Anthropologie du bouddhisme à l’occidentale
Séance ordinaire du lundi 10 octobre 2022
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Quel homme la méditation entend-elle sauver ?
Anthropologie du bouddhisme à l’occidentale
Marion Dapsance
anthropologue, professeur associé à Domuni Universitas
Une journaliste m’interrogeait récemment sur le sens à donner aux bouddhas de jardin. Ces statuettes stéréotypées sont partout, me disait-elle, de la salle de bains à la chambre à coucher, du salon de coiffure au Bricorama, de la maison de retraite à l’étude du notaire. Que fallait-il y lire ? Que fallait-il comprendre ? Était-ce là le signe d’une conversion massive au bouddhisme ou au contraire sa déchéance dans le consumérisme occidental ? Elle-même semblait opter pour la seconde hypothèse, et attendait que je lui parle de la spiritualité de pacotille représentée par ces nouveaux nains d’étagères et de jardins.
Qu’est-ce que « le bouddhisme » ?
Avant de répondre à ces questions, il faut rappeler ce que l’on entend exactement par « bouddhisme ». Le terme « bouddhisme » est un néologisme inventé au tout début du XIXe siècle en France et en Angleterre pour désigner les traditions se référant au personnage du bouddha (« l’éveillé », en sanscrit). Ce dernier venait d’être découvert dans des textes sanscrits et pâlis rapportés d’Inde et de Ceylan par les Britanniques. Ces textes parlaient tout autant de rituels, de cosmologies compliquées et de phénomènes surnaturels que de philosophie, mais les chercheurs ont considéré qu’il fallait distinguer les « sutras primaires », consacrés aux discours philosophiques du bouddha, des « sutras secondaires », qui parlaient de ses pouvoirs magiques. Les premiers révèleraient « le bouddhisme authentique », tandis que les seconds ne montreraient que son altération. Le mot « bouddhisme » n’a aucun équivalent dans les langues asiatiques, qui préfèrent parler de « religion » (chö en tibétain, par exemple) ou d’ « ordre cosmique » (dharma en sanscrit).
Quant au bouddha, il désigne à la fois, pour les Asiatiques, un prince devenu ascète, un être aux pouvoirs surnaturels, tous les éveillés qui l’ont précédé et tous ceux qui le suivront dans le nirvâna, différentes divinités, l’essence des choses (caractérisée par la vacuité) et enfin la « nature de l’esprit » propre à tout être. La notion de « bouddha » ne saurait donc se réduire à un personnage de l’Antiquité, dont les dernières recherches nous montrent d’ailleurs qu’il n’existe à son sujet absolument aucune preuve d’ordre historique.
Ce que l’on appelle chez nous « le bouddhisme » est en fait un ensemble de traditions religieuses parfois extrêmement différentes, dont le seul point commun est de se réclamer du « bouddha », quelque sens que l’on donne à ce mot. Ces traditions, probablement nées en contexte hindou (avec un probable apport manichéen), se sont mêlées au cours de leur expansion aux diverses cultures qu’elles croisèrent en chemin, donnant lieu à des pratiques rituelles et à des croyances multiples, parfois peu cohérentes entre elles.
Pour les Asiatiques, être bouddhiste consiste à « prendre refuge dans les trois joyaux », que sont le bouddha, le dharma (le cosmos et les règles garantissant son respect) et le sangha (la communauté des croyants, qui comprend les moines, les nonnes et les laïcs, mais aussi différents êtres surnaturels, dont les plus connus sont les boddhisattvas – ces êtres qui retardent leur accession à l’éveil dans le but d’aider les autres à y parvenir). L’objectif de cette « prise de refuge » est de parvenir sinon à l’éveil (qui est surtout réservé aux moines), du moins à une meilleure renaissance. Les bouddhistes, comme les hindous, croient en effet au samsara, ce cycle sans fin des morts et des renaissances. Il existe six types de destinées après la mort (encore appelés « classes d’êtres » ou « royaumes ») : le royaume des enfers, le royaume des esprits faméliques, le royaume des animaux, le royaume des êtres humains, le royaume des demi-dieux belliqueux et le royaume des dieux. Seule la renaissance comme être humain (mâle) offre une chance réelle, quoiqu’infime, d’atteindre l’éveil. La renaissance comme homme est aussi rare, disent-ils, que pour une tortue perdue dans l’océan le fait de sortir de l’eau au milieu de l’unique bouée flottant à la surface.
L’enseignement principal que l’on attribue au bouddha et que toutes les traditions régionales ont conservé se nomme « les quatre vérités » (« pour les nobles ») : la réalité de la souffrance, la réalité de la cause de la souffrance, la voie hors de la souffrance et « l’octuple sentier » ou « voie du milieu ». En termes courants, on dira simplement : 1) la vie est insatisfaisante, 2) cet état de fait s’explique, 3) il est possible d’y remédier et 4) le bouddha vous explique comment faire (voie du milieu). Les bouddhistes comparent souvent le bouddha à un médecin qui observe les symptômes d’une maladie, en détecte la cause, propose une voie de guérison et prescrit un traitement. Ces traitements sont, nous l’avons déjà dit, nombreux. Parmi les plus pratiqués en Asie se trouvent : le culte des reliques (du bouddha ou d’autres maîtres), la récitation du nom du bouddha Amitabha pour renaître en son paradis, les pèlerinages circulaires ou linéaires ayant pour centre ou point d’arrivée l’image d’une divinité ou les reliques d’un maître, les rituels dits « tantriques », qui consistent à convoquer une divinité, s’unir à elle et se transformer en elle pour s’accaparer et utiliser ses pouvoirs. Avant sa promotion par d’anciens hippies américains devenus psychologues ou hommes d’affaires, très rares étaient les bouddhistes, par le passé, à avoir jamais pratiqué la « méditation ». Cette technique de « calme mental », si on l’utilisait quelquefois, n’était qu’un préalable à des rituels plus compliqués, qui comprenaient des invocations de divinités ou de démons, des prières, des confessions de fautes, des prosternations, des offrandes, des récitations de formules magiques, des visualisations complexes d’univers fabuleux, l’absorption de diverses substances (végétales, minérales, animales, humaines), le maniement d’instruments de musique, la réalisation de gestes magiques, etc. Le calme mental était aussi proposé aux moines présentant des déficiences intellectuelles, incapables de se lancer dans pareilles liturgies.
Toutes ces pratiques entendent remédier à la maladie de l’être humain identifiée par « le bouddha ». Cette maladie est l’ignorance. L’ignorance de la réalité des choses. Pour les bouddhistes, qui s’opposent en cela aux hindous, il n’y a ni divinité créatrice, ni âme individuelle. Les bouddhistes postulent en effet l’absence de toute âme personnelle et de tout dieu créateur (anâtman, « non soi », « absence de soi », « insubstantialité »). Croire que l’on est une personne dotée d’une âme, et d’une âme immortelle, est pour eux la source de tous les maux. Pour eux, une « personne » n’est rien d’autre qu’un composé temporaire de différents éléments autrefois épars, réunis à la faveur d’un ensemble complexe de causes et de conditions, dont il est le fruit périssable. Tous ses désirs, toutes ses peurs, sont ainsi illusoires. Il ne s’agit en effet ni de chercher à obtenir quoi que ce soit, ni de chercher à l’éviter. Il s’agit de réaliser que « je » n’existe pas. On pourrait résumer les enseignements du bouddhisme en deux points : « tout est impermanent » et « tout est interdépendant ». Le soi n’existe pas. Il n’y a, à proprement parler, personne qui doit atteindre l’éveil. Le comprendre est l’éveil même, et c’est à cela que doivent conduire les différents rituels.
Le bouddhisme et la « méditation » aux alentours de 1900 : un programme de réforme intellectuelle et sociale visant l’instauration d’un bonheur rationnel
Revenons aux statues de bouddha que l’on voit fleurir un peu partout dans l’espace supposé laïque de notre beau pays. Que signifie cette invasion ? S’agit-il d’une conversion de masse, qui ne dirait pas son nom, au bouddhisme venu d’Asie ? Ou s’agit-il plutôt d’une banale marchandisation de l’exotisme ? D’où nous viennent ces bouddhas décoratifs ? La réponse se décline en deux temps : au plan de l’esthétisme et au plan des idées.
La statuaire bouddhique est entrée dans la décoration bourgeoise européenne par le biais du japonisme, cet engouement d’artistes des années 1860-90 pour l’esthétique japonaise. Il n’y avait rien de « mystique », ni de « spirituel » là-dedans. Il s’agissait plutôt de renouveler les codes et les motifs de l’art occidental – de la peinture, de la musique, de la littérature, de la mode et des arts décoratifs. La présence de statuettes de bouddha dans notre environnement s’explique ainsi avant tout par un japonisme déjà plus que centenaire. L’énigme des nouveaux nains de jardins est ainsi rapidement résolue.
La question est pourtant plus grave qu’il n’y paraît. Pour un bourgeois du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, installer un bouddha sur son linteau de cheminée n’avait en effet rien d’anodin. Ce n’était pas seulement remplir sa maison d’une ambiance exotique ; c’était aussi remplacer un univers culturel et métaphysique par un autre, et le revendiquer clairement : on détrônait le crucifix au profit du méditant indien. Ce fut le cas, entre autres, d’Arthur Schopenhauer, de Georges Clemenceau, de l’orientaliste Eugène Burnouf, de l’intellectuelle anarchiste et franc-maçonne Louise David, mieux connue sous le nom d’Alexandra David-Neel. De fait, la figure du bouddha traduisait souvent un anticléricalisme, voire un antichristianisme devenu central dans la pensée de ces personnes.
La trajectoire intellectuelle d’Alexandra David-Neel, qui s’est rendue célèbre pour son voyage à Lhassa en 1924 et pour les livres sur le Tibet qu’elle a publiés par la suite, est en cela particulièrement éloquente : ce qu’elle a appelé « bouddhisme » et qu’elle a présenté au public dans ses ouvrages n’est rien d’autre qu’une doctrine anarchiste sans presque aucun rapport avec les croyances et les pratiques des populations asiatiques. Le bouddha, dont elle collectionna des statues, était pour elle le porte-parole d’une philosophie en tous points contraire au christianisme : dépourvu de hiérarchies, de relations de pouvoir et de ce qu’elle appelait les « mythes » ou les « croyances irrationnelles » – foi en un Dieu créateur, en un Messie sauveur, en un monde surnaturel, en l’efficacité des rituels, etc. Alexandra David-Neel définissait le cœur de cette philosophie comme un effort visant à libérer l’être humain de tous les carcans culturels et sociaux qui oppriment l’individu et l’empêchent d’être libre, c’est-à-dire de donner libre cours à tous ses appétits. Le bouddha était pour elle une sorte de philosophe des Lumières, un penseur libéral avant l’heure. Ce qu’il est toujours aujourd’hui, selon de nombreux commentateurs non avertis – raison pour laquelle il est utile de se pencher sur la vision du monde de ces pseudo-bouddhistes.
Pour Alexandra David-Neel, l’être humain est avant tout un individu prisonnier des normes de la société dans laquelle il vit, et qui doit s’en émanciper en prenant conscience de ses « conditionnements ». Cette prise de conscience se fait au moyen d’une forme d’introspection appelée « méditation ». Le salut, selon les partisans de ce néo-bouddhisme, consiste ainsi à réaliser que l’on est (accidentellement) le produit d’une funeste « Société » et que l’on est aussi (essentiellement) un être libre, capable de se définir lui-même, en fonction de ses besoins et de ses désirs. La notion traditionnelle de samsara a ainsi été transformée : ce terme ne désigne plus le cycle sans fin des morts et des renaissances, mais l’univers culturel préexistant à chaque individu, avec ses normes supposées toutes-puissantes. Le maître-mot de cette philosophie est donc le choix : n’a de valeur que ce qui est a été personnellement choisi. Tout ce qui est donné, tout ce qui est déjà-là, tout ce qui est de l’ordre du collectif, qui ne dépend pas exclusivement de la volonté de l’individu est mauvais. La Société impose des obstacles au libre-épanouissement des individus. Il n’est pas question d’héritage, de repères ou de sagesse accumulée par les anciens : il ne s’agit que de malédiction. La « méditation » promue par les néo-bouddhistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle n’est donc rien autre qu’une forme hybride de « psychanalyse sociologique », un croisement des théories de Freud avec celles de Durkheim. Ce « bouddhisme » part en effet du principe qu’il existe une entité homogène et quasi transcendante appelée « Société », opprimant les individus qui la composent. Cette « Société », comparable au surmoi, impose une censure à l’individu, l’obligeant à abandonner certains de ses désirs. Or, selon Alexandra David-Neel, les limites posées par la Société n’ont aucune vertu. Qu’elles éduquent les individus et les conduisent à un comportement moral n’a pour elle aucun sens, puisque la morale n’est selon elle que l’expression de la domination des forts sur les faibles. Il faut donc se libérer de la morale et laisser libre cours à ses désirs. Le bouddha serait celui qui a le mieux accompli cette libération et qu’il conviendrait de prendre pour modèle. Selon cette vision du monde néo-bouddhique, le mal, c’est donc le groupe humain dans lequel on se trouve (et ce quel que soit ce groupe), le but recherché est l’émancipation de l’individu de la tutelle voire de la domination imposée par ce groupe, le moyen d’y parvenir la réflexion sur les causes particulières de nos esclavages individuels, tous issus de « la Société ». C’est en acquérant la connaissance du fonctionnement réel de la société que l’on pourra s’en libérer. D’où les nombreux articles sociologiques et politiques (d’orientation ouvertement socialiste et anarchiste) publiés par Alexandra David-Neel, qui entendent révéler l’oppression sociale subie par les humains.
La « Société » selon ce néo-bouddhisme des années 1900 est de fait conçue sur le modèle du démiurge des gnostiques – ce dieu mauvais qui créa la matière pour y emprisonner les étincelles divines qu’étaient au départ les âmes humaines, avant qu’elles ne soient enfermées dans des corps. La « Société » est, comme le démiurge, une entité malfaisante qui contraint les êtres à des conduites stéréotypées, mécaniques, les empêchant de s’élever en suivant leurs aspirations profondes. Pour vaincre ce démiurge, il s’agit d’obtenir la Connaissance, délivrée par des « maîtres initiés » – en l’occurrence le bouddha. Cette origine gnostique du néo-bouddhisme n’est pas une simple hypothèse : elle se vérifie dans le fait que les sociétés occultes qui diffusèrent les « sagesses orientales » auprès du public bourgeois de la fin du XIXe siècle, comme la Société théosophique, avaient développé des doctrines directement inspirées du gnosticisme ancien. Alexandra David-Neel fut elle-même membre d’une secte ésotérique anglaise appelée « la Gnose Suprême ». Elle fut aussi un membre actif, durant de longues années, de la Société théosophique.
La « théosophie », ou « théosophisme », que la medium et écrivain russe Helena Blavatsky élabora dans les années 1860-70 est une synthèse originale d’ésotérisme occidental (néo-platonisme, kabbale, hermétisme, alchimie, franc-maçonnerie), de darwinisme, de spiritisme et d’éléments d’histoire comparée des religions (avec un attrait particulier pour les traditions hindoues, mais également les religions de l’Égypte ancienne). Le salut, pour elle, dépend de la connaissance, par l’homme, des « lois de l’univers », que ces lois soient physiques ou métaphysiques. Dans la théorie blavatskienne, les êtres sont situés à des niveaux d’émanation différents à partir de la Source divine : ils sont plus ou moins spirituels, plus ou moins matériels. Les « êtres intermédiaires » se situent à mi-chemin entre l’homme et la source primordiale. Ils peuvent donc aider l’homme à remonter vers la source. Ce sont les « guides » et les « maîtres ascensionnés », souvent des maîtres hindous cachés au Tibet dans la mythologie blavatskienne. Notons que ces « initiés » capables de nous délivrer la sagesse universelle ou « primordiale » de l’humanité perdue n’étaient pas des Tibétains, mais des hindous réfugiés sur « le toit du monde ». À l’époque, la religion des Tibétains était considérée comme une forme dégénérée du bouddhisme indien, une « superstition » comparable au catholicisme, avec ses prêtres, ses cérémonies, ses reliques, ses prières et ses divinités. Cet amalgame de cultes démoniaques n’était même pas digne de porter le nom de « bouddhisme ». C’était du « lamaïsme », la religion des lamas, ou encore un « catholicisme jaune ».
Comment la Société impose-t-elle son empire sur ses membres, d’après Alexandra David-Neel ? En diffusant des idées fausses, appelées « idées fictives » ou encore « mythes ». Plusieurs des articles ethnographiques d’Alexandra David-Neel s’attachent ainsi à montrer que la religion des Annamites, par exemple, n’a rien de bouddhique, mais qu’elle n’est qu’un ensemble de superstitions issues de « mythes ». De même, la société occidentale ne tient que grâce à des « mythes », notamment le mythe de la morale et du droit. Les « mythes » (c’est-à-dire pour elle les mensonges), proviendraient de « l’ambiance », c’est-à-dire du contexte physique, que Montesquieu appelait « climat » (on parle en effet de « théorie des climats », idée selon laquelle non seulement les modes de vie mais aussi les croyances découlent directement du paysage, de la faune, de la flore, de la terre, des intempéries, de la chaleur, de la lumière ou de l’absence de lumière, etc.). Les êtres humains sont ainsi divisés selon Alexandra David-Neel et nombre de savants de l’époque en deux catégories : ceux qui sont soumis à l’ambiance et s’inventent des mythes, ceux qui s’en tiennent à l’observation et développent « la Science ».
Il existerait donc deux sortes d’humanités : celle, primitive, qui raisonne par mythes, vit dans l’illusion et est globalement faible et dégénérée ; celle, éveillée, qui se fie uniquement à la Science et parvient ainsi à améliorer le monde. Pour notre exploratrice, l’exemple le plus abouti (ou, plus exactement, le plus dégradé) de « la pensée mythique » est le peuple juif – ou « les sémites » de manière générale (c’est-à-dire en fait, tous les monothéistes). Alexandra David-Neel s’est longuement appesantie sur ces considérations dans des articles scientifiques publiés entre 1893 et 1901, que ses admirateurs préfèrent oublier aujourd’hui. Je vous en épargne les extraits mais vous pourrez les retrouver dans le livre que j’ai consacré à Alexandra David-Neel. Ces articles, supposés traiter du bouddhisme ou de l’ethnologie, étaient de fait consacrés au dénigrement de la « mentalité juive », dont est issu le néfaste christianisme, et faisaient l’éloge de la « pensée aryenne », ancêtre selon elle de l’empirisme, du rationalisme et du matérialisme. Le judéo-christianisme, selon Alexandra David-Neel et les autres porte-paroles de ce néo-bouddhisme, repose sur des « idées arbitraires » et des « contes de grand-mère », tandis que « l’admirable antiquité aryenne » ne repose que sur l’observation des faits. En quoi la « pensée aryenne » serait-elle supérieure à « l’esprit sémitique » ? Parce que le peuple aryen est resté proche de la nature et n’a inventé aucun Dieu pourvoyeur de morale contraire à « l’instinct » et aux « réels besoins » de l’être humain.
L’ennemi de l’homme, selon ce néo-bouddhisme, serait donc le Dieu de la Bible, « idée fictive » suprême empêchant le libre épanouissement des êtres par une série d’idées fausses (« les mythes ») et de règles de vie mortifères (les commandements, la morale, puis le droit). On retrouve là les considérations idéologiques propres à ce que l’on a appelé la « Renaissance orientale », cette découverte des textes sanscrits dès la fin du XVIIIe, découverte suivie d’une promotion enthousiaste des « racines aryennes de l’Europe ».
Le salut apporté par l’enseignement « bouddhique » devait aller de pair, pour Alexandra David-Neel et ses acolytes, avec une véritable réforme des sociétés humaines, trop imbibées des « idées mythiques des chrétiens ». Le bouddhisme comme programme de réforme sociale n’est pas seulement issu de l’itinéraire personnel d’Alexandra David-Neel, anarchiste, socialiste, féministe et franc-maçonne. Il est l’œuvre de plusieurs penseurs européens, notamment d’occultistes anglais devenus moines bouddhistes en Birmanie ou ailleurs. Citons notamment Allan Bennett, alias Ananda Metteyya, un occultiste converti qui fonda en 1903 la Société bouddhiste de Londres, et John Frederick S. McKechnie, alias Maung Nee, qui souhaitèrent « moderniser le bouddhisme », c’est-à-dire le rendre conforme à leurs propres idées. Un bouddhiste sri-lankais ayant fait ses études en Angleterre, le Pr Lakshmi Narasu, fait nommément du bouddhisme « un socialisme » dont l’objectif serait la fin du capitalisme et l’instauration d’une société équitable voire égalitaire. L’ennemi à abattre ne serait autre que la propriété.
On le voit, le « bouddhisme » du tournant du XXe siècle s’inscrit parfaitement dans la mouvance « socialo-occultiste » décrite par Philippe Muray dans son XIXe siècle à travers les âges : des religions progressistes visant à remplacer le catholicisme, comme le furent les nombreuses sociétés secrètes de type maçonnique, les socialismes à tendance spiritualiste ou messianique, le positivisme, le saint-simonisme, etc.
Telle est donc l’orientation prise par ce projet néo-bouddhique aux alentours de 1900 : un programme intellectuel et social visant à l’instauration d’un bonheur construit rationnellement, par le savoir et la réflexion, nommés « méditation ». Ce programme s’oppose de front à « la pensée mythique » et particulièrement aux traditions bibliques et à leurs produits dans l’ordre social (droit, morale, famille, État, propriété…) et dans l’ordre intime (foi en un Dieu créateur, organisateur du monde et Sauveur). Cette création livresque, qui ignore ou méprise le bouddhisme véritable des Asiatiques, se fonde sur deux sources : le rationalisme et la philosophie des Lumières (de tendance athée et matérialiste) d’une part, l’ésotérisme occidental d’ascendance gnostique d’autre part. La « méditation » pratiquée par les adeptes de ce néo-bouddhisme n’est pas un rituel mais un type de pensée. Son but est de participer à l’effort de réflexion sur la place de l’homme dans la société, dans le but de faire advenir une société idéale (de type anarchiste, socialiste ou communiste). L’homme que tente de sauver cette « méditation », l’homme auquel elle s’adresse, est donc un être trompé, brimé, quasi anéanti par les « idées fausses » diffusées par une communauté dirigée par les puissants. Cet homme ne sera sauvé que lorsqu’il aura personnellement pris conscience de ses désirs et que la société dans son ensemble lui permettra de les réaliser, dans l’harmonie générale. Cette « méditation » néo-bouddhique aurait pu rester l’apanage de quelques penseurs occidentaux et ne pas donner lieu à la mode que nous connaissons aujourd’hui.
Transformation du bouddhisme et de la « méditation » avec l’arrivée en Occident de lamas tibétains.
C’était compter sans l’invasion du Tibet par la Chine dans les années 1950. Jusqu’alors, en effet, les « grands maîtres » sauveurs de l’humanité matérialiste étaient invisibles, cachés dans les montagnes himalayennes, et les porte-paroles officiels du bouddhisme en Europe étaient soit des orientalistes de métier, soit des écrivains révolutionnaires du genre d’Alexandra David-Neel. Or, en raison de l’invasion du Tibet par la Chine, les « grands maîtres de l’Himalaya » devinrent soudainement accessibles. C’étaient les lamas tibétains, ceux-là mêmes que l’on qualifiait, un demi-siècle plutôt, d’adeptes dégénérés du « catholicisme jaune ». Comment s’est faite l’étonnante transition ? Grâce à l’alliance des hippies et des enseignants tibétains. En France, il faut souligner le travail d’Arnaud Desjardins, dont les écrits et les documentaires contribuèrent à diffuser des représentations merveilleuses de l’hindouisme et du bouddhisme tibétain auprès de la population française, sur le mode des « mahatmas » de Madame Blavatsky. Le plus connu de ses documentaires consacrés au bouddhisme, Le Message des Tibétains (1966), influença particulièrement la jeunesse soixante-huitarde qui souhaitait rompre avec les idées conservatrices et chrétiennes encore dominantes à l’époque. C’est Le Message des Tibétains qui déclencha notamment la vocation himalayenne de Matthieu Ricard.
Or, que nous dit Le message des Tibétains ? Que les moines et les lamas sont les derniers et rares dépositaires d’une sagesse millénaire et universelle dont l’Occident a besoin pour sortir du matérialisme et se régénérer. Ils connaissent des « techniques » qui leur permettent de « transformer leur esprit » et dont nous devrions nous inspirer pour atteindre enfin « le bonheur », rendu inaccessible en raison de notre « matérialisme ». Les lamas tibétains, nous disent Arnaud Desjardins et les jeunes contre-révolutionnaires, ne sont pas des religieux (la religion est une mauvaise chose) : ils utilisent simplement les ressources insoupçonnées de l’esprit humain pour entrer dans des « états de conscience modifiés ». Dans ces états, les lamas et ceux qui les imitent seraient capables d’explorer la profondeur et les limites de la vie humaine, en particulier le passage de la vie à la mort. Ils seraient aussi capables de contrôler parfaitement leur vie intérieure : leurs pensées, leurs émotions, leur manière d’appréhender le monde, le devenir de leur esprit à l’instant fatal. Le livre de chevet de nombreux hippies américains puis européens fut ainsi Le livre tibétain des morts, qui décrit l’évolution de l’esprit d’un mourant, du début de sa mort physique à sa prochaine incarnation – ou à son éveil. En fait, cet ouvrage devenu livre-phare du mouvement psychédélique (mouvement qui s’orienta de l’usage des drogues à l’adoption des « techniques de la spiritualité orientale ») était déjà en soi un produit de l’occultisme occidental. Le véritable auteur de ce « livre » qui n’existe pas au Tibet (il s’agit au départ d’une collection de prières destinées à guider l’âme du mourant), est en réalité le théosophe américain Walter Evans-Wentz, contemporain et collègue théosophe d’Alexandra David-Neel.
Le statut, la nature même de la « méditation » avaient donc bien changé. Ce n’était plus une réflexion devant conduire à une théorie sur les sociétés humaines, mais une pratique d’ordre rituel, qui cependant entendait rejeter toute dimension religieuse (il s’agissait toujours de s’opposer au christianisme). Dans la plus pure fidélité à la pensée de Madame Blavatsky, cette discipline était rebaptisée « science de l’esprit », pour souligner l’alliance de l’ordre physique et de l’ordre spirituel. L’héritage du XIXe siècle et de ses utopies est ici remarquable : la « science de l’esprit » en question entend montrer qu’il est possible de connaître et de maîtriser à la fois les « lois de l’univers » et celle de l’être humain, le macrocosme et le microcosme, dans le but de parvenir à la plus parfaite connaissance de l’univers et à la plus parfaite harmonie entre les hommes.
Promoteur de cette « science de l’esprit », le Mind and Life Institute est aujourd’hui le nouvel avatar de la Société blavatskienne. Fondé aux États-Unis en 1990, l’institut a pour objet de concilier les neurosciences et les pratiques méditatives bouddhiques. Ses membres (des neuroscientifiques, des psychiatres et des psychologues d’une part, des pratiquants tibétains du bouddhisme de l’autre) tentent de nous faire croire à la supériorité non pas intellectuelle, ni même morale, mais neuronale des lamas tibétains. Ces derniers maîtriseraient en effet, sans même connaître leur existence, les circuits neuronaux permettant de réagir au monde de manière adéquate. Ils travaillent, par la « méditation », en amont de la pensée et de l’émotion. Ils agissent à la cause même des actes, qui réside dans le cerveau, modifiant ce dernier à l’envi. Ils n’ont donc pas besoin qu’on leur édicte des commandements, qu’on leur montre des modèles ou qu’on invoque l’existence d’un Dieu créateur, car la mauvaise action, définie comme celle qui cause de la souffrance à soi-même et à l’autre, naît dans le cerveau. C’est là qu’il faut intervenir, dans la boîte noire du comportement humain, auxquels les pratiquants expérimentés de la méditation auraient directement accès. Les publications du Mind and Life Institute nous disent ainsi que l’altruisme, par exemple, résulte d’un « entraînement de l’esprit ». Ce n’est pas un trait de caractère, une qualité personnelle, un don de Dieu, la nature d’un acte particulier dans des circonstances particulières, le fruit de l’expérience et de la maturité, le résultat d’un choc personnel face à la misère humaine, ou bien encore le résultat d’une certaine éducation : non, c’est la conséquence logique et inévitable d’un entraînement cérébral particulier. Il serait donc possible de cultiver seul sur son coussin, face à un mur, d’éminentes vertus humaines. Pendant la demi-heure quotidienne d’ « entraînement » préconisée, le méditant ferait tout simplement jaillir en lui, à la source de son être qu’est le cerveau, des « émotions positives », après avoir vaincu les « négatives ». Cet entraînement de l’esprit est comparable, nous dit-on, à la pratique d’un sport. Le cerveau s’apparente à un muscle qui s’entraîne ; il s’agit juste de savoir quelles parties du cerveau stimuler et comment. Ce que nous apprendraient de conserve le bouddhisme tibétain et les neurosciences. Dans les présentations générales de la « méditation » au grand public, aucun détail n’est généralement donné quant au mode d’emploi exact de cette musculation des vertus humaines, que l’on pourrait comparer également à du jardinage : le méditant arrache dans son esprit les mauvaises herbes et plante à leur place des graines de qualités humaines qui, sous la serre de la méditation quotidienne, ne manqueront pas de donner naissance aux beaux fruits de l’altruisme et de la sérénité. Il faut le croire sur parole – ou plutôt s’incliner devant « la Science », qui aurait « prouvé les effets de la méditation ». L’être humain, sur lequel aucune théorie n’est développée, comme si cette question n’avait au fond aucune importance, est de fait conçu prioritairement comme un cerveau – un cerveau et non un esprit, car les promoteurs de la méditation insistent énormément sur la dimension matérielle du support, ou du terreau, à partir duquel émergent pensées et émotions. Sans cerveau, pas d’émotions ni de pensées ; sans ces dernières, pas d’expérience du monde. Pensées et émotions, au centre de l’attention des praticiens de la « méditation », ne pointent bien qu’en une seule direction : elles indiquent le cerveau seul, non le corps dans son ensemble, et encore moins l’âme ou l’esprit. Les sens ne semblent pas participer à l’existence humaine, ou alors à la marge, à titre de perturbations. Si bien que l’être humain tel qu’il est conçu par les promoteurs de cette nouvelle « méditation » apparaît davantage comme une forme particulière d’ordinateur : c’est un ensemble de connexions matérielles, qui se font et se défont, produisant des informations variées, que l’on pourrait contrôler selon son bon vouloir. Si des programmations ont été faites à notre détriment, il suffit de se reprogrammer autrement, de manière à « générer » (terme informatique) de nouveaux comportements.
De la Birmanie anticolonialiste à la Californie : l’apport de la Mindfulness.
L’une des causes, plus récente, de l’engouement pour la « méditation » tient à la récupération, par des Américains, de pratiques millénaristes birmanes du début du XXe siècle. Ces pratiques furent qualifiées de « méditation de pleine conscience » (mindfulness en anglais) et reçurent le baptême des neurosciences qui, dit-on, en auraient prouvé l’efficacité. Quelle est donc l’histoire tortueuse de cette « méditation de pleine conscience » ?
Tout a commencé avec la traduction du terme sati par l’expression anglaise mindfulness par les membres de la Pali Text Society au XIXe siècle. Le terme pâli, issu du sanscrit smrti, recouvre une variété de traductions possibles. Ce n’est qu’après de longues discussions et controverses que les savants optèrent pour l’expression « pleine conscience ». Le sens premier de smrti/sati est « se souvenir », « se rappeler », « garder à l’esprit ». Dans la tradition védique, il s’agit là d’« apprendre par cœur les textes sacrés ». En contexte bouddhique, le mot sati signifie « se rappeler les dharmas », c’est-à-dire garder en tête les lois de l’univers révélées par le bouddha, ces lois étant tout aussi morales que descriptives. Nous sommes donc loin de l’idée de « conscience nue » ou « sans jugement » souvent attachée aujourd’hui au mot sati. Aujourd’hui, en effet, les promoteurs de la « méditation » entendent ce terme comme le fait d’ « accueillir sans jugement de valeur » les pensées et émotions qui surviennent au cours de cette relaxation assise. Le choix de « pleine conscience » / mindfulness par les orientalistes du XIXe siècle pour traduire ce terme a permis de faire de la méditation vipassana (« vue profonde » ou « inspection »), propre à l’école Theravada, une pratique supposément centrale du « bouddhisme originel ». Puisque le mot figurait dans des textes très anciens, ce type de méditation devait avoir été pratiqué à l’époque du Bouddha. Pourtant, la méditation vipassana avait de fait été peu pratiquée par les bouddhistes d’Asie au cours de l’histoire. En quoi consiste-t-elle exactement ? Il s’agit de faire venir ou de laisser émerger en soi une « lumière », une sorte d’intuition révélant brusquement au méditant la nature fondamentalement vide de son être et de l’univers entier. Cette « découverte » apparaît au terme d’un cheminement codifié, passant, dans certaines écoles, par dix-huit étapes : on commence par contempler ce qu’objectivement nous pouvons appeler des dogmes, c’est-à-dire des axiomes non critiquables, des vérités de foi, notamment l’impermanence, l’impersonnalité, l’extinction, la transformation, l’inconditionné, l’état d’être sans désir, la vacuité. Ce type de pratique n’a pas grand-chose à voir avec l’espèce de sophrologie qu’on nous vend aujourd’hui comme panacée. L’objet de ce rituel codifié et balisé par des dogmes n’est pas la réduction du stress, de l’anxiété ou de la dépression, mais au contraire la production d’un certain stress : celui qui pousse à se détourner du samsara.
Quoi qu’il en soit, des Anglais et des Américains de passage en Birmanie au début du XXe siècle découvrirent et adoptèrent avec enthousiasme cette pratique visant traditionnellement à l’extinction du soi. Il faut ici se remettre dans le contexte politique de l’époque et faire la connaissance de réformateurs religieux anticolonialistes, tel Ledi Sayadaw. Entre 1824 et 1826, des Guerres anglo-birmanes opposèrent l’Empire britannique défendant ses intérêts en Inde et l’Empire birman. Ces guerres se soldèrent par la victoire des Anglais, qui allèrent jusqu’à annexer la Basse-Birmanie au cours d’un second conflit en 1852. Malgré les efforts du roi birman Mindon pour moderniser son pays, ce dernier s’effondra complètement lors d’un troisième conflit avec la Grande-Bretagne. La monarchie birmane fut abolie en 1885 et le pays entra dans le Raj britannique. Le gouvernement britannique pratiqua une politique de non-engagement dans les affaires religieuses de la Birmanie, laissant le champ libre aux réformateurs bouddhistes, qui s’inquiétaient du sort de leur religion dans ce nouveau contexte politique. Un vaste mouvement, multiforme et multipolaire, de sauvegarde et de revivification du bouddhisme, émergea alors. L’un des aspects saillants de ce mouvement fut de mettre à l’honneur les bouddhistes laïcs, les moines ne suffisant plus à remplir la tâche historique à laquelle se sentaient appelés de nombreux Birmans. La figure de proue de ce mouvement fut le moine Ledi Sayadaw (1846-1923), dont le nom signifie « respectable professeur de la forêt de Ledi ». C’est lui qui mit au point et développa une méthode de méditation destinée aux laïcs, celle-là même qui fut reprise par des voyageurs occidentaux pour en faire une technique à visée psychothérapeutique. Or, quel était le sens de la méditation proposée par Ledi Sayadaw ? Il s’agissait de faire advenir un nouveau royaume birman bouddhique, qui ferait rempart à la colonisation britannique et préserverait le pays de la corruption. Cela devait passer par le redressement moral du pays (en luttant notamment contre la consommation d’alcool et les jeux) et par la production d’un karma collectif favorable. Pour parvenir à cette production de karma positif, les laïcs devaient s’engager dans la pratique religieuse. L’objectif était de faire advenir ainsi le règne d’un monarque bouddhiste pourfendeur des Anglais. Il s’agissait donc d’une forme de millénarisme – si l’on peut appliquer ce terme au domaine asiatique – qui reprenait des textes anciens en leur donnant un sens nouveau. C’est de là que vient le phénomène de la méditation de masse, qui s’étend aujourd’hui sous nos cieux. Les disciples de Ledi Sayadaw poursuivirent son œuvre après la mort de ce dernier et diffusèrent ses idées auprès d’Occidentaux de passage. La Pali Text Society, notamment, joua le rôle de courroie de transmission auprès du public occidental cultivé.
Dans les années 1960-70, nous l’avons dit, la jeunesse se passionna pour les expériences psychédéliques et les « spiritualités orientales », parmi lesquelles se trouvaient l’hindouisme dans ses différentes variantes, le bouddhisme tibétain, le zen japonais et vietnamien et le vipassana rénové de Ledi Sayadaw. C’est l’un de ces hippies, Jon Kabat-Zinn, devenu entre-temps docteur en biologie moléculaire, qui élabora la méthode dite MBCT, Mindfulness-Based Cognitive Therapy for Depression, également appelée plus tard MBSR, Mindfulness-Based Stress Reduction (MBSR) ou simplement Mindfulness Meditation. Jon Kabat-Zinn, également adepte du yoga, réalisa une synthèse à partir de plusieurs types de méditation : le vipassana de Ledi Sayadaw, tout d’abord, qui restait son support principal, puis la méditation zen mise au point par le réformateur vietnamien Thich Nhat Hanh, des pratiques contemplatives d’origines hindoues et enfin la technique que développa Philip Kapleau, journaliste américain devenu « maître » de bouddhisme zen. C’est cette synthèse que Kabat-Zinn nomma « méditation de pleine conscience » (mindfulness meditation), dont le but n’était plus l’extinction du soi ou l’avènement d’un royaume bouddhique mais la simple diminution du « stress », mal fatal, semble-t-il, de l’Occident. Cette « méditation » ne serait plus religieuse : elle serait simplement extraite de son contexte bouddhique, comme on tirerait un tournevis de sa boîte à outils. Seulement le bouddhisme, comme n’importe quelle autre religion, n’est pas réductible à une boîte à outils. Il est d’abord une certaine vision du monde et de l’être humain, de la vie et de la mort, qui donne tout leur sens aux pratiques qu’il propose à ses adeptes. Prétendre que « la méditation » peut se comprendre et se pratiquer en-dehors des doctrines qui l’ont vue naître est au mieux une erreur, au pire une tromperie. Prétendre que les effets de cette « méditation » sont « scientifiquement prouvés » revient à dire soit que l’extinction du soi par la contemplation du dogme de la vacuité est vérifiée expérimentalement par des scientifiques (ce qui paraît relever d’une contradiction interne, car comment prouver que le réel n’existe pas ?), soit que ce qui est effectivement prouvé par ces quelques scientifiques n’a rien à voir avec le bouddhisme et relève davantage de la biologie. En somme, il faut choisir son camp : soit demeurer bouddhiste et s’asseoir en tailleur sur le sol, soit s’en remettre à la psychothérapie et s’allonger sur le divan. Il n’y a pas de juste milieu. Quel est donc l’intérêt de s’asseoir en tailleur face à un mur pour soigner son esprit ? La question va plus loin que la simple remarque de bon sens : la posture stéréotypée du bouddha que prennent les adeptes de la « pleine conscience » est réellement problématique, parce qu’elle n’a aucun sens ; elle résume, en la cristallisant, toute l’imposture de ce néo-bouddhisme.
Pour faire connaître cette méthode, en tout cas, Jon Kabat-Zinn mit en avant son diplôme de biologie moléculaire, et non son intérêt adolescent pour ces diverses traditions asiatiques. C’est bien cette étiquette de « scientifique » qui lui permit d’être pris au sérieux et de se vendre plus efficacement sur le marché des thérapies dites « alternatives » ou, en meilleur français, « non conventionnelles ». Aujourd’hui, cette méthode parée des plus beaux atours de « la Science », grâce à une intense propagande commerciale, est utilisée dans les hôpitaux, les écoles, l’armée américaine, les entreprises du CAC 40, à Wall Street, à Davos et même dans certains monastères catholiques.
La « méditation » est-elle axiologiquement neutre ?
Le problème, c’est que la pratique de la « méditation » n’est pas comparable à la marche à pied ou à l’absorption d’un remède vitaminé. Que des moines catholiques, mettons, décident de pratiquer la marche rapide une demi-heure par jour ou d’avaler chaque matin un complément alimentaire à base de fruits exotiques, voilà qui ne devrait pas remettre en cause leur foi ou leur vie de prière. Adopter la « méditation » serait en revanche plus périlleux.
Nous avons dit tout à l’heure que, pour les promoteurs de la « mindfulness », la « méditation » consiste à reprogrammer son cerveau, indépendamment du corps et en niant l’idée d’esprit ou d’âme non réductible à ce dernier. Mais qui est ce « je » qui médite, s’il n’est pas d’abord un corps biologique relié par son poids, par sa matière et par ses sens au monde qui l’entoure ? En tant que catholiques, ces moines devraient connaître l’importance capitale du corps, créé par Dieu et élevé par Lui à la plus grande dignité par l’Incarnation et la Résurrection. Le catholicisme ne peut tout simplement pas s’accommoder de la notion de « méditation » comme simple formatage du cerveau. Et d’ailleurs, quel besoin de se tourner vers ces pratiques hybrides, américano-théosophico-asiatiques, quand on a chez soi la pratique bien plus ancienne de l’oraison, notamment dans la tradition carmélitaine ?
À un scientifique adepte de la « méditation » s’impose la question suivante : quel est le statut des cinq sens ? Peut-on se fier à eux ? Nous livrent-ils des informations fiables sur la réalité dans laquelle nous sommes immergés ? Une telle réalité existe-t-elle après tout, puisque seuls semblent compter « pensées et émotions », ces produits apparemment autonomes du cerveau ? Il me semble qu’il s’agit là d’une question fondamentale à se poser pour un chercheur, fût-il homologué Mind and Life Institute. Considérer le monde comme un produit de mon cerveau n’est-il pas, par définition, le renoncement à toute science possible ? Comment peut-on se dire scientifique et adhérer à cette forme extrême d’idéalisme ou de nihilisme ? Le monde existe-t-il vraiment ou n’est-il qu’une projection de mon esprit ; n’est-il vraiment qu’une illusion comparable à l’oasis faussement aperçue dans le désert ? Si cette tradition occidentale nouvelle de la « méditation » considère effectivement l’univers comme une illusion, elle rejoint alors, sans le dire, l’école mahâyâna de « l’esprit seul » (cittamatra, IVe s. après J-C.), selon laquelle tous les phénomènes, y compris la conscience, sont de la même nature que « l’esprit du bouddha », c’est-à-dire, selon les écoles, soit le néant soit une forme de Grand Tout. Selon le cittamatra, il n’existe pas de « réel » à proprement parler, puisque tout est mirage, si bien que les êtres, la morale et la politique n’ont de valeur que « relative », c’est-à-dire artificielle et fondamentalement « vide ».
Cette option philosophique serait lourde de conséquences, et nous devons poser la question suivante à tous ceux qui se targuent de « compassion bouddhique » : à quoi bon venir en aide à de simples mirages ? L’abandon d’une vision réaliste du monde héritée d’Aristote et de Thomas d’Aquin n’aboutirait pas seulement à une attitude antiscientifique à l’égard de la vie, mais conduirait aussi à un relativisme moral extrême qui, face à la souffrance d’autrui, consisterait à dire, comme cela se fait encore aujourd’hui en Inde et dans l’Himalaya : « c’est son karma ». Hélas, j’ai moi-même constaté au cours de mon enquête sur la relation maître-disciples dans le bouddhisme occidentalisé que certaines victimes d’abus sexuels se voyaient rétorquer, par leurs propres amis et leurs propres parents : « tu ne peux pas avoir mal, puisque tu n’existes pas ».
Ce nihilisme néo-bouddhique semble être l’aboutissement d’une tendance générale au relativisme en Occident. Il constitue cependant une nette rupture avec les formes antérieures de néo- (ou de pseudo-) bouddhisme que nous avons vues précédemment. En effet, le « bouddhisme » des années 1900 se fondait encore sur une vision réaliste du monde. S’il convenait de transformer ce dernier au point de faire advenir « l’harmonie » ou la « fraternité universelle » selon l’éthos socialo-occultiste, c’est bien parce que l’on partait du principe que ce monde est bien réel – et même parce que l’on considérait, précisément, que seul ce monde existe. Mais si le monde et l’être ne sont que des fictions, à quoi bon s’engager en politique ? À quoi bon défendre une morale, et à quoi bon défendre les « droits humains » ?
Ce qui reste au pratiquant de la « méditation », en définitive, ressemble beaucoup au « métavers », ce monde virtuel fictif destiné à remplacer le monde réel dans les projets futuristes des entreprises de la Silicon Valley. Le nouveau bouddhisme occidental semble ainsi en parfaite affinité avec les théories transhumanistes dans lesquelles l’homme et le réel ne sont plus des donnés mais des construits (des déconstruits et des reconstruits), et dans lesquelles la « vraie vie », la vie qui compte, se joue prioritairement dans l’imaginaire.
Ces questions, ces considérations, ne sont à ma connaissance jamais posées par les défenseurs de la « méditation de pleine conscience » : l’être humain et le réel sont de fait le point aveugle de cette nouvelle pratique à visée thérapeutique. Car quelle est donc la santé, le « mieux-être », que l’on est censé obtenir en pratiquant ladite méditation ? Qu’est-ce que l’être humain « fonctionnel », l’être humain qui « va mieux », l’être humain « résilient » dont la méditation fait la promotion sans jamais le définir ? Puisque philosophie et métaphysique sont résolument exclues des considérations « scientifiques » des enseignants de la méditation, nous en sommes réduits à quelques déductions, en espérant qu’elles ne soient pas d’injustes réductions.
Le salut proposé au pratiquant de la méditation, c’est la maîtrise de son esprit, ou plus précisément de son cerveau. L’homme idéal décrit en creux dans les discours sur la « méditation » semble être celui qui se maîtrise, non comme un stoïcien ou comme un ascète (par une éthique personnelle ou par une lutte contre les mauvais penchants naturels), mais comme un être qui contrôlerait mécaniquement la chaîne de production de ses pensées et émotions. Une sorte de taylorisme de la spiritualité. Ce que l’on espère d’une telle pratique n’est ni la vertu, ni la conformité à la nature ou à un quelconque modèle divin : ce que l’on doit retirer de la méditation n’est autre qu’une forme de confort. Le but est d’être « à l’aise ». Mais que veut dire « être à l’aise » ? À écouter les professionnels de la « méditation » (qualifiée par souci de scientificité, paraît-il, la « pleine conscience ») on remarque que ce qui est visé, ce sont avant tout les relations humaines. Il semble que le grand problème à résoudre, pour nos contemporains, ne soit plus le rapport individuel que l’on entretient à l’égard des normes sociales (comme dans le néo-bouddhisme de 1900) mais les relations humaines en tant que telles. Il semble que ce soit là, dans le champ informe des interactions quotidiennes, que gît le danger pour l’homme d’aujourd’hui. L’équilibre de celui-ci semble constamment menacé par l’irruption de l’Autre, dans ce qu’il a d’inattendu, d’incontrôlable, d’éventuellement blessant. D’où l’insistance sur les émotions, qui constituent l’essentiel du matériau à traiter. La peur d’être blessé, la peur d’être jugé ou rejeté par l’autre apparaît sinon comme le Mal absolu, du moins comme le Mal probable. Il est dès lors inutile de se poser des questions métaphysiques ou de rechercher le modèle de société idéal. Il s’agit de se construire une sorte d’armure, des armes appelées « techniques » pour se protéger des interférences provoquées par autrui. Autrui est pensé comme une menace mortelle, ce que nous avons d’ailleurs vu récemment au sujet du Covid. L’homme idéal visé par la « méditation », c’est donc un homme qui ne se laisse guère toucher par son prochain, de peur d’y laisser quelques plumes. La souffrance à éviter, c’est celle de la perte de soi-même, ou d’une partie de soi-même, au profit d’autrui. En cela, la « méditation » d’aujourd’hui n’a plus grand rapport avec le gnosticisme – si ce n’est, peut-être, dans son rejet du corps. Elle reste cependant en opposition flagrante, non dans le domaine de la pensée mais dans celui de l’intersubjectivité, avec nos grandes traditions bibliques.
Conclusion
Quel est donc le salut proposé par la « méditation » inspirée du bouddhisme ? Pourquoi tant de gens la pratiquent-ils, ou du moins la louent-ils ? Qu’en attendent-ils exactement ? Un mot me vient immédiatement à l’esprit, une fois passées en revue les différentes étapes de l’invention du « bouddhisme » en Occident : le mot « surhomme ». Ce qu’il y a de commun entre le bouddhisme-socialisme des années 1900, le bouddhisme des mahatmas de Madame Blavatsky, « la grande pensée aryenne » des orientalistes de la fin du XIXe siècle, le bouddhisme des lamas psychédéliques et la méditation « de pleine conscience » conçue comme un moyen d’augmenter le cerveau, c’est en effet le surhomme, autrement dit le rêve d’un être humain non contraint par le réel quel qu’il soit : au-dessus des normes de sa société, au-dessus de Dieu, au-dessus du christianisme, au-dessus des capacités naturelles d’un cerveau normal, au-dessus des souffrances et des heurts causés par les relations humaines. Et c’est peut-être, de manière inattendue, dans son refus du réel et du donné, que cette fiction occidentale rejoint effectivement son point de départ asiatique : les choses étant vides, chacun peut devenir sa propre divinité.
Une très intéressante chronologie historique du sujet traité, dommage qu’ une expérience personnelle soit absente, car la pratique du sujet traité permettrai d’ eclairer le lecteur en donnant sa propre source sur la méditation et le bouddhisme qui est un art de vivre et non une religion.