Monseigneur Rougé :
Un pouvoir reçu d’en haut ?

Séance ordinaire du 21 septembre 2020
« Le Pouvoir », sous la présidence de Pierre Delvolvé
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Allocution de présentation de Monseigneur Rougé

par Pierre Delvolvé

Monseigneur,

Vous et nous avons été victimes du coronavirus, sinon physiquement, du moins intellectuellement et administrativement.

Votre communication sur la réponse de Jésus à Pilate devait initialement, dans notre programme sur Le pouvoir, après les analyses sur le concept de pouvoir, s’insérer dans la présentation des conceptions du pouvoir selon les trois grandes religions. Déjà nos confrères Haïm Korsia et Rémi Brague avaient traité respectivement du judaïsme et de l’Islam ; vous deviez ensuite parler du christianisme.

Nous avons dû interrompre nos travaux à la mi-mars : vous en avez été la première victime.

Nous avons espéré que les séances pourraient reprendre avant l’été et que la reprise commencerait par vous. Ce fut impossible. Il fallut attendre la mi-septembre.

En conséquence le programme a été désarticulé et sa poursuite n’a plus la logique initiale.

J’ai pensé que votre communication pourrait être la dernière, venant ainsi comme une sorte de conclusion, voire d’apothéose. Mais le tenant de la dernière séance selon le programme initial n’a pu y renoncer.

Il a donc fallu trouver une date laissée libre par l’impossibilité de venir de certains « communiquants » prévus. Mais elle vous place entre un exposé sur le pouvoir en Chine, par Mme Bastid-Bruguière, la semaine dernière, et un autre sur « la conquête parlementaire du pouvoir : 10 juillet 1940 – 3 juin 1958 » par M. Eric Roussel la semaine prochaine. Votre exposé peut paraître isolé. Il aura sa valeur en soi.

Vous avez entrepris vos études au lycée Montaigne et au lycée Louis-le-Grand, vous les avez prolongées par deux années de classes préparatoires. Vous avez pris un grand tournant en entrant à la Maison Saint-Augustin, puis en suivant la formation en vue du sacerdoce, d’abord en Belgique au Séminaire Saint-Paul et à l’Institut supérieur de philosophie de Louvain-la-Neuve en Belgique, puis à Rome au Séminaire français et à l’Université grégorienne. Vous y obtenez votre maîtrise de philosophie. En 1998, ce sera le doctorat de philosophie.

Entretemps, en 1994, vous aviez été ordonné prêtre par le Cardinal Lustiger, premier lien avec Son Eminence, duquel vous serez plus tard secrétaire particulier.

Votre ministère s’est partagé entre l’enseignement et la pastorale. Vous avez enseigné la théologie dogmatique et la théologie politique (lien avec les sciences politiques) aux Bernardins (Ecole cathédrale, Faculté Notre-Dame). Vous avez été vicaire à Saint-Séverin, curé de Sainte-Clotilde – ce qui vous fait « aumônier » des parlementaires –, puis de Saint-Ferdinand-des-Ternes.

En 1998, vous accédez à la plénitude du sacerdoce en étant nommé et sacré évêque de Nanterre.

Vous avez écrit et publié  plusieurs ouvrages : Doctrine et expérience de l’eucharistie chez Guillaume de Saint-Thierry (votre thèse pour le doctorat de théologie) en 1999 ; Jean-Marie Lustiger, cardinal républicain (en collaboration) en 2010 ; L’Eglise n’a pas dit son dernier mot (petit traité d’antidéfaitisme catholique ) en 2014. Nous attendons Un sursaut d’espérance pour le mois de novembre prochain.

Tout cela justifie que nous vous ayons demandé de commenter la réponse de Jésus à Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait pas été donné d’en haut ».

La parole est maintenant à vous.

Un pouvoir reçu d’en haut ?

par Monseigneur Matthieu Rougé
Évêque de Nanterre

 

Rendez à César et rendez à Dieu

« Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Cette formule de Jésus que l’on retrouve dans les trois évangiles synoptiques (Matthieu 22, 21, Marc 12, 17, Luc 20, 25), entrée dans le langage commun, sécularisée par le langage commun, est habituellement considérée comme « l’alpha et l’oméga » (Apocalypse 22, 13), pour reprendre une expression néo-testamentaire reçue de la culture grecque, de la doctrine chrétienne voire républicaine de la laïcité. Cet enracinement évangélique de la laïcité républicaine instaure une dialectique paradoxale, potentiellement féconde mais parfois conflictuelle. C’est de ses « racines chrétiennes », expression souvent perçue comme polémique aujourd’hui, que la république laïque reçoit ce qui lui permet de s’affranchir de la tutelle du pouvoir spirituel, notamment catholique. Mais cet affranchissement poussé à son terme, comme il semble l’être de plus en plus en notre époque hyper sécularisée, fragilise en fait la laïcité, privée de son socle, de son enracinement fondateur.

On connaît la célèbre formule de Carl Schmitt, père discuté de la Théologie politique : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Le concept de laïcité constitue comme le paradigme de cette théologie sécularisée sous-jacente à notre modernité politique. On songe aussi à la formule de Marcel Gauchet sur le christianisme, « religion de la sortie de la religion » : il faut une religion pour qu’on puisse en « sortir » ; mais si la religion venait à disparaître, comment maintenir cette dynamique de sortie qui, comme telle, permet l’avènement d’une juste laïcité ? Voilà qui rejoint la thèse récente de Jérôme Fourquet dans son Archipel Français[1]: un certain effacement contemporain du christianisme prive la France laïque de ce qui permettait en fait son unité. Pas de France républicaine, pas d’Etat moderne sans laïcité mais pas de laïcité, en un sens, sans référence chrétienne vivante et agissante. Voilà une des données de la crise politique, sociale et culturelle que notre pays traverse aujourd’hui.

Peut-être a-t-on cependant tendance à surinterpréter voire à mésinterpréter cette formule évangélique – « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » – en l’isolant de son contexte immédiat et du reste des Ecritures (au risque d’une sorte de fondamentalisme interprétatif sécularisé) ainsi qu’en forçant son parallélisme formel. Que s’agit-il de rendre à César dans ce passage des évangiles ? L’impôt et seulement l’impôt. Et que faut-il rendre à Dieu ? Tout, parce que, pour les croyants, tout vient de lui et tout est pour lui (cf. Romains 11, 36). C’est le sens de l’invitation de saint Paul au début de l’ultime partie – parénétique, paraclétique – de sa Lettre aux Romains, son traité théologique et spirituel le plus achevé à destination des « nations » : « Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte » (Romains 12, 1). César et Dieu ne sont pas sur le même plan, ne relèvent pas du même « ordre », pour reprendre l’indispensable distinction pascalienne. César a été créé par Dieu, à son image et à sa ressemblance comme tout homme (cf. Genèse 1, 26) ; le Christ a sauvé César en donnant « sa vie en rançon pour la multitude » (Marc 10, 45) à laquelle César appartient ; le péché originel de César et de tout pouvoir politique serait de se prendre pour Dieu (cf. Genèse 3, 5).

Une autre rapidité interprétative discutable serait d’identifier immédiatement César à l’Etat et surtout Dieu à l’Eglise. Le Cardinal Lustiger était particulièrement sensible à ce thème. Prenant la parole lors d’un colloque intitulé Jean-Marie Lustiger, cardinal républicain – titre délibérément paradoxal –, Jean-Luc Marion a déclaré : « [Le Cardinal] a beaucoup insisté sur le fait qu’il ne faut pas confondre le rapport de César et de Dieu avec le rapport de l’Etat et de l’Eglise. Il avait coutume de dire que d’une part l’Etat ne peut rien demander au croyant qui doit tout à Dieu, mais que d’autre part l’Eglise n’est pas dans une situation de rivalité avec l’Etat, dont un ordre la sépare. Bien plus, l’Eglise n’épuise pas non plus à elle seule la présence de Dieu dans la société »[2]. Pour les catholiques eux-mêmes, Dieu est présent dans sa création comme telle, ce que les scolastiques appelaient sa présence « d’immensité ». Il rejoint, de façon plus ou moins voilée, la conscience de tout homme, que le concile Vatican II présente comme « le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » (Gaudium et spes, 16). L’Eglise ne prétend donc pas détenir l’exclusivité immédiate de la relation des hommes avec Dieu. Elle n’est, pour reprendre une autre formule – innovante – du concile Vatican II, que « le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium, 1). La dialectique de César et de Dieu est d’autant plus éclairante qu’elle est ramenée à sa juste mesure.

Comme tout le Nouveau Testament, cette dialectique ne peut être interprétée de manière authentique qu’à partir de la Première Alliance qui la précède et qui la porte. C’est avec réticence que Dieu finit par donner un roi son peuple qui veut d’une certaine manière s’aligner sur les nations païennes en ayant son propre chef temporel. Il y a une sorte de tentation idolâtrique dans la revendication royale du peuple d’Israël. C’est le sens de la parabole des arbres qui veulent se donner un roi dans le Livre des Juges, qui précède les chroniques royales des livres de Samuel et des Rois : « Un jour, les arbres se mirent en campagne pour se donner un roi et le consacrer par l’onction. Ils dirent à l’olivier : “Sois notre roi !”. L’olivier leur répondit : “Faudra-t-il que je renonce à mon huile, qui sert à honorer Dieu et les hommes, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?”. Alors les arbres dirent au figuier : “Viens, toi, sois notre roi !”. Le figuier leur répondit : “Faudra-t-il que je renonce à la douceur et à la saveur de mes fruits, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?”. Les arbres dirent alors à la vigne : “Viens, toi, sois notre roi !”. La vigne leur répondit : “Faudra-t-il que je renonce à mon vin, qui réjouit Dieu et les hommes, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?”. Alors tous les arbres dirent au buisson d’épines : “Viens, toi, sois notre roi !”. Et le buisson d’épines répondit aux arbres : “Si c’est de bonne foi que vous me consacrez par l’onction pour être votre roi, venez vous abriter sous mon ombre ; sinon, qu’un feu sorte du buisson d’épines et dévore jusqu’aux cèdres du Liban !” » (Juges 9, 8-15).

Avoir un roi constitue en quelque sorte une « fausse bonne idée » pour le peuple de Dieu car son roi véritable, son seul roi pleinement légitime, c’est Dieu lui-même. Le roi que le peuple va se donner risque de le dévorer, de l’asservir en prétendant remplacer Dieu. C’est d’ailleurs ce qui se passe, à ce stade de l’histoire, quand surgit un conflit entre Abimélek et les notables de Sichem. Les rois, en Israël, ne seront légitimes que s’ils ont conscience d’être, comme le peuple, appelés à obéir à la loi de Dieu qui les précède et les dépasse. Il y a une sorte d’esquisse démocratique dans cette insistance biblique sur la pleine appartenance du roi au peuple qu’ultimement Dieu et Dieu seul conduit. Voilà ce qui justifie la présence et la parole des prophètes auprès des rois. Sans eux, les rois ne seraient pas pleinement à leur place. Les prophètes incarnent la nécessité pour les rois de ne pas se considérer comme les fondateurs de leur propre pouvoir, comme « l’alpha et l’oméga » de leur dignité royale. Nathan avec David, Elie avec Achab, Isaïe avec Achaz, de façon parfois conflictuelle, parfois fraternelle, mènent un dialogue fondateur et salutaire pour l’institution royale. « La plupart des sociétés ont été pendant longtemps gouvernées par des dieux-rois ou des rois-prêtres (pharaons, souverains mésopotamiens, empereurs romains, aztèques, incas, de Chine, rois africains etc.) »[3] rappelle Jean-Robert Pitte dans sa Planète catholique. Une des nouveautés bibliques décisives réside dans la distinction et l’interaction libératrice des fonctions royale, prophétique et sacerdotale.

***

C’est le dialogue biblique entre prophètes et rois qui culmine dans la rencontre entre le Christ et Pilate au seuil du cœur de la Passion, durant le « procès romain » de Jésus. Le représentant de César pense juger le Fils de Dieu mais c’est en réalité ce dernier qui le juge au sens le plus fort et théologique du terme. Tous les dialogues anciens, et à venir, entre rois et prophètes, culminent et se dénouent dans cette rencontre d’une intensité extraordinaire entre celui que les chrétiens reconnaissent comme le Messie d’Israël et le représentant du chef temporel par excellence des nations païennes. Le « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » a besoin du déploiement de cette conversation dramatique pour être saisi dans toute sa richesse et toute sa portée. Voilà pourquoi je vous propose d’en parcourir trois étapes particulièrement significatives, de reprendre trois déclarations de Jésus, d’autant plus précieuses qu’il cultive le silence durant son procès : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36), « Je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité » (Jean 18,37), « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut » (Jean 19, 11). Ces trois affirmations du Christ posent les questions décisives du rapport entre le pouvoir et l’eschatologie, le pouvoir et la vérité, le pouvoir et son fondement ultime. Je conclurai en essayant de formuler quelques propositions pour notre situation contemporaine.

1 – « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36)

Pilate interroge Jésus sur son identité de « Roi des juifs », titre qu’il lui reconnaîtra finalement puisqu’il le fera inscrire sur la croix en hébreu, grec et latin, apportant une fin de non-recevoir à ceux qui voudraient qu’il fasse enlever l’écriteau (qu’on retrouve d’ailleurs sur tous nos crucifix) : c’est le « quod scripsi scripsi » saisissant du chant grégorien de la Passion, une manière pour Pilate de ne pas en rester à la lâcheté du lavement de ses mains. Avant cela, au moment même de son procès, Jésus répond : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici » (Jean 18, 36). En se démarquant, à ce stade ultime de sa vie et de sa mission, de toute ambition immédiatement politique voire révolutionnaire, Jésus confirme le message constant de son ministère public. Après la multiplication des pains, l’exemple est particulièrement significatif, Jésus perçoit que son aura peut susciter un total quiproquo : « Jésus savait qu’ils allaient venir l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul » (Jean 6, 15). C’est dans ce contexte que Jésus donne une grande catéchèse eucharistique, en se présentant comme le « pain de vie » par son corps livré, sa vie offerte et non pas immédiatement triomphale, pour le salut du monde et non sa domination, pour la libération de la mort et du péché. L’eucharistie célébrée anticipe et annonce le festin éternel des élus dans la gloire tout en rappelant que le temps présent ne fait qu’acheminer vers les joies de l’éternité. Nous sommes in via, comme l’écrit souvent le grand saint Augustin, mais pas encore in patria.

Ce discours suscite incompréhension et déception au point que beaucoup cessent de suivre Jésus. « Alors Jésus dit aux Douze : ‘Voulez-vous partir, vous aussi ?’ Simon-Pierre lui répondit : ‘Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle’ » (Jean 6, 67-68). Ce qui fonde la persévérance et la foi de Pierre, et de tous ses successeurs après lui, c’est la perception de la perspective eschatologique de l’œuvre de Jésus qui n’est pas venu pour bouter le Romain hors de Terre Sainte mais pour ouvrir à tous les hommes les portes de la vie éternelle. A l’inverse, la trahison de Juda, annoncée, dès le verset suivant, apparaît comme résultant de cette déception qu’engendre la distance de Jésus par rapport à toute réussite immédiatement mondaine et temporelle. Juda trahit parce qu’il se sent trahi par la perspective seulement eschatologique de celui à qui il avait pensé pouvoir confier son salut et sa réussite temporels. L’œuvre du Christ n’est pas coupée des choix temporels qui préparent l’entrée dans la vie éternelle. Mais le triomphe royal annoncé du Christ ressuscité n’est pas d’ordre d’abord séculier. C’est le message de la grande fresque eschatologique de la fin de l’évangile selon saint Matthieu : ce qui a été fait aux plus petits sur terre a été fait au Christ lui-même : « j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi » (Matthieu 25, 35-36) ; mais cette identification salvifique entre Jésus et les plus pauvres n’apparaîtra en pleine lumière que lorsque « le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui » (Matthieu 25, 31).

Cette « réserve eschatologique » de la foi chrétienne est peut-être plus fondatrice encore pour un juste rapport au politique que le renvoi apparemment dos à dos de César et de Dieu. De même que la théologie biblique de la création établit et une relation et une distance entre le Créateur et la créature, ouvrant le champ de l’exploration scientifique et de l’exploitation économique, de même, la théologie chrétienne de l’histoire donne une perspective à l’aventure humaine tout en dégageant le terrain du discernement et de l’action libres. Dans son dernier livre publié avant qu’il ne devienne le Pape Benoît XVI, le Cardinal Ratzinger écrit : « la politique n’instaure pas le Royaume de Dieu, mais elle doit sûrement se préoccuper d’assurer un règne de l’homme qui soit juste ; cela veut dire : créer ce qui est nécessaire à une paix intérieure, extérieure, et à la justice afin que tous puissent ‘mener une vie calme et paisible, en toute piété et dignité’ (1 Timothée 2, 2) »[4]. Il affirme également : « Un messianisme eschatologico-révolutionnaire enthousiaste est absolument étranger au Nouveau Testament »[5]. Théologien allemand des lendemains de la Shoah, Joseph Ratzinger est de ceux qui ont réenraciné la pensée chrétienne dans la Première Alliance, luttant résolument contre tous les néo-marcionismes qui ne cessent de surgir, résistant à ce que le Cardinal Lustiger a appelé « la tentation païenne du christianisme »[6], la tentation de transformer en idéologie politique le dévoilement du mystère de Dieu dans les clair-obscur de l’histoire.

Comme tous leurs contemporains, Ratzinger et Lustiger ont été à jamais marqués par le nazisme et les grands totalitarismes du XXème siècle, véritables messianismes sécularisés. Théorisée par le marxisme, l’idée d’une eschatologie intramondaine constitue le projet plus ou moins avoué ou conscient de tous les totalitarismes. A vouloir faire advenir le ciel sur la terre, on ne parvient qu’à y organiser l’enfer, variation sur le thème de l’adage pascalien « qui fait l’ange fait la bête ». Parmi les « idées chrétiennes devenues folles », pour reprendre le mot de Chesterton (et le titre d’un ouvrage récent de Rémi Brague[7]), il y a l’eschatologie dévoyée, parfois par des chrétiens eux-mêmes, de gauche comme de droite, d’un Royaume éternel à même ce monde. A l’inverse, la réserve eschatologique professée par Jésus face au représentant d’un Empire et d’un Empereur débordant d’ubris messianique, sonne comme un véritable cri de liberté. L’authentique théologie du Royaume de Dieu s’inscrit en faux contre toute confusion théologico-politique. De même que les rois en Israël avaient besoin de l’altérité du prophète, les combat politiques de la terre ont besoin de l’altérité d’une perspective eschatologique qui libère de la sacralisation indue des combats temporels toujours malfaisante et parfois très gravement. Cette sacralisation était manifeste dans les grands totalitarismes du XXème siècle. Elle n’est pas absente d’un progressisme transformé en religion ou de l’idéologie transhumaniste contemporaine. Même l’écologie peut se frelater, en passant d’un souci éthique bienfaisant à une pseudo-religion destructrice du principe d’humanité[8]. Face au représentant de César, le « roi des Juifs » se fait, par sa relation au temps et à l’éternité, l’avocat de la véritable liberté.

2. « Rendre témoignage à la vérité » (Jean 18, 37)

Pilate a manifestement du mal à comprendre que Jésus puisse se situer dans un autre ordre que celui de la politique. Celle-ci peine souvent à ne pas s’enfermer de manière exclusive dans sa propre logique, totalisante au risque de devenir totalitaire. Le préfet romain en revient donc à la seule question qui l’intéresse : « Alors, tu es roi ? ». Et Jésus de lui répondre : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. ». On a beaucoup glosé sur la suite de l’échange : « Pilate lui dit : ‘Qu’est-ce que la vérité ?’ Ayant dit cela, il sortit de nouveau à la rencontre des Juifs, et il leur déclara : ‘Moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation’ » (Jean 18,38). L’absence de réponse immédiate de Jésus à la question, apparemment incidente mais en fait décisive, de Pilate est souvent interprétée comme un refus délibéré du Christ de définir la vérité, une sorte d’adhésion anticipée au relativisme contemporain. Ce qui est frappant au contraire, c’est que Pilate tourne les talons et sort du Prétoire à peine sa question posée, comme s’il avait peur ou ne voulait pas en écouter la réponse. C’est peut-être là que réside surtout l’anticipation de toutes les tentations relativistes de l’histoire. Plus haut dans l’Evangile selon saint Jean, Jésus a clairement enseigné : « Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jean 8, 31-32). La liberté – ce point fait polémique parmi les auditeurs de Jésus – ne provient pas d’abord ni seulement du fait brut d’appartenir au peuple de l’Alliance ou de ne pas être formellement esclave. Elle procède d’un rapport fondateur, sans cesse à approfondir, à la vérité.

Plus tôt encore dans son ministère public, Jésus avait enseigné : « celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en union avec Dieu » (Jean 3, 20-21). L’expression : « faire la vérité » est précieuse. Elle manifeste que le rapport à la vérité n’est pas seulement théorique mais aussi moral. Elle révèle également que la vérité n’est pas, en tout cas pas toujours, de l’ordre de l’évidence mais passe par une recherche et un discernement. Ultimement d’ailleurs, la réponse de Jésus à la question de Pilate sur la vérité, c’est sa mort sur la croix, la vérité de son amour qui va jusqu’au bout, la totale sincérité de l’accomplissement de sa mission. Par ailleurs, si Jésus ne définit pas au sens strict la vérité, il dénonce la tentation du mensonge : « Vous, vous êtes du diable, c’est lui votre père, et vous cherchez à réaliser les convoitises de votre père. Depuis le commencement, il a été un meurtrier. Il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Quand il dit le mensonge, il le tire de lui-même, parce qu’il est menteur et père du mensonge » (Jean 8, 44). Le diable, celui qui divise, est le « père du mensonge » et, comme tel, il est un « meurtrier ». Voilà qui ouvre des perspectives politiques sur le rapport potentiellement fécond ou destructeur entre vérité, paix et respect de la dignité humaine. Le péché le plus grave, le péché inamissible, le péché qui choisit de s’enfermer en lui-même, c’est le péché contre l’esprit, le refus de la vérité pourtant reconnue comme telle, le choix délibéré du mensonge (cf. Matthieu 12, 31-32).

On sait depuis toujours que les régimes autoritaires « ont un problème » avec la vérité, n’apprécient ni l’indépendance universitaire ou académique ni la liberté de la presse. L’arbitraire du nominalisme théorisé constitue une des pierres non pas de fondation mais de destruction d’une société pleinement digne de la personne humaine. Dans leur enseignement, Jésus et l’Eglise dans son sillage ne prônent pas l’imposition d’une vérité religieuse, qui pourrait être comprise, éventuellement à juste titre, comme un arbitraire voire comme l’arbitraire par excellence, mais introduit un moyen terme libérateur pour la recherche spirituelle et pour la justesse morale. La vérité mène à Dieu mais ne se confond pas avec lui. « Celui qui fait la vérité vient à la lumière » : la recherche patiente, rigoureuse, modeste de la vérité ouvre un chemin vers une lumière toujours plus vive et profonde que ce qu’on peut en percevoir ou formuler. « [Le diable] a été un meurtrier, il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce qu’il n’y a pas en lui de vérité ». L’absence de sincérité, de vérité intérieure, conduit à se désintéresser de la profondeur du réel, la vérité objective, et mène ultimement à la mort : la mort de soi, la mort des autres, la mort de la société. C’est à ce niveau là que se situent certains débats éthiques contemporains. Nier de façon délibérée, acharnée, par exemple, que la naissance d’un enfant procède d’une manière ou d’une autre, fût-ce par éprouvette interposée, de la rencontre d’un homme et d’une femme, quoi qu’il en soit des aménagements juridiques de cette réalité que l’on puisse imaginer, c’est, qu’on le veuille ou  non, qu’on en ait conscience ou pas, faire le lit de la violence, semer le vent du mensonge pour récolter la tempête de la violence anthropologique et sociale (cf. Osée 8, 7).

Ainsi l’évangile nous aide-t-il à comprendre que la si sévère crise contemporaine du politique est à bien des égards une crise de notre rapport à la vérité, une crise de la rationalité. L’encyclique Fides et ratio du Pape Jean-Paul II en 1998 prenait cette crise à bras le corps non pas d’abord pour dénoncer l’erreur mais pour rendre le goût de chercher la vérité, pour redonner confiance dans les capacités de la raison humaine. Les écrits de sagesse, à même le Premier Testament, constituent une rencontre à jamais décisive entre la recherche philosophique et la révélation divine. La foi et la raison ont besoin l’une de l’autre : la première pour ne pas en rester à l’étroitesse d’une expérience seulement singulière, la seconde pour ne pas s’enfermer dans l’abstraction exclusivement théorique qui flotterait au-dessus du drame de la vie et de la mort et de l’exigence d’engagements et de choix éthiques. La confrontation au mystère concret de la souffrance humaine, cristallisée dans le mystère de la Croix, fait passer du « crépuscule de l’universel »[9] d’une raison délibérément coupée du réel, qui pourtant la porte, à l’aurore sans cesse renaissante d’une raison qui accepte de se laisser mesurée par plus grand qu’elle-même. Grand avocat de la raison, Joseph Ratzinger écrit : « La politique est le lieu de la raison ; plus précisément, elle n’est pas le lieu d’une raison technique et calculatrice seulement, mais encore morale, puisque la fin de l’Etat, et donc la fin dernière de toute politique, est de nature morale, je veux dire la paix et la justice »[10]. La raison technique dans son ordre même manque ses objectifs quand elle se coupe de sa profondeur éthique. « Une raison qui ne sait reconnaître rien d’autre qu’elle-même, et les certitudes empiriques, se paralyse et se dissout », écrit encore le futur Benoît XVI[11]. La liberté devient une illusion, éventuellement meurtrière, quand elle renonce au beau combat, à la recherche vivifiante de la vérité.

3. « Si tu ne l’avais reçu d’en haut » (Jean 19, 11)

Jésus, pédagogue jusque dans sa Passion, suscite, par ses paroles comme par ses silences – « il y a un temps pour se taire, et un temps pour parler » dit l’Ecclésiaste (3, 7) –, chez l’honnête homme qu’est Pilate des objections successives qui lui permettent d’approfondir toujours davantage son ultime enseignement. « Pilate lui dit alors : ‘Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher, et pouvoir de te crucifier ?’ Jésus répondit : ‘Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut’ » (Jean 19, 10-11). Juste avant, le préfet romain lui avait demandé : « D’où es-tu ? » (Jean 19, 9), question à la fois triviale, géographique, et spirituelle, métaphysique. Jésus lui renvoie la question en l’interrogeant sur sa légitimité à lui, sur l’origine et la limite de son autorité. On a là comme une anticipation de la fameuse question soixante-huitarde, mais prise dans toute sa profondeur : « D’où parles-tu ? ». Ce qui est intéressant, c’est que Jésus lui-même, tout au long de son ministère public, tout en révélant et assumant son autorité de Fils de Dieu – « Je suis la lumière du monde » (Jean 8, 12), « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14, 6) – renvoie explicitement à plus grand que lui-même. Je pense en particulier à son affirmation particulièrement paradoxale : « Celui qui croit en moi, ce n’est pas en moi qu’il croit, mais en Celui qui m’a envoyé » (Jean 12, 44). La foi trinitaire, qui introduit de l’altérité dans l’unité divine, délivre du paradigme de l’auto-fondation de soi. L’autorité divine de Jésus elle-même est une autorité reçue, ce qui lui permet de révéler à Pilate, de façon véritablement salvifique, que toute autorité est reçue, dépendante de ce qui la précède et qui la porte.

Affirmer l’origine divine de toute autorité humaine constitue une manière de la relativiser mais aussi de l’accréditer. « Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu », affirme la Lettre aux Romains (13, 1). Joseph Ratzinger commente : « Ainsi, s’opposer à l’autorité revient à s’opposer à l’ordre établi par Dieu. Il faut donc se soumettre non seulement par contrainte, mais en raison de sa propre conscience »[12]. L’affirmation de saint Paul, dans cette partie parénétique de son traité le plus achevé, que j’ai déjà citée, constitue le fondement de la doctrine chrétienne de la reconnaissance des autorités civiles et de la loyauté spontanée à leur égard. Ce légitimisme s’exprime notamment dans la prière à leur intention, également recommandée par saint Paul : « J’encourage, avant tout, à faire des demandes, des prières, des intercessions et des actions de grâce pour tous les hommes, pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité, afin que nous puissions mener notre vie dans la tranquillité et le calme, en toute piété et dignité » (1 Timothée 2, 1-2). Cela dit, parce que tout est dialectique, paradoxal, pour être authentiquement humain et chrétien, le légitimisme a priori à l’égard des autorités civiles a besoin de l’instance régulatrice, vérificatrice et éventuellement correctrice de la conscience : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5, 29) déclarent Pierre et les Apôtres devant le Grand Conseil. A ce stade des Actes des Apôtres, cette obéissance concerne d’abord la foi, est plus dogmatique que morale. Mais, par extension, dans le sillage du Premier Testament (on peut penser en particulier aux livres des Martyrs d’Israël), elle ouvre le champ de l’indispensable interrogation, critique, voire résistance de la conscience à l’égard des injustices ou de la violence possibles de l’autorité politique dévoyée.

L’origine divine du pouvoir humain a souvent été mentionnée dans les documents catholiques officiels, notamment pontificaux, réfléchissant au statut du politique ou s’interrogeant sur l’attitude à adopter face à tel conflit ou telle difficulté. Elle ne l’est pratiquement plus jamais, comme si l’Eglise en ce temps ne parvenait plus à assumer les affirmations de saint Paul et de Jésus lui-même dans le contexte d’une sécularisation galopante et d’une laïcité durcie en idéologie anti-religieuse. Le Pape Léon XIII, au long pontificat d’un quart de siècle, reste dans l’histoire comme le fondateur de la doctrine sociale de l’Eglise avec la publication de Rerum novarum en 1891. On sait qu’il fut l’inspirateur du fameux « toast d’Alger » du Cardinal Lavigerie le 18 novembre 1890, acte fondateur du ralliement des catholiques à la République. Bref, c’est, pourrait-on dire aujourd’hui, un pape d’ouverture. Dans son encyclique Aux milieux des sollicitudes, du 16 février 1892, préparée par le toast d’Alger et adressée aux Français, il n’hésite pas à faire référence à l’origine divine du pouvoir humain : « dans toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu : ‘Car il n’y a point de pouvoir si ce n’est de Dieu’ » (Romains 13, 1). Le Pape énonce les conséquences historiques de l’affirmation de saint Paul : « Par-là s’explique d’elle-même la sagesse de l’Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France, en moins d’un siècle, et jamais sans produire des secousses violentes et profondes. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la république, qui est le gouvernement actuel de leur nation. Loin d’eux ces dissentiments politiques qui les divisent ; tous leurs efforts doivent se combiner pour conserver ou relever la grandeur morale de leur patrie ». Léon XIII ne minimise pas les raisons de malaise voire de conflits entre les catholiques et la IIIème République naissante : « ‘Cette république, fait-on remarquer, est animée de sentiments si antichrétiens que les hommes honnêtes, et beaucoup plus les catholiques, ne pourraient consciencieusement l’accepter’. Voilà surtout ce qui a donné naissance aux dissentiments et les a aggravés ». Le Pape thomiste, le Pape d’Aeterni Patris, ouvre un chemin de résolution du conflit entre origine divine du pouvoir et dévoiement de ce pouvoir en introduisant une distinction : « On eût évité ces regrettables divergences, si l’on avait su tenir soigneusement compte de la distinction considérable qu’il y a entre Pouvoirs constitués et Législation. La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme, que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable ; tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation ». Le pouvoir constitué doit toujours être respecté mais la législation peut voire doit être interrogée. Le sérieux même du pouvoir humain, en tant qu’ultimement fondé en Dieu, est honoré par le discernement critique de la conscience par rapport aux lois qu’il édicte. Ce serait manquer de respect et de considération pour le pouvoir comme tel que d’accepter qu’il se dégrade en faisant le lit de « l’idolâtrie de l’État », autre formule de Léon XIII qui reprend l’indispensable catégorie biblique que nous avons déjà évoquée.

A l’époque de Léon XIII, c’est sur le statut des cultes que portait le conflit entre l’Eglise catholique et la République Française. Le Ralliement, l’Union sacrée, puis les accords des années 1920 entre la France et le Saint-Siège (ne devrait-on pas célébrer leur centenaire aussi soigneusement qu’on l’a fait pour la loi de 1905 ?) puis la régulation du Conseil d’Etat (qui s’est encore exercée il y a quelques semaines) ont progressivement mis en place un cadre pacificateur. Aujourd’hui, les questions qui se posent sont plutôt d’ordre éthique et anthropologique. Elles interrogent, face à la loi, la conscience non seulement des chrétiens ou des croyants mais aussi de tous les citoyens attentifs à l’enracinement moral de la paix sociale. Voilà pourquoi le dialogue a été facile et fécond entre Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger le 19 janvier 2004 à l’Académie de Bavière à propos de « ce qui assure la cohésion du monde : les bases morales et pré-politiques de l’Etat ». L’un et l’autre ont reconnu que « La raison doit […] être renvoyée à ses limites et apprendre à se rendre disponible pour écouter les grandes traditions religieuses de l’humanité »[13]. Il y a là comme une formulation adaptée à la mentalité contemporaine de l’affirmation par Jésus face à Pilate de l’origine ultimement divine de son pouvoir. La métaphore évangélique « d’en-haut », destinée avec une révérence toute juive à désigner Dieu sans profaner son nom, donne de la ductilité à l’affirmation du Christ. Le pouvoir n’est légitime que s’il reconnaît délibérément et assume pleinement ses « limites ». Une expression importante de cette reconnaissance et de cette assomption réside dans la manière avec laquelle le pouvoir se met à l’écoute de ce qui le précède : la nature, l’environnement mais surtout la nature humaine, l’histoire et l’expression de leur mystère dans les traditions religieuses. Le Décalogue, par exemple, devrait demeurer une source d’inspiration durable – et salutaire – pour les sociétés modernes et post-modernes. Le Cardinal Ratzinger détecte les points d’appuis pré-politiques encore disponibles pour les Etats : « L’époque moderne a formulé, de façon ferme, quelques éléments normatifs, grâce à différentes déclarations des droits de l’homme, soustraits au jeu de la majorité »[14]. Reste que le dénigrement contemporain du droit naturel, considéré globalement comme le faux nez désuet du conservatisme catholique, fragilise la possibilité d’un consensus anthropologique fondateur. Comme l’écrit encore l’alors futur Benoît XVI, « l’idée du droit naturel présuppose le concept de nature, où sont liées la nature et la raison, où la nature elle-même est raisonnable »[15].

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Ainsi donc, affirmer que tout pouvoir vient de Dieu, ce n’est pas céder aux sirènes – maléfiques et dépassées – du théologico-politique. Comme l’écrit Emilie Tardivel, dans un bel essai publié en 2015, Tout pouvoir vient de Dieu. Un paradoxe chrétien, « s’il y a une ‘politeia chrétienne’, une manière spécifiquement chrétienne de vivre dans la cité, il n’y a pas pour autant de ‘res publica chrétienne’, c’est-à-dire de constitution politique proprement chrétienne, avec son mode spécifique de gouvernement »[16]. Affirmer que le pouvoir vient « d’en-haut », de plus loin et de plus profond que lui-même, le délivre de la tentation auto-idolâtrique, de l’illusion meurtrière de se prendre pour Dieu. Réserve eschatologique, exigence permanente d’honorer le travail de la raison et de chercher la vérité, et affirmation du caractère toujours second du pouvoir par rapport à tout ce qui le précède et le fonde se conjuguent pour repousser la tentation permanente de la tyrannie et promouvoir l’authentique bien commun. Les chrétiens ne devraient pas rougir de cette affirmation de l’évangile. Avec tous les dépositaires de la tradition biblique, ils ont à rendre témoignage à l’autre de l’instance politique qui lui permet de s’exercer en toute justice. C’est ainsi que se poursuit le dialogue salutaire entre les prophètes et les rois. L’affirmation de l’origine ultimement divine du pouvoir n’est pas une manière de le cléricaliser ou de l’instrumentaliser mais plutôt de l’accréditer dans son ordre en résistant à la tentation de le sacraliser.

Mystique républicaine et sagesse démocratique

Voilà pourquoi je ne suis pas sûr que le salut de notre pays en crise passe par une exaltation de la mystique républicaine qui risque toujours en réalité de résonner en vain « comme une cymbale retentissante » (1 Corinthiens 13, 1). La dialectique de la mystique et de la politique, théorisée par le républicain catholique qu’était Charles Péguy, nous engage, dans le sillage de Pascal, à respecter la distinction des ordres c’est-à-dire aussi leur possible articulation. Il nous faut aujourd’hui moins de mystique, ou de pseudo mystique, ou d’idolâtrie républicaine, que de sagesse, de modestie, de sérieux de rigueur démocratique. Une forme d’enthousiasme patriotique, européen, humanitaire, écologique peut être légitime et porter, comme une sorte de mystique mineure, le zèle des responsables politiques mais, aujourd’hui comme hier, le Mêdèn ágan, le refus de la démesure et le sens des limites demeurent les conditions de possibilité de la justice et de la paix. Nous avons besoin d’hommes et de femmes providentiels, c’est-à-dire ajustés aux besoins et aux dynamiques de l’histoire, pour reprendre un beau thème stoïcien et chrétien, mais nous devons nous garder des pseudo-messies qui ne cessent de vouloir imposer leur ubris pour le malheur de tous.

Les communautés religieuses comme telles ne constituent donc pas une menace pour l’exercice juste de la responsabilité politique, au contraire, à condition bien sûr que soit respectée la distinction des ordres. Dans son discours au Collège des Bernardins le 10 avril 2018, le Président Emmanuel Macron invitait les catholiques à être actifs, voire plus actifs, dans la cité à condition de ne pas être « injonctifs ». Ce terme est légitime s’il vise à exprimer la distinction du spirituel et de temporel mais il ne l’est point s’il cherche à protéger le politique de toute instance interrogatrice et régulatrice autre que lui-même. Les princes de ce monde peinent toujours à saisir que leur pouvoir a plus à perdre qu’à gagner en s’isolant de ce qui le fonde et le dépasse. Trop souvent, s’instaure un débat sur la concurrence des appartenances et des lois, citoyennes et religieuses. C’est passer à nouveau à côté de l’indispensable distinction des ordres. L’affirmation péremptoire, par ailleurs, que la loi civile doit l’emporter en toutes circonstances sur tout le reste fait fi des droits et des devoirs de la conscience qui, en certaines circonstances, enjoint de résister à des lois injustes. La loi juste n’a pas à redouter les droits de la conscience puisque ceux-ci font partie de son propos de justice.

Retournons au Prétoire. L’homme qui tient tête et cœur à Pilate est condamné injustement à partir de faux témoignages. Flagellé, moqué, couronné d’épines pour tourner en dérision sa royauté qui pourtant « n’est pas de ce monde », il est présenté à la foule par le préfet romain avec une formule qu’on pourrait qualifier paradoxalement de prophétique : « Voici l’homme » (Jean 19, 5). En son humanité blessée, Jésus révèle en effet l’homme à lui-même, dans sa vulnérabilité qui ne détruit pas mais au contraire révèle sa véritable dignité. Face au pouvoir romain, Jésus ne se fait pas l’avocat des droits de Dieu sur le mode de la revendication politique, mais en se faisant aussi l’avocat des droits de l’homme, le plus fragile en particulier. Affirmer aujourd’hui que tout pouvoir est reçu d’en-haut, c’est défendre la dignité fondatrice pour toute société des plus-bas, qu’en sa kénose le Très-Haut est venu chercher et exalter (cf. Philippiens 2, 5-11). Les deux infinis, dissymétriques, de la gloire et de la souffrance n’en finissent pas de rappeler au politique sa bienheureuse finitude, la modestie de sa position qui devrait être le point de départ de sa véritable ambition.

[1] Jérôme FOURQUET, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Le Seuil, 2019.

[2] Jean-Luc MARION, « Faire de la politique d’un point de vue absolument extérieur à la politique », Matthieu ROUGE (sous la direction de), Jean-Marie Lustiger cardinal républicain, Parole et silence, 2010, p. 101.

[3] Jean-Robert PITTE, La planète catholique. Une géographie culturelle, Tallandier, 2020, p. 203.

[4] Joseph RATZINGER, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, Parole et silence, 2005, p. 68.

[5] Ibid..

[6] Jean-Marie LUSTIGER, Le choix de Dieu, Le livre de poche, 1987, pp. 87-93.

[7] Rémi BRAGUE, Des vérités devenues folles. La sagesse du Moyen Age au secours des temps modernes, Salvator, 2019.

[8] Voir Régis DEBRAY, Le siècle vert. Un changement de civilisation, Tracts Gallimard, 2020.

[9] Cf. Chantal DELSOL, Le crépuscule de l’universel. L’Occident postmoderne et ses adversaires, un conflit mondial des paradigmes, Cerf, 2020.

[10] Joseph RATZINGER, Op. cit., p. 70.

[11] Ibid., p. 112.

[12] Ibid., p. 63.

[13] Ibid., p. 93.

[14] Ibid., p. 83.

[15] Ibid., p. 89.

[16] Emilie Tardivel, Tout pouvoir vient de Dieu. Un paradoxe chrétien, Ad Solem, 2015, p. 13.