Séance du lundi 24 avril 2017
par Mme Michèle Debonneuil,
Administrateur de l’INSEE, Inspecteur général des Finances
Monsieur le Président,
Monsieur le secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les académiciens,
Mesdames, Messieurs,
Vous avez peut-être eu la curiosité de regarder la définition des Services à la personne et vérifié qu’il s’agit de services destinés à améliorer le mieux être de la population à son domicile. Ce sujet a pu vous paraître insolite dans le cadre prestigieux de l’Académie des sciences morales et politiques. Je remercie Michel Pébereau de m’avoir invitée pour le traiter. Je suis en effet convaincue que ce sujet est aujourd’hui majeur ; je vais m’efforcer de vous faire partager ma conviction.
Alors que j’étais membre du Conseil d’Analyse Economique, économiste rompue aux sujets économiques sérieux – compétitivité, croissance, déficits publics et extérieurs…- j’ai attiré l’attention de Jean-Pierre Raffarin, alors premier ministre, en lui présentant un rapport dans lequel je proposais de lancer un « plan de développement des services à la personne ». J’ai eu la grande et très rare chance d’être intégrée en 2004 au cabinet de Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Emploi, pour participer au lancement de ce plan.
Je commencerai ma présentation en rappelant la très longue et foisonnante histoire des services à la personne. J’y montrerai comment, au fil du temps, des acteurs très différents s’y sont retrouvés et comment s’y sont accumulés des aides publiques diverses et importantes qui en freinent aujourd’hui le développement.
Si toutes ces activités disparates exercées au domicile ont été regroupées dans le même plan de développement des services à la personne, c’est parce que le gouvernement a reconnu qu’alors que se généralisait l’automatisation de la production, ils représentaient un des seuls gisements d’emplois de qualifications intermédiaires non délocalisables. L’idée que je défendais était que ces emplois ne seraient plus comme par le passé des petits boulots : le numérique allait en effet permettre de les organiser efficacement et d’en faire, au fur et à mesure de l’enrichissement des technologies numériques, des emplois productifs. Compte tenu de l’ampleur des besoins, le nombre des emplois qui pouvaient être créés était de plusieurs millions et permettait d’envisager le retour à un véritable plein emploi.
Nous verrons que cette perspective est plus que jamais d’actualité. On comprend que le sujet mérite qu’on s’y intéresse !
Des services domestiques aux services à la personne
Les services domestiques
Sous leur forme la plus ancienne, les services à la personne sont les services de domesticité. Les personnes qui les rendaient vivaient chez les personnes qui les employaient pour leur apporter sur leurs lieux de vie, là et au moment où ils en avaient besoin, des savoir-faire banals nécessaires à leur mieux-être (faire la cuisine, laver le linge, réparer les véhicules, entretenir les jardins…). Avant la révolution industrielle, on estime que ces services représentaient 10 % à 20 % de la population. Comme ces travaux domestiques ne faisaient appel qu’à des savoir-faire ne bénéficiant d’aucune innovation technologique, ils se perpétuaient de siècle en siècle, sans permettre ni croissance ni réduction des inégalités.
Le départ des domestiques pour des emplois d’ouvriers
Avec la révolution technologique de la mécanisation, ces populations domestiques, des campagnes comme des villes, ont pu trouver du travail dans l’industrie. Le nombre des domestiques a donc été rapidement réduit. Comme les travailleurs éliminés de l’agriculture et de l’artisanat, les domestiques ont pu accéder à des emplois productifs. On a qualifié de « secteur de déversement » le nouveau secteur industriel qui les accueillait. Les ouvriers ont alors été en mesure de récupérer sous forme de pouvoir d’achat une partie des gains de productivité dégagés grâce aux innovations technologiques incessantes des machines sur lesquelles ils travaillaient. M. Ford, qui n’était pourtant pas un humaniste, a en effet compris qu’il fallait qu’il paye ses ouvriers davantage pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils produisaient. La classe moyenne a pu s’équiper avec toutes sortes de biens. Grâce à la création de ces très nombreux emplois productifs, on a pu connaître une longue période d’une forte croissance partagée avec une spectaculaire réduction des inégalités.
Quelques services sociaux et du particulier employeur au domicile dans les services des Trente Glorieuses
Bien que les technologies de la mécanisation n’aient pas été à même d’organiser les services de façon productive, un certain nombre de services se sont développés. Soit des services « après vente » pour entretenir les biens achetés, soit grâce à l’État Providence des « services publics et sociaux » accessibles à tous les citoyens. Tous ces services nécessitaient que les citoyens se déplacent dans des lieux dédiés pour en bénéficier (hôpital, école, gare, maisons de retraites, crèches). Seuls les services aux particuliers employeurs et aux personnes fragiles étaient rendus au domicile. Le rôle de l’État y a été majeur dans les deux cas :
L’État est intervenu pour transformer les emplois de domestiques dont la sociologie originale était fondée sur la réciprocité entre le dévouement des serviteurs et le devoir de sauvegarde, surtout moral, des patrons, en emplois salariés. Après la guerre, obligation a été faite aux particuliers employeurs de déclarer leurs salariés. En 1991, pour les y inciter, une réduction de 50 % de l’impôt sur le revenu sur les sommes dépensées leur a été octroyée dans la limite d’un plafond. Cette aide permet aux particuliers-employeurs de déclarer leur salarié sans payer davantage que s’ils ne le déclaraient pas puisque le coût des cotisations sur les salaires correspond à peu près à la réduction d’impôts de 50% des sommes dépensées. Cet abattement fiscal a eu un grand succès. Il n’a jamais été remis en cause depuis cette date même si le plafond a fait l’objet de plusieurs changements. La France est ainsi devenue le pays qui a le plus grand nombre de particuliers employeurs par rapport à sa population avec 3,6 millions de particuliers employeurs qui emploient 1,7 million de salariés !
Les autres services à domicile concernent les services sociaux rendus aux personnes fragiles (enfants en bas âge, personnes en perte d’autonomie, personnes handicapées). Ces services ont été voulus par l’État en complément des services dans des lieux dédiés (établissements pour personnes handicapées, maisons de retraites, crèches…) car ils sont moins coûteux et préférés par ces publics.
L’État a donc créé des structures ad hoc sans but lucratif de l’économie sociale (associations) ou de services publics des collectivités locales (centres d’action sociale…) qui rendaient ces services. Les pouvoirs publics versaient des allocations à des ayants-droit pour qu’ils puissent accéder quasiment gratuitement à ces services. Mais au lieu de verser aux ayants-droit des allocations correspondant aux charges de droit commun des structures prestataires, les pouvoirs publics ont préféré accorder diverses dérogations (taxe sur les salaires à la place de la TVA, réduction de cotisations sociales.) et verser des allocations plus faibles directement aux structures aidées. Sorte de circuit court, un peu comme l’aide à la pierre pour le logement, qui semblait judicieux à l’époque, mais qui va s’avérer complexe à gérer par la suite.
Avec le numérique, arrivée des entreprises privées de SAP pour tous
Passer de services pour certains à des services à la personne pour tous
Dans ce contexte, au début des années 1990, on a vu arriver sur le marché des entreprises privées qui emploient des salariés et les forment pour rendre toutes sortes de services à la personne au domicile, preuve qu’il devenait possible de rentabiliser ces activités pour le grand public.
La généralisation du travail des femmes et le vieillissement de la population faisaient alors croître le besoin de prestations de qualité dans une classe moyenne dont le niveau de vie montait et qui n’avait pas l’habitude d’employer du personnel de maison.
C’était le moment où les technologies numériques automatisaient l’industrie et les services, et commençaient à détruire systématiquement les emplois répétitifs et standardisés. Les services à la personne, qui échappaient à ce caractère répétitif, constituaient de précieux gisements d’emplois. Dans un rapport du CAE intitulé « Productivité et emplois dans le tertiaire » dont j’ai déjà parlé, j’avais fait le calcul que si chaque Français consommait 2 heures de ces services par semaine, cela permettrait la création de 4 millions d’emplois équivalent temps plein.
Les technologies numériques commençaient à l’époque à fournir les premiers outils permettant d’organiser efficacement le travail au domicile, comme les technologies de la mécanisation avaient permis jadis de le faire dans les usines. On pouvait par exemple faire parvenir de façon numérique les plannings de prestations qui devaient être faites au domicile au lieu d’obliger les prestataires à venir les chercher chaque jour dans une agence, on pouvait optimiser les trajets, contrôler l’heure d’arrivée et de départ des prestataires et donc l’effectivité des prestations, comme on le fait en pointant dans une usine.
Le plan des services à la personne
Le plan lancé en 2004 par Jean-Louis Borloo a mis en place une politique de création d’emplois qui devait lever les blocages qui freinaient le développement des services à la personne. Il a mis en place un dispositif global permettant d’élargir le cadre étroit des services à la personne qui existaient, celui des services du particulier employeur traditionnellement utilisé par les ménages aisés et celui des services aux personnes fragiles rendus par des associations.
Un objectif de doublement du rythme de croissance des emplois a été fixé correspondant à la création de 500 000 emplois dans les trois années suivantes.
Les associations ont alors renoncé à se spécialiser sur le segment des services aux personnes fragiles et des services sociaux qu’elles occupaient. Une telle décision donnait accès à ce marché très important aux entreprises privées : le montant des seules allocations (APA, APCH, PAJE) financées par les pouvoirs publics atteint environ 5 milliards d’euros dont la moitié pour l’APA. Par cette décision, les associations, de leur côté, pouvaient étendre le périmètre de leurs activités sur les nouveaux marchés de services pour tout public.
Il a donc fallu égaliser les conditions de concurrence entre tous les acteurs présents sur le marché, les anciens –associations et particuliers employeurs – et les nouveaux – les entreprises privées. Disons pour simplifier que le plan des services à la personne a étendu à tous les acteurs les aides qui étaient réservées à certains.
Ainsi du côté de l’offre, une réduction du taux de TVA a été accordée aux entreprises privées pour compenser l’avantage qu’avaient les associations soumises à une taxe sur les salaires moins élevés. Les exonérations de cotisations patronales de sécurité sociale accordées aux associations ont été étendues aux entreprises privées et aux particuliers employeurs. Ces aides fiscal-sociales représentent des montants très importants : aujourd’hui à 2,3 milliards d’euros.
De même, du coté de la demande, la réduction d’impôt sur le revenu accordée aux particuliers employeurs a été élargie aux clients des associations et des entreprises privées. Au départ circonscrite par le Chèque Emploi Service Universel, le CESU, à un public restreint, cette solvabilisation de la demande a été progressivement élargie à une grande partie de la population, à la fois sous forme de réduction d’impôt sur le revenu (ce qui coûte aujourd’hui 1,5 milliard d’euros) et plus récemment sous forme de crédit d’impôt pour les ménages non imposables (pour 2 milliards d’euros).
Un décret a défini en 2006 le périmètre des 21 activités de services à la personne qui donnaient droit à ces aides, que ces services soient rendus dans le cadre d’associations, d’entreprises ou du particulier employeur. Il s’agit d’activités comme le ménage, le repassage, le petit bricolage, les petits travaux informatiques, le petit jardinage, la garde d’enfants, le soutien scolaire ….
Pour avoir droit aux aides, les associations et les entreprises devaient exercer ces activités de façon exclusive et obtenir un agrément en faisant une « déclaration » à l’État (la DIRECTE). Pour les services aux personnes fragiles il fallait en outre obtenir un « agrément qualité ». Certes les associations pouvaient continuer à opter pour le système ancien dit de « l’autorisation » qui passait par les conseils généraux – système qui leur était antérieurement réservé et qui a tendance à leur donner la préférence -, mais les entreprises qui obtenaient l’agrément qualité auprès de l’État avaient légalement le même accès aux publics fragiles que les associations.
Des résultats en demi-teinte
Le plan Borloo des services à la personne a donné une forte visibilité et une unité à ce qu’on a appelé le « secteur des services à la personne» par-delà la diversité des activités et des modes d’exercice qu’il recouvre. Il a ainsi élargi au domicile le champ des emplois productifs qui n’existaient jusqu’alors que dans les usines.
Dans les premières années après le plan, le décollage des entreprises privées a été spectaculaire : plus de 15 000 entreprises 5 ans après le plan alors qu’il n’y en avait que 500 au moment du plan.
Au total, malgré le caractère hétérogène du secteur des services à la personne, qui rend impossible la constitution d’une base statistique complète et détaillée, les différents chiffrages montrent que plusieurs centaines de milliers d’emplois ont été créés dans les années qui ont suivi le plan. Les 21 activités représentent aujourd’hui environ 5% de l’emploi salarié.
Mais ces résultats se sont infléchis par la suite. En effet, progressivement, avec la fin du plan des services à la personne, puis avec la suppression de l’ANSP, on a subrepticement laissé sans pilotage la politique nationale de développement d’une large palette de services à la personne élargissant ceux des services aux personnes fragiles. Plus rien n’était prévu pour favoriser les échanges et la recherche de compromis entre les différents acteurs mais aussi entre le niveau national et le niveau local. On a renoué avec une politique favorisant les associations et les publics fragiles. Les aides fiscales et sociales ont été pour l’essentiel concentrées sur ces publics. En 2016, il est devenu obligatoire pour les entreprises qui proposent des services aux publics fragiles d’obtenir une « autorisation » des conseils départementaux à la place de l’agrément délivré par l’État, excluant de fait de nouveau les entreprises privées du vaste marché des services aux publics fragiles. Ainsi aujourd’hui la moitié des heures prestées le sont encore pour les personnes fragiles, et les associations se partagent pratiquement ce marché avec le particulier employeur. Le privé ne représente que 6 % des heures.
Même auprès du grand public, la France est de loin le pays où les citoyens font le moins appel à des entreprises privées (15 %) et le plus à des particuliers employeurs qui occupent près de 60 % des heures prestées.
C’est dans ce contexte en demi-teinte que l’explosion des objets va changer l’avenir des services à la personne en offrant la possibilité de les intégrer dans la production de nouveaux produits de consommation de masse porteurs de très nombreux emplois productifs. Expliquons-nous.
Le développement des objets connectés : une nouvelle opportunité de développement des SAP
Un nouveau mode de consommation à base de services à la personne
Les objets connectés fournissent en effet des informations personnalisées, en continu et à distance sur les consommateurs et leur environnement. Il est donc possible d’utiliser ces informations captées pour connaître finement les besoins du consommateur et mettre à sa disposition tout ce qui peut les satisfaire.
Ainsi pour satisfaire nos besoins, au lieu d’acheter des biens et de devoir nous déplacer dans des lieux dédiés pour bénéficier de services, nous pourrons acheter de plus en plus de nouveaux produits qui intègreront la mise à disposition, à notre domicile, d’objets connectés par des entreprises qui en garderont la propriété. Ces entreprises nous enverront des personnes qui entretiendront ces objets et nous apporteront leur aide. Les services à la personne se trouveront ainsi comme encapsulés dans ces nouveaux produits que nous proposons d’appeler des « solutions ». Il s’agit d’une véritable révolution de la façon de satisfaire tous nos besoins !
Dans le temps qui nous est imparti, pour comprendre ce que sont ces solutions, prenons le cas de la silver économie dont on parle de plus en plus. La silver économie recouvre toutes les « solutions » permettant aux personnes âgées de vivre plus longtemps à leur domicile en bonne santé grâce à des objets connectés : chemin lumineux au sol qui s’allume automatiquement lors de déplacement au domicile la nuit, solution de télésurveillance qui utilise des capteurs installés au domicile pour détecter des chutes et déclencher la venue d’un service de secours dans les meilleurs délais, solution de télémédecine à partir de capteurs mesurant en continu et à distance divers paramètres de santé permettant de suivre l’évolution de maladies chroniques sans avoir besoin de se rendre systématiquement à l’hôpital…
Nous aurions pu prendre l’exemple des solutions de mobilité, avec les voitures en auto-partage dans les rues, ou des solutions qui permettront aux personnes en pleine force de l’âge de vivre tout autrement à leur domicile grâce aux objets connectés. Les solutions vont en effet révolutionner la façon de vivre de toutes les catégories de la population en leur apportant tout ce dont elles ont besoin sur tous leurs lieux de vie, et pas seulement à leur domicile. Mais revenons à la silver économie.
Les objets connectés ne suffisent pas
Aujourd’hui tout le monde s’étonne que malgré la multiplication de toutes sortes d’objets connectés tels que ceux qui viennent d’être évoqués, la silver économie ne se développe pas. La raison en est simple. La silver économie ne se réduit pas à production d’objets connectés. Bien sûr, l’industrie 4.0 qui les produit en est un élément central, mais pour que le consommateur puisse acheter ces solutions, il faut structurer de nouvelles chaînes de production en aval des objets connectés.
Là encore pour le comprendre, prenons l’exemple de la solution de téléassistance. Pour que la personne âgée puisse l’utiliser, il faut organiser l’interaction de trois types d’entreprises de services à la personne ayant des savoir-faire très différents : celle qui pose et maintient en état de bon fonctionnement les capteurs au domicile du client ; celle qui reçoit l’ordre d’analyser à distance les données captées chez ce nouveau client ; celle enfin qui lorsqu’elle décèle une chute envoie un professionnel pour venir en aide à la personne qui est tombée. Il faut donc que l’entreprise à laquelle un capteur a signalé une chute puisse envoyer automatiquement un message à celle qui doit aller porter secours. Il faut que tout cela puisse se faire sans délai et de façon sécurisée, que les personnes soient disponibles et proches des lieux d’intervention etc.
Il faut par ailleurs que les personnes qui interviennent au domicile soient formées pour réagir avec le client en temps réel aux nouvelles informations données par les objets connectés et apporter leur savoir-faire de façon empathique et humaine. Il s’agit d’un tout nouveau type de travail, non pas comme dans l’industrie face à des machines, ni comme dans les services face à des gens, mais au domicile face à la fois à des machines numériques et à des gens. Ce travail à trois permet aux personnes qui rendent les services d’être intégrées dans des chaînes de production productives comme les ouvriers l’étaient jadis sur les chaînes de l’industrie.
Avec le développement des marchés de solutions, plusieurs millions d’emplois pourront être créés comme notre calcul l’a montré précédemment. Ces salariés seront comme dans l’industrie de la mécanisation, dans le rapport de force de négocier une part des gains de productivité issus des très nombreuses innovations qui irrigueront les chaînes de machines numériques et de logiciels qui produiront les solutions. Ils pourront ainsi acheter les solutions, comme ils ont pu acheter les biens. Une croissance partagée pourra naître et avec elle les inégalités de nouveau se réduire.
La difficulté de partager des infrastructures
Mais comme dans les usines de la mécanisation, pour que la production soit rentable et puisse se développer en consommation de masse, il ne faut pas que chaque producteur invente tous les maillons de la chaîne de production qu’il utilise. Il faut structurer ces chaînes sur des infrastructures partagées par tous les producteurs et par tous les consommateurs, comme le réseau d’électricité ou le réseau de chemin de fer.
La nouvelle infrastructure de base des solutions, ce sont des plates-formes sur Internet, dites bifaces, qui organisent toutes ces interactions en temps réel entre les entreprises qui contribuent aux solutions et permettent aux consommateurs d’y accéder facilement.
Malheureusement, toutes sortes d’entreprises de services font aujourd’hui des expérimentations en silos pour produire les premières solutions de la silver économie ; chacune faisant tout, en particulier sa plate-forme, comme lorsque M. Ford produisait ses machines, son électricité, son chemin de fer. La Poste fait sa silver économie, chaque filiale d’assistance des assurances ou des mutuelles, fait la sienne. L’État et les collectivités locales cofinancent depuis des années toutes ces expérimentations locales indépendantes dont aucune ne trouve la taille critique.
Force est de constater que les inerties sont telles et les intérêts particuliers sont si puissants qu’il faudra beaucoup de temps pour que suffisamment d’entreprises de services, qui n’ont jamais travaillé ensemble, se rassemblent pour structurer la production des solutions autour de plates-formes partagées qui seules donneront au marché la profondeur nécessaire à leur développement en consommation de masse.
On est en train de reproduire ce qui s’est passé jadis dans l’industrie. Que l’on songe par exemple aux chemins de fer, qui ont commencé par être développés sans coordination, avec des largeurs de voies différentes, avant d’arriver à un seul réseau partagé par tous. On entre dans un long processus de « destruction créatrice », pendant lequel le développement des solutions utilisant des salariés sera désordonné et peu rentable, avant que le marché ne puisse canaliser – et susciter – une demande de masse.
Bien sûr, on pourrait attendre que les marchés fassent leur œuvre, comme jadis avec la mise en place des chaînes de production de l’industrie. Mais aujourd’hui nous n’en avons pas le temps.
La course de vitesse avec les GAFA
En effet, des nouvelles entreprises numériques, partant de rien, ont compris qu’il était possible de satisfaire tout autrement les besoins avec des solutions. Mais elles le font en utilisant un paradigme totalement différent de celui utilisé par les entreprises de services à la personne. Elles se spécialisent dans la collecte et l’exploitation des données et délèguent à des travailleurs indépendants ou à des citoyens ordinaires, les mises à disposition de personnes alors que les entreprises de services à la personne les prennent en charge et en portent les coûts. Elles ne portent donc que les coûts fixes de conception des logiciels qui traitent l’information de sorte que le coût marginal de mise à disposition de l’application devient nul dès lors que suffisamment d’internautes s’y connectent. Ce mode de satisfaction des besoins est tellement plus simple à organiser que de gérer des salariés et de la matière !
Il ne s’agit pas ici de critiquer les GAFA qui conduisent cette révolution. Nous voulons simplement à ce stade montrer que ce système est en train de casser les entreprises de services à la personne au moment où il leur aurait fallu le temps de s’organiser pour produire des solutions intégrant des salariés embauchés et formés.
Par exemple, la personne qui trouve une femme de ménage grâce à une application mobile comme Kliner plutôt que de s’adresser à une entreprise de services à la personne comme O2 paye sa prestation moins cher puisque la rémunération versée à la femme de ménage n’est pas soumise aux mêmes obligations légales que celles qui pèsent sur les salariés d’O2 comme sur ceux de toutes les entreprises de services à la personne. La femme de ménage de Kliner n’a d’ailleurs aucun pouvoir sur la rémunération qui lui est versée puisque cette entreprise ubérisée lui restitue la part qu’elle souhaite de la somme qui lui est directement versée par le client. Comme les clients de Kliner ont droit aux mêmes réductions d’impôt qu’O2, il est clair que la distorsion de concurrence va progressivement faire basculer les services à la personne traditionnels vers ces services ubérisés moins chers. Ce qui est vrai pour le ménage l’est aussi pour tous les autres services à la personne.
Une occasion manquée d’upgrader les services à la personne en les intégrant dans des solutions complexes
Les emplois qui se multiplieront alors ne seront plus ceux créés par des entreprises de services à la personne mais ceux de petits boulots de travailleurs indépendants mal formés et mal rémunérés.
La généralisation de ce phénomène fera que la croissance sera faible, non pas par manque d’innovations technologiques, mais parce qu’elle sera mal répartie, très forte pour ceux qui créent et distribuent les applications, très faible pour la grande majorité des autres. Il y a là un risque majeur pour nos démocraties qui auront du mal à supporter le retour de si fortes inégalités. C’est malheureusement ce que l’on observe aux États-Unis où l’ubérisation fait son œuvre depuis plus longtemps qu’en Europe.
Le remplacement inéluctable de l’homme par la machine ?
Bien sûr les technologies numériques permettront aux machines de faire de plus en plus de tâches jusqu’alors réalisées par l’homme, en particulier celles des services à la personne, ubérisés ou pas. Les GAFA joueront un rôle majeur dans cette évolution. Ils disposent à la fois des myriades de données nécessaires pour éduquer ces machines, en particulier par le biais de l’intelligence artificielle. Ils ont aussi les moyens de financer les meilleurs talents du monde qui utiliseront les dernières technologies pour éliminer systématiquement l’homme qui n’entre pas dans le paradigme du coût marginal nul. Le fait que les GAFA se tournent vers le développement de la voiture autonome après avoir diffusé toutes sortes d’applications de taxi comme Uber en est un bon exemple.
Loin de nous décourager, une telle perspective doit nous inciter à développer le plus rapidement possible les solutions, qui valorisent la présence humaine et sont aujourd’hui préférées par les consommateurs, dans un certain nombre de situations en tous cas. Cela permettra non seulement de retrouver le plein emploi, mais aussi de donner le choix aux consommateurs entre ces solutions pensées et organisées pour donner sa place à l’homme et les services aujourd’hui uberisées et demain robotisées proposées par les GAFA qui n’en auront pas le souci.
Par ce choix les consommateurs décideront de la vitesse à laquelle ils souhaiteront aller vers le remplacement de l’homme par la machine. Que faire de mieux dans une démocratie ?
Alors oui, Mesdames et messieurs les académiciens, l’essor des services à la personne peut être une solution pour réduire le chômage structurel, à condition de prendre les mesures nécessaires.
Il faudrait que le gouvernement lance un plan, à la suite de celui de 2002, pour catalyser les coordinations d’acteurs accélérant le développement des solutions qui créeraient beaucoup d’emplois productifs.
Il faudrait faire de ce plan un projet européen pour doter l’Europe d’une plate-forme collectant la myriade des données personnelles des citoyens européens, comme le font les GAFA américains. L’Europe, continent des Lumières, pourrait ainsi faire entendre sa voix aux côtés de celle des GAFA pour construire une société où l’homme et la machine de demain conjugueront harmonieusement leurs talents.
Je vous remercie de votre attention.