Séance ordinaire du lundi 28 novembre 2022
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Variations autour de la notion de salut
Sources antiques et développements chrétiens
Juliette de Dieuleveult
ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de lettres modernes,
docteur en théologie et en études latines, enseignante à l’Institut Catholique de Paris et au Collège des Bernardins
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Sauver, sauvegarder, préserver… Ou bien sauver, renouveler, accomplir… L’ambiguité fondamentale du verbe choisi pour ce cycle de conférences stimule et intrigue. Elle ouvre deux options, que l’on pourrait résumer, en simplifiant à l’extrême, par cette alternative : d’un côté, un simple sauvetage, dernier acte posé comme un baroud d’honneur ; de l’autre, l’espoir, peut-être illusoire, d’entraver la marche des choses, grâce à un retournement victorieux, qui aurait pour mot
Sauver, sauvegarder, préserver… Ou bien sauver, renouveler, accomplir… L’ambiguité fondamentale du verbe choisi pour ce cycle de conférences stimule et intrigue. Elle ouvre deux options, que l’on pourrait résumer, en simplifiant à l’extrême, par cette alternative : d’un côté, un simple sauvetage, dernier acte posé comme un baroud d’honneur ; de l’autre, l’espoir, peut-être illusoire, d’entraver la marche des choses, grâce à un retournement victorieux, qui aurait pour mot d’ordre la prophétie de l’Apocalypse : « Voici que je fais toutes choses nouvelles[1] ».
J’en veux pour exemple l’attitude de saint Augustin, lorsque les Vandales mettent Rome à sac. Il ne revêt pas le sac et la cendre, pétrifié dans l’attente du cataclysme. Il s’asseoit et écrit : « Deux amours ont fait deux cités ; l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste[2] ». Quel rapport avec la question du salut ? Tout simplement, d’abord, une réponse à l’alternative que je viens de poser. Sauver les meubles, c’est ne pas tenir compte du fait que l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu risque fort de conduire les hommes à leur perte. Aimer Dieu jusqu’au mépris de soi, c’est s’ouvrir au salut que Dieu veut pour l’homme, en la personne d’un Sauveur – le Verbe de Dieu fait chair[3]. Deux cités, deux voies, deux formes de salut.
Les choses sont-elles aussi simples que je viens de les présenter ? Ce n’est pas si sûr. C’est un des objectifs de cette publication, que de montrer les tentatives, les tâtonnements, parfois, à travers lesquels les auteurs de la Grèce et de la Rome antique, puis les auteurs chrétiens, discernent les signes des temps, racontent, nomment et espèrent le salut afin de répondre à la question « que devons-nous faire ? » posée aux apôtres par les foules bigarrées de Jérusalem le jour de la Pentecôte[4].
Un examen rapide des points de contact entre les visions antique et chrétienne du salut fait apparaître de nombreux motifs communs : la condition mortelle, l’action des dieux ou d’un Dieu dans l’histoire, l’urgence de la piété et du culte, les écueils de la richesse, la considération du « bien mourir ». Pour autant, il n’est pas certain que la notion de salut convienne identiquement aux cultures gréco-latine et chrétienne dans leurs différentes expressions – histoire, tragédie, philosophie ou théologie. « Est-ce que tu t’en fais la même idée que moi ? » : cette question, adressée par Socrate à Glaucon au livre X de la République, pourrait être posée, à propos du salut, par les auteurs chrétiens aux auteurs grecs et latins et, réciproquement, par ces derniers aux auteurs chrétiens, lorsque nous lisons les uns à la lumière des autres. Impossible, alors, d’esquiver une autre question, celle de la nouitas du christianisme, et de l’assomption, par lui, de certains des traits constitutifs de la vision gréco-latine du salut.
Je vous propose donc de commencer par lire des histoires de salut, avant de nous pencher sur le lexique de ces histoires, et de considérer, pour finir ce que pourrait être une histoire du Salut.
Raconter le Salut
Comment la question du salut se pose-t-elle aux hommes ? Avant tout, très concrètement. Le salut, c’est d’abord un cri : « Sauve qui peut ! », « les femmes et les enfants d’abord ! » – l’actualité de ces derniers mois a donné à ce principe une résonance toute particulière… Lorsque sombra le Titanic, bien des situations se présentèrent : les musiciens qui, dit-on, jouèrent jusqu’à la fin ; les passagers qui préférèrent sauter à l’eau ; ceux qui en écartèrent d’autres pour monter à bord des canots de sauvetage ; ceux, enfin, qui choisirent de vivre malgré tout et devinrent des témoins. Jusqu’où est-on prêt à aller pour sauver autrui ou se sauver soi-même ?
Le salut, c’est aussi le bruit des coupes ou des verres qui s’entrechoquent : « Santé ! Skol ! » ; « Prost[5], Na zdrowie, Le’haim ! ». On invoque le salut ; on aspire à ce qui en semble le principal contenu, c’est-à-dire la santé ou, plus largement, la vie – comme en hébreu.
« Santé » et « salut » peuvent, en effet, être confondus. Saint Augustin s’appuie sur cette proximité lexicale dans le récit de son baptême différé. On lit ainsi, au premier livre des Confessions :
« Je t’en prie, mon Dieu, je voudrais savoir […] si cette décision de différer alors mon baptême, m’a, pour mon bien, comme lâché les rênes du péché. [Car] nous entendons résonner de toutes parts à nos oreilles : “Laisse-le faire, car il n’est pas encore baptisé”. Et cependant, pour la santé du corps [in salute corporis] nous ne disons pas : “Laisse-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri [sanatus]”. Combien donc eût-il mieux valu pour moi, d’être rapidement guéri ([sanarer], d’obtenir […] que le salut de mon âme [salus animae meae], une fois reçu, fût assuré sous ton assurance à toi, qui me l’aurais donné[6] ! ».
On trinque au salut. Et on raconte le salut. N’est-ce pas le moteur de bien des contes ? Le petit Chaperon Rouge sauvé in extremis de la gueule du loup, Peau d’Âne arrachée à un amour incestueux, Blanche-Neige guérie par un baiser de la pomme empoisonnée…
Dans cet esprit, je vous invite à me suivre à travers quatre histoires, empruntées à Hérodote, Sophocle et saint Augustin. L’histoire de Crésus ; l’histoire d’Antigone ; celle de Monique, mère d’Augustin ; l’histoire, enfin, de deux amours qui ont fait deux cités.
Riche comme Crésus ou sage comme Solon ?
La première de ces histoires nous place devant un choix : est-il préférable d’être riche comme Crésus ou sage comme Solon ? Tout laisse à penser qu’Hérodote a connu les tragédies de Sophocle et qu’il a pu s’en inspirer pour faire de Crésus un vrai héros tragique et accomplir ainsi la double intention affirmée dans le prologue de ses Histoires : raconter les événements, petits et grands, avec l’objectivité de l’historien – c’est-à-dire en faisant état des interprétations divergentes d’un même événement, par exemple entre les Perses et les Phéniciens ; rendre compte du tragique inhérent à la condition humaine[7].
Des histoires, donc… Il était une fois un grand sage, Solon, en visite à la cour de Crésus, roi de Lydie. Ce dernier lui fait visiter son palais et ses innombrables richesses. S’attendant à ce que Solon y voit la preuve de son bonheur, Crésus lui demande avec une certaine candeur : « selon toi, qui est le plus heureux des hommes ? ». Et voici que Solon répond « Tellos d’Athènes ». Stupeur de Crésus !… Un simple quidam, lui voler la vedette, à lui, Crésus, qui a tout pour être heureux ? Et pourquoi donc, rétorque-t-il ? Parce que Tellos a eu la chance d’avoir deux fils et de voir naître les enfants de ses enfants et, ajoute Solon, parce qu’il a eu une « belle fin de vie ». Mort au combat glorieusement, il a été enseveli par les Athéniens « là même où il était tombé », avec tous les honneurs et… aux frais de la Cité. Hérodote conclut sobrement :
« Ces paroles de Solon, je pense, ne firent pas plaisir à Crésus, ne l’ayant jugé digne d’aucune considération. Crésus le congédia, persuadé que c’était sottise de dédaigner les biens présents et d’inviter à voir la fin de toute chose. Après le départ de Solon, la vengeance divine frappa cruellement Crésus, parce que, je suppose, il s’était cru le plus heureux des hommes[8] ».
Ce premier épisode de l’histoire de Crésus livre deux enseignements de simple bon sens. Premier enseignement : l’incertitude de la marche du monde fait qu’un renversement complet est toujours possible. En conséquence, on ne saurait évaluer la qualité d’une existence avant qu’elle soit parvenue à son terme. Cela peut conduire à affirmer, paradoxalement, que « personne, parmi les vivants, n’est heureux[9] » – il ne peut être considéré tel que post mortem. Voilà pourquoi Solon conseille à Crésus de « considérer la fin en toutes choses […] car nombreux sont ceux à qui le dieu a laissé voir le bonheur et qu’il a renversés de fond en comble[10] ». En lieu et place de salut, un renversement dont la brutalité ne peut que prendre les hommes au dépourvu. C’est exactement ce renversement de fortune – en grec, metabolè – qui attend Crésus dans la suite du récit d’Hérodote, et qui touche également Créon à la fin d’Antigone[11].
Deuxième enseignement : même en se plaçant au terme de la vie d’un homme pour le juger heureux ou non, il faut évaluer s’il a eu une « belle fin de vie ». Mourir de belle manière [kalon thanein], voilà ce qui est déterminant. En sa fin tragique, Antigone meurt « comme il faut ». Elle vit jusqu’au bout l’observance des « lois non écrites », sans laquelle se disloque l’unité de la Cité, fondée sur l’amitié entre les vivants et les morts – la philia chère à Sophocle.
Dans le récit d’Hérodote, c’est Crésus lui-même qui parvient à cette « fin de vie » déterminante. Alors que Sardes, capitale de la Lydie, est conquise par Cyrus le Grand, Crésus est fait prisonnier et conduit au supplice :
« Cyrus fit amonceler un grand bûcher sur lequel il fit monter Crésus, chargé de chaînes, et près de lui quatorze jeunes Lydiens. Son intention était peut-être, en brûlant ces victimes, de sacrifier à quelque dieu les prémices du butin ; ou bien il voulait accomplir un vœu ; ou bien ayant entendu dire que Crésus était pieux, il le fit monter sur le bûcher afin de savoir si une divinité le préserverait d’être brûlé vif[12] ».
Notons qu’Hérodote formule trois hypothèses pour justifier le supplice de Crésus. Les deux premières sont conformes à la piété traditionnelle : offrir aux dieux les plus précieux objets du butin ou accomplir un vœu. La troisième est plus surprenante et plus cruelle : il s’agirait pour Cyrus de vérifier, sur le vif, l’efficacité de la piété de sa victime. Voilà pourquoi, lorsque Crésus, au milieu de ses gémissements, prononce un nom par trois fois, Cyrus demande à ses interprètes de le lui répéter. Mais ce n’est pas un dieu qu’implore Crésus ! C’est Solon, le sage venu d’Athènes. Et l’oracle n’est autre que cette formule « personne, parmi les vivants, n’est heureux[13] ». Troublé par cette parole, redoutant le châtiment divin, Cyrus ordonne d’éteindre le bûcher, mais sans succès. Une dernière péripétie se produit alors. En réponse à la prière que Crésus adresse à Apollon, un orage miraculeux éteint finalement le bûcher.
Sauvé de la mort par un orage ex machina, Crésus a vécu dans sa chair ce que signifiaient les paroles de Solon : « il faut juger toutes choses d’après leur fin ». Et ce n’est pas tant sur le critère du bonheur – sujet du dialogue initial entre Crésus et Solon – que porte le discernement. C’est sur le critère de la sagesse jointe à la piété. Contre toute attente, le roi réputé pour ses richesses est jugé pieux et sage par son ennemi. Il échappe à la mort honteuse qui aurait sanctionné son incapacité à entendre l’oracle de Delphes selon lequel il détruirait un grand Empire. Crésus avait entendu ce qu’il voulait, c’est-à-dire qu’il détruirait l’empire Perse, alors qu’il devait être lui-même l’auteur de la destruction de son propre empire[14]. Se rappelant sur le bûcher les paroles de Solon, Crésus a invoqué Apollon en dernier recours. Par l’intervention du dieu il a échappé à cette « non-belle mort » que refuse également Antigone.
Sage avec Créon ou fou avec Antigone ?
J’explore maintenant une deuxième alternative : être sage avec Créon ou fou avec Antigone ? « La sagesse est de loin la première des conditions du bonheur. Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux[15] ». Ces dernières paroles du Coryphée dans Antigone résument-elles les pré-requis du salut, la sagesse et l’absence d’impiété ? Quelle nouveauté dans ce propos ?
À lire les dernières pages de la tragédie de Sophocle, le sang et les larmes semblent l’emporter. Le spectateur apprend successivement, de la bouche du messager, le suicide d’Hémon, fils de Créon, celui d’Antigone, leurs noces sanglantes au creux du tombeau – « chambre des noces [d’Antigone] avec Hadès[16] » – le suicide, enfin, d’Eurydice, femme de Créon et mère d’Hémon. Comment s’étonner du fait que Créon comprenne enfin être le « fou », lui qui pensait incarner l’ordre face à la folie d’Antigone ? La justesse de la sentence d’Antigone a fini par se manifester au grand jour « c’est bien peut-être un fou qui me taxe de folle[17] ». Pourtant, serait-il juste de dire que rien n’est sauvé dans la pièce de Sophocle ? Polynice n’a-t-il pas reçu les honneurs dûs aux défunts ? Antigone n’a-t-elle pas obéi aux « lois non écrites », au mépris de celles édictées par Créon ? Mourir « comme il faut », comme il se doit, n’est-ce pas une manière d’être sauvé[18] ?
Si Antigone, l’héroïne, accède à un salut, c’est, aussi, par-delà Antigone, la tragédie. Grâce à la médiation de l’œuvre de Sophocle, par sa représentation – porteuse d’une fonction sacrée – et sa réception à travers les siècles, cette figure tragique accède à une forme de rédemption, acquise dans la sphère des lettres et des arts. On pourrait lui appliquer le mot que l’évangéliste Marc prête à Jésus dans l’épisode de l’onction à Béthanie. Commentant pour ses disciples le geste de celle qui répand sur sa tête un flacon de parfum de grand prix, il dit en effet :
« Laissez-la : pourquoi la tracassez-vous ? C’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie sur moi. […] D’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire[19] ».
L’« œuvre belle » accomplie sur Jésus préfigure les soins apportés au cadavre du Christ au soir du vendredi saint ; elle est en même temps signe et annonce de sa Résurrection glorieuse – l’onction sacerdotale, prophétique et royale du Messie.
Rebelle comme Antigone ou disciplinée comme Monique ?
Une troisième option s’ouvre devant nous. Rebelle comme Antigone ou disciplinée comme Monique : que choisirions-nous ? De Sophocle à saint Augustin, le pas à franchir semble grand. Mais est-ce tout à fait vrai ? La sage Monique, mère de l’évêque d’Hippone, n’est-elle pas un double inversé d’Antigone la rebelle ? Voyons cela de plus près.
Vous vous souvenez du crime d’Antigone qui constitue, en même temps, le salut de Polynice, son frère, et, plus encore, de la cité de Thèbes dont le nouveau roi, Créon, est incapable de promulguer des ordonnances justes. Le geste que pose l’héroïne de Sophocle est d’une pureté presque insoutenable. Avec, en arrière-plan, une colline brûlée de soleil, se détachent d’abord une main, qui saupoudre d’une fine poussière le corps putréfié livré aux vautours, puis les contours de la cruche de bronze versant par trois fois les libations rituelles. Par ces gestes immémoriaux, Antigone incarne un premier impératif : « laisser les vivants enterrer les morts ». Elle seule donne le salut à la Cité en écoutant une loi intérieure, « non écrite » plutôt que l’ordonnance de Créon. Les lois non écrites ne sont pas celles de Dikè ou de Zeus, mais celles qu’Antigone trouve inscrites profondément en elle, dans sa connaissance de la philia.
Pour saisir ce moment décisif, voici les vers 449 à 452, traduits par Jean Lauxerois :
« Créon : Et pourtant, tu as osé outrepasser mes lois ?
Antigone : Non, bien sûr, Zeus ne m’a pas dit par proclamation de faire ce que j’ai fait [tade],
Et celle qui, habite avec les dieux d’en bas, Dikè, la Justice,
N’a pas non plus défini chez les hommes des lois comme la mienne ».
À la suite de Karl Reinhardt, Jean Lauxerois éclaire le sens de ce texte :
« Dans la réponse d’Antigone […], le démonstratif au neutre pluriel [tade] ne reprend pas le “mes lois” de Créon, mais désigne l’acte de transgression qu’elle a commis […]. Antigone affirme que son acte ne répond ni aux lois d’en haut ni aux lois d’en bas, qu’elle n’a donc agi selon aucune loi statutaire, mais que sa conduite répond à des règles non écrites, qui n’en sont que d’autant plus impérieuses[20] ».
Ce n’est pas la religion statutaire qu’Antigone oppose à l’ordonnance [kerigma] de Créon interdisant d’enterrer Hippolyte.
Elle se réfère à une réalité plus profonde qui se situe à la racine de cette philia, seule capable d’unir entre eux les hommes dans la Cité[21]. La racine de la philia, c’est, tout simplement, la condition mortelle que les hommes ont en partage. Le fait d’être mortel, je précise, n’est pas à prendre au tragique ; c’est là une des lignes de partage entre la culture grecque et la culture chrétienne :
« Il ne s’agit pas seulement d’honorer les morts par la dignité de la sépulture, mais de faire communiquer le monde des morts et des vivants […], dans l’épreuve étrange et grecque de ce que signifie notre départ loin de ce monde – lequel n’a rien à voir avec le départ chrétien vers “l’autre monde” ni avec l’idée de l’immortalité[22] ».
Pour les Grecs, pour Antigone, la mort fait partie de la vie : les morts forment avec les vivants la communauté des mortels unis par la philia. Antigone ne dit pas autre chose quand elle déclare « Mon âme est déjà morte ». Elle va plus loin en affirmant « si je meurs avant l’heure, moi je considère que j’y gagne[23] ». La mention du Sauveur exceptée – ce qui n’est pas rien, j’en conviens –, on croirait presque entendre l’exclamation de Paul en Philippiens 1, 21 : « pour moi vivre, c’est le Christ, et mourir est un gain ».
Il en découle une conception toute singulière du « bien mourir », cette réalité que nous avons d’abord rencontrée chez Hérodote. « Il ne s’agit pas [pour Antigone] d’avoir “une belle mort”, mais de mourir “comme il faut” ou “comme il se doit[24]” ». Bien mourir, c’est donc « porter jusqu’à son incandescence [grâce à ce que permet la représentation tragique dans sa dimension dyonisiaque] ce qu’est l’effrayante exception des mortels, qui les engage parfois à [toucher] la limite où la mort s’ajointe à la vie[25] ».
Tournons maintenant notre regard vers une autre visiteuse de sépultures, Monique, mère d’Augustin, figure marquante et ambivalente des Confessions. Elle a coutume, raconte Augustin, de se rendre sur les tombes pour honorer les défunts. Cette pratique, appelée « parentales », confine, selon Ambroise, au paganisme. L’évêque de Milan, s’en émeut et promulgue, lui aussi, une ordonnance les interdisant.
C’est ici que l’obéissance de Monique se révèle. Dès qu’elle a connaissance de cette interdiction, Monique transforme ses libations funéraires. Ne nous y trompons pas : la docilité de Monique n’est pas moins salutaire que la rébellion d’Antigone, bien qu’elle se situe sur un plan différent.
Monique, en effet, personnifie un deuxième impératif : laisser les vivants rendre grâce pour les morts. Ainsi s’opère, dans le texte d’Augustin, la conversion du culte pour les défunts – libations rituelles – en action de grâces. Le sacrifice eucharistique célébré à proximité des tombeaux porte un double fruit de communion, l’intercession pour les morts, d’une part, et, de l’autre, l’offrande aux pauvres du prix des libations :
« Au lieu d’un panier plein des fruits de la terre, elle apprenait à apporter au tombeau des martyrs un cœur rempli de vœux purifiés. Ainsi, elle pourrait, dans la mesure de ses moyens, faire des dons aux œuvres et ce qu’elle célébrerait dorénavant, ce serait sa communion au corps du Seigneur, modèle, par sa Passion, de l’immolation triomphale des martyrs[26] ».
À la mort de Monique, Augustin entreprend d’assurer le salut de l’âme de sa mère en faisant célébrer à son intention le sacrifice eucharistique – exécutant la demande de Monique que l’on fasse mémoire d’elle non sur « un coin de terre » mais à l’autel :
« À l’approche de sa délivrance, elle ne se soucia guère de faire somptueusement recouvrir son corps ou l’embaumer d’aromates. Aucune envie d’un monument de choix, ni de sépulture dans son pays. Aucune recommandation en ce sens, mais un seul vœu, que l’on fit mémoire d’elle à ton autel[27] ».
« Mourir comme il se doit » pour Monique, si l’on reprend le fil suivi chez Hérodote puis Sophocle, c’est entrer dans la « joie de son maître », expression évangélique citée dans l’épisode de la contemplation d’Ostie, extase mystique vécue, peu avant sa mort, conjointement par Monique et son fils[28]. « Mourir comme il se doit », c’est goûter la promesse de vie éternelle, soutenue par la communion des saints dans la célébration eucharistique.
Nommer le salut
Dans la rhétorique classique, un des trois registres du discours est le genre judiciaire. Il fait la part belle à l’enquête, inquisitio, qui aborde le délit ou le crime par des questions élémentaires : qui, quoi, au bénéfice de qui, par quel moyen, en vue de quoi ? Il en va de même ici. Cartographier le salut, dans cette ample période qui va d’Hérodote à saint Augustin, suppose de se poser au moins quelques-unes de ces questions. Je le ferai en examinant la manière dont on nomme le salut en grec et en latin, classique ou chrétien pour ce dernier.
En grec ancien
Le grec ancien connaît l’adjectif saos, sain et sauf, et le verbe sôzô, sauver ou conserver, ainsi que l’adjectif et substantif sôtèr, sauveur, libérateur. Par exemple, la cinquième Olympique de Pindare s’achève par une prière demandant à Zeus sa protection pour le vainqueur (ici un certain Psaumis, originaire de Camarine et éleveur de chevaux), sa famille et la patrie.
« Zeus Sauveur, toi qui domines les nuées […] je viens te supplier au son des flûtes lydiennes, pour te demander d’embellir cette cité par une floraison de braves qui l’illustrent et de te conduire toi, vainqueur olympique, dans la jouissance de tes chevaux chers à Poséidon […] à une vieillesse qui plaise à ton cœur, entouré de tes fils[29] ».
Zeus est qualifié de sauveur non seulement parce qu’il a donné la victoire, mais aussi parce qu’il peut accorder sa protection à une cité, Camarine, qui a besoin de reprendre vie et se repeupler. Dans l’Agamemnon d’Eschyle, c’est Apollon qui reçoit l’épithète sôtèr associé à l’adjectif paiônios, guérisseur : « à présent, sois notre sauveur et notre guérisseur, Seigneur Apollon[30] ! ». On signalera enfin l’adjectif féminin sôteira, libératrice, qui sert surtout d’épithète au nom de certaines Déesses, par exemple Athéna ou Artémis.
En latin classique
En latin classique, le champ lexical du salut s’ordonne autour de deux termes, d’un côté l’adjectif saluus, qui signifie entier, intact ou sauf et, de l’autre, le substantif salus qui désigne à la fois la préservation du danger ou la délivrance, et la santé ou la guérison[31].
Prenons deux exemples dans la littérature latine pour voir ce que recouvre, très concrètement, la promesse de salut. Elle est souvent résumée par une série d’ajectifs dont l’ordre peut varier, – « préservé, de retour et victorieux [incolumem reducem uictoremque] ». Trois critères définissent donc le salut : la santé, le retour et la victoire. Ainsi lit-on, dans les Actes des frères Arvales, une prière adressée à Jupiter à l’occasion du départ de l’empereur Trajan pour la Dacie (en 101 ap. J.-C.) :
« Jupiter très bon, très grand, nous te prions, nous t’implorons et t’adjurons, pour que […] tu ramènes l’Empereur César de façon bonne et heureuse, préservé et victorieux [bene atque feliciter incolumem reducem uictorem facias] ; que dans les entreprises qu’il conduit maintenant […] tu le gardes dans l’état où il se trouve ou encore meilleur, et [que tu] le ramènes, préservé et victorieux [eum conserues eumquem reducem incolumem uictoremque], dans la ville de Rome[32] ».
Nous retrouvons l’adjectif incolumis sous la plume d’Apulée, natif de Madaure – la ville où saint Augustin fit ses études secondaires. Dans ses Métamorphoses, l’épisode de l’enlèvement de Charité fait entendre la prière de la jeune captive en fuite. Elle invoque les dieux, la fortune, et même, c’est plus surprenant, l’âne – en réalité, Lucius métamorphosé – qui l’emporte. Sa prière s’apparente au genre littéraire du vœu de départ :
« Vous, dieux d’En Haut, dans les périls extrêmes, portez-moi enfin assistance, et toi, Fortune trop insensible, renonce maintenant à ta fureur […]. Et toi, gardien de ma liberté et de mon salut, si tu me ramènes chez moi saine et sauve [Tuque, praesidium meae libertatis meaeque salutis, si me domum peruexeris incolumem), et me rends à mes parents et à mon beau fiancé, quelle reconnaissance j’aurai pour toi, quels honneurs je te rendrai et quel mets je t’offrirai[33] ».
En latin chrétien
En latin chrétien, l’adjectif saluus prend le sens de « sauvé du méchant ou du mal par le Sauveur ». Le verbe saluare est de création tardive ; la langue classique emploie les verbes seruare ou conseruare – comme dans la prière pour l’empereur Trajan citée plus haut. De saluare dérivent les termes saluator, saluatio, saluificus, saluificare.
Il est frappant de remarquer que, pour saint Augustin, la chose fait le mot : le Sauveur, Jésus-Christ, apporte, avec sa personne, le nom saluator et le verbe saluare.
Lisons, pour nous en convaincre, un bref passage du sermon 299 :
« Le Christ Jésus, c’est-à-dire le Christ Saluator. C’est en effet le nom latin de Jésus. Que les grammairiens ne cherchent pas [en quoi] il est latin, mais que les chrétiens cherchent [combien] il est vrai. Salus, il est vrai, est un mot latin. Mais saluare et saluator ne furent pas des mots latins avant la venue du Sauveur. C’est lorsque ce dernier vint chez les latins que ces mots passèrent dans la langue latine[34] ».
Voilà qui est clair et ferme…
Espérer le Salut
Ces précisions faites, tournons-nous maintenant vers ce que j’ai nommé la manifestation du Salut dans l’histoire.
Le salut, « est-ce que tu t’en fais la même idée que moi ? ». Vous vous souvenez de cette question que j’ai posée en appliquant à notre thème une question de Socrate qui intervient en réalité à propos de la question de la rétribution et de l’immortalité de l’âme. Tout est parti d’une autre demande adressée à Céphale, le plus âgé des convives : « comment, parvenu à cette étape de la vie, comprends-tu ce que les poètes appellent “le seuil de la vieillesse” : est-ce un moment difficile de la vie ? Qu’en dirais-tu[35] ? ». La conversation se porte alors sur la richesse : Céphale, demande Socrate, est-il un heureux vieillard parce qu’il possède de grands biens ? N’y a-t-il pas un bien plus grand pour justifier le bonheur, par exemple « les récompenses les plus importantes de la vertu [ou] les prix qui y sont rattachés », en particulier l’immortalité de l’âme ? Socrate appuie cette affirmation en faisant appel à la définition du bien et du mal :
« Il y a quelque chose que tu appelles le bien, et quelque chose que tu appelles le mal ? […] Mais, est-ce que tu t’en fais la même idée que moi ? […] Que tout ce qui perd et détruit, c’est le mal, et que ce qui sauve et qui vient en aide, c’est le bien[36] ? ».
Notons que le second des deux verbes employés pour définir le bien – opheilô – désigne dans Antigone le geste de piété que l’héroïne doit poser vis-à-vis de son frère Polynice – « aider les morts », « venir au secours des morts ».
Deux binômes sont mis en parallèle dans la définition de Socrate : le mal et le bien, d’un côté, la destruction et le salut, de l’autre. Que penser de cette association ? Chacun conviendra que le salut est un bien et la perdition un mal.
Mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus profond dans le propos de Platon ? Cela suppose de revenir à la fameuse question : « T’en fais-tu la même idée que moi ? ». L’idée de salut est commandée par la visée du bien. Ce bien, c’est l’immortalité de l’âme, ou encore le fait, pour l’âme, de se tenir « ramassée en elle-même », selon la formule du Phédon[37].
Yehoshua[38] : Dieu sauve
On sait l’importance qu’eut pour Augustin la découverte, via la prédication d’Ambroise notamment, des platonici libri, œuvres dont on pense qu’elles désignent certains traités de Plotin et Porphyre. Sans ouvrir ce vaste dossier, accordons-nous sur le fait que, pour Augustin, Dieu est à la fois le bien suprême et le seul bien qui réponde à sa quête de salut : « Pour moi, le bien c’est adhérer à Dieu[39] ». Comment cela peut-il se faire ? C’est parce que Dieu est le souverain bien, immuable et éternel, qu’il est toujours possible de se convertir, c’est-à-dire de se tourner à nouveau vers lui qui « nous a créés orientés vers [lui][40] ». Dieu est le bien le plus élevé en ce qu’il est l’Être-même, cet « id ipsum » à la contemplation duquel Augustin parvient, un bref instant, au livre VII des Confessions. Le récit de cette « tentative d’extase plotinienne[41] » conduit Augustin à faire dépendre le salut de cette définition de Dieu comme celui qui est l’Être : « l’Être véritable est celui qui demeure éternellement. Et “pour moi, mon bien c’est de m’attacher à Dieu”, parce que, si je ne demeure en lui, je ne peux demeurer en moi, tandis que lui, “tout en demeurant en lui, il renouvelle toutes choses[42]” ».
Cette révélation de Dieu comme l’Être même conduit à la découverte que le salut vient dans et par une personne, le Verbe fait chair, dont le nom signifie « Dieu sauve », et dont l’avènement actualise la révélation biblique annoncée par les prophètes et chantée dans les psaumes : « Notre salut est dans le nom du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre[43] ».
Nous avons vu de quelle manière Augustin tient à acter que le nom même de Jésus – le seul par lequel les hommes peuvent être sauvés[44] – crée véritablement le mot « Sauveur » dans la langue latine : abréviation du Verbe dans la langue de son temps, en quelque sorte[45].
La nouitas du Christ : l’Incarnation « charnière du salut[46] »
« En apportant sa propre personne annoncée par avance, le Seigneur a apporté toute nouveauté[47] ». Comment comprendre cette proposition d’un autre Père de l’Église, Irénée de Lyon ? La nouitas du Christ, c’est l’union, dans sa personne, de la nature humaine et de la nature divine, ainsi que la résume Jean Daniélou :
« [Selon] la foi chrétienne en la valeur unique, irrévocable, de l’événement de l’Incarnation, le Christ […] est entré “une fois pour toutes” (He 9, 12) dans le Saint des Saints, c’est-à-dire dans la sphère trinitaire, par son Ascension. […] Rien ne pourra plus séparer la nature humaine de la nature divine. L’humanité est substantiellement sauvée[48] ».
Avec l’Incarnation, la Résurrection est, par excellence, un commencement sans fin. Selon Joseph Ratzinger la preuve en est donnée, très concrètement, par « le renoncement au shabbat et son remplacement par le premier jour de la semaine ». Seul un événement, en effet, « qui se serait imprimé dans les âmes avec une force extraordinaire pouvait susciter un changement aussi central dans la culture religieuse de la semaine[49] ». De là émerge la figure du dimanche comme mémorial du Salut définitivement acquis – bien qu’en attente de manifestation plénière :
« Quand nous méditons, ô Christ, les merveilles qui furent accomplies en ce jour du dimanche de ta sainte Résurrection, nous disons “Béni est le jour du dimanche, car c’est en lui que fut le commencement de la création […], le salut du monde […], et le renouvellement du genre humain[50]” ».
Ici se donne à lire, j’insiste, la valeur du salut comme événement : l’entrée de l’éternité dans le temps de l’histoire, sous l’espèce d’un commencement sans fin. Augustin médite dans la Cité de Dieu sur cette réalité choquante pour la raison humaine :
« L’histoire sainte est faite de commencements absolus qui restent ensuite éternellement acquis. Or ceci est contraire à la conception spontanée de l’esprit humain […]. La notion de réalités qui commencent et ne finissent pas est [en effet] un scandale pour la raison humaine et apparaît comme spécifiquement chrétienne. Telles sont, pour Augustin, les grandes décisions créatrices de Dieu qui constituent l’histoire : la création du monde, la création de l’homme, l’alliance avec Abraham, la Résurrection de Jésus-Christ, la vie éternelle[51] ».
On le voit, il ne s’agit pas tant de « faire son salut » que de le recevoir comme un don surabondant – c’est l’intuition fondamentale de Joseph Ratzinger :
« La surabondance est […] le véritable principe de l’histoire du salut ; celle-ci n’est finalement rien d’autre que le fait vraiment stupéfiant d’un Dieu qui dans son incompréhensible prodigalité, non seulement dépense un univers, mais se prodigue lui-même, pour conduire au salut ce grain de poussière qu’est l’homme. La surabondance est donc – répétons-le – la véritable définition de l’histoire du salut[52] ».
Pour accueillir le Salut, l’attitude requise est donc celle du veilleur – car le Christ viendra, dans sa gloire, comme un voleur, d’après l’annonce de l’Apocalypse : « Voici, je viens comme un voleur. Heureux celui qui veille et garde ses vêtements, pour ne pas aller nu et laisser voir sa honte[53] ».
Selon une image extrêmement courante dans l’Écriture et la Tradition, veiller, c’est être prêt à se lever, dans l’attitude caractéristique de la Résurrection. Augustin fait résonner cet appel dans un de ses sermons : « Homme, éveille-toi, car pour toi Dieu s’est fait homme. “Ô toi qui dors, lève-toi, et tu te relèveras d’entre les morts, et le Christ t’illuminera[54]” ». Avec une constance qui pourrait étonner, Augustin exhorte le peuple romain dans les mêmes termes :
« Aspire plutôt à cela [rejoindre l’Église], ô romaine nature si digne d’éloges, ô lignée des Regulus, des Scaevola, des Scipion, des Fabricius ! Oui, aspire plutôt à ces biens-là [« les commandements du vrai Dieu », « ses miracles, ses grâces », « ses bienfaits »] et sache faire la différence avec l’imposture si dégradante et la si fallacieuse malfaisance des démons […]. Réveille-toi, comme tu le fis en tel ou tel : de ceux-là, la parfaite vertu et ce qu’ils ont souffert pour la vraie foi font notre gloire […] : “par leur sang, nous avons enfanté cette patrie[55]” ».
Dans ces derniers mots Augustin cite un court extrait du livre XI de l’Énéide de Virgile, où il est question de confier à la terre les corps des compagnons laissés sans sépulture. Ce qui nous ramène à Sophocle et au motif des morts privés des libations rituelles comme obstacle au salut.
*
Qu’est-ce qui est à sauver dans l’homme, dans la civilisation qui est la nôtre ? Sur quoi les gardiens du salut doivent-ils veiller – sans dormir ni somnoler[56] ? Je mettrai en avant quatre objets à emporter avec soi avant le naufrage.
En premier lieu, la possibilité de continuer à lire et à « se laisser lire[57] » par Hérodote, Sophocle, Platon, Augustin : c’est un détour salutaire, la sauvegarde des humanités classiques s’opérant à travers le renouvellement de l’interprétation dans la tradition – par analogie avec le ’hidouch.
Deuxième objet, la recherche de l’unité pour la Cité. Nous avons vu avec Antigone que cette unité repose sur une compréhension extensive de la philia qui ne fait pas exception des morts. Créon se croit le garant de l’unité de Thèbes, il en est le destructeur ; Antigone fait plus que préserver cette unité, elle la sauve, en suivant une loi intérieure, qui la conduit, en toute hâte, bien au-delà des exigences de la religion statutaire.
Une anecdote, encore. Il y a peu, l’Ocean Viking accostait – ou débarquait, c’est selon – sur les côtes françaises. Un des commentaires les plus marquants à mes yeux invoquait, contre toute attente, Sophocle : « Les choses ne sont pas si simples »… disait un intervenant. « Car je peux adopter la posture, flatteuse, d’Antigone, ou bien le rôle, peu enviable, de Créon. De même, on voit un ministre de l’Intérieur à contre-emploi, fier d’être Antigone quand il devrait assumer d’être Créon »… Sophocle à la rescousse sur les chaînes d’information. Vertige. Qui sauver ? Au nom de quelle loi, écrite ou non écrite ? Mais aussi, est-ce légitime ou bien faire preuve de récupération que de se référer ainsi aux héros d’Antigone ?
Troisième objet, en forme d’impératif : laisser les vivants enterrer les morts au lieu de les emmurer vivants, à l’image d’Antigone[58]. La « guerre sanitaire » contre le Covid a montré, qu’« une action totale entreprise sur tous les fronts » risquait fort de devenir « totalitaire » – la langue de Sophocle dirait « tyrannique[59] ». « L’interdiction a ainsi été érigée en règle et sa restriction en exception[60] ». Parmi les nombreuses atteintes à la liberté que l’on put constater, celle d’empêcher les vivants de « venir en aide » aux mourants et d’enterrer leurs morts selon la justice et la loi « non écrite » a sans doute été une des plus incompréhensibles, voire inacceptables.
Quatrième objet, en forme de viatique : l’actualité de la « proposition chrétienne ». Récemment réactivée par Pierre Manent, la proposition chrétienne met en avant à la fois l’initiative souveraine de Dieu et le libre arbitre de l’homme. Cette tension entre la liberté et la grâce, saint Augustin n’a cessé de l’explorer. C’est la réalité de l’amour qui est au cœur de sa réponse.
Si Dieu a créé l’homme à son image, c’est pour qu’il soit libre de répondre à son amour ; on ne saurait forcer quiconque à aimer. Augustin prend également acte de l’impuissance de la volonté, entravée par l’orgueil et la convoitise, à commencer par la sienne propre, lui qui mit si longtemps à revenir vers Dieu – « Sero te amaui – Bien tard, je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si neuve, bien tard je t’ai aimée[61] ! ». S’appuyant sur une affirmation de saint Paul – « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné[62] » –, Augustin entrevoit une issue : ce qu’on est impuissant à vouloir, on peut l’aimer, en se laissant attirer vers l’objet désiré par le poids de cet amour. « Pondus meum, amor meus[63] » : « mon poids », ou encore, mon centre de gravité, « c’est mon amour », un amour qui vient de Dieu et qui retourne à Dieu. Il y a là, bel et bien, le principe d’une rédemption : non seulement la libération de la volonté, mais son assomption par l’amour. Redisons-le : ce que l’homme ne peut vouloir, il peut l’aimer. C’est là que réside l’anti-pélagianisme d’Augustin. Il ne s’agit pas de vouloir ou de courir, mais que Dieu fasse miséricorde[64].
Considérer cette « proposition chrétienne » pour se laisser la liberté d’y consentir… Voilà un défi à la mesure de ceux que rencontre notre monde en attente de salut.
Notes :
[1] p 21, 15 ; cf. Is 65, 17, littéralement, « voici, je fais des choses nouvelles ». Le texte de l’Apocalypse radicalise l’annonce d’Isaïe par l’ajout de l’adjectif « toutes ».
[2] Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu XIV, 28, Œuvres II, L. Jerphagnon (éd.), Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2000 ; je modifie la traduction. Ci-après abrégé ciu.
[3] Ainsi caractérisé par Augustin : « le Christ qui, par sa si salubre doctrine, interdit le culte des dieux faux et trompeurs, […] le Christ, qui, peu à peu et partout soustrait sa famille à un monde qui se décompose et part en ruine, parce qu’il veut fonder sur elle l’éternelle, la très glorieuse – et pas selon les acclamations de la vanité, mais selon le jugement de la Vérité ! – cité de Dieu », ciu. II, 18.
[4] Ac 2, 37.
[5] Du latin prosit « que cela vous soit salutaire ».
[6] Augustin d’Hippone, Les Confessions I, 11, 18, Œuvres I, L. Jerphagnon (éd.), Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1998. Ci-après abrégé conf.
[7] Voir Hérodote, Histoires I, 5, Paris, Les Belles Lettres [CUF 72], 1932. Ci-après abrégé Hist. Le cycle de Crésus « apparaît donc au début de l’œuvre d’Hérodote comme la première illustration, et peut- être la plus attachante, de ce principe amer qui fonde le pessimisme tragique de l’historien », B. Laurot, « Remarques sur la tragédie de Crésus », Ktèma. Civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques 20, 1995. p. 95-103, ici p. 100.
[8] Hist. I, 34.
[9] Hist. I, 86.
[10] Hist. I, 32 ; je modifie la traduction.
[11] « La fortune à chaque instant vient abattre l’homme heureux, aussi bien que redresser le malheureux, et la constance qu’ils désirent, il n’est pas de devin capable de la garantir aux mortels », Sophocle, Antigone, 1158. Sauf rares exceptions, nous citons le texte dans la traduction de Jean Lauxerois, Antigone, Œdipe tyran, Œdipe à Colone, Paris, Pocket [Agora], 2022. Ci-après abrégé Ant.
[12] Hist. I, 86 ; je modifie la traduction.
[13] Hist. I, 86. Solon avait dit à propos des deux frères Argyens donnés en exemple à Crésus : « pour l’homme, il vaut mieux être mort que vivant », Hist. I, 31, p. 49.
[14] Les hommes sont mal armés pour entendre les oracles. D’où le propos d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne révèle pas, ne cache pas. Il donne signe », fr. 100, Y. Battistini, Trois présocratiques, Paris, Gallimard [Tel], 19681, 1988, p. 40.
[15] Ant. 1347-1349. Je remercie Jean-Jacques Alrivie pour ses éclairages précieux sur la langue de Sophocle et la tradition interprétative de cette tragédie, en particulier celle de Jean Lauxerois.
[16] Ant. 1205.
[17] Ant. 470.
[18] « C’est quelque chose de beau qui me fera mourir », Ant. 72 (traduction personnelle) ; « Va, laisse-moi la malavisée, faire l’épreuve de l’effrayant : car l’épreuve ne sera jamais assez grande pour m’interdire de mourir bellement », Ant. 97 ; je modifie la traduction. Voir l’explication de Jean Lauxerois sur ce « bien mourir », J. Lauxerois, La beauté des mortels. Essai sur le monde grec à l’usage des hommes d’aujourd’hui, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, p. 136.
[19] Mc 14, 8 ; voir le parallèle en Jn 12, 7.
[20] La beauté des mortels, p. 132.
[21] Précisons que « […] le lien familial n’est pas le modèle exemplaire [de la philia] » ; il est plutôt, poursuit Jean Lauxerois, « la première figure d’une philia qui est la source et le sens de toute communauté humaine et politique », La beauté des mortels, p. 123.
[22] La beauté des mortels, p. 137.
[23] Ant. 462.
[24] La beauté des mortels, p. 136.
[25] La beauté des mortels, p. 136.
[26] conf. VI, 2, 2.
[27] conf. IX, 13, 37.
[28] Voir conf. IX, 10, 25.
[29] Pindare, Cinquième Olympique 17-23. Cité dans Corpus de prières grecques et romaines, F. Chapot, B. Laurot (éd. ; trad.), Turnhout, Brepols [Recherches sur les rhétoriques religieuses], 2001, p. 89.
[30] Eschyle, Agamemnon 512, cité dans Corpus de prières grecques et romaines, p. 107.
[31] Salus désigne, « tant du point de vue physique que spirituel », « le bien-être, le salut, l’absence de danger », voire « la préservation de l’existence en général », Lateinische Synonymik, n° 138, « Glück-Schicksal » ; n° 279, « Krankheit, Seuche ». Le terme appartient au champ lexical de la chance et du destin : fortuna, casus, fatum, sors, res secundae par opposition à prosperitas, beatitudo, felicitas, salus. Il donne son nom à la déesse Salus, réputée assurer la sécurité et prospérité de l’individu et de l’État.
[32] Actes des frères arvales. Cité dans Corpus de prières grecques et romaines, p. 337. Chargée du culte de la déesse Dea Dia, la confrérie des arvales, d’origine très ancienne et restaurée par Auguste, avait pour mission particulière de protéger les champs cultivés (arua). Son origine mythique la faisait remonter aux les frères de Romulus, d’où l’appellation « frères arvales », à entendre au sens de « confrères ». Voir Corpus de prières grecques et romaines, p. 233.
[33] Apulée, Métamorphoses VI, 28, 3-4.
[34] Augustin d’Hippone, s. 299, 6 (traduction personnelle).
[35] Platon, La République I, 328e, Paris, Flammarion [GF], G. Leroux (éd.), 20021, 2016 ; je modifie la traduction ; ci-après abrégé Rép.
[36] Rép. I, 608e. Dans un recueil attribué à Platon, les Définitions, le bien est également défini comme « ce qui est la cause du salut pour les êtres », Def. 414e, Œuvres Complètes, t. XIII / 3, Paris, Les Belles Lettres [CUF 56], J. Soulhié (trad.), Paris, 1930.
[37] Pour tout ceci, voir J.-J. Alrivie, « “L’âme rassemblée en elle-même” du Phédon chez Platon » dans L’homme intérieur et son discours. Le dialogue de l’âme avec elle-même, Le Cercle Herméneutique, Vrin, 2018 /1-2, p. 63- 76.
[38] C’est le sens en hébreu de ce mot formé sur une racine verbale qui désigne le salut.
[39] Ps 73, 28 ; conf. VII, 11, 17.
[40] Voir conf. I, 1, 1.
[41] Selon une formule de Pierre Courcelle. Voir Recherches sur les Confessions de Saint Augustin, Paris, E. de Boccard, 19501, 1968, p. 157-167.
[42] conf. VII, 11, 17. En complément du Ps 72, Augustin cite un verset du livre de la Sagesse : « et cum sit una, omnia potest et permanens in se omnia innouat » (VL).
[43] Ps 124, 8.
[44] « Car aucun autre nom sous le ciel n’est offert aux hommes, qui soit nécessaire à notre salut », Ac 4, 12.
[45] Pour la figure du uerbum abbreuiatum, voir Is 10, 23 (LXX) ; Origène, Traité des Principes I, 2, 8.
[46] La formule est de Tertullien. Cf. De Resurrectione 8, 2.
[47] Irénée de Lyon, Adversus haereses IV, 34, 1.
[48], J. Daniélou, Essai sur le mystère de l’histoire, Paris, Seuil, 1953, p. 10.
[49] J. Ratzinger, Jésus de Nazareth, t. II, Paris, Éditions du Rocher, 2011, p. 293-294.
[50] Voir le Catéchisme de l’Église Catholique, n°1167.
[51] Essai sur le mystère de l’histoire, p. 11.
[52] J. Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, 19681, Paris, Cerf, 2005, p.180-181.
[53] Ap 16, 15. Voir aussi « le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit », 1 Th 5, 3.
[54] Augustin d’Hippone, s. 185, 1 (traduction personnelle).
[55] ciu. II, 29 ; je souligne.
[56] Comme y invite le psaume : « Car il ne sommeille ni ne dort, le gardien d’Israël », Ps 121, 4.
[57] Selon le titre inspirant d’un article de Jean-Louis Chrétien, « Se laisser lire avec autorité par les Saintes Écritures », Recherches de Science Religieuse, vol. 92 / 1, 2004, p. 119-137.
[58] « Je descends vivante au séjour souterrain des morts », Ant. 920.
[59] Imagine, dit Antigone à Ismène, « la mort misérable entre toutes dont nous allons périr, si rebelles à la loi, nous passions outre à la sentence, au pouvoir absolu d’un tyran », Ant. 59-60. Voir également « « C’est l’avantage de la tyrannie qu’elle a le droit de dire et de faire absolument ce qu’elle veut », Ant. 506-507 ; je souligne.
[60] P. Delvolvé, « Le virus, le pouvoir et la liberté », en ligne, https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/wp-content/uploads/2020/06/PD-leviruslepouvoir-24062020.
[61] conf. X, 27, 38.
[62] Rm 5, 5.
[63] conf. XIII, 9, 10.
[64] Voir Rm 9, 16.