La vie et les travaux de Mireille Delmas-Marty
Par Pierre-Michel MENGER
19 MAI 2025
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Chères Consœurs, chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Avant de rendre hommage à Mireille Delmas-Marty, permettez-moi d’exprimer d’abord ma gratitude à Jean-Claude Casanova et à Olivier Houdé, à qui je dois d’avoir imaginé, puis décidé de me présenter aux suffrages des membres de cette Académie. Mes plus chaleureux remerciements vont à celui qui préside mon comité d’honneur, Xavier Darcos, et à celles et ceux qui ont accepté d’en faire partie. Mes très vifs remerciements vont aussi au président de mon comité d’organisation, François Debiesse, et à sa trésorière, Patrizia Foti. J’ai bénéficié de l’aide constante et indispensable de Véronique Duchaud-Fuselli, de Sylvie Lasson et de toute l’équipe de l’Académie : je leur exprime toute ma reconnaissance. J’ai aussi une pensée particulière pour notre confrère Bertrand Saint-Sernin, qui nous a quittés l’an dernier, et j’exprime ma vive gratitude à son épouse, Madame Jane Saint-Sernin. Je veux enfin saluer ici la mémoire de Raymond Aron, avec toute l’admiration et l’affectueuse amitié que je lui portais.
L’hommage que je vais rendre à Mireille Delmas-Marty ne peut pas s’appuyer sur une expérience directe de rencontres et de dialogues avec elle, puisque je ne l’ai pas connue autrement que par de fugitives interactions au Collège de France, où elle n’était plus professeure quand j’y ai moi-même été nommé.
J’ai pu disposer d’une grande abondance de témoignages d’admiration publiés pendant sa carrière et à son décès. Bruno Cotte m’a généreusement guidé dans la découverte de son œuvre et de Serge Sur j’ai appris ce que je pouvais du droit international ce que je pouvais, mais c’est trop peu. J’ai recueilli aussi les témoignages de certains de ses proches : son fils Alexandre Delmas, ses amis de longue de date Geneviève Giudicelli-Delage et Jean-Michel Ghinsberg, et certains de ses assistants au Collège de France, Hugo Pascal et Julien Cantegreil. Je les remercie tous chaleureusement. En composant son portrait, je me suis pris à beaucoup regretter de n’avoir pas pu la connaître directement.
24 livres personnels, 43 livres collectifs dirigés ou co-dirigés par elle, des dizaines d’articles, de chapitres, de préfaces, l’œuvre est considérable. Pour nous orienter, nous disposons d’une cartographie établie par Mireille Delmas-Marty elle-même pour les Mélanges qui lui ont rendu hommage. On y trouve huit régions, dont la subdivision engendre quarante thèmes de recherche et de production juridiques. Le président de notre Académie, Jean-Robert Pitte, verra dans l’établissement de cette carte la toute-puissance de la géographie, à laquelle l’Académie consacre ses travaux pendant toute l’année 2025.
Qui était donc l’auteure d’une œuvre aussi imposante ? Elle est la dernière d’une famille protestante de six enfants. Son père, Georges Marty, était avocat. Sa mère, apparentée à la vaste et illustre famille protestante des Monod, est soucieuse d’une éducation rigoureuse pour ses enfants. Mireille Delmas-Marty avance vite dans ses études et dans sa vie. Elle est bachelière à 17 ans. En 1960, à 19 ans, elle épouse Philippe Delmas, un ingénieur des travaux publics, qui lui fera partager sa passion pour la mer et la navigation . Leur fils Alexandre naît en 1964, embarqué très tôt dans les escapades maritimes de la famille.
A cette jeune mère encore étudiante, le droit, dira-t-elle, paraissait offrir le compromis le plus aisé entre les études et la vie personnelle. Le droit, mais peut-être d’abord le souci de la justice, conformément aux valeurs qui portent l’empreinte de son éducation et qui orienteront ses grands choix. La justice est en effet au cœur de son immense quête d’un humanisme juridique, qui forme le noyau de l’œuvre de sa maturité. Et c’est avec un avocat, Paul Bouchet, qui fut aussi un humaniste très engagé, qu’elle conduira sa seconde vie maritale, à partir des années 1990, sans renoncer à la première identité qui est scellée dans son double nom.
Elle devient assistante à la faculté de droit de Paris en 1967, à 26 ans. Elle soutient son doctorat en 1969, puis obtient en 1971 l’agrégation de droit privé et sciences criminelles. C’est une précocité tout à fait remarquable, digne de ces autres jeunes réussites à l’entrée dans de grandes écoles scientifiques, comme celle de notre consœur polytechnicienne Dominique Senequier. En explorant les données sur les carrières universitaires dont je disposais au gré de mes chantiers de recherche, je n’ai guère trouvé de cas d’agrégé de droit privé d’âge plus précoce. Mireille Delmas-Marty devient professeur d’abord à l’université de Lille en 1970, puis à celle de Paris XI en 1977, et, à partir de 1990, à l’université de Paris I. En 1992, elle est élue membre de l’Institut Universitaire de France, qui vient d’être créé pour offrir du temps et des ressources de recherche à des universitaires sélectionnés par un jury international pour la qualité exceptionnelle de leurs travaux.
A l’université, elle dirige une école doctorale de droit comparé, et de 1984 à 1998, la section de sciences criminelles de l’Institut de droit comparé de Paris, puis, à partir de 1997, l’Unité de recherche de droit comparé du CNRS et de Paris I, qui regroupe neuf centres et trois associations. Elle qui est assez menue, et paraît frêle, est en réalité infatigable, et se démultiplie sans relâche, en comptant sur le soutien de collègues fidèles qu’elle entraîne dans le tourbillon exigeant de sa passion pour la recherche et l’enseignement.
Sa science et l’originalité de son expertise, remarquées dès sa première monographie sur le droit pénal des affaires publié en 1973, lui valent d’être très vite membre de nombreuses commissions associées au travail parlementaire.
Cette carrière brillante la conduit en 2002 au Collège de France, où elle est la première femme juriste élue. Elle y occupe la chaire Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit, jusqu’à sa retraite en 2012. Son aura internationale lui vaudra d’être nommée Docteur honoris causa de huit universités étrangères. En 2016, elle est élevée à la dignité de grand officier de la Légion d’Honneur.
Le 22 mai 2007, à l’initiative de notre confrère sociologue Raymond Boudon, elle est élue par notre Académie et siègera dans la section Morale et Sociologie. Elle y est la seconde femme juriste, après Suzanne Bastid, spécialiste de droit international, qui fut élue en 1971.
Son épée d’académicienne ou plutôt ce qu’elle appelait son épée-poème, a été imaginée par son ami avocat Jean-Michel Ghinsberg. Elle a la forme d’une flamme plutôt que celle d’un glaive gardien de la loi, comme dans le droit romain. Et elle est peuplée de symboles qui condensent l’originalité de son œuvre.
Mireille Delmas-Marty siège à l’Académie pendant quinze années. Elle nous quitte le 12 février 2022, à l’âge de 80 ans, dix jours avant l’agression russe contre l’Ukraine qui lui aurait été insupportable. Elle l’aurait fait savoir, avec l’intransigeance lucide qui était la sienne. À l’Académie, comme partout où elle a œuvré, elle est active et fidèle à ses engagements, qu’elle veut faire partager à ses confrères et consœurs, en donnant des conférences, en présidant le jury international du très prestigieux prix Claude Lévi-Strauss, et en animant un groupe de travail « Humanisme et mondialisation » qui réunit Daniel Andler, Jean Baechler, Marianne Bastid-Bruguière, Gabriel de Broglie, Pierre Brunel, Bertrand Collomb, Chantal Delsol, Philippe Levillain, Michel Pébereau, Jean-Robert Pitte et Georges-Henri Soutou, puis Thierry de Montbrial et Jean-Claude Trichet.
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Une fille d’avocat née dans une famille qui lui inculque la culture exigeante du travail et de la rigueur morale, les conditions paraissent favorables pour connaître une carrière brillante, continûment ascendante. Un sociologue un peu court d’inspiration, ou aveuglé par des raisonnements banalement déterministes, ne sera-t-il pas tenté d’observer que son engagement dans le droit et sa réussite n’avaient rien d’aléatoire ? C’est faire peu de cas de la personnalité de Mireille Delmas-Marty, de son caractère, de l’aiguillon de la prise de risque, qui féconderont son exceptionnelle force de travail, mais c’est faire peu de cas aussi de l’intranquillité que je décèle dans les expressions de son visage, captées par de multiples photographies, et qui sont généralement plutôt graves et concentrées, rarement insouciantes et souriantes.
Dans une fratrie de six enfants, elle, la benjamine, doit trouver sa place, à grande distance d’âge de ses frères et sœurs. Son père lui confie un jour qu’elle a l’esprit juridique, selon une confidence recueillie dans un article de presse, en 2010. C’est un père âgé, qui a dépassé la cinquantaine quand elle naît. Elle n’est pas encore prête à souscrire à l’intuition ou à l’espoir paternels. Elle cherche sa voie en tâtonnant. Elle commence des études littéraires, puis bifurque vers la biologie, s’y ennuie, prépare médecine – son frère Olivier, dont elle a été très proche, fut médecin. Mais elle bifurque encore, cette fois vers un bouquet de voies simultanément explorées : le droit, les lettres, l’Ecole du Louvre, l’Ecole des Langues orientales où elle étudie un an le chinois. Irait-elle vers le professorat, mais « il y en avait trop dans ma famille », dira-t-elle. Les choix à faire, face à autant de voies possibles, lui sont une épreuve. Mais aucun de ses tâtonnements n’aura manqué de laisser des traces et d’entrer en résonance durable avec toutes les passions et explorations qui trameront l’œuvre, les collaborations internationales et les loisirs de notre juriste.
Le philosophe Emmanuel Kant, qui était, lui aussi, protestant, a posé comme un impératif s’imposant à chaque individu le devoir de cultiver ses talents. Kant ajoutait qu’il y faut du caractère, et un exercice de la volonté orienté vers le bien commun. Il écrivait aussi que pour qu’un penseur accède à la sagesse, il doit adopter comme maximes invariables : 1°) de penser par soi-même ; 2°) de se mettre par la pensée à la place de tout autre homme ; 3°) de toujours penser en accord avec soi-même. Ces trois maximes s’appliquent bien à la conception originale d’un humanisme à vocation universelle que Mireille Delmas-Marty a développé, contre les vents et les marées du cours de l’histoire contemporaine et contre les objections possibles d’idéalisme.
L’architecture de l’humanisme juridique qu’a méthodiquement élaborée Mireille Delmas-Marty peut être décrite à partir des grandes séquences de son œuvre et de ses engagements.
La première séquence s’ouvre avec sa thèse de doctorat qui porte sur un sujet bien technique, Les sociétés de construction devant la loi pénale. Elle se prolonge dans son livre, Droit pénal des affaires, de 1973,qui était déjà le quatrième livre qu’elle publiait. Mireille Delmas-Marty acquiert alors une réputation de vraie technicienne. Puis, en 1980, elle publie Les chemins de la répression, et, en 1983, Modèles et mouvements de politique criminelle, deux ouvrages que nourrit, pour une part, sa lecture du Michel Foucault de Surveiller et punir. Elle y expose les principes de la justice pénale, et prend aussi position pour une autre politique criminelle. Pourra-t-elle contribuer à la faire advenir ? Sa participation à la commission de révision du droit pénal relancée en 1981 par Robert Badinter, devenu Garde des Sceaux, en serait l’occasion. Les innovations proposées sont nombreuses : indicateurs de proportionnalité de la peine pour objectiver la notion de gravité, indicateurs d’utilité pour mieux mesurer l’efficacité des peines. Ces innovations sont orientées vers un nouvel équilibre entre pénalisation et dépénalisation et vers le recours plus fréquent à des sanctions alternatives. Mais la complexité administrative que supposerait leur mise en œuvre devient un obstacle insurmontable. Nouvel engagement avec sa présidence, en 1989 et 1990, d’une commission « Justice pénale et droits de l’homme ». En 1992, elle fera partie d’un comité de réflexion qui, sous la présidence de Robert Badinter et avec notamment le haut magistrat Pierre Truche et l’universitaire Alain Pellet, sera à l’origine de la création d’un tribunal pénal international chargé de juger les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie.
Dans cette décennie des années 1980, le droit de l’environnement et celui des biotechnologies, qui émergent tout juste, la passionnent aussi. Graduellement, sa pratique du droit s’oriente vers une ambitieuse science du droit, armée de modèles pour déborder le cadre du droit pénal, et pour aller vers une compréhension générale des pratiques juridiques de contrôle social. On reconnaît ici les harmoniques d’une science sociale, ou socio-criminologique et socio-politique, que Mireille Delmas-Marty veut mobiliser pour élargir celle du droit.
Nous avons l’habitude de considérer le droit dans son cadre national, du fait de sa production législative et de son application à une société particulière. Le droit international doit y trouver sa place, affirme le modèle pyramidal du juriste allemand Hans Kelsen. La « pyramide de Kelsen » dessine en effet un emboîtement hiérarchique intégrateur des différents étages de normes juridiques : il y a l’étage réglementaire des décrets et arrêtés, lui-même subordonné à l’étage législatif. Par-dessus s’impose un ensemble de traités internationaux d’une valeur supérieure à celle de la loi, et un droit européen qui s’intègre aux droits existants de pays membres. Et au sommet figure l’étage constitutionnel qui serait la clé de voûte de la souveraineté de chaque Etat. Mais cet édifice théorique vertical ne permet plus de rendre compte des multiples interactions et combinaisons entre les différents ordres juridiques international, européen et national. C’est tout particulièrement l’intérêt pour la construction européenne dans le champ judiciaire qui déclenche chez Mireille Delmas-Marty l’attention croissante pour ces discontinuités normatives et pour les questions qu’elles suscitent : quand doit prévaloir la norme nationale ? Quand la norme européenne ? Et quand les instruments d’un droit mondial en émergence ? Et s’il existe une « marge nationale d’appréciation », qu’arrive-t-il ? Est-ce le désordre ? Est-ce l’indice d’une recomposition ordonnée ? Est-ce la trace des interactions mouvantes et tâtonnantes entre les droits nationaux et la construction du droit international ? Mireille Delmas-Marty développe une sensibilité grandissante à l’égard de formes émergentes, mouvantes, transformatrices d’un droit supranational. Dans la création de tribunaux pénaux internationaux, puis dans celle de la cour pénale internationale, elle détecte les preuves fragmentaires de l’émergence d’un droit pénal commun.
L’Europe sera pour elle un grand terrain d’exploration, mais l’ouverture géographique qu’elle pratique sera plus vaste, notamment vers la Chine, vers les Etats-Unis, vers les pays d’Islam. Et, pour alimenter l’actualité de son enquête ainsi élargie, les exemples de la nécessité d’un droit pénal mondial ne manqueront pas: guerres et génocides, désordres climatiques, désordres sanitaires, crises financières et désormais emprises technologiques.
A partir des années 1990, ses recherches ancrent le travail comparatif de droit pénal dans le droit des droits de l’homme. Elle mobilise de grands juristes étrangers, y compris Stephen Breyer, l’un des juges de la Cour Suprême des Etats-Unis, et membre associé de notre académie. Loin de correspondre à une tentative prométhéenne de construction d’un droit pénal mondial, son entreprise veut prendre acte de multiples métamorphoses dans la notion même d’ordre juridique, qui débordent le cadre des seuls Etats, pour en comprendre le processus. Sans relâche, elle soutient que sa quête est celle d’un idéal régulateur non hégémonique, qui, je la cite, ne « s’imposerait pas à partir d’un seul système, mais tenterait de combiner les divers systèmes de droits nationaux entre eux et de les combiner avec les instruments juridiques internationaux».
Qui peut la suivre sur cette voie ? Les juristes pourraient s’inquiéter : ce droit commun qu’elle entrevoit et qu’elle veut explorer n’a pas la consistance du droit national, ni exactement le périmètre du droit international pratiqué par nombre de ses confrères.
Plutôt que de mener solitairement ses recherches dans la seule enceinte de la science juridique, Mireille Delmas-Marty pratique désormais beaucoup la recherche collective. Elle crée des réseaux, franco-américain, franco-brésilien, franco-chinois. Et son cercle de réflexion et d’échange s’élargit aux philosophes, aux historiens, aux linguistes, aux anthropologues, aux biologistes, aux économistes, mais aussi aux poètes, aux peintres, aux sculpteurs. C’est sa manière à elle de mobiliser de multiples partenaires et de multiples sources pour son inventivité.
Son intrépidité sait se faire provocatrice. Elle a publié, dès 1986, un livre intitulé Le flou du droit, sans doute en se souvenant du fameux livre de Jean Carbonnier, Flexible droit, qui voulait faire justice, si j’ose dire, de la rigueur corsetée du droit en insistant sur son caractère sinueux, capricieux, incertain. Mireille Delmas-Marty va un cran plus loin : elle veut produire une théorie du flou, formaliser une logique non binaire. Pensez donc : une juriste qui discute la puissance normative du droit en observant et en invoquant la prolifération des normes, la profusion des sources, l’instabilité des règles ! Son objectif n’a rien de comparable à l’entreprise d’un épistémologue tel que Paul Feyerabend, qui publia, au milieu des années 1970, un ouvrage aussi fracassant que controversé, Contre la méthode, sous-titré Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance. Non, Mireille Delmas-Marty parie qu’en élargissant ses analyses du droit pénal aux droits de l’homme, elle peut dégager un nouvel ordre juridique, dont le caractère évolutif fait la complexité.
Ici apparaît bien le style architectural de son ambition théorique : ce qu’elle nomme le droit traditionnel des normes et des codes, elle veut l’envelopper dans un droit plus mobile, plus contextualisé. Etonnant pari : la catégorie du flou, si je puis dire, doit servir à imaginer ce que peut être un droit commun, ni anarchique ni hégémonique, un droit qui soit légitime tout en étant pluriel, selon un qualificatif qui devient omniprésent dans son œuvre. Il y a une posture quasi-transcendantaliste dans cette démarche : pour savoir ce qu’est et ce que peut le droit et à quelle échelle il le peut, il faut inventer un droit des droits, un droit qui puisse théoriser les conditions de possibilité de ses incarnations multiples et variables. C’est un propos quasi philosophique qu’on pourrait placer dans le sillage de Kant, si l’on voulait renommer toute cette nouvelle partie de l’œuvre de Mireille Delmas-Marty une «Critique de la raison juridique». Critique ne s’entend pas ici comme une réfutation. En un sens kantien, il s’agit d’enquêter sur les principes et sur les conditions sous lesquelles la rationalité du droit peut s’exercer dans des contextes beaucoup plus vastes qu’habituellement, et il s’agit d’identifier les forces d’évolution de ce droit élargi.
Mireille Delmas-Marty place ainsi les droits de l’homme au centre de nombre de ses recherches. Et elle y voit la clé de voûte de sa nouvelle grande ambition, l’étude de la mondialisation du droit. Penser un droit commun universalisable, face à la réalité d’un monde dans lequel les désordres et les défis, défis humanitaires, écologiques, économiques, technologiques, politiques, sont devenus globaux, c’est imaginer comment « humaniser la mondialisation » ou comment « résister à la déshumanisation », et c’est le cap qu’elle adopte dans son enseignement au Collège de France entre 2002 et 2011. Elle y met en mouvement ce qu’elle appelle Les forces imaginantes du droit. C’est le titre général des quatre volumes qu’elle publie à partir de ses cours. Leurs titres respectifs sont : Le relatif et l’universel ; Le pluralisme ordonné ; La refondation des pouvoirs ; Vers une communauté de valeurs. Ils expriment l’ambitieux effort qu’elle accomplit pour rassembler et ordonner, sans la réduire, toute la matière de ces défis de la mondialisation que sa conception du droit veut prendre en charge.
Cette ambition se double d’une conscience aiguë des risques à conjurer. Une partie de son travail consiste à faire l’inventaire des impasses : celle d’un universalisme naïf, celle des errances du relativisme qui minorerait les risques écologiques, sanitaires, terroristes, financiers. Une autre partie de son travail cartographie les forces à l’œuvre dans la production d’une mondialisation anarchique. Pour corriger celle-ci, il faut pouvoir attribuer des responsabilités aux différents acteurs d’une possible gouvernance mondiale : acteurs étatiques, interétatiques, organisations internationales, juges et juristes, acteurs civiques, opérateurs économiques, experts scientifiques. Enfin, et c’est le titre du quatrième volume de sa tétralogie, l’inventaire des difficultés n’abolit pas l’espoir de faire advenir une communauté de valeurs. Est-ce réaliste quand la violence et l’intolérance défient l’espoir d’un humanisme de notre temps ?
Savoir, agir et espérer ne sont pas naturellement synchrones. Des ruptures profondes sont intervenues au long des deux premières décennies de notre siècle et elles rendent plus chaotique et plus incertain le cheminement qu’espérait Mireille Delmas-Marty vers l’humanisation de la mondialisation. L’attaque du 11 septembre 2001 et toutes ses conséquences avaient déjà brutalement assombri l’horizon, et pour longtemps. Les guerres se sont multipliées, les rivalités économiques se sont exacerbées, l’architecture des conventions pour le climat s’est fissurée. Mireille Delmas-Marty publie en 2020 la leçon de clôture qu’elle avait prononcée neuf ans plus tôt, au Collège de France, au moment de quitter son enseignement. Elle l’assortit d’une préface et d’une postface. Dans sa préface, elle médite sur le décor qu’elle avait planté en 2011 : « nous savions que la démocratie était fragile – le seul régime tragique disait Claude Lefort, car il organise sa propre remise en cause – mais nous pensions que le triptyque « démocratie / droits de l’homme / État de droit » saurait résister car il avait fallu des siècles pour le mettre en place. Il aura pourtant suffi de quelques années pour le déconstruire ».
Va-t-elle se résigner ? Non, elle intervient beaucoup, par ses livres, et elle prend position dans la presse, en particulier pour défendre les libertés chaque fois qu’elle les verra menacées. Et elle croit en l’Europe, un creuset de ce droit supranational qu’elle voit émerger et attend. Ce principe d’espérance, comme l’appelle Ernst Bloch, est incarné dans les devises qu’aimait Mireille Delmas-Marty. Elle en avait trouvé une première, empruntée à Léonard de Vinci, « ostinato rigore » (rigueur obstinée), qu’elle modifie en « laeta ostinatio », « l’obstination joyeuse », avant de trouver aussi son inspiration dans celle du mathématicien Bernouilli, « eadem mutata resurgo », qui devient pour elle « changeant en échangeant, la même je renais ».
Mireille Delmas-Marty a aimé les arts. Elle a pratiqué la sculpture, l’une de ses œuvres orne la couverture de son livre Les chemins de la répression. Elle a aimé la peinture, celle de Maria Helena Vieira da Silva, celle de Paul Klee, elle a fréquenté les concerts de Pierre Boulez. Son second mari, Paul Bouchet, qui fut une grande figure du barreau lyonnais, avant de devenir conseiller d’Etat et qui présida la commission consultative des droits de l’homme et ATD Quart monde, avait été, au Collège Victor de Laprade de Montbrison, un condisciple de Pierre Boulez auquel le lia une amitié fidèle. Mireille Delmas-Marty partagea aussi avec Paul Bouchet la passion de la poésie. Elle a tramé la dernière partie de son œuvre de métaphores poétiques : les nuages, les vents, le souffle. La navigation, qu’elle avait appris à aimer plus tôt dans sa vie, restait source d’inspiration.
En 2016, elle publie Aux quatre vents du monde, et ce livre est sous-titré Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation. Le symbole qui figure sur la couverture est une rose des vents. Il représente les quatre vents de la mondialisation par couples d’opposés (Sécurité, Liberté, Coopération, Compétition), avant d’incorporer quatre « vents d’entre les vents » (Intégration, Exclusion, Conservation, Innovation). La conviction qui dit tout de la personnalité, de l’éthique et de l’inventivité de Mireille Delmas-Marty est celle-ci : ces couples d’opposés sont impensables hors de leur interdépendance. Aucune direction, aucun principe ne sauraient prédominer, il est impossible de choisir entre innovation et tradition ; la coopération sans compétition peut tourner à l’immobilisme ; la sécurité sans liberté devient totalitaire, mais la liberté sans sécurité tourne au chaos, affirme-t-elle.
Mais comment exprimer la ferme conviction que rien n’est possible tant que ces principes régulateurs ne sont pas équilibrés pour stabiliser la gouvernance du monde ? Le langage lui a servi jusqu’ici, mais Mireille Delmas-Marty va recourir à l’art pour symboliser l’aboutissement de son œuvre tout autant que représenter son système de valeurs. A partir de 2018, elle travaille avec l’artiste-bâtisseur Antonio Beninca à ce qu’elle décrit dans un entretien de 2020 comme « un manifeste matérialisé par une sorte de sculpture composée d’une maquette, puis d’un « prototype » mobile d’environ 4 mètres de haut ». Je la cite :
« Intitulé « la boussole des possibles », cet objet matérialise les vents de la mondialisation par une rose des vents terrienne, ancrée au sol qui, projetée vers le ciel devient une ronde aérienne dont les mouvements contradictoires symbolisent le grand désordre du monde. Comme manifeste, l’objet entend montrer l’effet stabilisateur de la spirale située au-dessus de la ronde autour de laquelle s’enroulent les diverses visions des humanismes juridiques. En somme, cette boussole des possibles démontre à celui qui accepte le jeu de l’analogie entre les vents du monde et les vents de l’esprit qu’il est possible de stabiliser les sociétés humaines sans immobiliser les humains ».
Cette Boussole des possibles donnera aussi son nom à la plateforme conçue par des collègues et amis de Mireille Delmas-Marty pour permettre à tout un chacun de connaître son œuvre et de naviguer sur toute l’étendue des huit régions de celle-ci. Quant au « prototype mobile », sa version définitive sera prochainement mise en place dans l’enceinte du Château de Goutelas où une version provisoire l’avait précédée. Cette belle demeure du Forez, chargée d’histoire, était en ruine, mais dans les années 1960, à l’initiative de Paul Bouchet et grâce à une patiente rénovation menée à bien par toute une communauté de bénévoles, elle est devenue un centre de rencontres fréquenté notamment par les juristes, puis un centre culturel de rencontres.
La Boussole des possibles est aussi le titre du dernier livre de Mireille Delmas-Marty. Il a été publié par le Collège de France, dont l’un des amphithéâtres porte désormais le nom de notre consœur, tout comme une salle du ministère de la Justice, place Vendôme. Sachons reconnaître la force de ces symboles : ils expriment la force et l’originalité d’un humanisme « joyeusement obstiné », aurait-elle dit, ils portent la signature d’une personnalité à l’invention féconde, et ils sont animés par le grand souffle des valeurs qui ont porté une vie de travail et d’engagement.