Séance ordinaire du lundi 9 novembre 2020
“Le Pouvoir“, sous la présidence de Pierre Delvolvé
président de l’Académie des sciences morales et politiques
Trois questions posées à Chantal Delsol
“Démocraties illibérales”
par Chantal Delsol
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
L’usage de l’Académie veut qu’à l’issue de la communication prononcée en séance le lundi, en salle des séances, les académiciens adressent oralement leurs observations et questions à l’orateur du jour qui leur répond pendant une trentaine de minutes.
En cette seconde période de confinement qui a contraint à une nouvelle suspension des séances, les membres de l’Académie poursuivent à distance la réflexion qu’ils mènent depuis janvier 2020 sur « le pouvoir », le thème de travail annuel choisi et défini par le Président de l’Académie en 2020, Pierre Delvolvé.
Chaque semaine, le texte de la communication est publié le lundi sur le site de l’Académie et le résumé en est fait le mardi dans la Lettre d’information hebdomadaire, diffusée aux abonnés et publiée sur le site. Les observations et les questions des académiciens adressées à l’auteur de la communication sont recueillies par écrit et font l’objet d’une réponse écrite. Chantal Delsol a ainsi répondu aux questions de Bernard Stirn, Georges-Henri Soutou et François d’Orcival :
Bernard Stirn – Un grand merci, tout d’abord, à Mme Delsol pour sa communication très riche et éclairante. Elle a montré l’ampleur des interrogations nées du divorce préoccupant entre démocratie et liberté. Elle illustre la pertinence de l’affirmation de Yascha Mounk dans son livre, Le peuple contre la démocratie (publié en France en 2018 par les Editions de l’Observatoire) : « La démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant naissance à une démocratie antilibérale d’un côté et à un libéralisme antidémocratique de l’autre. »
Ma question porte particulièrement sur l’attitude des pays illibéraux d’Europe de l’Est à l’égard des juridictions. En Hongrie, et plus encore en Pologne, on a assisté à une mise en cause du rôle des juges et à des mesures visant à mieux contrôler les juridictions, en particulier les cours constitutionnelles et les cours suprêmes. La réforme judiciaire polonaise fait toujours l’objet de tensions avec l’Union européenne. Dans les démocraties illibérales, des critiques s’expriment ainsi quant au rôle regardé comme excessif des juridictions tandis que des textes sont adoptés qui mettent en cause l’indépendance des juges. Je souhaiterais demander à Mme Delsol si elle regarde de telles mises en question de l’office du juge comme un élément significatif de la démocratie illibérale et comment elle situe les interrogations sur ce point au regard des perspectives pour l’avenir de ces pays.
Chantal Delsol – La mise en cause du pouvoir des juges, considéré alors comme trop important, n’est pas une spécificité des gouvernements illibéraux. On trouve ce discours aussi chez nous et dans presque toutes les démocraties contemporaines, avec des différences d’intensité. Mais ils prennent un relief particulier là où le gouvernement est érigé sur une défiance à l’égard de tous les pouvoirs annexes. Une société illibérale a pour but premier de donner le plein pouvoir au peuple, qu’elle estime spolié et secrètement opprimé. Aussi va-t-elle s’en prendre au pouvoir des juges comme à tous les autres pouvoirs plus ou moins manifestes – la presse par exemple. La mise en cause du pouvoir des juges dans ces pays correspond à une contestation du pouvoir judiciaire et à une volonté de le plier tout ou partie à l’exécutif, lequel est considéré comme le seul issu vraiment du peuple.
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Georges-Henri Soutou – Ne pensez-vous pas que les réactions « illibérales » d’une partie des populations d’Europe de l’Ouest répondent aussi à des motivations proprement politiques, dans le sens fort du terme, et pas seulement historiques ou sociales ? Dans le cas français, il me semble que vous faites allusion au référendum de 2005 et à la façon dont il n’a pas été tenu compte de ce vote, ce qui a eu, à mon avis, de profondes répercussions politiques.
Dans le cas du Brexit, bien des facteurs ont joué, mais la société britannique me paraît dans son ensemble beaucoup moins réticente face à la « modernité » et à la « mondialisation », que celles de l’Europe orientale. En revanche la question de la dépendance juridique et réglementaire par rapport à Bruxelles et à Luxembourg a joué à mon avis un rôle très important. Limiter le Brexit à l’ « illibéralisme » me paraît réducteur ?
Chantal Delsol – Vous avez raison : l’attitude des gouvernants européens et nationaux au moment des votes référendaires à propos des décisions européennes a joué un grand rôle dans l’émergence de l’illibéralisme anglais et dans le développement des partis illibéraux en France par exemple. Entendre les tombereaux d’injures déversés par les élites sur le peuple qui vote Non, et voir que le vote populaire majoritaire se trouve retoqué peu d’années après par des subtilités venues d’en haut, il y avait là de quoi accroitre les populismes. C’est là sans doute, vous avez raison de le souligner, un autre type de protestation, très politique celui-là, susceptible de produire l’illibéralisme. On pourrait dire généralement que l’illibéralisme apparait quand le peuple se rend compte avec colère que la liberté démocratique, en dépit de ses discours, lui confisque le pouvoir. Il signifie : la liberté démocratique n’est pas un but en soi, mais un moyen pour donner le pouvoir à tous ; si elle ne le fait pas, il faut l’amender en proportion.
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François d’Orcival – A propos de liberté et d’illibéralisme… Les électeurs de Trump, dites-vous, s’opposent à la liberté de l’IVG, tout en s’inquiétant de ne plus pouvoir chasser ou fumer au restaurant. C’est vrai. Mais les mêmes s’équipent de téléphones ultra-modernes, conduisent des voitures très équipées, voyagent dans des avions hyper-confortables, etc. Ils font le tri. Ne doit-on pas aller plus loin ? Quelles sont les dimensions de ce comportement ?
Chantal Delsol – Naturellement : ces électeurs, pour être des conservateurs ne sont pas pour autant anti-modernes ou contre les techniques. Les comportements dont ils regrettent l’interdiction, et que j’ai cités, concernent non pas la technique mais l’agrément de la vie. Ils font partie, pour eux, de ce qu’on peut appeler les simples joies de l’existence, et signifient simplement que pour eux l’existence n’est pas seulement biologique. Ils sont prêts à courir des risques physiques avec le port d’arme, de même qu’ils sont prêts à en courir avec la covid-19, parce qu’ils considèrent que la vie biologique n’est pas le tout de la vie. C’est là un trait tout à fait courant chez les croyants, et en France, par exemple, on pourrait établir les typologies des croyants et des non-croyants devant la pandémie. Les premiers sont davantage prêts à risquer la contagion pour une réunion de famille que les seconds. Ce n’est pas un hasard s’il y a corrélation entre les courants illibéraux et les courants croyants. Une étude du professeur italien Salvatore Abruzzese dans Commentaire vient de montrer à quel point en Italie l’illibéralisme était enté sur le catholicisme.
François D’Orcival –A propos du multiculturalisme. C’est aussi un thème français, puisque le président de la République lui-même s’y est récemment opposé, or c’est en effet un thème incarné en Europe centrale et orientale. L’enracinement n’est pas également partagé. D’une manière générale, les Anglo-Saxons – Américains, Britanniques et Allemands – , y sont généralement opposés ; nous, au contraire, y sommes majoritairement attachés, et nous découvrons que bien des Européens de l’Est ont des réflexes communs aux nôtres. Le multiculturalisme d’aujourd’hui et le patriotisme de toujours ne sont-ils pas des positions récurrentes dans notre monde européen et atlantique ?
Chantal Delsol – Tout dépend de ce qu’on entend par multiculturalisme. Celui-ci change complètement de définition dès qu’il signifie la cohabitation entre des cultures très différentes. La France a toujours été un pays d’accueil mais Polonais, Portugais, Espagnols étaient toujours des chrétiens. Aujourd’hui, la Pologne a accueilli un million et demi d’Ukrainiens, dont la culture est très proche de la leur. Les gouvernements illibéraux refusent d’accueillir un nombre important de musulmans, ce qui est autre chose. Les Latins (et à cet égard la France fait partie des Latins), sont depuis des siècles plus attachés à l’enracinement que les Saxons, sans doute en raison de l’impact différent de la Réforme. Le cas de l’Allemagne est spécifique : elle a été jusqu’à la Seconde Guerre le pays occidental le plus attaché à l’enracinement, puis elle a rejoint rapidement l’excès inverse après-guerre, quand elle a compris à quels extrêmes l’attachement aux racines l’avait menée. En ce qui concerne la France, le résultat du discours permanent contre le multiculturalisme produit, non pas l’éloignement du multiculturalisme détesté, mais l’hypocrisie d’un multiculturalisme bien réel et tout à fait nié, donc produisant bien tranquillement ses effets pervers…
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Bernard Stirn, Georges-Henri Soutou, François d’Orcival