs continentaux – et peut-être nostalgiques vis-à-vis de l’exterritorialité, et celle des pays émergents s’opposant également à la construction de cet ordre mondial. Finalement, le choix a été fait au début des années 2000 – je salue à cet égard le rôle qu’a joué Mario Monti, à l’époque Commissaire à la concurrence, en lien avec les Américains – d’une invitation à la convergence par les autorités de la concurrence sous forme d’une mise en réseau. A ainsi été créé un réseau mondial des autorités de concurrence qui comprend aujourd’hui plus de 130 autorités, qui n’est pas une organisation inter-gouvernementale, mais un club des autorités de concurrence. Tout est dématérialisé, les travaux sont conduits par voie électronique, par conférences téléphoniques et par quelques conférences auxquelles sont invités à participer les autorités sur des sujets généraux ou plus spécifiques.
Le choix a donc été fait, non pas de contraindre par des normes internationales, mais d’inviter à la convergence par la discussion, l’adoption de bonnes pratiques dont la diffusion va modifier les pratiques des autorités nationales. Cette mise en réseau va trouver son écho en Europe. Là encore sous l’impulsion du Commissaire Monti va être décidée une vraie révolution qui va prendre place le 1er mai 2004. La Commission va créer un réseau des autorités européennes de la concurrence. Elle-même et les 28 autorités nationales vont être invitées à appliquer de manière convergente le droit européen de la concurrence (les articles 85 et 86, devenus les articles 81 et 82, puis 101 et 102 du Traité de Rome).
La Commission, qui était jusque-là la productrice en monopole des règles européennes de la concurrence, va devenir l’animatrice d’un réseau dans lequel les autorités de la concurrence au niveau national vont appliquer le droit européen de manière uniforme. Cette décentralisation du droit européen de la concurrence va porter ses fruits puisqu’aujourd’hui la plupart des décisions prises sur le fondement des articles 101 et 102 du Traité de Rome sont prises par les autorités nationales, au nombre desquelles figure l’autorité française qui est l’autorité la plus active dans le nombre d’enquêtes et de décisions prises sur le fondement de ces articles 101 et 102. Au point que la Commission européenne, forte de ce succès, vient de lancer une consultation publique pour passer à une nouvelle étape de la convergence. Après une convergence intellectuelle, normative, qui invite les autorités à appliquer de manière uniforme le même droit substantiel, l’idée est de rapprocher encore plus les autorités nationales en protégeant leur indépendance, en essayant d’harmoniser les procédures jusqu’ici laissées à l’autonomie procédurale des États membres, de les inviter à se doter des mêmes outils, à calculer les sanctions de manière homogène afin de non plus appliquer le droit de manière uniforme, mais de rendre ces règles effectives sur l’ensemble du marché européen. Cette concertation publique, qui vient de prendre fin, va peut-être mener à une nouvelle initiative sous forme de directive ou règlement qui prendra la suite du règlement 1-2003, adopté en décembre 2002.
Des résultats tangibles et des chantiers qui demeurent
Je terminerai par quelques questions.
Est-ce que cette invitation à la convergence, cette méthode souple, pragmatique qui invite les autorités à apporter des réponses communes aux stratégies des entreprises elles-mêmes de plus en plus mondialisées, a produit ses effets ? Aujourd’hui, sommes-nous en présence d’un droit de la concurrence apaisé, convergent ou, au contraire, qui exacerbe les divergences, les dysharmonies entre les grands blocs que sont les États-Unis, l’Europe et l’Asie ?
Ma réponse sera optimiste. Je crois que ce qui a été fait il y a quinze ans produit ses effets et aujourd’hui nous sommes – même si tout n’est pas parfait – dans un monde où, de manière étonnamment pragmatique et souple, nous avons réussi à apaiser de nombreuses divergences, notamment entre les États-Unis et l’Europe. Je dirais même que le choix a été astucieux car, derrière ce réseau mondial d’autorités de la concurrence, s’est opérée une diffusion d’un modèle européen continental bien plus que d’un droit américain.
Le modèle américain est fondé sur trois caractéristiques. C’est un modèle non pas administratif, mais judiciaire. Ce sont les tribunaux qui ont le pouvoir. Les agences ne peuvent que porter des affaires devant ces derniers, qui arbitrent. C’est un modèle qui repose sur la criminalisation des infractions antitrust. C’est un droit qui est plus mu par l’action des victimes que par l’action publique des autorités. Et c’est un droit qui repose sur la dissuasion, dissuasion des peines criminelles – un grand nombre de dirigeants aux États-Unis font de la prison ferme pour s’être ralliés à des ententes secrètes, à des cartels – mais aussi dissuasion due au fait que le droit américain reconnaît aux tribunaux la capacité d’intégrer dans la réparation une part de punition en triplant les dommages – c’est ce qu’on appelle les treble damages – dans le cas où l’infraction est une infraction aux règles de la concurrence. Ce modèle américain conduit finalement à une justice négociée, car la peur de la sanction conduit les entreprises à négocier leur sort au lieu d’attendre le verdict des tribunaux. La plupart des grandes affaires américaines se terminent par des transactions avec les agences américaines. Cela n’a pas finalement convaincu le reste du monde.
L’Europe a réussi de mon point de vue à mieux diffuser son modèle, qui est un modèle opposé dans la mesure où il repose au contraire sur un système administratif – ce sont des instances administratives qui sont en charge de l’application du droit de la concurrence, mues par l’action publique et non pas par l’action des victimes, même si une directive récente incite les États à se doter de règles homogènes pour les actions privées menées par les victimes qui souhaitent obtenir réparation des dommages causés par les pratiques anticoncurrentielles.
Si l’on fait le point, il me semble que les convergences sont plus fortes que les divergences.
Les convergences sont fortes en matière de lutte contre les cartels. C’est la priorité numéro 1 des autorités de la concurrence, en Europe comme aux États-Unis, même si les voies pour le faire sont différentes : peine criminelle aux États-Unis, sanction administrative pécuniaire en Europe. En matière de concentration, souvenons-nous des grands débats déjà évoqués, Boeing/McDonnell, G.E./Honeywell Bull, sur lesquels les autorités européennes et américaines divergeaient frontalement. Ces débats sont aujourd’hui dépassés et l’on voit beaucoup plus de convergence. Il est intéressant de constater le regain d’interventionnisme des autorités américaines sous l’administration Obama qui s’oppose à des acquisitions. Je citerai le secteur de la santé, l’affaire Staples/ Office Depot, Electrolux/General Electric, Comcast/Time Warner, où les agences américaines n’hésitent pas à s’opposer à des fusions ou à des rachats pourtant importants et stratégiques.
Les divergences qui demeurent sont du côté peut-être de la vision des abus de position dominante. Il y a en effet en Europe une attention plus grande apportée aux risques que créent certaines stratégies d’entreprises dotées de forts pouvoirs de marché. C’est la divergence, par exemple, sur le moteur de recherche Google sur lequel une enquête a été ouverte à Bruxelles, mais qui à Washington fait l’objet d’une bienveillance bien plus grande. C’est le cas aussi d’un sujet qui divise profondément l’Europe et les États-Unis : les aides d’État. Le droit antitrust ne s’intéresse qu’aux firmes privées et non pas aux interventions des États. L’intervention de l’État fédéral est même immunisée contre l’action antitrust. Il existe une doctrine de l’action d’État qui protège l’intervention fédérale en lui permettant d’intervenir dans l’économie sans être soumise à l’antitrust. Les États-Unis peuvent accorder des aides considérables à leur industrie automobile et décider de laisser sombrer Lehman Brothers sans que se pose la question de savoir si c’est légitime sur un plan concurrentiel – alors que la conception européenne a une vision beaucoup plus large de l’antitrust, qui doit discipliner les entreprises, mais aussi les États qui ne peuvent distordre la concurrence en allouant des aides qui pourraient avantager certains par rapport à d’autres. L’idée est d’éviter les cloisonnements nationaux qui pourraient résulter de ces aides d’État et empêcher la création du grand marché.
On le voit, depuis l’Antiquité, le chemin qu’ont connu ces règles éparses de la concurrence, sous le triple effet de l’histoire, de la politique et de l’analyse économique à laquelle je voudrais rendre hommage, a finalement conduit, peu ou prou, et sans ressortir au moyen traditionnel du droit international, à une pratique de plus en plus convergente en apportant des réponses convaincantes aux stratégies des entreprises agissant sur le marché mondial.