Communication de Valery TURCEY et de Bertrand MATHIEU sur le syndicalisme judiciaire

Communication du lundi 18 mars 2024 de :

  • Valery TURCEY, conseiller à la Cour de cassation, chargé des fonctions de premier président de la cour d’appel de Limoges, membre du Conseil consultatif des juges européens, ancien président de l’Union Syndicale des magistrats et ancien membre du CSM ;
  • et Bertrand MATHIEU, professeur émérite de droit constitutionnel à Paris I, ancien conseiller d’Etat en service extraordinaire, ancien membre du CSM.

Thème de la communication : Regards croisés sur le syndicalisme judiciaire : aberration ou nécessité ?

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte introduit cette séance en indiquant qu’il s’agit d’une communication à deux voix afin d’avoir des avis différents et des réponses nuancées, voire peut-être opposées, sur la question du syndicalisme dans la magistrature. Si le titre retenu pour aborder cette question a pu surprendre, il peut se lire comme un écho anticipé à la réflexion de François Sureau dans son dernier ouvrage, S’en aller : « … les professions qui touchent à l’essentiel – le droit et la médecine – sont exposées à la folie. De là les fresques obscènes des salles de garde et le syndicalisme dans la magistrature… »

Le professeur Bertrand Mathieu commence en indiquant que prendre parti sur la place du syndicalisme dans la magistrature nécessite tout d’abord de s’interroger sur la place et la légitimité du juge dans un système démocratique. Dans notre système politique démocratique et libéral, il appartient au politique de prendre des décisions ayant trait à l’intérêt général ; tandis qu’il appartient au juge de trancher des litiges dans le respect des décisions du pouvoir politique et le cas échéant de protéger spécifiquement la liberté individuelle (article 66 de la Constitution). Le juge ne peut vouloir à la place du politique. La justice n’est pas un pouvoir démocratique au sens premier du terme, elle est un pouvoir nécessaire à la démocratie. Dans cette répartition des fonctions entre le politique et le juge, la légitimité du juge repose sur le fait d’être un tiers impartial. Ce n’est pas seulement l’impartialité réelle du juge qui est exigée mais une situation dans laquelle le justiciable n’a pas de raison d’émettre un doute raisonnable sur l’impartialité de son juge. L’indépendance des juges et des tribunaux est nécessaire pour maintenir la confiance du public dans l’impartialité de la justice. Une fois ce postulat établi, on peut se demander si le syndicalisme judiciaire est compatible avec l’exigence d’impartialité ou à quelles conditions il peut l’être ?
Le mouvement syndical dans la magistrature a été initié en 1968 par la création du Syndicat de la magistrature, engagé à gauche et se réclamant d’une justice politisée. Existait auparavant une association de magistrats qui s’est transformée en 1974 en syndicat : l’Union syndicale des magistrats (USM), aujourd’hui majoritaire, dont l’orientation corporatiste est clairement assumée mais qui n’hésite pas à prendre parti dans certains débats publics. Seuls ces deux syndicats sont représentés au Conseil supérieur de la magistrature. Il existe aussi un syndicat Unité-Magistrats, affilié à Force Ouvrière et un syndicat classé à droite, l’Association professionnelle des magistrats.
En Europe, la quasi-totalité des pays autorise les magistrats à se syndiquer. La Cour européenne des droits de l’homme est favorable à la liberté d’expression des magistrats, mais insiste également sur le fait que la justice doit jouir de la confiance du public. La position du Conseil consultatif des juges européens sur la liberté d’expression des juges du 2 décembre 2022 va plus loin encore.
La ligne de crête est étroite. Si un syndicat est légitime à prendre position tant sur le statut des magistrats que sur l’organisation de l’institution judiciaire, il ne lui appartient pas de prendre position en faveur ni en défaveur de tel responsable politique, ni de critiquer les textes qu’il a pour mission d’appliquer. Seul le politique, expression de la volonté générale, est légitime à déterminer ce qui constitue l’intérêt général. Le mélange des genres et des compétences entre le politique et la justice ne peut qu’affaiblir ces deux pouvoirs dont le concours est nécessaire au bon fonctionnement d’une démocratie libérale.

Valéry Turcey, ancien président de l’’USM, commence en rappelant que le syndicalisme existe aussi au sein de juridictions administratives et financières, dans la police et dans la plupart des États. Des associations internationales de magistrats existent également, dont les deux principales sont l’UIM (Union internationale des magistrats) fondée en 1953 et le MEDEL (Mouvement européen pour la démocratie et les libertés) fondé en 1985 à l’initiative du syndicat de la magistrature.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de la magistrature est celle d’épurations successives : il était alors normal que le magistrat, représentant de l’ordre établi, fasse preuve d’une fidélité absolue au régime. La IVè République a créé un Conseil supérieur de la magistrature chargé de proposer au Président de la République qui le préside la nomination des magistrats du siège, institution reprise par la Vè République. Le point de rupture date de 1968 avec la création du Syndicat de la Magistrature et l’apparition du mythe des « juges rouges ».
Rien dans les statuts du SM ou de l’USM ne se réfère à la manière dont les magistrats doivent exercer leur métier. Les syndicats de magistrats ne sont pas des organisations qui dictent aux juges et aux procureurs la manière dont ils seraient tenus de requérir ou de juger. Ce sont des lieux de discussion, de réflexion et d’expression. Ils rassemblent généralement des personnes ayant la même sensibilité sur divers sujets, sensibilité que l’on peut qualifier «de gauche » pour le SM et d’apolitique pour l’USM et FO. La convivialité est une dimension méconnue mais fondamentale de l’activité syndicale.
Le Syndicat de la Magistrature a été le premier à comprendre et exploiter le pouvoir des médias. Si cette stratégie s’est avérée efficace en termes de publicité, elle a sans doute eu des répercussions négatives sur la perception de la magistrature par les responsables politiques et le grand public, notamment avec des polémiques comme celle de l’affaire dite « du mur des cons ». L’USM a franchi le pas à la fin des années 1990 alors que débutaient les affaires politico-financières, face à la violence des propos tenus à l’égard des magistrats, et en particulier des juges d’instruction.
Le syndicalisme serait incompatible avec l’impartialité ? Ils recouvrent des périmètres qui ne doivent pas être confondus. L’impartialité n’a de sens que par rapport à une procédure dans laquelle le magistrat intervient. Ce n’est pas une obligation de réserve générale, inhérente au métier de magistrat. La liberté syndicale des magistrats ne peut donc être encadrée par un principe d’impartialité qui ne concerne que l’activité juridictionnelle. Par ailleurs, on ne peut considérer que les prises de position d’un syndicat engagent personnellement tous ses adhérents. L’adhésion à un syndicat n’est pas l’expression d’une opinion mais l’exercice d’une liberté fondamentale.
Le syndicalisme judiciaire est apparu comme un contre-pouvoir à l’influence traditionnelle et envahissante de l’exécutif dans le fonctionnement de la justice. Il est conforme à nos normes juridiques nationales et européennes et permet aux magistrats qui le souhaitent de participer à une réflexion collective sur leurs conditions de travail et le sens de leur mission. Est-il pour autant nécessaire ? Il l’était lors de sa création pour sortir le juge de la solitude de sa tour d’ivoire ; il est aujourd’hui la conséquence du sort que la France réserve à ses magistrats.

Verbatims des communicants

Verbatim de la communication de Bertrand Mathieu

Verbatim de la communication de Valéry Turcey

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