Hubert Heckmann
Sauver ? Philippe Muray ou
“le salut vrai par l’illusion”

Séance ordinaire du lundi 7 février
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Sauver ? Philippe Muray ou “le salut vrai par l’illusion”

Hubert Heckmann
maître de conférences en Littérature du Moyen Âge à l’université de Rouen

 

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Le 19e siècle à travers les âges de Philippe Muray est un ouvrage déroutant, foisonnant, excessif, dont le thème principal me semble être la quête du salut : retraçant les destins croisés de l’occultisme et du socialisme au XIXe siècle, Philippe Muray dénonce les entreprises sotériologiques qui se substituent au christianisme et prétendent éradiquer le mal dans la société.

La critique de la « fête » développée par Muray s’appuie sur une fréquentation de l’œuvre de René Girard, que Muray a personnellement connu. La « fête » de Muray, c’est la manifestation du sacré selon Girard : un mécanisme de « salut » pour le groupe social qui repose sur l’expulsion du bouc émissaire. Dès Le 19e siècle à travers les âges, puis dans sa critique de l’homo festivus, Muray développe une analyse des dangers et dérives d’un besoin de rédemption entièrement pris en charge par l’homme.

Radicalement méfiant à l’égard de toutes les tentatives de « sauver » quoi que ce soit, Muray prétend pourtant pouvoir déjouer ces tentatives en révélant leur part d’impensé ou d’inconscient : ce que René Girard appelle la « méconnaissance » du mécanisme victimaire. Ainsi, Muray envisage bien une forme très paradoxale de salut : on peut se sauver de l’emprise des théories du salut, en les démontant méthodiquement :

« René Girard dit à mon avis quelque chose d’important lorsqu’il explique que, si la foule tend à la persécution, c’est que les causes naturelles de ce qui la transforme en foule ne l’intéressent pas. Le devenir foule de la foule ne fait qu’un avec l’appel obscur qui la mobilise. Inversement, s’il y avait connaissance des causes, il n’y aurait pas foule logiquement. L’indifférence pour une causalité, ou l’incapacité de l’envisager, provoquent la métamorphose. A l’opposé, s’occuper de connaître la cause devrait mettre hors d’atteinte de ses effets. En principe du moins[1]. »

Cette citation est la seule allusion explicite à René Girard parmi les 686 pages du 19e siècle à travers les âges. Elle illustre de façon particulièrement claire ce qu’il y a de commun entre Philippe Muray et René Girard : non seulement un centre d’intérêt partagé, mais aussi une démarche, très caractéristique, qui permet de gagner un certain point de vue sur nos sociétés humaines, d’où l’on entrevoit bien des choses étranges et inquiétantes.

 

L’inconscient est structuré comme un lynchage [2]

 

Philippe Muray et René Girard se préoccupent de ce qui fonde le lien social, et ils aperçoivent la violence, une force d’expulsion et d’exclusion, à la source de ce qui nous rassemble. Le vrai sens de la fête – ce rassemblement instaurateur de la communauté, où la foule parade et se grise de la conscience de son unité et de sa force – c’est le sacrifice. Le Sacré, inaccessible tabou, soubassement de toutes nos collectivités, soigneusement refoulé par les discours mythiques, politiques, scientifiques et médiatiques, se révèle alors dans toute son horreur. « Le sacré, c’est le social » déclarait Durkheim. La terreur nous saisit, lorsque nous découvrons ce mécanisme et que nous le regardons en face : comment ne pas s’identifier à la victime expiatoire, arbitrairement désignée, persécutée par la foule, et qui devient l’aliment de sa communion ? Douloureuse compassion qui nous arrache à la communauté des hommes, quand nous reconnaissons les lynchages, pierres angulaires de nos propres appartenances, à la racine des civilisations. Puis-je encore dire « nous » avec la même inconscience qu’avant, quand je sais ce que cela implique de sang sur mes mains ? Angoisse commune à Girard et Muray.

Devant un si sombre constat, que faire ? René Girard et Philippe Muray ont, chacun, patiemment mis au point leur méthode. Délaissant les discours trompeurs de la philosophie et des sciences humaines, qu’ils considèrent comme d’artificieux mécanismes de défense du « vivre ensemble », ils proclament que la littérature, elle, savait depuis toujours, et portait en elle toutes les ambiguïtés fondatrices de la culture et des sociétés. Les grandes œuvres de la littérature universelle enseignent à ceux qui savent les lire le vrai sens de la fête, cette sombre violence qui marque toutes nos relations à autrui et scelle le pacte social.

René Girard et Philippe Muray proclament tous les deux, au long de leur œuvre, dans un style parfois apocalyptique, l’innocence de nos victimes émissaires, révélée par le christianisme et exprimée par les plus profonds textes de la littérature[3]. Or, le consensus social repose précisément sur la méconnaissance de l’innocence du bouc émissaire. Arrachés à cette illusion, nous ne pouvons plus faire cause commune contre un Mal dont nous percevons trop clairement le caractère mythologique. Un travail d’exégèse de la littérature et de la culture, portant la lumière sur l’imposture de la fête et du sacré, devrait donc permettre de rendre la persécution inopérante et d’enrayer la machine sacrificielle. Muray a écrit Le 19e siècle à travers les âges – mais aussi, en fin de compte, une grande part de son œuvre – « pour démonter le moteur de la machine religieuse dans laquelle nous vivons sans nous le raconter[4] ».

 

La littérature : le lieu du combat

 

Tragédie antique ou roman moderne, le discours littéraire est la seule langue qui puisse assumer la déchirante ambivalence de tous nos liens. Une langue dont la force est de penser sans concepts, qui voile et dévoile par un même mouvement le sens caché de ces obscurs désirs dont nous sommes tissés : identification aux modèles, substitution aux rivaux… Et les textes littéraires décrivent aussi la survenue des crises, quand l’identité des désirs menace les rapports humains et emporte les individus vers une périlleuse indifférenciation. C’est alors qu’entrent en scène la violence persécutrice et l’exclusion du bouc émissaire, qui scellent la réconciliation et l’ordre nouveau.

La littérature, donc, comme voie de salut, pour faire la lumière sur la cause de notre mal. René Girard a exploré les mensonges romantiques et les vérités du roman, puis il est remonté aux mythes antiques avant de développer sa grande lecture du récit évangélique, sans jamais perdre de vue Euripide et Shakespeare, Dostoïevski et Joyce… Tandis que Girard s’est fait l’archéologue du « long travail biblique puis évangélique de démystification de la persécution[5] », Muray, lui, s’est attaqué tout particulièrement à l’analyse des réactions qui se sont élevées contre cette révélation portée par l’enseignement du Christ et par la littérature. Dès 1978, il montre cet intérêt dans une question posée à Girard :

« Ph. M. : Vous stigmatisez les “acrobaties verbales” de la pensée moderne, vous dites que les contorsions de la préciosité contemporaine viennent de son impossibilité à s’enraciner dans une anthropologie de la victime émissaire. Vous voyez là un symptôme de notre crise à se complaire dans un pur miroitement, à tourner autour de traces qui deviennent traces de traces à l’infini. S’agit-il là à vos yeux d’une sorte d’esquive pour ne pas savoir de quoi ces traces étaient le signe ? Tout ce travail s’est-il fait au fond pour essayer de résister à la révélation de la ronde des meurtres par le Christ ?

R.G. : Je pense que oui, mais je ne verrais pas là un geste volontaire et je ne voudrais pas non plus en appeler à des notions de résistance inconsciente. En fait, il me semble que toutes les pensées modernes en ce qu’elles ont de plus grand et de plus faible tournent sans cesse autour du mécanisme victimaire. Comme tournent les mythes. Mais en avançant malgré tout[6]. […] »

La révélation du caractère sacrificiel de toutes les institutions humaines a provoqué, dans la culture et les sociétés qu’elle a touchées, des répercussions irrémédiables. Ayant sérieusement entendu le Christ – ou attentivement vu le théâtre de Shakespeare, ou soigneusement lu Proust – on ne peut plus ignorer les « causes naturelles » du « devenir foule de la foule ». La connaissance des causes suffit-elle pour autant à empêcher les effets néfastes ? Non, et dans la plupart des cas, elle les aggrave même. Car la société sacrificielle se sentant menacée, et même condamnée par la démystification, organise sa défense avec l’énergie du désespoir, et tente à tout prix de disqualifier la parole révélatrice, en redoublant de violence au nom de l’intérêt général, en désignant comme victime expiatoire – pour le bien de tous – chaque individu pouvant rappeler d’une façon ou d’une autre la vérité libératrice.

René Girard avait déjà mis en garde contre ce processus : la révélation chrétienne détruit le lien social à la racine, la société sacrificielle en danger de mort entre alors en guerre contre le message évangélique, persécutant ceux qui l’annoncent. C’est pour Girard le sens des paroles du Christ :

« Pensez-vous que je sois venu mettre la paix dans le monde ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. Car désormais cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ils se diviseront ; le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère[7]. »

Le travail de démystification entraîne une crise mimétique d’autant plus aiguë qu’on ne sait plus la terminer, une fois qu’on a été dessillé sur l’innocence de la victime expiatoire. Les falsifications du retour à l’ordre sont démasquées, c’en est fini de la primitive inconscience de la foule en fête, et l’on doit se mentir désespérément à soi-même si l’on veut croire encore, sous de nouvelles formes qui nous le rendent plus acceptable, au sacré violent des origines, garant de nos communautés humaines.

Le « 19e siècle » selon Muray, c’est justement ce monstrueux mécanisme de défense qui prend à rebours la révélation « girardienne » pour édifier, sur des charniers toujours plus titanesques, le grand rêve d’une citadelle gothique, préservée des impuretés chrétiennes, où l’ordre sacrificiel serait restauré pour de bon. Le « 19e siècle » : non pas seulement une période de l’histoire, mais un état d’esprit qui transcende les époques pour donner sa pleine mesure dans les totalitarismes du XXe siècle, et dans ceux qui nous guettent encore. Nostalgie de l’âge d’or et culte du progrès : la dixneuviémité est double, occultiste et socialiste. Voilà les deux faces d’une même médaille, qui expriment l’unique but du « 19e siècle » : restaurer le lien social qui se délite, c’est-à-dire (re)construire la cité radieuse sur le sacrifice de cette part de l’humanité qui fait obstacle à son désir chimérique en en dévoilant la nature. Le mirage de l’éternel retour sera impitoyable pour les empêcheurs de sacrifier en rond.

Muray nous apprend que le monumental « 19e siècle » a pour fondations un cimetière, ou plutôt la négation d’un cimetière. Le 19e siècle à travers les âges s’ouvre sur la description d’une « scène inconnue et primitive[8] » : le transfert des ossements du cimetière des Saints-Innocents dans les Catacombes de Paris, entre 1786 et 1788. Sont ainsi jetées les fondations d’un nouveau monde. L’utopie ne cessera dès lors de construire, sur les cadavres d’innocents, des cités idéales dont le canon architectural est justement celui des nécropoles, à l’harmonie bien ordonnée :

« Paris se dotant de Catacombes artificielles, s’inventant brusquement une reconstitution de Catacombes, affirme son intention de remplacer Rome. De reprendre Rome. De la ressusciter. La vraie, l’impériale antichrétienne. De lui donner une suite comme on donne une suite aux romans. Un sequel, comme disent les Américains. ROME II… Nous retrouvons donc nos héros là où ils avaient succombé sous les coups du gang d’esclaves venus de Judée pour les anéantir. Paris ville des Césars. S.P.Q.R. Les tribunaux révolutionnaires, Brutus, l’Être suprême. Tout le 19e siècle est aussi en effet la tentative de jouer et de gagner le match en finale contre la Rome vaticane pour effacer le quart de finale des premiers siècles de l’ère dite chrétienne où l’équipe entraînée par saint Pierre l’avait emporté. Interminable match jusqu’à la fin du siècle et bien au-delà, nous verrons cela avec Sand, Renan, Hugo[9] […] »

Le lieu du combat pour Muray, c’est la littérature, puissant canal de la démystification, mais réinvestie à partir du XIXe siècle par les partisans de la fête et du sacré, avec leur projet prométhéen d’inverser le cours de l’Histoire. Philippe Muray a dédié à René Girard une première version de ce qui deviendra le chapitre du 19e siècle à travers les âges consacré à la réhabilitation littéraire de Satan[10]. « Le bourreau absolu, le maître de tous les bourreaux de l’histoire, est brusquement victimisé pour être ensuite amnistié et réhabilité. Ce grand mouvement littéraire du 19e siècle n’est antisacrificiel qu’en apparence[11]. » À première vue en effet, la fin de Satan pourrait signifier une victoire contre le mythe, la fin de la persécution rituelle contre l’une de ces figures imaginaires du Mal qu’on agite pour fédérer un groupe. Mais il n’en est rien, car il n’est pas question ici de bouc émissaire.

« Ce n’est pas en effet d’une victime convaincue à tort d’un crime qu’elle n’a pas commis que certains écrivains de cette époque se font les avocats. C’est du suprême Bourreau (symbolique, bien entendu, mais derrière le symbolisme, à travers les âges, que de bourreaux réels !) qu’ils prennent la défense[12]. »

Se faire l’avocat du diable en le faisant passer pour une victime, c’est abolir la distinction entre le sacrificateur et l’agneau, entre le supplicié et ses lyncheurs. Confusion perverse aux conséquences tragiques, car cela revient à nier la réalité du mal, à réfuter la souffrance de la victime et donc à justifier le sadisme de tous les tortionnaires. Réviser le procès de Satan, c’est aussi bien sûr ouvrir celui de son prétendu persécuteur : l’Église. La réintégration de Satan fonctionne comme une inversion des rôles par laquelle la société sacrificielle essaie de détourner sur le christianisme lui-même la condamnation évangélique de la violence des bourreaux. L’Église et la Synagogue, comme tout ce qui pourrait rappeler la transcendance et la révélation biblique, forment obstacle au désir révolutionnaire de construire ici-bas une société humaine parfaite, sans négativité, ayant réglé une bonne fois pour toutes le problème du mal :

« Le millénarisme est resté marginal jusqu’à l’aube du 19e. La Révolution a été le sas par lequel il a pu sortir enfin de ses tâtonnements embryonnaires. Quelqu’un comme Kant ne s’y est pas trompé puisqu’il a tout de suite assimilé l’enthousiasmante Terreur à la découverte “au fond de la nature humaine” d’une possibilité “de progrès moral, qu’au fond aucun homme politique n’avait jusqu’à présent soupçonné”. Ce qui impliquait bien sûr, continuait-il, l’extermination douce de la racine même de la négativité, ce judaïsme à qui il promettait délicatement “l’euthanasie” désormais sûre et certaine… […] Tout s’est déroulé comme si la réhabilitation de Satan dans le symbolique ne pouvait dans la réalité qu’appeler une culpabilisation redoublée sur les Juifs… Le Mal devenu Bien apporte sa collaboration féroce à la chasse aux pollueurs de ce monde, lequel ne peut devenir le territoire du Bien total qu’à condition d’en évacuer les corrupteurs. Que le monde préfère le Mal aux Juifs, c’est ce qui ensuite n’a cessé, il me semble, de se vérifier. Il fallait bien encore trouver du Mal quelque part, n’est-ce pas, ne serait-ce que parce que le règne de l’Harmonie n’arrive pas aussi vite que prévu[13]… »

La fin de Satan constitue véritablement le point culminant de la crise d’indifférenciation mimétique, qui est devenue l’une des caractéristiques les plus marquantes de la culture contemporaine : toute différence est assimilable au négatif et doit donc disparaître. Muray emprunte à l’hypothèse girardienne pour interpréter la déconcertante et paradoxale abolition du mal et de la violence sous le signe de laquelle nous vivons désormais :

« Nous vivons, selon toute apparence, la deuxième phase girardienne de la tentative d’échapper aux effets destructeurs de la violence et de la contagion mimétique : après le sacrifice (le lynchage, le meurtre) qui expulse momentanément la violence, nous voilà dans le rejet de la violence ; ou dans son abolition interminable (il n’y a plus de lynchages, on le sait, que médiatiques). Girard a consacré des centaines de pages à décrire les effets dévastateurs de la “crise indifférenciatrice” sur les sociétés dites primitives. Notre temps vit une apothéose d’indifférenciation comme il ne s’en était encore jamais vu ; mais cette apothéose, loin d’être racontée comme une crise, est au contraire considérée comme une sorte d’approche de la perfection[14]. »

Les ruses de la société pour échapper à sa démystification, qui se traduisent du point de vue esthétique par le grand pardon romantique à Satan, sont à l’origine de ce qui deviendra la fin de l’art et la fin de l’Histoire : si la littérature et la société ne s’ouvrent plus à la révélation de la nature violente des cultures humaines, alors elles s’enferment dans l’écœurante répétition du même, l’inlassable tautologie du Bien dans un monde virtuel et mortellement harmonieux. L’impossible abolition du négatif fait courir deux périls à l’humanité : pour commencer, on ampute l’homme de son libre arbitre en l’écrouant à la prison du Bien, univers étouffant et déjà mort, déserté à la    fois par les histoires – sans travail du négatif, il n’y a plus rien à raconter –, et par      l’Histoire – sans négativité, la notion même d’événement est impensable. Le second péril est à attendre avec le retour violent du réel refoulé, car il n’est pas de mensonges qui ne finissent par se rompre. Quand le roman ne portera plus la contradiction au monde dont il offre un reflet, quand la langue littéraire, réduite à la platitude de l’univocité, ne pourra plus nous révéler les ambiguïtés de nos désirs et la complexité de notre condition humaine, alors il n’y aura même plus matière à œuvre d’art :

« Une histoire de la littérature en fonction des consensus qu’elle désespère à travers les âges serait à faire. On y croiserait les niaiseries de chevaleries (le kitsch du XVIe siècle, ce que lisaient les midinettes de l’époque) mises à mal par Cervantès, ou encore l’obscénité sulpicienne parvenue à son plus haut degré et démolie par Sade. On y trouverait Molière en train d’affliger le parti dévot. Et aujourd’hui quoi ? Quelles images “fédérantes” et intimidantes ? Notre Télébazar de la charité, probablement, avec sa légitimité quotidiennement renouvelée par l’audimat. Notre parti dévot à nous.

Mais qui, en face, pour le désorganiser en le racontant ?

La fiction est le diable de la réalité : qui le sait encore ?

Nous sommes désarmés en face du Bien, c’est logique : on ne nous a appris à lutter que contre le Mal. […] Nous n’avons aucun argument contre le Bien, contre l’innocence, contre le sentimentalisme de la moralité, de la vertu, de la volonté de transparence partout, des bonnes intentions, de la télécharité.

Et voilà pourquoi vos romans sont muets[15]. »

La fiction, « diable de la réalité », c’est-à-dire travail du négatif. Quand la négativité du roman a été résorbée par la culture ambiante, de la même façon que les Romantiques ont réintégré Satan, alors il ne reste plus qu’un « texte » qui jouit narcissiquement de son statut littéraire sans plus raconter d’histoire. Par contre, quand le roman résiste, défie les consensus, révèle leur violence et leur laideur, il risque de subir le même sort que la révélation juive et chrétienne, qui devient objet de haine et de persécution pour une foule qui sait bien, au fond, qu’elle ne peut rien contre l’implacable vérité. « Mais d’où vient cette haine de la littérature ? » se demandait déjà Flaubert, dans une lettre à la princesse Mathilde de juillet 1867.

Après son étude du « 19e siècle » comme réaction à la démystification du caractère sacrificiel de la culture, Muray n’a cessé d’explorer les divers avatars modernes de ces résistances. La fête de l’Homo Festivus puis de Festivus Festivus a encore partie liée avec le sacré, elle repose d’ailleurs sur la conjuration rituelle du « plouc émissaire », prolo ringard, indécrottable à désespérer le Boul’ Mich’, vestige malgré lui de ce qui reste à abattre, et sur lequel on peut sans prendre de risques jeter les pierres de tous les mots en –phobe. Le festif refoule le réel, c’est-à-dire – de son point de vue – le Mal. Le maître-mot des foules modernes : « No pasarán ! ». Muray reprend le travail d’interprétation commencé par Girard, mais en s’attaquant directement à l’univers contemporain :

« De même qu’il [René Girard] avait pris appui sur de grands textes romanesques pour découvrir l’illusion romantique, est-il possible de prendre appui sur lui pour tracer les linéaments pré-romanesques de ce que serait une œuvre découvrant les illusions romantiques actuelles, ou leur dégénérescence, et d’esquisser le tableau d’une humanité qui s’écroule sans fin, mais qui chante sa perte avec une énergie que nulle autre société, avant elle, n’avait mise à chanter ses victoires[16] ? »

Une rencontre au sommet de la modernité

 

Philippe Muray et René Girard ont eu des trajectoires à certains égards similaires, ils se sont rencontrés et ont entretenu une relation d’amitié et d’estime réciproque. Ils n’appartiennent pourtant pas à la même génération intellectuelle, puisque Muray, né en 1945, avait vingt-deux ans de moins que Girard, né en 1923. Mais ils fréquentaient, à la fin des années 1970, les mêmes milieux intellectuels et artistiques « modernes ». Tous les deux, avant de se faire les critiques des dérives de la modernité, et de se faire expulser du paysage intellectuel par les avant-gardes autoproclamées, appartenaient à ce milieu où l’on retrouve Philippe Sollers et Catherine Millet, avec laquelle Muray ne sera pas tendre par la suite. Sollers et Millet publient des entretiens entre Girard et Muray dans Tel Quel et dans Art Press en 1978, quand paraissent Des choses cachées depuis la fondation du monde[17].

En 1983, René Girard fait venir Muray à l’université Stanford et celui-ci y enseigne quelques mois la littérature française. C’est là que naît l’idée de l’Empire du Bien, et que Muray élabore son 19e siècle à travers les âges. René Girard a évoqué à plusieurs reprises le rôle décisif des échanges intellectuels avec ses amis dans la conception de ses hypothèses. Sans doute a-t-il eu avec Muray bien d’autres conversations que celles qui nous sont parvenues publiées sous la forme d’entretiens… De son côté, Muray s’imprègne de l’anthropologie girardienne, qu’il va développer à sa façon dans le sens de ses propres travaux de recherche et de ses centres d’intérêt.

Il paraît bien étonnant, au regard de l’histoire de la réception de leur œuvre, de découvrir Muray en compagnie de Girard parmi les intellectuels en vogue, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. On se les imaginerait plus volontiers en retrait, et on leur prête facilement une posture réactionnaire qui pourtant n’a jamais été la leur. Et si, au contraire, Muray et Girard étaient des ultramodernes ? Leur critique de la modernité n’est-elle pas en un sens la fine pointe du moderne ? Retournant contre l’avant-garde et le progrès la méthode des grands maîtres du soupçon – impressionnante généalogie, de La Rochefoucauld à Michel Foucault, en passant par Marx, Nietzsche et Freud – ils débusquent comme eux le sordide derrière le sacré, le vice derrière la vertu, la violence du désordre derrière l’ordre établi. Comme eux, avec la lucidité impitoyable des déboulonneurs d’idoles, ils ne manquent jamais de prendre à ses propres pièges l’idéologie dominante – c’est-à-dire, dans le cas de Muray et Girard, la modernité triomphante –, lorsqu’elle s’adonne à la bigoterie et à la pudibonderie. Il y aurait beaucoup à dire, d’ailleurs, sur le rapport au sexe développé dans les œuvres de Girard et Muray. Tous les deux dérangent le consensus, à ce sujet également, en indiquant à quel point une prétendue libération a eu pour véritable effet un refoulement du corps.

Et n’est-elle pas, tout compte fait, frappée aussi du sceau moderne, l’aversion envers le sacré et la fête dont témoignent Girard et Muray ? L’opposition de la révélation chrétienne et du sacré social, qui fait partie des fondements de l’hypothèse girardienne, est une idée marquée par l’apologétique catholique progressiste des années postconciliaires. On espérait alors dégager des traditions et trahisons cléricales l’enseignement authentique de Jésus. Les chrétiens éclairés bannissaient de leurs églises le sacré incompatible avec leur « religion de la sortie de la religion », assez proche à certains égards de la révélation girardienne libérant de l’emprise sacrificielle. Toute trace sacrificielle dans la Bible, dans la théologie et la liturgie, était bien vite ramenée à un christianisme historique et contingent, en liquidation, balayé par l’aspiration du retour à la pureté des origines. L’Église était atteinte par cette illusion romantique tellement « 19e siècle ». René Girard aussi, quand il prétendait, en 1978, exempter le Christ de tout soupçon, de toute souillure sacrificielle. Cela afin de mieux étayer sa thèse, selon laquelle la révélation évangélique non seulement n’est pas un récit mythique, mais en est l’exact opposé, la déconstruction et l’antidote. René Girard avoue aujourd’hui avec humour qu’à l’époque des entretiens avec Muray dans Tel Quel et Art Press, c’est précisément ce soupçon d’hétérodoxie contestataire qui a fait, sur un malentendu, le succès de son œuvre auprès des intellectuels progressistes. René Girard est aujourd’hui revenu sur ces positions, et il admet la dimension sacrificielle du Christ, tout en insistant sur sa radicale différence : le Christ innocent s’offre lui-même en sacrifice, assumant le mal, prenant sur lui le péché des hommes, il est à la fois le prêtre et l’hostie, contrairement au sacrificateur païen qui expulse le mal et rejette ses péchés, ainsi que ceux de la foule, sur une victime émissaire désignée arbitrairement. L’identité, dans la personne du Christ, du sacrificateur et de la victime innocente, est une victoire définitive sur l’ordre sacrificiel, et abolit la ronde des meurtres. Le sacrifice de soi – celui du Christ – s’oppose au sacrifice de l’autre, ainsi qu’à la prétention romantique d’escamoter le mal et la violence en victimisant Satan – abolition illusoire du sacrifice, puisque cela revient à grimer le loup pour le faire entrer dans la bergerie. Il y a donc sans doute un sacré juif et chrétien, résiduel dans nos civilisations, dont le sacré social et violent offre une image inversée et marquée par la corruption. Un sacré bien différent de celui dont Girard dénonce l’emprise, d’une autre nature que celui que Muray décrit à l’œuvre dans le festivisme contemporain. Sans doute Muray ne refuserait-il pas de voir dans le sacré de la messe, mémorial d’un sacrifice qui achève et abroge la loi du sang, le paradigme d’une autre fête, où le crucifiant travail du négatif ouvre sur la perspective d’une altérité radicale – la transcendance –, et sur l’espérance d’un salut qui ne saurait provenir de la société elle-même. Pour Muray comme pour Girard, en effet, il n’y a pas d’entreprise de construction du salut social qui ne tourne rapidement au comité de salut public.

Philippe Muray diagnostique dans le moderne cette hystérie festive qui réactive l’antique machinerie sacrificielle sur le plan acceptable de la barbarie douce. Ultime ruse du sacré contre la révélation de son imposture : nous prétendons tous être des victimes innocentes, ce qui nous permet de nous débarrasser à bon compte des problèmes du mal et de la faute. Les foules du temps présent se repaissent de l’illusion de leur innocence bafouée, et plus nous nous conformons à l’habitus du stigmatisé, plus nous nous sentons en droit d’exiger le permis de persécuter. La rivalité mimétique des identités victimaires accentue encore l’état d’indifférenciation si caractéristique de notre postmodernité. Muray s’est fait l’ethnologue de « l’étonnante réinvention actuelle de la fête comme néo-sacré, ou comme resacralisation à marches forcées d’un univers en débâcle[18] ». Quand Muray peint la post-Histoire, c’est bien de cet enfer social qu’il parle, qui a expulsé toute forme de négativité, qui a refoulé toute forme de réalité, et qui n’est plus qu’une immense et narcissique dévotion gâteuse.

René Girard, qui a toujours accordé son amitié à l’homme et son intérêt à l’œuvre, ne suit pas Muray dans la radicalité du constat selon lequel nous vivons après l’Histoire :

«– Et vous ne croyez pas à la post-Histoire de Philippe Muray ?

R. Girard : Je l’apprécie beaucoup. Mais je suis sans doute un chrétien plus classique malgré mon historicisme. Il faut prendre très au sérieux les textes apocalyptiques. Nous ne savons pas si nous sommes à la fin du monde, mais nous sommes dans une période-charnière. Je pense que toutes les grandes expériences chrétiennes des époques-charnières sont inévitablement apocalyptiques dans la mesure où elles rencontrent l’incompréhension des hommes et le fait que cette incompréhension d’une certaine manière est toujours fatale. Je dis qu’elle est toujours fatale, mais en même temps elle ne l’est jamais parce que Dieu reprend toujours les choses et toujours pardonne[19]. »

Pour Girard comme pour Muray, nous vivons un moment critique. Tous deux s’inscrivent en faux contre le discours dominant, qui prétend offrir un salut immanent à ce monde-ci, et nous enjoint en conséquence de tourniquer dans le vieux cercle vicieux de la fête et du sacré. Contre la tyrannie festive, quelles armes Muray nous a-t-il léguées ? Un certain usage de la littérature, sans doute, et tout particulièrement de l’art de la fiction, du roman, genre polyphonique et ironique habité par le travail du négatif. Écoutons-le, à la fin de la préface du 19e siècle à travers les âges, faire son autoportrait, un portrait de l’artiste en démonteur de spectacle :

« Si j’avais voulu choisir un saint patron pour veiller sur mon périple, je me demande si je n’aurais pas pris en fin de compte une de ces gloires anciennes du cirque justement. Houdini, clown et ventriloque, mais surtout prestidigitateur « antispiritiste » comme il se nommait lui-même, s’amusant à réfuter dans ses spectacles tous les hypnotismes sérieux, les fakirismes positifs du temps. Un de ses numéros consistait à se faire attacher avec des chaînes bien solides et cadenassées puis précipiter dans un fleuve d’où il remontait aussitôt, parfaitement libre de ses mouvements… Le show de l’évadé perpétuel, ainsi qu’il appelait son numéro… Un programme pour toute une vie… le désenchaînement permanent. Dégarrottage-escamotage. La fuite sur place en public. Le tour de passe-passe libérateur.

Le saltimbanque sauvé des eaux. Le miracle par le truquage.

Le salut vrai par l’illusion[20]. »

 

Notes

[1]              Philippe Muray, Le 19e siècle à travers les âges, Paris, Denoël, 1984, p. 117.

[2]              Cette formule calquée sur Lacan est de Philippe Sollers, dans son compte-rendu du troisième ouvrage de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde. C’est dans ce livre d’entretien paru en 1978 que Girard affirme pour la première fois la profondeur anthropologique de la révélation évangélique, centrée sur la dénonciation de la violence primitive de l’homme. Cf. Philippe Sollers, « La “Lettre volée” des Évangiles », Art Press International, n° 19, juin 1978, p. 6-8.

[3]              De Philippe Muray, on lira par exemple à ce propos « Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve », dans Désaccord parfait, Paris, Gallimard, Collection Tel, 2000, p. 66-88 (première publication dans Autrement, numéro spécial consacré à « La scène catholique », décembre 1985). Dans ce texte, Muray inscrit ses travaux, notamment sur le XIXe siècle, dans la perspective de la problématique sacrificielle.

[4]              Ibid., p. 74

[5]              Philippe Muray, « L’Affaire Satan », in To Honor René Girard, Stanford French Review, 1986, vol. 10, n° 1-3, p. 237.

[6]              « Quand ces choses commenceront… », Entretien de Philippe Muray avec René Girard, Tel Quel, 79, Printemps 1979, p. 54.

[7]              Évangile selon saint Luc, 12, 51-53.

[8]              Le 19e siècle à travers les âges, op. cit., p. 22.

[9]              Ibid., p. 43.

[10]            « L’Affaire Satan », op. cit.

[11]            Ibid., p. 237.

[12]            Ibid., p. 238.

[13]            Le 19e siècle à travers les âges, op. cit., p. 644-645.

[14]            Philippe Muray, « René Girard et la nouvelle comédie des méprises », L’Atelier du roman, n° 16, hiver 1998-1999, repris dans Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 79-80.

[15]            Philippe Muray, « L’époque et son roman », La Quinzaine littéraire, n° 532, 1989, repris dans Désaccord parfait, Paris, Gallimard, Collection Tel, 2000, p. 43.

[16]            Philippe Muray, « René Girard et la nouvelle comédie des méprises », op. cit., p. 78.

[17]            Se reporter aux repères bibliographiques, à la fin de l’article.

[18]            Philippe Muray, « René Girard et la nouvelle comédie des méprises », op. cit., p. 81.

[19]            Entretien avec René Girard, Nouvelle Revue Certitudes, n° 16, octobre-décembre 2003, http://certitudes.free.fr/nrc16/nrc16i.htm

[20]            Le 19e siècle à travers les âges, op. cit., p. 17-18.

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