Ce texte est celui de la communication prononcée par J. de Larosière lors de la vidéoconférence de l’Eurogroupe 50
qui s’est tenue samedi 13 juin sur « La crise du COVID-19 dans l’Union européenne ».
L’Europe atteint-elle un “moment Hamilton” ?
Jacques de Larosière
membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Avant de traiter cette question, réfléchissons brièvement à l’essence de la réforme financière de Hamilton qui n’est pas souvent bien comprise.
Quand il était secrétaire du Trésor américain (1790-1795), Alexander Hamilton a agi d’une manière incomparablement plus audacieuse que l’actuelle Commission européenne.
Son objectif principal, en tant que « fédéraliste », était d’assurer un État fédéral fort et financièrement sain.
Ses réalisations financières – sous l’opposition farouche des locataires des États souverains indépendants – peuvent se résumer en cinq points :
1) Il a consolidé, au niveau fédéral, la dette émise par les 13 États pendant la guerre d’Indépendance ainsi que la dette émise par le gouvernement fédéral : le résultat fut une seule dette fédérale (le fait de faire assumer la dette des États par la Fédération était justifiée, selon les termes de Hamilton, par le fait que ces dettes « étaient le prix de la liberté ») ;
2) La Constitution (qu’il avait activement influencée) avait accordé au gouvernement fédéral le droit exclusif de percevoir des droits sur les importations ;
3) Pour s’assurer que la dette américaine aurait la confiance du public et serait finalement éteinte, Hamilton a créé un fonds d’amortissement financé par les recettes de la poste ;
4) Il a décidé que l’encours de la dette extérieure – qui portait intérêt à taux relativement faible (4 à 5%) – serait payé intégralement, tandis que la dette intérieure serait restructurée : son coût élevé serait réduit de manière significative en échange de la nouvelle qualité et de la solidité des obligations en question.
5) Les États devaient équilibrer leurs budgets sans être renfloués par la Fédération : ils ne seraient pas renfloués par le gouvernement fédéral. Toutefois, ce principe a rencontré de nombreuses exceptions au cours de la première partie du XIXe siècle. Ce n’est que dans les années 1840 que la règle du « non-renflouement » a été établie selon l’interprétation du 10e amendement.
Compte tenu de cet arrière-plan historique, examinons les propositions de Von der Leyens :
- Il n’y a pas de transfert des dettes nationales existantes au niveau fédéral (un tel transfert serait contraire au Traité) ;
- Jusqu’à présent, la Commission a été dotée d’un budget fédéral pluriannuel relativement modeste (environ 1 % du PIB européen par an). Le budget exige l’unanimité au niveau des États nationaux et un vote majoritaire du Parlement : selon le Traité, il fournit toutes les recettes nécessaires pour mener à bien les missions officielles (politiques communes, administration, fonds régionaux…), sans avoir à compter sur la dette ;
- Par conséquent, en principe, un montant d’impôts réservé – TVA – et les contributions nationales couvrent l’ensemble des besoins budgétés. Toutefois, la Commission a été autorisée dans un passé récent, pour des montants limités et à des fins spéciales, à émettre de la dette sur le marché (les émissions individuelles ont été de l’ordre d’un milliard d’euros chacune et le total des encours s’élève à environ 50 milliards) ;
- Mais cette fois, face à l’ampleur dramatique de la crise du coronavirus, deux exceptions majeures aux principes énoncés ci-dessus sont à l’étude. Elles pourraient avoir des conséquences importantes pour l’avenir :
– un nouvel instrument, SURE (soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence), est destiné à soutenir les efforts des États membres pour faire face aux coûts financiers de l’assurance-chômage : son montant, financé par la dette, pourrait atteindre 100 milliards d’euros ;
– le dernier “plan de relance de la nouvelle génération” serait financé en partie par l’émission de 750 milliards d’euros de dette (auxquels il faut ajouter 1,150 milliard de crédits budgétés).
Le pas en avant est significatif :
– les montants d’obligations à émettre sont considérables : 800 milliards ;
– une grande partie de l’argent sera versée aux bénéficiaires sous forme de subventions (et non de prêts, ce qui était la procédure habituelle). Il s’agit d’un changement important : au lieu d’étendre aux pays moins bien notés des obligations AAA tout en considérant ces pays comme des débiteurs responsables, la Commission n’est plus un simple intermédiaire entre le marché et l’État emprunteur ; elle devient l’emprunteur légal responsable du service et du remboursement des obligations émises ;
– Comme le traité impose l’équilibre des budgets européens, la garantie ultime sur les obligations émises par la Commission finira par reposer sur tous les États membres. Si un pays, ou plusieurs, devait faire défaut, les autres États membres devraient intervenir en tant que garants ultimes et conjoints. Il s’agit d’un mouvement vers le «moment Hamilton» ;
– La Commission a proposé d’augmenter son plafond de ressources propres (de 1,2% à 1,4% du revenu national brut) avec un élément temporaire et clôturé de 0,6% du RNB à venir à 2%) afin de créer suffisamment de marge de manœuvre pour emprunter sur les marchés financiers (ce sont des ressources qui peuvent être appelées auprès des États membres au cours d’une année donnée).
À quel impact pouvons-nous nous attendre ?
Pour un pays comme l’Italie, particulièrement touché par la crise, le transfert supplémentaire net (net de la part normale de l’Italie et des contributions au budget) s’élèverait à 56,7 milliards (soit 3,2% de son PIB) sur sept ans. Il s’agit d’un montant important, mais pas d’un changement de donne. Le nom du jeu reste national si l’on considère que la dette publique italienne va bondir de plus de 20 points de PIB en 2020 pour atteindre environ 155% du PIB ! Un autre point de référence est la taille des récents plans budgétaires allemands : dans l’ensemble, les mesures de relance nationales en 2020 s’élèveraient à 6 % du PIB.
En conclusion, l’évolution vers la cohésion et la solidarité fiscales est réelle et rassurante : il y aura des bénéficiaires nets et des contributeurs nets et le bénéfice de l’extension de la note AAA aux membres vulnérables finira par reposer sur les plus forts. Il convient d’ajouter que l’offre de la BCE d’acheter des obligations émises par des débiteurs vulnérables sans limitations de pays est également un moyen d’étendre la portée de la « mutualisation » puisque l’éventuel complément de capital de la BCE serait une opération collective.
Mais c’est une étape assez modeste qui ne peut pas encore être qualifiée d’Union fiscale.
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Dans l’ensemble, le moment hamiltonien a été crucial pour la destinée des États-Unis : sans l’accord obtenu à l’époque par le secrétaire du Trésor, les États-Unis n’auraient pas été en mesure de devenir la puissante nation fédérale qu’ils sont aujourd’hui. Compte tenu de toutes les différences qui existent entre les États-Unis et l’Europe, nous serions bien avisés de ne pas copier la solution de 1790, mais de réfléchir à la question suivante : quel est le type d’arrangement budgétaire qui permettrait à l’Union européenne de compter et d’influencer les affaires mondiales ?
Article à retrouver en anglais, en format texte et en format diaporama, sur la page de l’académicien