Marianne Durano
Faut-il “se sauver” ou “sauver la planète” ?

Quand il s’agit du salut du monde

Séance ordinaire du lundi 14 février
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Faut-il “se sauver” ou “sauver la planète” ?
Quand il s’agit du salut du monde

Marianne Durano
professeure agrégée de philosophie au Lycée Carnot, Roanne

 

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Du débat politique aux programmes pédagogiques destinés à la petite enfance, partout se déploie la même injonction : il faudrait “sauver la planète”. La ridicule naïveté de l’expression prête à sourire, bien qu’on puisse se réjouir de la prise de conscience qu’elle implique. Entré dans l’ère de l’Anthropocène, l’Homme se reconnaît comme force géologique, et imagine pouvoir ainsi “sauver” la Terre qu’il se découvre capable de détruire. Le “salut”, ici, prend encore et toujours la forme d’une sortie “hors” du monde, l’Homme se situant en surplomb par rapport à une planète qu’il continue à percevoir de manière extérieure à lui-même. Dans un cas, comme dans l’autre, la posture du “sauveur” est l’envers de l’attitude démiurgique, qui est responsable de la catastrophe que nous prétendons réparer.  Or, ce qu’il y a de navrant, dans cette formule, c’est son ignorance prétentieuse : la planète n’a pas besoin de nous, c’est nous qui avons besoin d’elle. Assis sur la branche que nous sommes en train de scier, nous prétendons encore pouvoir sauver l’arbre. Pourtant, comme bien des poncifs, celui-ci comporte une part de vérité : si nous avons l’intention de “sauver la planète”, c’est bien parce que nous savons pertinemment que nous ne pouvons nous en sauver. Ce qu’indique ce slogan, c’est la conscience tragique d’une communauté de destin : face à l’impossibilité d’une “planète B” nous sommes, pour ainsi dire, condamnés à la grandiloquence. Le problème vient peut-être de notre obstination à penser le salut comme une fuite, ou un surplomb. Or, quand c’est de la planète qu’il s’agit, il n’y a ni fuite ni surplomb possible : la crise écologique nous contraint à assumer notre immanence. Du point de vue de nos conditions d’existence, il n’y a pas d’au-delà. Néanmoins, l’autre tendance forte de l’écologie politique contemporaine, la collapsologie, tend, elle, à confondre l’absence d’au-delà et l’absence d’avenir. En se résignant à un futur chaotique, les théories de l’effondrement ont au moins le mérite d’être plus modestes et plus réalistes que les injonctions à “sauver la planète”. Elles ont pourtant le défaut d’empêcher toute projection politique, face à un avenir décrit à la fois comme imprévisible et assurément catastrophique. Dans cette perspective, le seul salut possible est un “sauve qui peut”, qui laisse peu de place à l’espérance. Alors, faut-il vouloir “sauver la planète” au risque de fuir la réalité, ou bien sauver sa peau, au risque de renoncer à un salut commun ? Entre l’illusion du “développement durable” et le risque du survivalisme, existe-t-il un juste milieu ?

Comment penser un salut sans postuler une transcendance ? Nous verrons dans une première partie si l’injonction platonicienne à “sauver les phénomènes” peut nous fournir des pistes de réflexion. Pourtant, le cosmos n’est-il pas – comme la planète – une réalité trop vaste pour affronter nos responsabilités individuelles ? Nous montrerons dans une deuxième partie que le salut doit s’entendre dans un sens historique, à condition de lier au concept de monde. Le salut concerne moins la planète comme réalité géologique que les générations futures et la continuité de notre civilisation. Néanmoins, repousser le salut dans l’avenir, c’est encore fuir le présent. Nous chercherons enfin dans l’idée grecque d’une cité en bonne “santé” une conception politique du salut qui nous permet de reprendre en main nos conditions d’existence concrètes.

 

Sauver les phénomènes

 

Dans Du Monde Clos à l’univers infini, l’historien des sciences Alexandre Koyré décrit la dilatation progressive de l’univers, à travers la série de découvertes astronomiques qui, depuis le XVème siècle, en ont agrandi les contours jusqu’à rendre acceptable son caractère infini[1]. Peu à peu, explique-t-il, l’idée du cosmos clos et plein, parfaitement organisé et limité, aurait cédé la place à un univers en expansion, où des particules de matières suivent sans ordre leur trajectoire linéaire, guidées par les seules lois de la gravité. N’oublions pas que le grec kosmos signifie d’abord “ordre”, mais également “parure”. C’est le même terme qui donnera en français le mot “cosmétique”. L’ordre cosmique désigne donc d’abord l’univers tel qu’il se donne à voir et à admirer, dans une théorie – theōria – qui fut d’abord une contemplation.

Dans l’univers infini, au contraire, il n’y a rien à contempler, l’infini lui-même excédant le domaine du pensable et du visible. Les théories de la relativité restreinte et de la physique quantique élaborées dans le sillage d’Einstein montrent même que l’observation elle-même modifie le comportement des particules et ne peut donner à voir que le passé de l’univers, tel que la vitesse de la lumière nous permet de le connaître. L’ordre, alors, est toujours précaire, et l’apparence trompeuse. On passerait ainsi, selon Koyré, et selon l’opinion communément admise, d’un ordre cosmique harmonieux à un désordre mécanique infini.

Pourtant, cette vision néglige ce que le cosmos lui-même a de cosmétique, et la dimension “salutaire” de la theōria. En effet, rappelons-nous que la science a d’abord pour but chez Platon de “sauver les phénomènes” : sōzein ta phainomena. Dans son Commentaire au Traité du Ciel d’Aristote, Simplicius attribue ainsi à Platon cette célèbre formule : 

Platon […] pose alors ce problème aux mathématiciens : ‘Quels sont les mouvements circulaires uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les apparences que les astres errants présentent ?’ [2]

La cosmo-logie, l’étude du cosmos, doit donc d’abord proposer des modèles mathématiques capables de rendre compte des mouvements des astres. Or, de quoi faudrait-il “sauver” les phénomènes, si ce n’est de l’apparence du désordre et de “l’errance” ? Par quelle mystérieuse superstition Platon est-il poussé à négliger la vérité qui lui saute aux yeux, et que pourtant il refuse : les mouvements apparents des astres ne sont ni “circulaires” ni “parfaitement réguliers” ? C’est bien pour des raisons esthétiques et métaphysiques, parce que le cercle est la seule figure géométrique parfaite – et non contraint par l’observation du réel, que Platon exige, non seulement de “sauver les phénomènes” en leur conférant une régularité, mais de les élever artificiellement à la perfection géométrique. L’astronomie, ici, est bien une science cosmétique, c’est-à-dire une science qui se donne pour but la beauté de l’univers.

Si Platon se contente d’exiger que les modèles mathématiques sauvent les astres de l’errance, Aristote, lui, va plus loin en exigeant du physicien qu’il situe toutes ses descriptions dans un monde sphérique et immobile : ce sont des conditions restrictives qu’il impose en amont de toute observation. Pourquoi ces restrictions préalables ? Très tôt dans l’Antiquité, il est devenu manifeste que plusieurs hypothèses contraires pouvaient expliquer un même phénomène. L’astronome Hipparque prouve ainsi que l’on peut parfaitement rendre compte des mouvements du Soleil avec un cercle excentrique ou avec des épicycles, tandis qu’Héraclide du Pont avait calculé que l’on pouvait aussi expliquer l’apparent mouvement du Soleil par le mouvement de la Terre elle-même. Parmi toutes ces hypothèses, laquelle choisir ? L’astronome doit tirer ses principes du physicien – c’est-à-dire du philosophe, qui est le seul, nous dit Aristote, cité par Simplicius, à connaître l’essence – c’est-à-dire la finalité – des choses. Or, la fin de toute chose, c’est sa perfection, et le cercle est la figure la plus parfaite. CQFD.  Ce que la science doit donc sauver, c’est le cosmos lui-même, l’apparence d’un ordre cosmique finalisé, d’une “parure”. Dans Sauver les phénomènes, Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Pierre Duhem cite ainsi le platonicien Dercyllide :

Puisqu’il n’est pas conforme à la raison que tous les corps soient en mouvement ou qu’ils soient tous en repos, mais puisque les uns sont en mouvement et les autres immobiles, il faut rechercher ce qui est nécessairement en repos dans l’Univers et ce qui est en mouvement. Il [Aristote] ajoute qu’il faut croire (oiesthai) que la Terre, foyer de la maison des dieux, suivant Platon, reste en repos et que les planètes se meuvent avec toute la voûte céleste qui les enveloppe[3].

Autrement dit, l’idée d’un mouvement absolu étant un non-sens, tout mouvement étant nécessairement relatif à un point que l’on fixe arbitrairement, il “faut croire” que la Terre, le cosmos, est au centre de l’univers. A proprement parler, en effet, l’univers n’a ni centre ni repos, puisque le mouvement est relatif. Il n’est donc pas plus arbitraire d’affirmer que la Terre est immobile ou que le Soleil est immobile. On comprend mieux, alors, pourquoi Aristote peut fixer des conditions a priori au travail du physicien : quitte à prendre un point de départ arbitraire, autant que ce soit la Terre. Mieux, il est nécessaire a priori que la Terre soit au milieu de l’univers pour qu’elle puisse être pleinement un “foyer” (c’est-à-dire littéralement un centre) et une “maison”, c’est-à-dire un espace habitable, et non seulement une planète quelconque perdue dans l’univers.  C’est pourquoi l’idée de cosmos n’est pas une théorie scientifique, mais un impératif épistémologique et moral : il faut que la Terre soit un cosmos pour être habitable et admirable. Une leçon qu’il faut méditer à l’heure où notre décentrement est en passe de menacer les conditions mêmes de la vie sur Terre, et où des milliardaires se lancent – sait-on jamais – à la conquête de Mars… “Sauver les phénomènes”, alors, ne signifie pas seulement “sauver les apparences”, donner le change ou faire illusion, mais bien “les préserver du non-sens et du néant”. Or, c’est bien tout l’enjeu de l’écologie : montrer que notre planète résulte d’un équilibre cohérent et admirable, digne d’être sauvé en lui-même, et pas seulement parce que notre survie en dépend. La célèbre photographie de la Terre vue depuis la Lune, “Earthrise”, prise par William Anders lors de la mission Apollo 8 en 1968, a ainsi grandement contribué à la prise de conscience écologique, en révélant une planète belle et fragile, unique et harmonieuse. Cette représentation inédite de la Terre dans sa globalité lui a ainsi conféré une dimension esthétique d’autant plus frappante que le monde prenait peu à peu conscience de sa vulnérabilité.

 

 

“Agir pour la planète”

 

On pourrait suivre Duhem ou Koyré dans leurs histoires érudites des théories cosmologiques, en relisant l’histoire de la physique et de la philosophie modernes comme la lente destruction du cosmos, compris comme condition de notre connaissance et de notre existence, et suivre les impasses philosophiques où nous a conduit l’oubli des restrictions imposées par Aristote à la théorie physique. Ces impasses trouvent ainsi leur apogée dans la Critique de la raison pure. Dans la Dialectique transcendantale, Kant critique un usage transcendant des catégories de l’entendement, qui consiste à étendre ces catégories au-delà du domaine de l’expérience possible. Ainsi, l’idée de “cosmos” revient à faire un usage transcendant des catégories de “totalité” (du point de vue de la quantité) et de “limitation” (du point de vue de la qualité)[4]. Or, l’usage transcendant des catégories de l’entendement conduit nécessairement à ce que Kant appelle des “antinomies de la raison pure”, c’est-à-dire des contradictions aussi insolubles qu’inévitables. La première antinomie concerne précisément l’idée de cosmos, et peut se formuler ainsi : d’un côté, il est impossible de penser un monde infini dans le temps et l’espace, de l’autre, il est impossible de penser un monde fini sans se demander immédiatement ce qu’il y a au-delà. Le monde, défini par Kant comme “l’absolue totalité de l’ensemble global des choses existantes[5], c’est-à-dire le cosmos, est donc une Idée de la raison pure qui n’a qu’un usage pratique. Autrement dit, l’idée de cosmos est un “idéal régulateur”, qui permet de limiter le champ légitime de nos connaissances (on ne peut connaître ni l’infini ni le désordre) tout en définissant l’horizon moral de nos actions. Ce faisant, Kant ne fait que retrouver l’idée d’Aristote selon laquelle l’idée de cosmos était une restriction nécessaire à la physique, et le cadre légitime de la morale. En ce sens, on pourrait dire que la planète n’est devenue un enjeu moral et politique que lorsqu’elle a pu être représentée dans sa globalité, grâce aux photographies prises depuis l’espace. A la fois close sur elle-même et perdue dans l’espace infini, la Terre photographiée par William Anders révèle les paradoxes soulevés par Kant : elle apparaît à la fois comme englobante et englobée, un objet qui conditionne tous les autres.

L’écologie nous rappelle de manière triviale cette vérité : il est nécessaire, pour penser et pour vivre, que l’univers ne soit pas un amas de forces sans finalité, mais un cosmos organisé dont il faut respecter les équilibres. Cet ordre apparent que la science a échoué à sauver dans la théorie, depuis qu’elle a renoncé à l’idée de cosmos, est en passe d’être menacé en pratique depuis que l’idée d’un monde infini a renforcé l’illusion d’une croissance indéfinie. Ce n’est pas un hasard si l’ordre, chez Aristote, suppose la limite, la clôture, et si le concept de “limitation” est nécessaire pour penser la réalité chez Kant. Depuis que l’univers a cessé d’être un cosmos, il a cessé d’être pensable et, partant, d’être respectable. La prise de conscience écologique, en insistant sur l’interdépendance des écosystèmes, est ainsi une forme d’actualisation de l’idée de cosmos, ce qui explique que cette discipline soit toujours à cheval entre la science et la politique. L’appel polémique à la décroissance n’est ainsi que la traduction politique d’un constat scientifique : on ne peut croître de manière illimitée sur une planète limitée.

Quel usage moral peut-on alors faire de l’idée de cosmos ? Pour Kant, la traduction politique de l’idée de cosmos implique un idéal cosmopolitique, qu’il expose dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Tout comme il est théoriquement nécessaire de postuler un cosmos intelligible par l’entendement humain, nous dit Kant, il est pratiquement nécessaire que l’histoire humaine ait un sens, et donc un but. Sans cela, nous dit Kant, non seulement l’histoire est inintelligible, mais l’action politique elle-même est vaine :

A quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue nous oblige à détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle ? Et ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste : l’histoire de l’espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde.[6]

Autrement dit, il faut espérer que l’histoire humaine ait un sens, sans quoi il n’y a plus de salut possible, sinon dans un au-delà, qui ressemble ici-bas à une défaite. Il est impossible d’agir sans se projeter dans une histoire intelligible. La posture survivaliste, en renonçant à l’espoir d’un avenir soutenable, est ainsi un aveu d’échec, et une démission politique. On peut faire la même critique aux prophètes millénaristes qui voient dans la catastrophe écologique les prodromes de la fin du monde, et se réfugient dans l’espoir d’un au-delà. L’idée-même de cosmos, l’image d’une planète commune, interdit le repli individualiste et la fuite dans des arrières-mondes, dans la mesure où nous partageons tous, en tant qu’être humains, une même histoire collective. C’est pourquoi l’éco-hameau que nous avons rejoints ne peut être ni une arche, ni un bunker, parce que nous avons conscience d’appartenir à une planète et une histoire où nous sommes tous interdépendants.

Kant va en effet plus loin en montrant dans la 2ème proposition que le point de vue “cosmopolitique” implique non seulement que l’histoire, comme la nature, a un sens, mais encore que l’humanité, considérée dans sa totalité, a des droits en tant qu’espèce douée de raison. C’est sur ce point qu’Hans Jonas fondera son principe de responsabilité en reformulant ainsi l’impératif kantien :

Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre[7].

C’est parce que l’homme est un être raisonnable, et, partant, responsable, qu’il est de notre devoir de lui préserver un avenir sur cette Terre. C’est pourquoi nous tentons de préserver les liens qui nous unissent à tous nos frères humains, loin de vouloir nous enfermer dans une vie marginale, qui ne serait qu’une illusoire exclusion.

La perte de l’idée de cosmos sape les fondements d’une vision cosmopolitique de l’histoire comme progrès des facultés de l’espèce humaine. Mieux, les théories de l’effondrement, du déclin, de la catastrophe, semblent les conséquences philosophiques de cette perte du cosmos amorcée par les savants de la Renaissance. Au fond, ce qui s’effondre, et qu’il s’agit de sauver, c’est d’abord cette idée cosmique et cosmologique sans laquelle on ne peut ni penser ni agir. Il faut cependant la prendre pour ce qu’elle est : un moyen de sauver les apparences. L’écologie, comme science des écosystèmes, est peut-être la seule manière de sauver le cosmos, et de nous redonner les moyens d’y agir et d’y espérer. Pour ce faire, il faut comprendre que le cosmos désigne d’abord, comme le montre Kant, notre destinée humaine, et l’impossibilité de s’en échapper, parce qu’un univers a-cosmique est impensable, et qu’un monde sans avenir est invivable. Autrement dit, même si le désir de “sauver la planète” est présomptueux et illusoire, il est pourtant nécessaire pour que nous puissions penser nos conditions d’existence et prendre la mesure d’une catastrophe qui concerne l’ensemble des êtres humains.

Pourtant, Kant lui-même admet que le cosmos n’est qu’un Idéal régulateur, dans la mesure où le monde comme totalité des expériences ne saurait faire lui-même l’objet d’une expérience. Cette impossibilité de percevoir les phénomènes cosmiques n’est-elle pas l’une des causes de notre indifférence face à la catastrophe écologique ? “La planète”, “le climat”, “la biodiversité” sont des idées trop abstraites pour nous émouvoir et nous mouvoir, contrairement à la météo du jour ou la faune locale. Ne faut-il pas abandonner l’idée d’un cosmos clos et immobile – définitivement obsolète – au profit d’une conception du monde ouvert sur l’avenir et son historicité ? Or, décider ensemble d’un monde commun, n’est-ce pas le propre d’une action politique ? Tandis que la planète – le cosmos – n’a pas besoin de nous pour exister, notre monde, lui, n’a de sens que parce que nous y projetons notre avenir. C’est pourquoi la “planète” peine à mobiliser les acteurs politiques – comme le révèlent, hélas, les COP qui se succèdent en vain depuis 1995 – tandis que les appels à “sauver la France” fleurissent dans certains discours populistes.

 

Le salut du monde

 

L’un des slogans récurrents des milieux zadistes reprend une pancarte brandie lors des manifestations contre Notre-Dame des Landes : “Contre l’aéroport et son monde”. On en trouve de nombreuses déclinaisons : “Contre la 5G et son monde”, “Contre le G7 et son monde”. Le terme “monde” ici désigne l’ensemble des valeurs et des attentes qui conditionnent nos perceptions et motivent nos actions. En refusant un aéroport, c’est la logique-même de la mobilité technologique qui est remise en cause. Idem pour la 5G, emblème d’un univers social et professionnel contraint au virtuel. Le monde, alors, serait d’abord un concept symbolique. Il n’y aurait pas un monde, mais des mondes hétérogènes et relatifs aux individus qui les composent et les projettent. Ces slogans ont pour mérite de rappeler que la technique n’est jamais neutre, mais conditionne un rapport au monde qui finit par faire système. Ils permettent également d’imaginer d’autres manières d’habiter le monde, d’autres imaginaires que celui de l’impérialisme technique.

Pourtant, en insistant sur l’hétérogénéité et la relativité des mondes, une telle conception néglige le fait qu’un monde est d’abord un espace partagé avec autrui, et non seulement une représentation mentale relative à l’individu. Que je le veuille ou non, je partage le même monde que les constructeurs d’aéroports et d’antennes 5G. C’est bien pour cette raison que nos divergences ont une dimension profondément politique, et c’est ce qui confère son caractère tragique à la crise écologique. Leurs tractopelles bétonnent mon monde, et non seulement le leur. C’est pourquoi la fuite “hors du monde” est impossible, tout comme le relativisme confortable qui divise le réel en une infinité de mondes possibles. Si la politique a pour but le partage du monde, c’est bien parce que tous les mondes ne sont pas compossibles, d’abord parce que des individus différents cohabitent dans un même espace, mais surtout parce que les comportements des uns entrent en conflit avec le monde des autres.

Nous le constatons au quotidien en vivant dans un petit village, où l’espace restreint implique une promiscuité qui interdit l’illusion d’une pluralité de mondes étrangers les uns aux autres. Ainsi, par exemple, lorsque je considère la rue comme un espace public et un lieu de rencontre, par ma manière d’habiter le monde, j’entre en conflit avec mes voisins qui n’y voient pas une “rue”, mais une “route”, c’est-à-dire un lieu de transit réservé aux voitures. Par le simple fait d’être là, dans le même espace, je suis, littéralement, un obstacle sur leur voie. Par leur seule présence motorisée, ils démentent ma géographie intérieure. Notre but, dans l’éco-hameau de la Bénisson-Dieu, c’est alors de faire en sorte qu’il existe encore un monde commun, c’est-à-dire un espace public, même conflictuel, là où la facilité nous conduirait plutôt à préférer le retrait, la fuite dans le confort de notre vie domestique et amicale. Or, loin de vouloir construire hors-sol un petit monde qui nous ressemble, notre ambition est de cohabiter avec nos voisins – et pas seulement avec nos amis – quitte à affronter les conflits d’usages et de valeurs inhérents à la vie de village. Le fait d’habiter un village, et non un hameau isolé, nous contraint à assumer une histoire qui nous précède – avec les associations locales, les habitudes et les traditions, les vieilles rancoeurs et les longues amitiés – et à nous inscrire dans un espace public d’autant plus politique qu’il est restreint, où il n’y a pas assez d’espace pour pouvoir ignorer ses voisins. La Bénisson-Dieu, ce n’est pas un “microcosme”, ni un quartier résidentiel réservé à une minorité d’écolo-cathos : c’est tout simplement un village, une portion du monde à partager et à faire vivre. C’est pourquoi nous essayons de nous inscrire dans des dynamiques existantes, en participant aux associations locales, en soutenant les producteurs locaux, en créant un marché sur la place du village, en animant l’église paroissiale, afin de vivre de manière alternative, mais non marginale, occupant au contraire le centre du village, et le choeur de l’église.

Il y a en effet deux manières de dépolitiser la catastrophe écologique. Premièrement, affirmer qu’il faut “sauver la planète”, c’est forger un concept trop abstrait pour être appréhendé, et assez vaste pour déresponsabiliser les gouvernements particuliers. Mais inversement, insister sur l’écologie des petits pas, c’est enfermer chaque individu dans son petit monde artificiel – son potager, son pain maison et tous ses petits gestes “éco-responsables” – en transformant l’écologie en entreprise de développement personnel. Or, toute la difficulté consiste à penser notre responsabilité collective, en l’incarnant dans une échelle politique humaine. Hannah Arendt définit ainsi le monde comme l’ensemble des productions humaines, des objets fabriqués par l’homme et des relations entre habitants d’un même espace. Contrairement au cosmos, le monde est un concept proprement humain qui implique, précise Arendt, que l’homme soit un être mortel. Le monde en effet ne se réduit pas à ma sphère privée : il désigne au contraire l’ensemble des objets et des êtres qui me précèdent et me survivront. C’est pourquoi, précise Arendt dans La Condition de l’homme moderne, le monde présuppose le concept de natalité : le monde, c’est avant tout ce que je transmettrai aux générations futures. C’est dans ce concept de “natalité”, “catégorie politique par excellence”, précise Arendt, par opposition à l’immortalité du cosmos, qu’il faut chercher la dimension politique du concept de monde. L’enfant, pour Arendt, est ainsi ce nouveau venu qui rend l’avenir à la fois possible et imprévisible :

Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité, dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers.

Et plus loin :

Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. En ce sens d’initiative, un élément d’action, et donc de natalité, est inhérent à toutes les activités humaines. De plus, l’action étant l’activité politique par excellence, la natalité, par opposition à la mortalité, est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique.[8]

Autrement dit, la natalité, c’est ce qui assure la continuité et la possibilité d’un monde commun. Les enfants qui naissent exigent donc que nous leur transmettions un monde habitable, tout en rendant l’avenir de ce monde absolument imprévisible. Nous leur devons d’être à la fois responsables et modestes : l’avenir leur appartient. C’est pourquoi il me semble que les théories de l’effondrement négligent cette dimension politique de la natalité, en considérant uniquement ce qui, dans la crise écologique, révèle la fragilité et la mortalité de notre modèle politique. Au contraire, le premier signe visible de notre présence à la Bénisson-Dieu, c’est la multitude des enfants qui ont envahi les rues du village, signe d’une vitalité et d’une natalité qui nous situe d’emblée dans le temps long des générations qui se succèdent, et pour lesquelles il vaut la peine de se battre.

Dans son livre inachevé, La Vie de l’esprit, Arendt va même plus loin en commentant ainsi la Quatrième Églogue de Virgile :

Le poème atteste la qualité divine de la naissance en soi ; si l’on veut en dégager une signification générale, ce ne peut être que la foi du poète, pour qui le salut potentiel du monde réside dans le fait même que l’espèce humaine se régénère constamment et à jamais.[9]

Le “salut”, ici, loin d’être une fuite hors du monde, doit être cherché dans cette “natalité” qui rend, pour ainsi dire, l’humanité immortelle, et justifie la préservation d’un monde commun. C’est pourquoi les théories de l’effondrement, en négligeant cette possibilité de “régénération”, rendent impensable la continuité politique du monde, par-delà ses épreuves et ses changements. On pourrait aller plus loin en affirmant que le survivalisme, en confondant la fin d’un monde avec la fin du monde, est le symptôme d’une génération qui refuse de passer, et qui amalgame la fin de son modèle de développement et la fin de l’humanité en général. En se donnant pour but la seule “survie” individuelle, c’est bien la vie elle-même qui est compromise, dans la mesure où être vivant, c’est d’abord se reproduire et se continuer, et non se contenter de subsister au jour le jour. La fécondité des familles de l’éco-hameau prouve assez que nous ne sommes pas dans une démarche survivaliste – focalisée sur la survie à court terme, mais bien dans une démarche politique : préserver un monde habitable pour nos enfants.

Le “salut”, en effet, c’est bien la possibilité d’un “nouveau commencement” rendu possible par chaque naissance, par chaque nouveau venu. Commentant le mystère de la Nativité, Arendt va même jusqu’à écrire que la “bonne nouvelle” de la natalité est “le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle.”[10] Le salut, c’est le mystère d’une ruine toujours différée : le moteur même de l’engagement politique. L’effondrement, c’est cet horizon toujours repoussé par la lutte et le renouvellement des générations. Le monde, alors, loin d’être un système de valeurs relatif à un groupe d’individus, est par essence ce qui est partagé, transmis et recommencé. En ce sens, on peut critiquer la position dénataliste de certains collapsologues pour qui il est irresponsable voire criminel de mettre au monde des enfants dans un contexte de crise écologique. L’idée selon laquelle il faudrait cesser de faire des enfants pour “sauver la planète” néglige ainsi le fait qu’il n’y a pas d’avenir possible sans nouveaux venus pour l’inventer, et qu’il n’y a rien à sauver, s’il n’y a rien à transmettre. Or, je ne souhaite pas sauver la planète, je souhaite sauver mes enfants, mes proches, parce qu’ils incarnent un avenir concret, et le réalisent par leur seule existence. On pourrait répondre, avec Arendt, que le salut réside dans la natalité elle-même.

Cependant, il faut prendre garde au fait qu’aucun commencement ne peut être absolu. Pour Arendt, le totalitarisme est précisément une tentative pour créer une humanité absolument nouvelle, en faisant table rase du passé, quitte à instrumentaliser ces nouveaux venus que sont les enfants. C’est pourquoi le nouveau, pour Arendt, est toujours relatif à la continuité historique du monde, qui ne peut faire l’objet d’une re-création. Le monde, toujours, nous précède et nous survit. Mieux, vouloir faire de l’enfant l’initiateur d’un monde nouveau, l’éduquer en ce sens, c’est encore projeter sur lui les fantasmes de l’adulte, c’est-à-dire les attentes de l’ancien vis-à-vis du nouveau.  Dans “La Crise de l’éducation”, Arendt écrit au contraire que “à chaque crise, c’est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s’écroule”[11]. La politique, en effet, n’est possible que parce que nous partageons un monde commun. Le monde, c’est la possibilité d’agir dans un espace politique partagé. C’est pourquoi la natalité comme “salut”, c’est l’insertion du nouveau dans l’ancien. Ce que propose ici Arendt, c’est une conception du salut qui suppose une continuité, et non une rupture. Mieux, le salut est dans cette continuité même.

N’est-il pas lâche, alors, de chercher le salut dans les générations futures ? N’est-ce pas leur imposer un bien lourd fardeau ? N’aurions-nous pas remplacé l’écrasante tâche de “sauver la planète”, qui au moins nous incombait, par la tâche encore plus exorbitante de rendre l’avenir possible ? Assimiler “salut” et “natalité”, n’est-ce pas fuir notre responsabilité présente au profit de notre seule fécondité biologique, en nous contentant de repousser à plus tard la nécessité de trouver des solutions ?

 

Une cité en bonne santé

 

En réalité, être fécond est une manière d’être vivant dans un monde de plus en plus pathogène. Or, le salut, avant d’être l’acte de sauver d’un danger mortel, désigne l’état de santé d’un corps “salubre”, c’est-à-dire bien vivant. Le latin salvare signifie ainsi “rendre bien portant, maintenir, conserver, délivrer”. On peut s’étonner du fait qu’un même mot implique une attitude de bonne conservation et l’exigence d’une délivrance. C’est bien finalement toute l’ambiguïté du salut qui est ici en jeu, puisque “se” sauver signifie s’enfuir pour mieux se maintenir, en une sorte d’immobile échappée où l’être est à la fois rénové et rendu à lui-même. C’est pourquoi la prise de conscience écologique suppose d’abord la recherche d’un mode de vie salubre, c’est-à-dire respectueux du vivant que nous sommes. En ce sens, ce qu’il faut retrouver, c’est bien la notion de “régime”, ou de “constitution” politique, qui permettait aux Grecs de penser un mode d’être politique permettant aux citoyens de développer réellement toutes leurs facultés. Comme l’écrit Platon dans la République : “La cité véritable me semble être celle que nous avons décrite comme une [cité] en bonne santé.[12]” Nous expérimentons concrètement ce qu’est une constitution politique lorsqu’il s’agit, dans l’éco-hameau, de prendre des décisions de manière collective, en écoutant la parole de tous, en tentant de respecter les facultés et les besoins de chacun. L’expérience est encore balbutiante, et nous ne nous posons certainement pas en modèle. Pourtant, nous avons constaté au fil des années, que le fruit de la délibération ne réside pas seulement dans la décision finalement adoptée, mais dans l’échange lui-même, qui permet, comme le disait Arendt, d’acquérir une existence politique “par la parole et par l’action”[13]. En ce sens, la forme de nos débats – la décision par consentement – et la qualité de nos relations importent davantage que les protocoles décidés au terme de nos “conseils de village”. Mais un tel échange n’est possible qu’au sein d’un petit nombre d’individus unis par une réelle amitié politique[14].

Platon opposera ainsi la “cité en bonne santé”, constituée d’un nombre limité de citoyens sobres et frugaux, et la “cité malade”, qui dépérit à force de s’enfler, s’augmentant toujours de citoyens de plus en plus avides. Dans le livre IV de la République, Platon affirme ainsi qu’une cité se caractérise d’abord par son unité : au-delà d’un certain nombre de citoyens, nous n’avons plus affaire à une cité, mais à plusieurs factions divisées[15]. Dans les Lois, Platon avance même le chiffre abondamment commenté de 5040 citoyens maximum[16]. Au-delà, le corps politique devient pour ainsi dire en surpoids : malade, il se désorganise et compromet la justice de ses membres. La politique, alors, se comprend, par analogie avec la médecine, comme un art du bon régime. Comme l’écrit Platon dans Gorgias :

L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique ; pour celui qui se rapporte au corps […] je distingue deux parties, la gymnastique et la médecine. Dans la politique, je distingue la législation, qui correspond à la gymnastique, et la justice, qui correspond à la médecine…[17]

Si l’on en croit l’analogie, la législation est, comme la gymnastique, la pratique quotidienne des bons gestes, qui permettent la bonne santé ; la justice, elle, intervient, comme la médecine, lorsque le désordre est déjà en train de s’installer. Mais la condition pour que cette hygiène porte ses fruits, c’est que le corps ne soit pas déjà trop gros.

La crise, en effet, est d’abord un concept médical : c’est l’instant du retournement où le corps doit guérir ou périr. En ce sens, la crise écologique doit nous interroger sur la santé du corps politique que nous formons. Suivre les conseils de Platon et se concentrer sur l’échelle locale, c’est se mettre en situation d’agir de manière réellement politique, en constatant les divisions qui gangrènent nos relations, tout en sortant de l’inaction. De ce point de vue, le fait de concentrer notre action sur une toute petite échelle, loin d’être une fuite, est la condition d’un retour au politique, d’un régime d’existence réellement politique. C’est pourquoi la fondation de notre projet a été en partie inspirée par Le Pari Bénédictin, de l’américain Rod Dreher, qui exhorte les catholiques à ne plus attendre leur salut de paroisses distendues et moribondes, mais à créer, à leur échelle, les conditions d’une vie vertueuse. Mieux vaut quelques amis qui prient ensemble, plutôt que des paroisses conçues comme de véritables “communautés de communes” réunissant plusieurs dizaines de clochers, dont les habitants ignorent jusqu’au prénom de leur voisin de banc. Plutôt que de l’art subventionné, des fêtes de village et du théâtre de rue. Du troc, des échanges de compétences et de la solidarité locale plutôt que d’attendre une solution de l’État. Néanmoins, si nous nous inspirons du Pari Bénédictin pour reprendre en main nos conditions d’existence, nous sommes très critiques face au communautarisme assumé de l’auteur, qui confond communauté et identité, en fondant tous les liens sociaux sur une appartenance commune à la religion catholique. Certes, une communauté politique est toujours fondée sur un socle de valeurs communes, qui rendent l’action et le débat possibles, mais ces valeurs ne peuvent être source d’exclusion, dans la mesure où une valeur a toujours, par définition, une valeur d’échange. C’est pourquoi nous tentons de concevoir notre communauté comme un groupe ouvert au dialogue, et soucieux d’intégrer les autres membres du village, soit grâce à des temps conviviaux (repas, danse, évènements culturels), soit à travers un dialogue quotidien (réunions, conversations, création de temps et de lieux favorisant la rencontre).

En comprenant le salut dans un sens diététique, plutôt qu’eschatologique, nous pouvons en faire un concept réellement politique, en retrouvant le sens originel de l’analogie entre corps politique et corps biologique. Ce qu’il s’agit de retrouver, ici, c’est cette unité du vivant, qui fait de nous des êtres de besoin, liés les uns aux autres dans une cité qui n’est pas au-dessus de la nature. La cité, alors, est d’abord le lieu où une amitié politique est possible, une amitié qui rend la politique possible, qui permet un mode de vie plus sain et salubre, sans que le salut, ici, puisse s’apparenter à une impossible évasion. Recréer une réelle communauté politique, à l’échelle d’un village ou d’un quartier, ce n’est certes pas fuir le monde, c’est au contraire se mettre en situation de l’assumer au quotidien, dans un face-à-face permanent qui nous contraint à assumer nos responsabilités. Il ne s’agit ni de “sauver la planète”, ni de “sauver notre peau”, mais de préserver des conditions de vie salubres et salutaires dans un monde où nos conditions d’existence sont de toutes parts menacées. Partager un espace limité, mais commun, c’est résister à la double tentation du repli individualiste ou de la dissolution dans un universalisme creux. Nous ne cherchons ni à sauver la planète, ni le salut du monde, mais le salut de la cité.

 

Conclusion

 

Alors, faut-il “sauver la planète” ou bien “se sauver” soi-même ? Nous avons vu dans une première partie que l’idée de cosmos, comprise comme horizon régulateur, devait d’abord être comprise comme un concept moral. Sauver les apparences, alors, c’est admettre cette nécessité que le réel soit davantage qu’un jeu de forces géologiques aveugles. Pourtant, l’échelle du cosmos est trop vaste pour pouvoir impliquer une responsabilité humaine. La crise écologique exige de nous une conception diachronique du salut, incarné par l’existence des générations futures. La natalité est ce qui rend l’avenir possible et nécessaire. Cependant, on ne peut éternellement repousser la charge d’assumer les conséquences de nos actes. C’est pourquoi la cité nous a semblé dans une dernière partie la seule échelle possible pour penser la crise écologique. Mieux, cette dernière nous a paru le symptôme d’un corps politique malade car disproportionné et en quête de salubrité. Peut-être notre salut implique-t-il alors un changement de régime politique…

 

Références

[1]  A. Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 1957.

[2]  Simplicius, In Aristotelis de Caelo commentaria, éd. J. L. Heiberg, Berlin, Reimer, 1894, p. 488.

[3]  Dercyllide, dans Théon de Smyrne, Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonen utilium, éd. E. Hiller, Leipzig, Teubner, 1878, p. 200. Cité par P. Duhem, ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée [1908], Paris, Vrin, 1982, p. 12.

[4]  I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, XXX

[5] Kant, Critique de la raison pure, AK III, 289 ; PUF, p. 334 ; tr. fr. Renaut, Paris, GF, 2001, p. 425

[6]    Kant, Idée d’une histoire universelle, neuvième proposition, dans Werke, éd. W. Weischedel, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1983, t. 6, p. 49.

[7]   Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung. Versuch einer Ethik für die technische Zivilisation, I, v, 2, Francfort, Insel, 1979, p. 36.

[8]   H. Arendt, The Human Condition [1958], éd. M. Canovan, Chicago, The University of Chicago Press, 1998, p. 9 ; tr. fr. Condition de l’homme moderne, traduction de Georges Fradier, Agora/Poche. p. 43.

[9]   H. Arendt, The Life of the Mind. 2. Willing, Londres, Secker & Warburg, 1978, p. 212 ; tr. fr. La Vie de l’esprit, 1983, p. 240. Cité dans l’article “Arendt et l’enfant : entre la perte et le salut”, publié par Tal Steinbrecher dans la Revue Philosophique de Louvain, Année 2007, 105-1-2, pp. 107-131

[10]   H. Arendt, The Human Condition, ch. 5, loc.cit., p. 247 ; tr.fr.. p. 314.

[11]  H. Arendt, La Crise de la culture, p. 230.

[12]  Platon, République, II, 372 e.

[13]  Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans La Crise de la culture [1961], trad. de l’anglais par P. Lévy, Gallimard, 1972, p. 192-193 : “Être libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public commun où les rencontrer — un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action.”

[14] Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, 1159 b 25-30 : “Toute association semble en effet impliquer quelque chose de juste, mais aussi de l’amitié.”

[15] Platon, République, IV, 423d.

[16]  Platon, Lois, V, 737e.

[17]   Platon, Gorgias, 464b.

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