Accueil de Bernard Stirn
par Pierre Delvolvé

Séance solennelle du lundi 4 avril 2022

Discours d’accueil de Bernard STIRN
à l’Académie des sciences morales et politiques

par Pierre Delvolvé
membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Photographies : ©Patrick Rimond

Monsieur le Président Stirn,

 

Vous êtes entré à l’Académie sous le signe de la continuité.

Continuité par rapport à votre prédécesseur au fauteuil que vous occupez désormais, Prosper Weil, dont vous allez tout à l’heure retracer la vie et rappeler les œuvres. Il fut un maître du droit administratif avant de l’être du droit international public ; vous aussi vous avez élargi vos analyses du droit administratif par le droit public européen. Il a marqué ses étudiants, enrichi la doctrine, prodigué ses conseils, par la rigueur de ses analyses, la hauteur de ses vues et l’élégance de son style. J’ai une triple dette envers lui : il m’a préparé à l’agrégation, il m’a introduit dans les Grands arrêts, il m’a fait entrer à l’Académie.

La continuité est tout autant une continuité familiale : d’abord par rapport à votre grand-père, dont le prénom Myrtil est le deuxième des vôtres, et dont l’épée, qui va vous être bientôt remise par le président Sauvé était la sienne lorsqu’il a été nommé préfet en 1928.  Devenu en 1938 directeur de l’hygiène et de l’assistance publique, il était à ce titre conseiller d’État en service extraordinaire – doublon que les réformes successives du Conseil d’État ont fait disparaître et que n’a pas rétabli celle du 2 juin 2021, pourtant fondée sur la volonté de lui faire saisir les réalités administratives.

La même épée  a été ensuite celle votre père, Alexandre, lorsqu’il a été nommé préfet en 1946. Il a été le dernier à en porter une avec l’uniforme jusqu’à ce que celui-ci ait été modifié par le général de Gaulle.

Puis-je dire que je ressens aussi personnellement la continuité par rapport à lui ? Devenu conseiller-maître à la Cour des comptes, il a été chargé au sein du Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics d’un rapport sur le rôle des universités dans la formation des fonctionnaires ; il a constitué une équipe dans laquelle je me suis trouvé avec  Madame Puybasset. Nous avons beaucoup réfléchi et travaillé. Notre rapport n’a eu aucune suite. Je n’aurai pas l’illusion de penser qu’il a inspiré la « feuille de route » que vous avez remise, Monsieur le Premier ministre, le 28 janvier dernier, à la directrice du nouvel Institut national du service public, recommandant d’associer des universitaires à la formation des futurs administrateurs et de nouer des partenariats universitaires ; c’est même un universitaire, agrégé par un jury dont nous faisions partie, Monsieur Mélin-Soucramanien, qui a été nommé président du conseil d’administration de cet Institut. Tout cela peut  réjouir, pourvu que soient préservées les spécificités de l’Université.

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La carrière préfectorale de votre père a déterminé vos premières étapes dans la vie : elle vous a fait naître à Caen (1952), effectuer la plus grande partie de vos études secondaires à Rennes et les terminer au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse. Même si vous avez établi votre port d’attache en Normandie, vous gardez de l’attachement à la ville rose et à sa région, qui est aussi la mienne. Votre père s’y était déjà trouvé pendant la guerre comme avocat à Castelsarrasin, avant de s’engager dans la résistance et de participer ainsi à la libération de Montpellier en 1944, avec une arme que vous avez conservée aussi,  à balles celle-là.

Ces antécédents familiaux vous ont conduit à entreprendre vos études supérieures en droit et à Sciences Po puis à mener une carrière qui s’est presque entièrement déroulée au Conseil d’État . Vous y êtes entré en 1976 comme auditeur dès votre sortie de l’ENA. C’était alors un grade, le premier dans le Corps. Désormais ce ne sera plus qu’une fonction – et une fonction à temps. Voilà ce que commande l’ordonnance du 2 juin 2021.  Pour y parvenir, il faudra avoir franchi tout un parcours, d’au moins neuf ans : après quatre ou cinq ans d’études supérieures, entrer à l’Institut national du service public pour une formation de deux ans, en sortir comme administrateur de l’État, avoir exercé deux ans de services effectifs en cette qualité, puis être admis aux fonctions d’auditeur par un comité de sélection. La logique de l’arrêté des consuls du 19 germinal an XI est inversée : on était nommé auditeur au Conseil d’État pour y être formé à l’exercice de fonctions administratives ; aujourd’hui, pour être nommé auditeur, il faut d’abord avoir exercé de telles fonctions.

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Vous êtes devenu maître des requêtes au Conseil d’État selon la progression automatique au sein du Corps. Désormais, au contraire, après trois ans comme auditeur, il faut, pour être nommé à ce grade, être retenu par une commission d’intégration. Le Conseil constitutionnel a jugé que son indépendance ne relève pas d’un principe constitutionnel ; cela ne doit pas empêcher le Conseil d’État  d’y voir un principe législatif. On peut compter sur lui pour veiller sur le système.

Maître des requêtes, vous avez exercé au sein du Conseil d’État des fonctions administratives : vous en avez été nommé secrétaire général par le président Marceau Long ; il fut un « grand commis » comme l’a célébré le Conseil d’État  l’année dernière : il avait le sens de l’État  et le sens du service, le sens de l’administration et le sens de sa justice. Je ne peux oublier l’attention qu’il eut pour mon père et pour moi. Vous étiez encore secrétaire général pendant une partie de la présidence de notre confrère Renaud Denoix de Saint Marc. Vous vous souvenez sans doute de la visite d’Yves Gaudemet et moi pour essayer de déterminer comment des professeurs de droit pourraient être intégrés au Conseil d’État, comme ils peuvent l’être à la Cour de cassation. C’est aujourd’hui chose faite. Mais nous sommes ainsi privés de collègues dont certains faisaient partie des meilleurs.

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De l’extérieur, ce sont surtout les fonctions contentieuses que vous avez remplies comme commissaire du gouvernement (dénommé aujourd’hui plus exactement rapporteur public) qui peuvent être connues par les conclusions que vous avez présentées pour le respect de la légalité. De celle-là les règles de procédure font partie intégrante. Elles n’ont pas bonne réputation, comme entravant l’action : c’est pourquoi la législation et la jurisprudence récentes en ont limé les aspérités, tout en conservant l’essentiel. Lorsqu’une institution se dote de règles, tels que les délais à observer, les informations à donner, les modes de délibération à suivre, c’est pour éviter les surprises et les combinaisons. Elles la protègent autant que ses membres. Ce n’est pas sans raison qu’Ihering voit dans « la procédure… la sœur jumelle de la liberté ».

Vos conclusions sont trop nombreuses pour que je puisse les rappeler toutes. Je n’en retiendrai que trois, par les projections qu’elles ont particulièrement dans notre actualité : devant le Conseil d’État, en 1988 dans l’affaire Les Cigognes, en jugeant légale (c’est le moins qu’on puisse dire) l’opposition du commissaire de la République du Bas-Rhin à une association ayant pour objet de promouvoir et faciliter la gestation pour autrui ; en 1991, dans l’affaire Brasseur au sujet du déféré préfectoral contre les actes des collectivités locales, dont la suppression est demandée aujourd’hui  alors qu’il permet de protéger les populations contre les excès des potentats locaux ; devant le Tribunal des conflits en 1989 dans l’affaire Ville de Pamiers, mettant fin à des discussions et des solutions erratiques, pour reconnaître la compétence du juge administratif dans le contentieux de la concurrence comme dans les autres lorsque les personnes publiques « font usage des prérogatives de puissance publique dans l’accomplissement de leurs missions de service public ».

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De maître des requêtes, vous êtes devenu conseiller d’État, sans la césure nouvellement imposée par l’ordonnance du 2 juin dernier, puis président de la Section du contentieux, succédant au Président Genevois, mon ancien condisciple à Sciences po à une année près, aujourd’hui mon coauteur… et même mon complice. Vous l’avez été de décembre 2006 à mai 2018, moins longtemps que certains de vos illustres prédécesseurs (J.  Romieu : 1918-1933), mais tout autant et même plus que d’autres (R. Odent : 1966-1976). C’est pendant cette période que furent rendus de grands arrêts d’assemblée sous la présidence du président Sauvé : le renouveau du contentieux des contrats administratifs, le statut constitutionnel de la Charte de l’environnement, le droit souple, et particulièrement la combinaison des normes constitutionnelles et des normes européennes, avec des prolongements après votre départ, l’année dernière au sujet de la conservation des données personnelles et du temps de service des gendarmes.

Étant parti, vous n’avez pas eu à tirer les conséquences, ou plutôt les inconséquences, de l’innovation par le Conseil constitutionnel de son contrôle sur les ordonnances non ratifiées.

Vous n’étiez plus là non plus quand ont été rendues des décisions par lesquelles le Conseil d’État a ordonné au gouvernement de préciser ses mesures pour faire face à la crise sanitaire et l’a astreint à élaborer et mettre en œuvre un plan pour la qualité de l’air Le pouvoir d’arrêter le pouvoir devient le pouvoir de contraindre le pouvoir. Où est la limite de la séparation des pouvoirs ?

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L’Université pourrait contribuer à le dire, en prolongeant les grands auteurs. Elle pourrait le faire avec vous.

Vous lui avez déjà beaucoup apporté : en donnant des conférences, en contribuant à des colloques, en participant à des jurys de thèse, et aussi au jury du concours d’agrégation de droit public de 1997-1998 où nous avons siégé ensemble. Vous y avez été désigné, non par le vice-président du Conseil d’État comme il le fait pour de nombreuses commissions administratives, mais bien par le président du jury selon un choix qui lui est propre : c’était Louis Favoreu. Votre rôle a compté beaucoup, pour les candidats, pour les lauréats, dont certains sont parmi nous, et pour le jury. Vos interventions étaient sans doute du même type que celles de votre présidence au contentieux : des opinions qui pouvaient être différentes, vous faisiez la synthèse en conduisant vers la solution à adopter ; vous apportiez la clarté et la sérénité.

Aujourd’hui vous exercez à l’égard des universités des fonctions particulières : vous êtes président du « collège de déontologie de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ». Vous connaissant, nous sommes assurés sur le plan personnel de la rectitude de votre action. Votre personne n’est pas en cause ; c’est l’institution qui l’est. Elle peut être rapprochée de la présidence de la formation disciplinaire du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui doit être assurée en vertu de la loi du 26 juillet 2019, non plus comme toujours précédemment par un professeur d’université, mais par un conseiller d’État . C’est une rupture, en contradiction avec la liberté académique : l’Université doit se contrôler elle-même. Certes des professeurs ne sont pas à même de présider des organes collégiaux. Mais bien des professeurs de droit ont à la fois la compétence et l’autorité pour faire assurer la discipline universitaire. Le Doyen Vedel en était le modèle. Il a des prolongements.

L’Université est aujourd’hui minée de l’intérieur, par quelques professeurs indignes et par des « veilleurs » qui, non pas des profondeurs attendent l’aurore, mais veulent nous plonger dans la nuit ; elle est ébranlée de l’extérieur par des réformes qui modifient ses structures, altèrent ses modes de recrutement, font des professeurs à la fois des administrés et des agents d’administration alors qu’ils font et sont l’Université. Ils ne se sentent plus considérés.

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De considération, Sciences Po ne manque pas, malgré une forte secousse. C’est un « grand établissement », à la fois selon la qualification officielle lui donnant un statut dérogatoire et selon la réalité. Vous y avez déployé votre activité professorale. D’abord maître de conférences en 1976, vous êtes professeur associé à partir de 1985, avec différents cours notamment sur le service public et sur les libertés publiques ; en 1995 vous reprenez le cours de droit administratif que tenait auparavant Guy Braibant, mon maître dans sa conférence à Sciences po et aussi dans les Grands arrêts. Cette année encore vous donnez un cours sur « les grands enjeux du droit public ». Plus généralement vous avez coordonné les cours de droit public, non seulement à Sciences po mais aussi à l’ENA.

Ainsi, depuis quarante cinq ans, vous avez marqué, en conférence et en cours, des générations d’étudiants, dont beaucoup sont devenus membres de grands corps, particulièrement le Conseil d’État, et sont entrés en politique : trois de vos anciens élèves sont ou ont été  Premiers ministres, vous-même, Monsieur le Premier ministre, ainsi qu’est présent un plus ancien, qui n’a pas été votre étudiant, aujourd’hui président du Conseil constitutionnel, Monsieur Laurent Fabius.

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Vos cours sont prolongés par des publications. Vous avez logiquement succédé aussi à Guy Braibant dans le livre qui résulte du cours. Tenant compte de l’évolution du droit, ce n’est plus seulement Le droit administratif français, c’est désormais Le droit public français et européen, élargissement auquel est associé Yann Aguila, qui assure avec vous à Sciences Po l’un des deux cours correspondants.

Votre autre livre important, périodiquement réédité aussi, s’intitule Les libertés en questions. Pourquoi ces pluriels ? Quand « j’écris ton nom, liberté », je le fais au singulier : la liberté est une ; elle est affirmée comme telle dès le début de la déclaration de 1789. Elle se décompose certes selon plusieurs objets mais ils ne s’en séparent pas ; toucher à l’un d’eux, c’est l’atteindre en elle-même.

Pourquoi des questions ? Évidemment parce qu’elle est menacée : on pense souvent aux interventions de la puissance publique ; elles peuvent être aussi celles de puissances privées. On pense moins aux menaces venant de sa décomposition en droit et des droits qui lui sont opposés.

Les textes européens parlent de droit à la liberté : ils en font un droit subjectif, alors qu’elle relève fondamentalement d’un statut objectif, celui de l’homme et, par là, de sa place dans la société. Le droit à la liberté dénature la liberté.

Les droits aussi se retournent contre la liberté. On l’a bien vu lors de la crise sanitaire quand ont été invoqués devant le Conseil d’État par de « jeunes médecins » « le droit à la protection de la santé » pour demander un confinement total, contre l’exercice de la liberté, ne serait-ce que celle d’aller et venir.

Il revient aux pouvoirs publics d’assurer « la sécurité, la salubrité, la tranquillité » – de protéger la santé, et plus généralement de garantir « l’ordre public » : le respect de la liberté en est une composante, tout autant que celui de la dignité.

Il n’est peut-être pas nécessaire de remonter à l’apôtre Jacques, qui écrit[1] : « … la loi parfaite, [c’est] celle de la liberté… » ; il suffit de reprendre la formule célèbre d’un de vos prédécesseurs au pupitre[2], « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception ».

C’est la réponse aux questions.

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En préparant ce discours, je me suis posé une autre question : comment, sans en rompre l’unité, passer de ces sujets austères à un autre beaucoup plus réjouissant : l’opéra ? Comme au golf, que vous pratiquez assidument, il faut un grand swing pour réussir cet ace.

L’opéra tient dans votre vie une place importante. Vous aimez ce spectacle total : ses musiques, ses chants, ses ballets, ses jeux, ses mises en scène.

Vous n’en êtes pas seulement spectateur : vous avez administré l’Opéra de Paris. Vous en avez présidé d’abord la Caisse des retraites, puis, plus largement, le conseil d’administration de 2001 à 2018.

L’administration de l’Opéra de Paris relève du droit public : c’est un établissement public, dont « le caractère industriel et commercial » rend bien mal compte de son activité et de sa fonction. Elles relèvent du « service public culturel » dont le Conseil d’État  a rappelé récemment le rôle qu’il a joué dans sa définition.

Nous y voilà ! Comme président de l’Opéra de Paris, vous avez prolongé votre activité au Conseil d’État  : il y a un continuum de l’un à l’autre. Bien plus, comme vous aimez le rappeler, l’Opéra de Paris est l’héritier direct de l’Opéra royal créé par Louis XIV. C’est une illustration de la continuité de l’État .

*

Cher confrère, cher Bernard,

Dans Atys, Lully fait chanter la gloire du roi.
La chorale du Conseil d’État  vient de chanter pour vous, avec bonheur.
C’était aussi  pour nous : nous en étions fort aise.
Eh bien ! de Prosper Weil vous allez parler tout à l’heure.

 

[1] Epître, I. 19-27

[2] L. Corneille, conclusions sur Conseil d’État  10 août 1917, Baldy

 

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Consulter l’article sur la séance d’installation de Bernard Stirn

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