Mireille Delmas-Marty : StopCovid, une application démocratiquement fragile

 

StopCovid : une application démocratiquement fragile

Mireille Delmas-Marty
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Cette note résume un travail collectif auquel j’ai participé avec Pierre-Antoine Chardel, philosophe et sociologue, professeur à Institut Mines-Télécom Business School et chercheur à l’EHESS ; Valérie Charolles, philosophe, ancien magistrat, chercheure à Institut Mines-Télécom Business School et chercheure associée à l’EHESS et Éric Guichard, philosophe de la technique, maître de conférences HDR à l’Enssib et chercheur à l’ENS de Lyon, cf tribune parue le lundi 28 avril 2020 dans Le Figaro, sous le titre “StopCovid, il est contreproductif de proposer une solution techniciste à un problème qui ne l’est pas” 

 

 

Développée à la demande du secrétaire d’État chargé du numérique, l’application de téléphonie mobile StopCovid permettrait, sur la base du volontariat et via la technologie Bluetooth, de suivre les personnes dans leurs déplacements, de leur indiquer en temps réel si elles sont en contact avec une personne diagnostiquée malade de la Covid-19 qui se serait signalée comme telle, ainsi que de retracer ces contacts. Cette application s’inscrit dans une perspective très différente de celles utilisées par les services de santé pour le suivi des patients de la Covid-19 et le repérage, à des fins strictement médicales, des personnes avec lesquelles elles ont été en contact.

L’option techniciste qui prévaut dans le cas de l’application StopCovid comme dans les variantes déjà déployées en Asie est critiquée par des spécialistes de la sécurité informatique ou des probabilités. Nous insistons ici sur ses risques politiques. Comme souligné dans la tribune précitée du 28 avril dernier publiée dans Le Figaro, une telle application serait aussi peu efficace techniquement que fragile aux plans éthique et démocratique. Cet outil prétend apporter une réponse technicienne à un enjeu social et politique majeur. Une telle ambition renvoie à l’idée que les nouvelles techniques transforment la société et, dans le cas de la pandémie, la soignent. Or la faible efficacité de la technologie Bluetooth pour mesurer la distance entre individus est connue. En outre, l’efficacité implique son adoption par 60% de la population, quand 13 millions de Français ne possèdent pas de téléphone portable ad hoc, sachant qu’en Finlande et à Singapour, son équivalent n’est adopté que par 20 à 30 % des habitants.

Il nous semble important aussi de rappeler qu’il ne peut y avoir de traçage anonyme, comme le relèvent des chercheurs de l’Inria2. Ce risque d’une application non compatible avec la Constitution ni avec les législations en vigueur en France invite notre gouvernement à privilégier le recours au volontariat3, sur la base d’un consentement des utilisateurs dont nous connaissons les limites (dépendant de leurs savoirs et intérêts, de leur situation sanitaire et de leur réel libre-arbitre). L’option française d’un serveur centralisé géré par l’Inria, rendant les données inaccessibles aux industries privées nationales comme internationales, est louable. Mais elle n’évite pas la question de l’usage des données personnelles. En Allemagne, une application a été mise en place début avril, mais son objectif se limite au suivi de la propagation du virus, sans usage personnalisé. Et seulement 500 000 personnes l’ont téléchargée au 24 avril4.

Les effets collectifs d’une telle solution sont lourds de menaces. D’une part, les personnes n’ayant pas reçu de notification pourront se sentir protégées à tort (au vu des failles techniques du système, de la non-prise en compte du temps d’incubation, etc.). D’autre part, le signal d’une personne malade dans un lieu peut déclencher des mouvements de panique qui auront pour effet de réduire à néant le respect des gestes barrières et d’aboutir à une propagation du virus.

La question de l’abdication de l’État devant une technique considérée comme souveraine est également problématique. D’autres solutions pour repérer les sources de l’épidémie sont actuellement déployées par le ministère de la Santé. Elles sollicitent des humains qui communiquent entre eux (médecins, « brigades sanitaires », malades, etc.). La médiatisation sur StopCovid revient à présenter ces choix comme subalternes, chaque ministre présentant en outre sa propre solution. Par ailleurs, la mise en avant d’une option technologique peut alimenter la défiance, envers nos dirigeants, de citoyens qui tirent déjà des leçons des pays voisins comme le Portugal, l’Allemagne, le Danemark, ayant su trouver des moyens de lutter contre la pandémie bien avant que se répande l’idée d’une solution invisible et immatérielle. À l’heure où l’Europe, avec le RGPD, nous fait prendre conscience du fait que des entreprises font commerce de nos pratiques, centres d’intérêt et réseaux d’amitié. Et pourtant, en ces temps de « distance sociale » imposée, nous utilisons plus que jamais les réseaux numériques qui facilitent l’échange. C’est pourquoi la présentation de StopCovid comme une solution pourrait aboutir à réduire nos droits en matière de vie privée.

En termes de philosophie politique, les effets d’un tel choix apparaissent doublement inquiétants. D’une part, l’état d’urgence sanitaire dans lequel nous vivons depuis le 23 mars est une situation juridique temporaire qui ne doit pas dispenser la société de se projeter dans le temps long. Comme le souligne le magistrat Denis Salas , « il est essentiel que cette situation soit limitée dans le temps et soumise à un contrôle – par le Parlement et le juge »5. D’autre part, se pose la question de l’existence d’une véritable politique publique, tant du point de vue  de l’efficacité sanitaire que dans la perspective de la vision de l’homme qui inspire un tel dispositif. Or la commande passée auprès d’industriels, comme la tentative d’éviter le débat devant les deux Chambres au profit de protocoles alternatifs, pourraient affaiblir le caractère démocratique de sa mise en œuvre.

Selon l’article 6 du projet de loi prorogeant l’état d’urgence déposé par le Gouvernement le 2 mai, le pouvoir exécutif pouvait, par voie d’ordonnance, créer des systèmes d’informations pour lutter contre l’épidémie et traiter des données personnelles sans respecter le principe du consentement des personnes. Le Sénat a supprimé ce recours aux ordonnances et a explicitement exclu la possibilité de passer outre le principe du consentement pour les applications de type StopCovid, disponibles sur équipements mobiles, et visant à informer les personnes qu’elles ont été à proximité de personnes porteuses du virus. Le débat à l’Assemblée nationale sur ce texte, ainsi que la saisine du Conseil Constitutionnel, ont permis de renforcer les garanties à ce stade, mais il n’est pas certain que le projet soit abandonné, car il pourrait être mis en œuvre sans recourir à un texte de loi. Or, sur un sujet aussi sensible en termes de libertés, il est indispensable que le Parlement soit entendu et qu’il débatte en profondeur d’un texte précis, faisant l’objet d’un examen préalable par le Conseil d’Etat et d’une potentielle saisine du Conseil constitutionnel. A défaut, se renforcera la tendance  à réduire l’être humain à n’être que le support de signaux communiquant via les machines entre elles. Car c’est bien de la place de l’humain dans la démocratie qu’il est ici question, de sa place et de sa définition, non seulement biologique mais éthique.

Comme le souligne un article paru le 11 mai dans la Revue Politique et Parlementaire6 , l’exercice du pouvoir nécessite une éthique inscrite dans le temps long, tout en tenant compte des enjeux et des périls contemporains. Une telle « éthique d’État » apparaît nécessaire à la confiance sans laquelle aucun « contrat social » adapté au temps présent ne sera possible. On peut conclure avec les auteurs que les moments d’exception, comme ceux que nous vivons, ne doivent pas nous conduire à oublier cette « confiance née du contrat social », mais au contraire nous inviter à nous en inspirer. Dans un monde globalisé, qui supposerait une vision de l’humanité élargie à notre communauté de destin, la vie en société devrait rester plus que jamais fondée sur la confiance et non sur la défiance, cette dé-sociabilisation volontaire où l’autre est vu comme une menace et non comme un partenaire.

 

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1 Pierre-Antoine Chardel, Valérie Charolles, Mireille Delmas-Marty et Asma Mhalla, “StopCovid : il est contre-productif de proposer une solution techniciste à un problème qui ne l’est pas“, Le Figaro, 27 avril 2020.

2 Le traçage anonyme, dangereux oxymore. Analyse de risques à destination des non-spécialistes (version du 21 avril 2020). Le protocole centralisé de l’INRIA se dénomme Robert.

3 C’est également l’avis de la Commission de l’Ethique en sciences et en technologies du Québec. Elle a publié une note sur les prérequis du développement de telles applications, soulignant notamment que l’anonymat a peu de chances d’être assuré : https://www.ethique.gouv.qc.ca/media/1329/cest-conditions-acceptabilite-ethique_v7.pdf

4 https://www.rki.de/DE/Content/InfAZ/N/Neuartiges_Coronavirus/Corona-Datenspende.html

5 Denis Salas : “État d’urgence sanitaire : “Il faudra ne pas céder à la tentation d’une surveillance généralisée“, interview à L’Obs publiéeStopCovid : une application  le 30 mars 2020 

Pierre-Antoine Chardel, Valérie Charolles et Éric Guichard, « Stopcovid : une application problématique sur le plan éthique et politique », Revue Politique et Parlementaire, 11 mai 2020.

 

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Outre la tribune ci-dessus mentionnée dont il constitue une synthèse, cet article forme un ensemble, paru pendant la crise du coronavirus, avec les contributions suivantes :