Pauline Schnapper :
La politique européenne de la France et le Brexit

 

Allocution de présentation de Pauline Schnapper

de M. Georges-Henri Soutou, Président de l’Académie

 

Madame le professeur,

Je vous remercie de nous accorder de votre temps dans une période pour vous très chargée. Je ne parle pas tant de la rentrée universitaire, mais de l’approche inexorable du 31 octobre qui ne sera pas uniquement cette année la nuit d’Halloween, mais aussi celle du Brexit. Dès avant 2016, vous étiez sollicitée comme experte des relations entre la Grande-Bretagne et l’Europe ; depuis le référendum, en raison de la finesse de vos analyses, de la complexité des négociations, mais aussi parce que vous estimiez avec clairvoyance, dès 2012, le Brexit comme un des deux termes de l’alternative qu’avait David Cameron[1], vous êtes devenue incontournable dans l’ensemble des médias, écrits et télévisuels. Les relations de la Grande-Bretagne et de l’Europe sont, en effet, l’objet principal de vos études depuis plus de 20 ans.

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud (promotion 1988), vous avez obtenu l’agrégation d’anglais (option civilisation) en 1992. Après une maîtrise à l’Université Paris III Sorbonne nouvelle, en 1990, sur « l’agriculture irlandaise et la CEE », puis un DEA, sous la direction de Jean Charlot, à Sciences Po en 1993, vous entreprenez, dans ce même établissement, une thèse en Relations internationales, sous la direction de Pierre Hassner. Vous êtes alors Allocataire de recherche à Sciences Po (1993-1996) et passez deux ans au Saint Anthonys College d’Oxford, grâce à une Bourse de recherche de l’OTAN. Soutenue en 1997, votre thèse était intitulée Les infortunes du pragmatisme : la Grande-Bretagne et la sécurité européenne, 1989-1995.

 Après 4 ans à l’Université d’Orléans, comme ATER, puis maître de conférence, vous obtenez une délégation pour recherche au CNRS que vous accomplissez à la Maison française d’Oxford afin de finaliser votre HDR, que vous soutenez en 2003 à l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle. Vous y êtes élue professeur de civilisation britannique contemporaine l’année suivante et y enseignez toujours. Vous y dirigez le Centre de Recherches en civilisation britannique (CREC) au sein du Centre for Research on the English Speaking World (CREW).

            Vous avez été membre Junior de l’Institut universitaire de France de 2010 à 2015, ainsi que Visiting Scholar au Center for British Studies de l’Université de Berkeley.

            Vous avez également tenu des positions dans différentes associations, en particulier la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur, et participé aux comités de rédaction de plusieurs revues. Je ne retiendrai qu’une seule de ces participations : vous êtes membre du Bureau de la Société des Amis de Raymond Aron. Je le retiens en raison de l’hommage dû à notre confrère, mais aussi en hommage familial : vous à votre grand-père et moi à mon père qui en fut le premier président.

            Vous êtes l’auteur de six ouvrages :

  1. La Grande-Bretagne et l’Europe : le grand malentendu (2000)
  2. La Grande-Bretagne et la sécurité européenne, 1989-2000 (2001)
  3. British Political Parties and National Identity: A Changing Discourse (2011)
  4. Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ? (2014)
  5. Britain and the Crisis in the European Union, avec David Baker (2015)
  6. Où va le Royaume-Uni ? Le Brexit et après, avec Emmanuelle Avril (2019) paru il y a moins d’un mois chez Odile Jacob.

Je ne retiendrai qu’un seul titre des ouvrages que vous avez dirigés ou des numéros de revue que vous avez coordonnés : Le Royaume-Uni au XXIe siècle : Mutations d’un modèle, que vous avez dirigé avec Emmanuelle Avril et qui est paru en 2014.

            Je vous donne la parole.

[1] Pauline Schnapper, « Le Royaume-Uni dans l’Europe : le début de la fin ? », sur le site Le Vie des Idées (7 février 2012).

 

La politique européenne de la France et le Brexit

2017-2019

Pauline Schnapper[1]

 

L’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée en mai 2017 est intervenue quelques mois après le double coup de tonnerre pour l’Europe survenu en 2016, c’est-à-dire le vote d’une courte majorité d’électeurs britanniques en faveur d’une sortie de l’Union européenne et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Ces deux événements, et plus généralement la montée d’un puissant mouvement populiste anti-européen dans et à l’extérieur de l’Union européenne, représentaient un défi sans précédent pour un président français élu au contraire sur un programme ambitieux de relance de l’intégration européenne.

Pour le gouvernement britannique, de son côté, qui était engagé dans des négociations très difficiles avec les 27 pays européens sur les modalités de sortie de l’Union européenne, la position que prendrait le nouveau gouvernement français sur la question du Brexit était cruciale. Londres espérait s’appuyer sur ses relations bilatérales privilégiées avec les principaux pays membres, notamment Paris et Berlin, pour obtenir des conditions favorables lors de son retrait. Ou, pour le dire de façon plus cynique, Londres espérait jouer sur d’éventuelles divisions entre ses partenaires pour arriver à ses fins. Comme on va le voir, cet espoir s’est avéré vain, puisque d’une part les Vingt-sept sont restés unis pendant toute la durée de la négociation et, d’autre part, le gouvernement français est au contraire passé progressivement d’une position ouverte et plutôt conciliante vis-à-vis de Londres à la volonté de se débarrasser aussi rapidement que possible du problème posé par le Brexit, quitte à se résoudre à une sortie de l’Union européenne sans accord de transition le 31 octobre 2019 et donc à la restauration de contrôles aux frontières et de tarifs douaniers pour les produits britanniques.

 

La vision européenne d’Emmanuel Macron

 

La politique européenne du nouveau président s’est forgée dans le contexte des crises multiples traversées par l’Union européenne depuis le milieu des années 2000. Tout d’abord, l’expérience traumatisante du référendum sur la constitution européenne de 2005, rejetée par les électeurs français puis partiellement réintroduite sous la forme du traité de Lisbonne en 2007, était très présente à son esprit comme une erreur politique à ne pas renouveler. Avoir donné l’impression de ne pas écouter « le peuple » avait accru, selon lui, l’euroscepticisme et la méfiance des opinions publiques vis-à-vis des institutions européennes et de leurs dirigeants. Ensuite, la crise financière puis économique de 2008-2009, la crise des dettes souveraines en Irlande, en Grèce, en Espagne et au Portugal en 2010-2011 puis la crise des réfugiés de l’été 2015 ont renforcé la perception d’une impuissance de l’Union européenne à protéger ses citoyens et ses frontières, que le vote en faveur du Brexit lors du référendum du 23 juin 2016 a clairement manifestée. En juin 2016, un État membre décidait pour la première fois de sortir de l’Union européenne, mettant fin à un long processus d’élargissement de l’Union et soulevant la question de sa possible désintégration. Enfin, la montée de partis nationalistes plus ou moins europhobes au sein du Parlement européen puis arrivés au pouvoir, seuls ou en coalition, dans un certain nombre de pays (Pologne, Hongrie, Autriche, Italie) créait un autre type de défi en remettant en cause la légitimité des valeurs démocratiques représentées par l’Union européenne.

Dans ce contexte très particulier, Emmanuel Macron a fait une campagne clairement pro-européenne en 2017, désignant l’ex-Front National et Marine Le Pen comme son principal adversaire. Il évoqua déjà ce qui allait devenir son leitmotiv, la nécessité d’une « Europe qui protège » et proposa la création de « conventions citoyennes » pour instiller davantage de démocratie dans l’Union européenne[2]. Dans les mois qui suivirent son élection, il ne prononça pas moins de trois discours à la Sorbonne, à Athènes et Aix-la-Chapelle, tous lieux symboliques en Europe, dans lesquels il proposait une nouvelle ambition pour l’Europe, ce qu’il appelait une « refondation ». Sur fond de débat sur le Brexit, qui avait beaucoup tourné outre-Manche autour de la question de la souveraineté nationale, il défendait l’idée d’une « souveraineté européenne » définie comme « notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts », beaucoup plus réelle à ses yeux que la souveraineté des États-nations :

Vous l’avez compris, ce premier impératif auquel je crois, ne soyons pas faibles, ne subissons pas, c’est celui de la souveraineté européenne, celle qui doit nous conduire à faire de l’Europe une puissance géopolitique, commerciale, climatique, économique, alimentaire, diplomatique propre. Nous aurons des débats et nous ne mettons sans doute pas les mêmes réalités derrière chacun de ces mots, mais la condition de possibilité, c’est que nous refusons le fait que d’autres puissent décider pour nous[3].

Dans cette vision, seule l’Union européenne pouvait donner aux États-membres la capacité de se défendre contre des menaces comme le réchauffement climatique, le terrorisme ou les États autoritaires qui entourent l’Europe, alors que les États isolés étaient impuissants.

Emmanuel Macron développait quatre thèmes en particulier auxquels l’Union européenne devait s’atteler, appelant implicitement l’Allemagne à le rejoindre dans cette ambition : la protection économique contre les effets négatifs de la mondialisation ; le renforcement de la zone euro ; une politique d’immigration et d’asile plus efficace ; le renforcement des capacités de défense de l’Union.

Sur le premier point, il était favorable à une taxe sur les transactions financières et à une autre sur le carbone aux frontières de l’Europe. Il voulait encourager le développement de champions européens de la nouvelle économie et taxer les géants multinationaux du numérique. Pour la zone euro, il proposait la création d’un budget commun avec un parlement de la zone euro, un ministre des finances européen et un contrôle parlementaire, ainsi qu’une harmonisation progressive des taux d’impôts sur les sociétés au sein de la zone et un rapprochement des taux de cotisations sociales. Pour le contrôle des frontières de l’Union européenne, Emmanuel Macron voulait renforcer la police européenne aux frontières, créer un Office européen de l’asile qui harmoniserait et accélèrerait les procédures d’examen des demandes. Enfin, sur la défense, et dans le contexte de désengagement américain en Europe initié par Barack Obama et amplifié par Donald Trump, le président français proposait la création d’une force commune d’intervention, d’un budget de la défense commun et l’élaboration d’une doctrine stratégique commune.

Par ces réformes, E. Macron espérait répondre au mécontentement exprimé par les populations européennes, dont le referendum sur le Brexit avait été la manifestation la plus spectaculaire, et contrer les risques de désintégration de l’Union, d’où un discours appuyé sur l’unité nécessaire entre les États-membres :

Cette unité européenne, de la réconciliation franco-allemande à la réunification entre l’Est et l’Ouest, c’est notre plus belle réussite et notre atout le plus précieux. Aussi, à côté de ces six batailles pour la souveraineté, c’est la bataille pour l’unité que je veux conduire. Nous n’aurons pas d’Europe forte et souveraine si elle n’est pas unie, tenue en elle‑même, cohérente. Perdre cette unité c’est prendre le risque de revenir à nos déchirements mortifères et à l’hégémonie destructrice[4].

Le Brexit comme menace

 

On comprend bien que ces ambitions macroniennes pour l’Union européenne cadraient mal avec le scénario d’une négociation interminable avec les Britanniques pour acter leur sortie de l’Union. Pour le président français, le Brexit représentait à la fois la menace d’un début de désintégration de l’Union et le risque d’un enlisement dans des discussions sans fin et donc d’une paralysie des institutions de Bruxelles. Il fallait donc renforcer et protéger l’Union européenne pour éviter les effets négatifs du Brexit. C’est pour cette raison que, dans les trois discours cités, le président fit peu ou pas mention du choix britannique de quitter l’Union, comme s’il pouvait être réduit à un épiphénomène, certes fâcheux, mais qui ne devait pas entraver la marche en avant des Vingt-sept. Il s’agissait essentiellement d’un problème de politique intérieure britannique et il fallait, contrairement à ce qui s’était passé en France en 2005 d’après lui, respecter le vote des Britanniques, si regrettable soit-il. La question du Brexit devait donc être résolue le plus rapidement possible de façon à ne pas immobiliser des énergies qui devaient être consacrées au renforcement de l’Union. Le gouvernement craignait également une manœuvre britannique pour tenter de diviser les Vingt-sept, voire pour diviser les administrations elles-mêmes. Ainsi les responsables du SGAE (Secrétariat général des affaires européennes) ont-ils interdit aux différents ministères de traiter directement avec les diplomates britanniques en poste à Paris, préférant centraliser les contacts pour éviter toute tentative d’obtenir des accords sectoriels qui pourraient nuire à l’unité générale de la position française et européenne.

Pour protéger les institutions européennes et le marché intérieur de la décision britannique, il convenait aussi de marquer clairement la différence entre les avantages dont profitaient les États-membres et les contraintes qui s’imposaient aux États tiers, même lorsqu’ils étaient d’anciens États-membres. Il convenait également de prendre acte du choix de Theresa May, qui dès l’automne 2016 avait opté pour ce qu’on appelait alors un Hard Brexit, c’est-à-dire une sortie non seulement de l’Union européenne mais également du marché unique et de l’union douanière, même si cela n’avait pas été évoqué pendant la campagne référendaire en 2016. Il convenait d’affirmer clairement et de faire comprendre au Royaume-Uni qu’il ne pourrait donc jouir à l’avenir que de droits inférieurs à ceux dont disposaient les membres de l’espace économique européen comme la Suisse ou la Norvège. Il devrait se contenter d’un futur accord de libre-échange et d’accords de coopération sur les questions de sécurité et de défense. Le Royaume-Uni pourrait ainsi être arrimé au continent tout en laissant les pays les plus engagés dans la construction européenne renforcer leur intégration.

 

Les négociations sur la sortie de l’Union européenne

 

Les négociations entre le gouvernement britannique et Bruxelles ont démarré lorsque Theresa May a déclenché l’article 50 du traité de Lisbonne, qui prévoyait une durée de deux ans pour mettre au point les modalités de sortie d’un État membre, soit entre mars 2017 et mars 2019. Les négociations se sont déroulées sur la base des orientations adoptées à l’unanimité par les Vingt-sept lors du Conseil européen du 29 avril 2017, qui annonçaient notamment que les négociations seraient conduites exclusivement par l’équipe de Michel Barnier à la Commission européenne et seraient divisées en deux étapes, la première portant uniquement sur les modalités de sortie du Royaume-Uni (et non la relation future) ainsi qu’une éventuelle période de transition après cette sortie, prévue le 29 mars 2019[5]. Trois thèmes devaient faire l’objet des premières discussions : le règlement financier lié au Brexit, les droits des citoyens britanniques résidant dans l’Union européenne et des citoyens européens résidant au Royaume-Uni ainsi que la question de la frontière entre le nord et le sud de l’Irlande, amenée à devenir une frontière terrestre de l’Union.

Une fois élu président en mai 2017, Emmanuel Macron ne s’est en rien démarqué des positions de l’Union européenne dans son ensemble pendant les premiers mois de la négociation, affichant même des positions plutôt conciliantes vis-à-vis du gouvernement britannique par rapport à celles de la Commission ou de certains autres pays membres, comme la Pologne, qui était très préoccupée par le sort de ses ressortissants au Royaume-Uni. Lors d’une conférence de presse à l’Élysée en juin 2017, après une rencontre avec Theresa May, il assura ainsi que la porte de l’Union serait toujours ouverte si les Britanniques changeaient d’avis d’ici la fin de la négociation[6].

En décembre 2017, le Conseil européen adopta un rapport qui prenait acte de l’avancée des discussions avec le gouvernement britannique, notamment sur le règlement financier (autour de 40 milliards d’euros) et les droits des citoyens pendant la période de transition. Le gouvernement français insista à ce moment-là sur des règles strictes sur cette période transitoire, qui devrait être limitée dans le temps et au cours de laquelle le Royaume-Uni devrait continuer à être soumis à la juridiction de la Cour européenne de justice et être écarté des prises de décision au sein de l’Union. Les Vingt-sept restèrent unis sur ces conditions et le gouvernement de Theresa May n’eut d’autre choix que de les accepter.

Dès cette époque, en particulier lors du sommet bilatéral de janvier 2018, Emmanuel Macron énonça aussi clairement une règle déjà affichée par l’équipe Barnier et les orientations d’avril 2017, à savoir que le marché unique ne pouvait pas être découpé à la carte. Si les Britanniques voulaient y accéder, il fallait qu’ils acceptent la libre circulation des personnes, ce qui était incompatible avec l’interprétation faite par le gouvernement britannique du résultat du référendum de 2016, selon laquelle les électeurs s’étaient prononcés en faveur de la sortie de l’Union pour stopper l’immigration européenne. Il n’y avait là rien de différent de ce qu’exprimait la Commission européenne depuis le début des négociations mais le président français ne manqua pas de le rappeler.

Pendant les premiers mois de 2018, les Vingt-sept attendirent des propositions concrètes de la part du gouvernement de Londres, notamment sur la question de la frontière irlandaise. Theresa May rendit finalement public en juillet ce qu’on appela le plan de Chequers. Celui-ci proposait la création d’une zone de libre-échange entre le Royaume-Uni et l’Union européenne pour les marchandises uniquement, donc ni pour les services ni pour les personnes, et la mise en place de contrôles douaniers au Royaume-Uni pour les marchandises qui transiteraient dans le pays avant d’entrer dans l’Union européenne.

Ce système permettrait certes d’éviter l’instauration d’une frontière en Irlande, mais il contrevenait au principe maintes fois répété par Bruxelles et Paris de respect de l’intégrité du marché unique et de non-séparation des différentes libertés de circulation. Sans surprise, il fut donc immédiatement rejeté par Michel Barnier lors d’une conférence de presse avec le nouveau ministre pour le Brexit, Dominic Raab, à la fin du mois[7]. Malgré les espoirs britanniques d’un changement de position des Européens, visibles par exemple lors de la rencontre estivale avec Macron au fort de Brégançon, ceux-ci confirmèrent leur rejet du plan au sommet européen de Salzbourg. Cette fois, le président français s’afficha publiquement comme inflexible sur cette question, expliquant que les propositions britanniques n’étaient « pas acceptables en l’état » car elles n’étaient « pas respectueuses de l’intégrité du marché unique » tandis que d’autres chefs de gouvernement (notamment autrichien et hongrois) tenaient des propos plus conciliants[8]. Cette réaction, et plus généralement le rejet officiel de son projet par les Vingt-sept lors de ce sommet fut pourtant très mal reçue à Londres, où la presse décrivit le Conseil comme le lieu de « l’humiliation » de Theresa May[9].

L’accord finalement trouvé, malgré ces tensions, en novembre 2018 fut le résultat de concessions britanniques sur la frontière irlandaise : Theresa May accepta que l’ensemble du Royaume-Uni reste dans l’union douanière le temps de la période de transition et peut-être au-delà, jusqu’à ce qu’un accord de libre-échange avec l’UE soit ratifié, de façon à éviter des contrôles douaniers en Irlande. Mais, cette fois, ce sont les Brexiters les plus acharnés dans son propre parti qui s’y opposèrent, au nom d’une souveraineté qui serait trahie par le maintien, même provisoire, dans l’union douanière et pour pouvoir engager sans délai des négociations commerciales avec des pays tiers (que le maintien dans l’union douanière rend impossibles). Malgré trois tentatives successives, la Première ministre fut donc incapable de faire ratifier cet accord par le Parlement de Westminster entre décembre 2018 et mars 2019.

La position officielle de la France vis-à-vis du Brexit évolua à ce moment-là. Le gouvernement et le président exprimèrent une impatience grandissante vis-à-vis d’abord de l’incapacité du gouvernement britannique à adopter une position réaliste dans les négociations puis des atermoiements du Cabinet et du Parlement, incapables de trouver un consensus sur une solution alternative. Le président Macron manifesta de façon de plus en plus évidente son agacement face au temps et à l’énergie dépensés par l’Union européenne à discuter du Brexit plutôt que de problèmes plus importants à ses yeux. Au Conseil européen du 4 avril, de vraies tensions apparurent pour la première fois entre Paris et Berlin, Angela Merkel, comme le Premier ministre irlandais Leo Varadkar, étant prête à accorder un an de report dans l’espoir d’empêcher une sortie sans accord alors qu’Emmanuel Macron désirait se débarrasser du problème le plus rapidement possible. Les Vingt-sept trouvèrent finalement un compromis sur un délai de six mois, jusqu’au 31 octobre 2019, mais la prise de position française confirma l’image d’intransigeance du président français, même si sur le fond il n’était pas toujours très différent du discours de la taskforce de la Commission.

La suite des événements a montré que le président français n’avait pas tout à fait tort de se méfier d’une demande de report qui n’était pas accompagnée d’un plan précis pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait le gouvernement britannique. Theresa May ne proposa rien de nouveau dans les mois qui suivirent, en particulier pour trouver une autre solution au problème de la frontière irlandaise, et elle fut finalement poussée à la démission en juin 2019 par son propre parti. Boris Johnson, qui lui succéda fin juillet, adopta une position jusqu’au-boutiste, promettant de sortir de l’Union quoi qu’il arrive, y compris sans accord, le 31 octobre. Finalement, il parvint à en conclure un avec l’Union européenne, sur la base d’une frontière dans la mer d’Irlande et sur un projet de désalignement vis-à-vis des réglementations européennes, qui allait bien plus loin que ce qu’avait envisagé Theresa May. Après une suspension du Parlement, jugée illégale par la Cour Suprême, et en l’absence de soutien parlementaire, Johnson dut demander un nouveau report de trois mois, accepté par l’Union et par la France et surtout, convoquer de nouvelles élections anticipées qui lui ont finalement donné une majorité confortable le 12 décembre 2019, confirmant ainsi le Brexit pour le 31 janvier 2020.

Pourquoi la position française a-t-elle évolué pendant les négociations ? On peut l’expliquer d’abord par la relative indifférence avec laquelle le gouvernement français accueillait l’éventualité d’une sortie sans accord du Royaume-Uni le 31 octobre 2019. Bien qu’étant très directement concernées, pour des raisons géographiques évidentes, par une réimposition brutale de contrôles aux frontières terrestres, les autorités françaises considéraient qu’elles avaient moins à perdre au no deal que les Britanniques. Par ailleurs, elles s’estimaient bien préparées grâce au vote par le Parlement français, début 2019, d’une loi d’habilitation autorisant le recours aux ordonnances pour ajuster les infrastructures douanières et de contrôle des marchandises. Sept-cents douaniers supplémentaires avaient été recrutés et des bâtiments supplémentaires construits dans les ports français, pour faire face à l’afflux prévisible en cas de sortie sans accord.

Par ailleurs, la France, qui a beaucoup investi dans la relation bilatérale avec le Royaume-Uni dans le domaine de la défense, avec les accords de Lancaster House de novembre 2010 en particulier, espère bien conserver ces liens privilégiés après le Brexit. C’est tout le sens de l’Initiative européenne d’intervention lancée par E. Macron lors de son discours de la Sorbonne, qui s’inscrivait en dehors de la politique de sécurité et de défense de l’Union précisément pour pouvoir y faire participer le Royaume-Uni. Il s’agit de contribuer à façonner une culture stratégique commune en partageant des doctrines d’intervention et en planifiant des opérations conjointes. Dix pays ont signé une lettre d’intention en 2018 (Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Portugal et Royaume-Uni) auxquels se sont ajouté la Suède et la Norvège (autre pays non-membre de l’UE) à l’été 2019.

La question se pose aussi de l’influence des évolutions politiques intérieures et européennes dans l’attitude du gouvernement français. Emmanuel Macron a été soupçonné de vouloir utiliser l’échec des négociations sur le Brexit comme argument pour combattre les populismes et l’euroscepticisme en France dans les mois qui ont précédé les élections européennes de mai 2019. Dans cette perspective, le Brexit ne pouvait bien se passer puisqu’il fallait prouver qu’une sortie de l’Union européenne était soit impossible, soit à tout le moins fort coûteuse pour le pays qui en ferait le choix. Et de fait, en France, le Rassemblement National de Marine Le Pen et La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon ont tous deux mis en sourdine leur volonté de quitter l’Union européenne depuis 2017, laissant le thème du « Frexit » à l’ultra-marginal François Asselineau. Cela explique-t-il pour autant son attitude dans les négociations avec le Royaume-Uni ? Les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche au Quai d’Orsay, au Secrétariat Général aux Affaires européennes (SGAE) et au Parlement ont toutes contesté cette interprétation, expliquant que seul l’intérêt européen avait guidé l’attitude du président français, attitude qui faisait par ailleurs l’objet d’un large consensus politique, à l’exception des partis extrémistes cités supra[10].

Sur le plan européen, on peut, de façon peut-être plus convaincante, rapprocher l’attitude du gouvernement français de la frustration ressentie devant le peu d’écho recueilli par les propositions françaises, notamment concernant la zone euro, et la tiède réception par l’Allemagne. Le gouvernement d’Angela Merkel mit plusieurs mois à réagir aux propositions contenues dans les discours d’EmmanuelMacron, et la réponse, quand elle arriva, fut vraiment a minima sur la question du renforcement de la zone euro. Quant à la nouvelle dirigeante de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, elle suggéra à la France, dans une lettre de réponse à ces propositions, qu’elle pourrait renoncer à son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en faveur d’un siège européen. Dans ce contexte franco-allemand déjà difficile, perdre davantage de temps sur des négociations avec les Britanniques était difficilement acceptable pour Emmanuel Macron. Il fallait se consacrer à des sujets d’avenir plus importants, qu’ils soient d’ordre économique ou sécuritaire.

 

L’avenir des relations bilatérales

 

Avec un président français aussi désireux de tourner la page du Brexit, et convaincu qu’un retour en arrière du gouvernement britannique n’aurait pas été souhaitable sur le plan démocratique, la question de l’avenir des relations bilatérales franco-britanniques reste entière. Dans un premier temps, l’année 2020 sera consacrée à de nouvelles négociations avec l’Union européenne, cette fois sur la relation future, et notamment les relations commerciales et les accords de coopération immédiats à trancher (sécurité, frontières, pêche notamment). D’autre sujets de friction entre les deux pays sont donc loin d’être exclus, surtout si B. Johnson engage son pays vers un éloignement réglementaire par rapport aux normes européennes. Par ailleurs, il est peu probable que ces quelques mois suffisent à tout régler, et les négociations pourraient traîner bien au-delà de 2020. On a vu des tensions naître entre les deux pays depuis 2017 qui pourraient renaître à cette occasion. À l’époque, la partie française craignait beaucoup que les négociateurs et représentants britanniques tentent d’obtenir des concessions secteur par secteur et pays par pays, en contournant la procédure normale prévue, c’est-à-dire de discussion avec la Commission européenne, interlocuteur unique à Bruxelles. À Paris, cela aboutit à l’interdiction faite aux différents ministères de communiquer avec leurs interlocuteurs habituels de l’ambassade britannique. Le SGAE refusa aussi de les recevoir, laissant l’Élysée comme seul interlocuteur possible pour l’ambassadeur du Royaume-Uni. Ce choix a été mal compris et mal accepté par les diplomates britanniques, qui ont eu le sentiment d’être trahis par un allié proche, qui soudainement ne suivait plus les usages protocolaires normaux[11]. Il est difficile d’imaginer que ces différents épisodes ne laisseront pas de traces dans la relation franco-britannique, au moins à court terme, même si pour Paris ce n’est qu’une période transitoire avant de reprendre avec Londres des relations approfondies. Ainsi Emmanuel Macron a-t-il déclaré dans son discours de la Sorbonne :

De la même façon, dans cette Union recentrée sur des valeurs intransigeantes, un marché efficace, dans quelques années, s’il le souhaite, le Royaume-Uni pourra trouver la place qui est la sienne. C’est pourquoi vous ne m’avez pas entendu parler du Brexit cet après-midi. Les discussions sont en cours qui ne définissent pas le futur de l’Europe. Mais dans cette Union européenne repensée, simplifiée que je propose, je ne m’imagine pas que le Royaume-Uni ne puisse trouver sa place.

Par ailleurs, il est difficile de dissocier totalement la coopération bilatérale en matière de défense, censée se poursuivre sans difficulté après le Brexit, de ce qui se fait en la matière au sein de l’Union européenne, quelles que soient ses limites. Le Royaume-Uni est un acteur majeur de la défense sur le vieux continent et il est inenvisageable qu’une défense européenne crédible puisse se développer sans lui. Il faudra donc trouver pour le Royaume-Uni un statut d’association ou autre qui l’arrime à l’architecture d’une défense européenne qui reste encore largement à construire. On a déjà vu que l’Union européenne avait, sans attendre la sortie effective du Royaume-Uni, exclu le pays du programme de navigation par satellite Galileo. Beaucoup d’incertitudes demeurent donc sur l’avenir des relations bilatérales, quel que soit l’optimisme du gouvernement français actuel sur cette question.

 

 

Conclusion

 

Le Brexit représente un défi immense pour l’Union européenne dans son ensemble et pour un gouvernement français qui a construit sa politique étrangère autour du thème de la refondation de l’Europe. L’attitude qu’il a adoptée a été celle du containment, pour reprendre une métaphore héritée de la guerre froide mais qui peut bien s’appliquer dans le cas du Brexit, c’est-à-dire une stratégie destinée à limiter les conséquences négatives de la décision des électeurs britanniques sur le fonctionnement des institutions européennes et l’unité de ses États membres. Dans un premier temps, le gouvernement a espéré soit un retour en arrière des Britanniques, soit la signature rapide d’un accord de sortie permettant une transition douce vers une nouvelle relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Devant l’enlisement de la situation politique à Londres, il a ensuite opté pour une solution rapide, même si cela devait aboutir à une sortie sans accord, dommageable sur le plan économique pour l’ensemble des partenaires mais qui évitait, aux yeux de Paris, de prolonger trop longtemps la crise. Ce faisant, il a donné l’impression d’adopter une posture plus radicale que celle, par exemple, de l’Allemagne mais, sur le fond, sa stratégie n’était pas différente de celle des Vingt-sept telle qu’elle est exprimée par la Task Force de la Commission européenne menée par Michel Barnier. Avec la sortie effective du Royaume-Uni le 31 janvier 2020, c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre pour la politique européenne de la France et pour la relation bilatérale entre nos deux pays, où la France devra naviguer entre d’une part la volonté de renforcer la construction européenne et d’autre part le souhait d’arrimer, autant que possible, la diplomatie britannique à celle du continent et d’empêcher la mise en place d’une économie offshore à sa frontière.

[1] Pauline Schnapper est angliciste, professeur de civilisation britannique contemporaine à l’université Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Elle y dirige le Centre de Recherches en civilisation britannique. Elle a été membre junior de l’Institut universitaire de France de 2010 à 2015. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La Grande-Bretagne et l’Europe : le grand malentendu, Paris, 2000 et Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Europe ?, Paris, 2014.

[2] https://storage.googleapis.com/en-marche-fr/COMMUNICATION/Programme-Emmanuel-Macron.pdf.

[3] Discours d’Emmanuel Macron à Aix-la-Chapelle, 10 mai 2018, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/05/10/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-lors-de-la-ceremonie-de-remise-du-prix-charlemagne-a-aix-la-chapelle.

[4] Emmanuel Macron, discours à la Sorbonne, 26 septembre 2017, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/09/26/initiative-pour-l-europe-discours-d-emmanuel-macron-pour-une-europe-souveraine-unie-democratique.

[5] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2017/04/29/euco-brexit-guidelines/.

[6] « Emmanuel Macron says door to remain in EU is open to Britain », The Guardian, 14 juin 2017.

[7] « Michel Barnier kills off Theresa May’s Brexit proposals », The Guardian, 26 juillet 2018.

[8] « Macron urges EU leaders to stand firm against Theresa May », The Guardian, 20 septembre 2018 ; « Sur le Brexit et les migrants, Emmanuel Macron affiche sa fermeté », Le Journal du Dimanche, 20 septembre 2018.

[9] « Humiliation for Mays as EU reject Brexit plan », The Times, 21 septembre 2018 ; « EU Dirty Rats – Euro mobsters ambush May », The Sun, 21 septembre 2018 ; « Theresa May’s Salzburg humiliation confirms that a full blown political crisis is coming », The Independent, 20 septembre 2018.

[10] Voir par exemple la lettre envoyée par les présidents des deux commissions parlementaires sur le Brexit au Sénat et à l’Assemblée nationale le 10 avril 2019, disponible sur https://www.senat.fr/presse/cp20190410.html.

[11] Entretiens à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris.