Communication d’Anne-Marie GALLEN et d’Olivier LEURENT « Regards sur la Cour d’assises, avec ou sans jurés »

Communication du 6 mai 2024 de :

  • Anne-Marie GALLEN, Présidente de la chambre à la cour d’appel de Douai et présidente de Cour d’assises et de cour criminelle départementale
  • Olivier LEURENT, Président du tribunal judiciaire de Marseille, ancien président de la Cour d’assises de Paris

Thème de la communication : Regards sur la cour d’assises avec ou sans jurés

Synthèse de la séance

Le vice-président, Jean-Robert Pitte ouvre la séance en excusant le président Bruno Cotte, absent pour raison de santé, et en transmettant ses regrets de ne pouvoir être présent.

Olivier Leurent commence son propos en rappelant que la Cour d’Assises est une juridiction emblématique d’une justice rendue au nom du peuple français, qui revendique aujourd’hui, légitimement, un droit de regard sur la justice, qu’il conçoit comme un service public et un pouvoir indépendant, essentiels à l’État de droit.
La Cour d’assises est la fille de la Révolution française. En effet, la déclinaison judiciaire de la notion de souveraineté nationale implique que la justice soit rendue au nom du peuple français par des représentants de la Nation. La Constitution du 3 septembre 1791 met en place des tribunaux criminels départementaux composés d’un jury populaire compétent pour statuer sur la culpabilité ; tandis que des juges ont pour mission de déterminer la peine. Dès cette période les grands principes qui régissent la Cour d’assises sont énoncés : le principe de l’oralité des débats (l’intégralité des éléments du dossiers d’instruction est débattue oralement et le dossier n’est pas emporté dans la salle des délibérés), le principe de leur publicité (c’est la fin de la lettre de cachet) et le respect du contradictoire (qui signifie qu’aucune pièce ne peut être utilisée au cours des débats si elle n’a pas été communiquée préalablement à l’ensemble des parties avec un temps suffisant pour en prendre connaissance). Elle se caractérise également par une procédure inquisitoire et non accusatoire, ce qui distingue fondamentalement le rôle du président de celui des juridictions des pays de Common Law ou des juridictions pénales internationales d’inspiration anglo-saxonne : il dirige les débats de manière totalement impartiale en veillant que ceux-ci soient autant à charge qu’à décharge et que le temps de parole soit équilibré entre accusation, parties civiles et défense.
C’est avec le Code de l’instruction criminelle de 1808 qu’est véritablement créée la Cour d’assises. Née de l’idéal révolutionnaire, elle a connu nombre de réformes, souvent liées au pouvoir d’influence – réel ou supposé – de la magistrature sur les jurés. Le régime de Vichy crée en 1941 un échevinage total – qui sera maintenu par le code de procédure pénale de 1958 – qui instaure que jurés et magistrats statuent ensemble sur la culpabilité et sur la peine. Ce n’est qu’en 1978 que les jurés sont tirés au sort sur les listes électorales, et non plus parmi les notables. À partir de 1987, puis 2005, les jurés ne participent plus aux Cours d’assises jugeant des affaires de terrorisme ou de trafic de stupéfiants. Un droit d’appel est instauré avec la loi du 15 juin 2000 ; l’obligation de motiver les verdicts sur la culpabilité apparaît en 2011 et l’enregistrement sonore des débats devient obligatoire. Les audiences peuvent être désormais entièrement filmées à des fins pédagogiques – et non plus seulement historiques comme le prévoit la loi Badinter de 1985.
Au-delà de ces réformes successives, les jurés demeurent-ils sous influence ? De quelles influences s’agit-il réellement ? De celles des magistrats professionnels, des médias, ou de l’influence sur les jurés de leur propre parcours de vie et de leurs a priori sur la justice ? Afin d’accompagner au mieux les jurés, avant de se retirer pour délibérer, le président doit donner lecture de l’article 353 du code de procédure pénale qui leur prescrit de « s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense ».
La lecture de la feuille de motivation, lors du verdict, est un moment essentiel pour faire comprendre à l’accusé, mais aussi à la société tout entière, les raisons qui ont emporté la conviction de la Cour d’assises.
Les Cours d’assises sont aujourd’hui confrontées à de nouvelles évolutions, miroirs de la société : celle de la place des victimes qui s’est accrue et qui confère à la justice la capacité de participer à une forme de réparation psychologique, même si elle n’a pas vocation à être thérapeutique ; celle de l’allongement des délais de prescription notamment en matière de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs – l’écoulement du temps ne pouvant plus être considéré comme une cause d’irresponsabilité pénale ; de même que la maladie psychiatrique.
Les attentes à l’égard de la justice sont énormes. Celle-ci n’est pourtant faite que d’hommes et de femmes faillibles, dont on espère qu’ils jugent comme ils aimeraient eux-mêmes être jugés, en recherchant la part d’humanité qui nous relie à tout accusé, même celui coupable des faits les plus graves.

Anne-Marie Gallen présente ensuite la nouvelle juridiction que constitue la cour criminelle départementale.
La création des cours criminelles départementales repose sur le constat que, confrontée à l’inflation des procédures criminelle, la Cour d’assises peinait depuis de nombreuses années à remplir son rôle premier, à savoir celui de juger les affaires criminelles dans un délai raisonnable et celui de juger toutes les affaires susceptibles de revêtir une qualification criminelle. En effet, un grand nombre de dossiers criminels impliquant des accusés libres n’étaient plus jugés qu’au compte-goutte. Par ailleurs, la pratique massive de la correctionnalisation, pour faire face à l’afflux des procédures de viols à la suite des évolutions de la société, aboutissait à dégrader ces crimes en agressions sexuelles, pour les juger devant les tribunaux correctionnels, au risque de méconnaître l’intérêt de la victime et de fausser la réponse judiciaire. Ces constats ont conduit à l’expérimentation puis à la création de la cour criminelle départementale (CCD) dans le but de juger plus vite et de juger mieux. La Cour d’assises reste compétente en appel et pour les crimes les plus graves ; la CCD permet de juger les crimes punis jusqu’à 20 ans de réclusion criminelle par des majeurs non-récidivistes, essentiellement les viols, les coups mortels et les vols à main armée. La cour criminelle est composée d’un président et de 4 assesseurs.
Suite aux résultats favorables de l’expérimentation menée, la loi du 23 décembre 2021, dite « loi pour la confiance dans l’institution judiciaire », a créé la cour criminelle départementale.
Une mobilisation négative des avocats pénalistes et de certains syndicats de magistrats s’est manifestée dès le début de l’expérimentation des CCD, les principales critiques émises tenant à la perte supposée de l’oralité et à celui d’une justice de l’entre-soi, ainsi qu’aux difficultés à mobiliser des magistrats. Toutefois l’expérimentation des CCD a permis de montrer que le contradictoire et l’oralité des débats étaient respectés, les délais étaient raccourcis et les coûts financiers restreints. Par ailleurs, le modèle de la Cour d’assises avec jurés n’est pas sans défaut et doit faire face à la difficulté à composer des jurys, tellement les demandes de dispense sont nombreuses aujourd’hui.
Si l’on s’accorde sur le droit de chacun, accusé ou victime, d’être jugé dans un délai raisonnable – ce que proclame la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – et sur la nécessité de réduire la détention provisoire, on ne peut que s’accorder sur la nécessité de juger plus rapidement. La justice doit donc se réinventer, magistrats et avocats doivent y contribuer.

Verbatims des communicants

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Communication de Jean-Baptiste BLADIER « La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un procureur »

Communication du lundi 22 avril 2024 de Jean-Baptiste Bladier, Procureur de la République de Meaux

Thème de la communication : La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un procureur

Synthèse de la séance

Jean-Baptiste Bladier

La délinquance du quotidien ne recouvre pas l’entièreté de l’activité journalière d’un parquet. Les attributions en matière civile, commerciale ou administrative occupent une large part des effectifs (30% dans un parquet comme celui de Meaux qui compte 20 magistrats, ce qui le situe au 15ème rang national sur le total des 169 parquets qui existent en France). La justice criminelle ou de la grande délinquance économique et financière mobilisent 6 à 7% des ressources du parquet de Meaux.

Pour le procureur de Meaux, la justice pénale du quotidien s’attache trop à une obsession gestionnaire, celle des flux et des stocks de procédures, et méconnait trop souvent la « gestion du risque » de récidive ou de réitération.

Aujourd’hui, les parquets de première instance comptent 1720 postes. Au sein du parquet de Meaux, le ratio est de 2,76 parquetiers pour 100 000 habitants ce qui est dans la moyenne nationale mais largement inférieure à la moyenne européenne (de l’ordre de 11,8).
La justice est souvent la cible de deux griefs : son incapacité à gérer la délinquance dans un délai raisonnable et son insuffisante sévérité. Toutefois, l’impératif majeur pourrait être davantage celui de la prévention du risque, de la récidive, et de la réitération.

En 2022, sur les 4,1 millions d’affaires pénales traitées par les parquets, 56% ont été classées sans suite en raison de l’absence d’élucidation des faits. Pour les 1,7 million de procédures restant, à l’alternative binaire qui se résumait jusqu’il y a à peu de temps au choix de classer sans suite (15% des cas) ou de saisir la juridiction de jugement (un cas sur deux), s’est substitué depuis quelques années un exercice plus complexe de choix de réponses au sein d’un éventail de mesures (35% des cas) : avertissement pénal probatoire, classement sous condition d’indemnisation de la victime, médiation pénale, réparation pénale, contribution citoyenne, réalisation d’un stage de formation. S’il décide d’une poursuite, le magistrat du parquet peut confier l’enquête à un juge indépendant, le juge d’instruction (2,8% des cas), pour les affaires les plus graves. Les parquets ont ainsi fait preuve d’inventivité pour augmenter le volume des réponses pénales sans aggraver l’encombrement des juridictions de jugement.

Concernant la critique portant sur la lenteur de la justice, il existe un fossé entre la réalité vécue par les gens de justice et la perception de nos concitoyens. L’organisation actuelle des parquets est pensée autour de ce double impératif quantitatif et calendaire : traiter le plus grand nombre de procédures dans les délais les plus courts possibles.

Si la question de l’indépendance de la justice est souvent examinée à l’aune d’un possible interventionnisme politique, il est tout aussi important de cultiver une indépendance face à l’air du temps.

Le débat sur l’efficacité de la justice mérite également d’être ouvert lorsqu’on lit dans une étude officielle publiée par la Chancellerie en 2023 que « plus de la moitié des sortants de prison – 54% – en 2016 [avaient] commis une nouvelle infraction dans les 3 ans ». Trouver la réponse pénale qui produise l’effet escompté est une préoccupation constante pour le magistrat du parquet.

Que manque-t-il pour parvenir à plus d’efficacité dans la mission de prévention de la récidive ? Le manque pourrait se trouver dans le déficit d’évaluation criminologique. Le magistrat du parquet ne dispose d’aucune évaluation du risque criminologique que représente tel justiciable. La justice souffre d’une sous-culture criminologique. Pour y pallier, des procureurs de la République déploient des dispositifs expérimentaux s’inspirant du modèle anglo-saxon des juridictions dites « résolutives de problèmes ». L’enjeu est d’améliorer la prévention de la récidive chez des personnes dont la délinquance est en lien avec une addiction à l’alcool ou aux stupéfiants.

Les relations du parquet avec ses interlocuteurs prennent aujourd’hui l’allure d’une sorte de contractualisation permanente qui exige de l’institution de se comporter davantage comme un partenaire que comme une autorité. Cette évolution se note dans les relations du procureur avec la police et la gendarmerie, mais aussi avec les élus et les autres administrations – la plupart des politiques publiques aujourd’hui comportant une dimension judiciaire qui se traduit par un protocole ou une convention – ou encore les médias. La gestion des sollicitations journalistiques est quasi quotidienne et le recours à une conférence de presse tend à se banaliser.

Le statut des magistrats du parquet, qui sont à la fois des magistrats de l’Ordre judiciaire et les membres d’une institution hiérarchisée, offre des garanties aux justiciables – que n’offrirait pas le statut de fonctionnaire. La première garantie est l’exercice du principe de l’opportunité des poursuites ; la seconde garantie offerte au justiciable par l’appartenance du parquet à la magistrature est le principe de « la servitude de la plume et la liberté de parole », qui parait peu compatible avec le statut du fonctionnaire qui n’est pas censé s’exprimer en son nom propre. Le « parquet à la française » est une caractéristique de notre organisation judiciaire qui est une garantie pour le justiciable et pour l’État de droit.

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Verbatim du communicant

Communication de Louis VOGEL – « La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un maire »

Communication du lundi 22 avril 2024 de Louis Vogel, membre de l’Académie, sénateur de Seine-et-Marne et ancien maire de Melun

Thème de la communication : La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un maire

Synthèse de la séance

Louis Vogel a été le maire de Melun, ville de 42 000 habitants, chef-lieu du département de Seine-et-Marne, de 2016 à 2023 et président de la communauté d’agglomération Melun Val de Seine qui compte plus de 135 000 habitants, de 2014 à 2023. Durant ces dix années, il a pu observer le quotidien des habitants, dégradé par une délinquance devenue banale, la perte de confiance dans la capacité de l’État à résoudre les problèmes, la grande déception à l’égard des pouvoirs publics. La plupart des indicateurs servant à définir la petite et moyenne délinquance (coups et blessures volontaires, vols, cambriolages, destructions et dégradations volontaires) sont en hausse. Les émeutes de juin et juillet 2023 montrent une société prête à s’embraser. La mission d’Information sur les Émeutes créée par la commission des Lois du Sénat a souligné que ce sont des bâtiments publics mais aussi privés, servant aux habitants de ces quartiers, qui ont été attaqués, elles ont touché au-delà des quartiers dits « sensibles », des zones rurales ou des villes petites et moyennes. Enfin, ce qui frappe est la jeunesse des émeutiers : l’âge moyen est de 23 ans et un tiers des 3500 personnes interpelées étaient mineures. Ces émeutiers ne se situent pas en situation de « marginalité sociale » » : 60% des personnes interpelées sont des primo-délinquants et près des ¾ des mineurs déférés sont inscrits dans une formation professionnelle supérieure. La situation sécuritaire de la France est donc complexe.
Pour assurer la paix civile, il faut renforcer les moyens de sécurité mais aussi s’intéresser aux causes afin de mettre en place des politiques publiques beaucoup plus fines pour qu’elles soient plus efficaces.

La séance s’est tenue en présence du sénateur de Paris et ancien maire du XVIème arrondissement Francis Szpiner (à droite de la photo)

Pour être efficaces, les mesures de répression doivent s’accompagner de mesures adéquates de prévention et d’insertion, seul volet sur lequel un élu local peut agir.

Les sociologues ont souligné une corrélation entre la ségrégation résidentielle et scolaire et les violences urbaines de 2023. Par ailleurs, la fermeture des points d’accès à des services publics (bureau de Poste, CAF, carte grise) a contribué au sentiment de déclassement et d’abandon par l’État et est destructeur du tissu social. Les discriminations cachées (à l’emploi ou dans la recherche de logement) aggravent ce sentiment. Les économistes notent en France une double fissure : sur le marché du travail avec une polarisation entre des emplois hautement qualifiés et une multitude d’emplois précaires ; et une fissure territoriale entre des régions (souvent des métropoles) qui concentrent activité et dynamisme économiques et des régions périphériques. Dans les années 1950 à 70, on pouvait doubler son niveau de vie en une quinzaine d’années de travail, il faut aujourd’hui 70 ans de travail pour espérer vivre deux fois mieux. Par ailleurs, le trafic de drogue gangrène les quartiers en offrant des opportunités économiques exceptionnelles à des jeunes qui peuvent gagner entre 100 € et 2200 € par jour en moyenne selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.

Face à cette situation, quelles réponses peut-on apporter ? quels moyens peut-on mettre en œuvre ? Deux types de moyens co-existent : la répression, pour parer au plus pressé, et la prévention et l’insertion qui fonctionnent ensemble pour empêcher la délinquance sur la durée. La première limite à la répression réside dans l’incapacité de la police nationale à mener l’enquête et donc in fine à appréhender le délinquant. La seconde limite est la lenteur des délais moyens de la justice et des procédures. Sur le plan local, Louis Vogel a consacré 8% de son budget de fonctionnement à la sécurité, notamment en renforçant les effectifs et les amplitudes horaires de la police municipale. En tant que président de l’agglomération, il a mis en place un Groupement Intercommunal de Traitement de la Délinquance (GITD) regroupant toutes les parties intéressées par la petite et moyenne délinquance permettant le suivi nominatif des personnes et la détection de signaux faibles. Sur le terrain de la prévention, la ville de Melun a complété les dispositifs nationaux concernant la politique de la ville par un programme de réussite scolaire, la création d’une université de proximité ou encore l’ouverture d’une usine-école en partenariat avec des entreprises du secteur de l’aéronautique pour former des jeunes en voie de décrochage scolaire à des métiers rares. Enfin, à Melun, dans 3 centres d’affaires, des créateurs d’entreprises peuvent bénéficier d’un accompagnement et de services mutualisés. Depuis 2018, plus de 120 entreprises ont été créées et suivies.

Malgré les moyens colossaux mobilisées par les pouvoirs publics (dans le domaine de la politique de la ville, de la police nationale ou de l’enseignement) les chiffres de la petite et moyenne délinquance sont en hausse. Que manque-t-il à nos politiques ? Elles sont trop abstraites, trop superficielles et trop éloignées des réalités du terrain. Il ne suffit pas de rénover les bâtiments, il faut changer les conditions de vie. Ce sont les activités et les opportunités économiques dont les jeunes seront eux-mêmes les acteurs qui changeront réellement l’ambiance des quartiers. Le contrôle central n’est pas la seule solution et les actions locales, menées et mises en place par les élus locaux, sont souvent les plus efficaces.

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Communication de Dominique VERDEILHAN et de Mathieu DELAHOUSSE
Regards croisés de journalistes sur la justice

Communication du 25 mars 2024 de :

  • Dominique VERDEILHAN, ancien chroniqueur judiciaire à France 2,
  • et de Mathieu DELAHOUSSE, journaliste à l’Observateur

Thème de la communication : Regards croisés de journalistes sur la justice

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte introduit cette séance en rappelant combien presse et justice sont deux mondes qui se côtoient, s’observent, sont trop proches pour certains, en perpétuelle opposition pour d’autres : la justice demandant du temps, la presse vivant dans l’instantané, la justice obéissant à des normes législatives et réglementaires alors que la presse enquête librement. Comment concilier le respect de la présomption d’innocence et la liberté de communication ? La presse est plurielle et le monde de la justice a beaucoup évolué : autrefois, un procureur se taisait, aujourd’hui, on lui demande de parler.
Deux journalistes, chroniqueurs judiciaires, nous livrent aujourd’hui le regard qu’ils portent sur la justice à la lumière de leurs pratiques et de leurs expériences respectives.

Dominique Verdeilhan commence par attirer l’attention sur la situation géographique du box réservé à la presse, dans la salle d’audience de la cour d’assises de Paris, douze places situées à l’arrière-plan, sur la gauche, révélatrice des relations ambiguës des journalistes avec l’institution judiciaire : alors que l’entrée de la presse se fait par l’espace réservé au public, les journalistes s’asseyent dans le périmètre judiciaire. L’accès avec le public est comme une manière de souligner un point essentiel : le journaliste n’est pas un auxiliaire de justice, il n’est ni juge, ni procureur, ni avocat d’une cause. Il est avant tout un témoin privilégié, un observateur. Il doit connaître les rouages de la procédure, utiliser les bons termes, savoir simplifier, synthétiser, décrypter. La complexité tient dans les liens privilégiés nécessaires à entretenir avec les avocats et les magistrats, sans aller jusqu’à la connivence. Cette indépendance entre ces deux mondes doit permettre à la presse d’être un contre-pouvoir, non pas pour juger à la place du juge, mais pour être un aiguillon, un révélateur. Révéler, dénoncer est une chose ; juger et condamner en est une autre.
Parmi les reproches faits aux media, il y a la fâcheuse tendance, aussi bien lors de l’instruction que du procès, de privilégier la parole des victimes, l’émotion au détriment du contradictoire. Cette tendance a aussi permis à la justice d’évoluer : les procès se sont allongés, les magistrats considérant que plusieurs audiences devaient être consacrées à la parole des parties civiles.
Longtemps la justice était dépourvue de toute habileté et volonté de communiquer. Il a fallu le cataclysme du dossier d’Outreau pour que la nécessité de communiquer s’impose. Désormais, les procureurs de la République, jusqu’alors très discrets, ont pris l’habitude de communiquer, et de tenir des conférences de presse. Ils sont un contre-poids à la parole des avocats et offrent un visage incarné à la justice. Pour l’instant toutefois, la prise de parole des procureurs se focalise au début de la procédure. La justice entre ensuite dans une période de mutisme qui peut être regrettable.
Juges et procureurs acceptent désormais de parler de leur métier. Parler de ses émotions, ses ressentis face aux affaires traitées était encore tabou il y a quelques temps. Ce changement de mentalité offre là aussi à l’opinion publique une image plus humaine et incarnée de la justice.
La multiplication des chaines infos et la prolifération des réseaux sociaux ont eu ces dernières années pour conséquence d’accroître le risque d’une justice parallèle. Le rythme de la médiatisation s’est accéléré, la place du chroniqueur judiciaire s’en est trouvée réduite. Un événement juridico-médiatique en 1954, celui du procès devant la cour d’assises des Alpes de Haute-Provence de Gaston Dominici, a fermé les portes de la justice aux caméras et au monde de l’image. En 1985, une loi votée sous l’impulsion de Robert Badinter a autorisé la captation des procès à caractère historique ; en décembre 2022, une nouvelle loi l’autorise dans une démarche pédagogique.
Régulièrement critiquée par les justiciable pour sa longueur, sa complexité, l’institution judiciaire évolue : elle est sortie de son silence et de son isolement. Il lui reste peut-être un autre chantier à aborder : celui de la reconnaissance de ses erreurs auprès des « cabossés de la justice ».

Mathieu Delahousse commence en soulignant que si le journaliste a le devoir d’observer le plus strict silence à partir du moment où il franchit les portes d’une enceinte judiciaire, il n’a pas le droit de rester muet. Toute la gageure du chroniqueur judiciaire est de parler quand les émotions sont encore intactes, les culpabilités incertaines et les plaies à vif. Il faut alors trouver le bon équilibre pour raconter les faits, les contextes dans lesquels ils se sont produits et ensuite ajouter les commentaires pour savoir avec quelles perfections ou imperfections judiciaires le tout a été examiné.
Les journalistes judiciaires ne voient majoritairement la justice qu’à travers le prisme pénal, rarement civil, encore moins administratif. Les scènes scrutées sont celles de la cour d’assises ou des tribunaux correctionnels. Le critère qui le justifie est qu’il s’agit de faits qui méritent d’être rapportés à l’opinion publique, soit parce qu’ils agitent tout un pays et que chacun a besoin de savoir et de comprendre, soit parce que ces faits sont d’intérêt public.
Un chroniqueur judiciaire recherche ces moments où tout bascule ; tout en devant à ceux qui sont dans la machine judiciaire une rigueur absolue, en observant notamment un respect absolu des mots prononcés.
La justice peut être vue comme un miroir de la société, un révélateur.
Par ailleurs, « la crise du service public de la justice » mise en avant par le comité des États Généraux de la Justice n’est pas un vain mot et mille anecdotes existent, le comité ayant détaillé « la gestion de flux insoutenables dans un contexte de pénurie de moyens ». Les magistrats eux-mêmes ont exprimé leur lassitude face à une justice qui n’a plus le temps dans une tribune parue en novembre 2021 (la « tribune des 3000 »). Le justiciable aujourd’hui ne rencontre plus nécessairement « son » juge. Il voit plutôt une institution globale, un peu désincarnée, séparée en strates où selon l’expression employée par François Sureau dans son intervention devant l’Académie : « un délinquant même chevronné n’y retrouverait pas ses petits ». Dans ce tableau, le malentendu le plus criant reste accroché à une expression qui ne figure pas dans le code pénal : celle de « l’erreur judiciaire ». Plusieurs lois, dont celle de 2000 portée par Elisabeth Guigou, ont toutefois ouvert de nouveaux droits, notamment l’appel aux assises, les demandes de révisions facilitées, ou encore la possibilité de mieux réparer financièrement les innocents qui ont subi une détention provisoire. Après la « tribune des 3000 » et les États généraux de la justice de nouvelles lois et une hausse inégalée de budget ont été adoptées.
Face à l’avenir de la justice, le chroniqueur judiciaire se demande si nous sommes à un moment de bascule ou si finalement rien ne sera réglé. Sa responsabilité est peut-être de ne pas plier face à cette défiance qui vise toutes les institutions, presse comprise, et qui menace l’État de droit. L’institution qui change a besoin des journalistes pour montrer ce qu’elle fait. C’est un défi basique : que chacun joue son rôle. Sans cela, le risque est de laisser progresser l’idée que la justice peut très bien se rendre ailleurs que dans les enceintes judiciaires, ce qui ne peut donner que de mauvais procès.

Verbatims des communicants

Communication de Dominique Verdeilhan
Communication de Mathieu Delahousse

Réécoutez la séance

Communication de Valery TURCEY et de Bertrand MATHIEU sur le syndicalisme judiciaire

Communication du lundi 18 mars 2024 de :

  • Valery TURCEY, conseiller à la Cour de cassation, chargé des fonctions de premier président de la cour d’appel de Limoges, membre du Conseil consultatif des juges européens, ancien président de l’Union Syndicale des magistrats et ancien membre du CSM ;
  • et Bertrand MATHIEU, professeur émérite de droit constitutionnel à Paris I, ancien conseiller d’Etat en service extraordinaire, ancien membre du CSM.

Thème de la communication : Regards croisés sur le syndicalisme judiciaire : aberration ou nécessité ?

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte introduit cette séance en indiquant qu’il s’agit d’une communication à deux voix afin d’avoir des avis différents et des réponses nuancées, voire peut-être opposées, sur la question du syndicalisme dans la magistrature. Si le titre retenu pour aborder cette question a pu surprendre, il peut se lire comme un écho anticipé à la réflexion de François Sureau dans son dernier ouvrage, S’en aller : « … les professions qui touchent à l’essentiel – le droit et la médecine – sont exposées à la folie. De là les fresques obscènes des salles de garde et le syndicalisme dans la magistrature… »

Le professeur Bertrand Mathieu commence en indiquant que prendre parti sur la place du syndicalisme dans la magistrature nécessite tout d’abord de s’interroger sur la place et la légitimité du juge dans un système démocratique. Dans notre système politique démocratique et libéral, il appartient au politique de prendre des décisions ayant trait à l’intérêt général ; tandis qu’il appartient au juge de trancher des litiges dans le respect des décisions du pouvoir politique et le cas échéant de protéger spécifiquement la liberté individuelle (article 66 de la Constitution). Le juge ne peut vouloir à la place du politique. La justice n’est pas un pouvoir démocratique au sens premier du terme, elle est un pouvoir nécessaire à la démocratie. Dans cette répartition des fonctions entre le politique et le juge, la légitimité du juge repose sur le fait d’être un tiers impartial. Ce n’est pas seulement l’impartialité réelle du juge qui est exigée mais une situation dans laquelle le justiciable n’a pas de raison d’émettre un doute raisonnable sur l’impartialité de son juge. L’indépendance des juges et des tribunaux est nécessaire pour maintenir la confiance du public dans l’impartialité de la justice. Une fois ce postulat établi, on peut se demander si le syndicalisme judiciaire est compatible avec l’exigence d’impartialité ou à quelles conditions il peut l’être ?
Le mouvement syndical dans la magistrature a été initié en 1968 par la création du Syndicat de la magistrature, engagé à gauche et se réclamant d’une justice politisée. Existait auparavant une association de magistrats qui s’est transformée en 1974 en syndicat : l’Union syndicale des magistrats (USM), aujourd’hui majoritaire, dont l’orientation corporatiste est clairement assumée mais qui n’hésite pas à prendre parti dans certains débats publics. Seuls ces deux syndicats sont représentés au Conseil supérieur de la magistrature. Il existe aussi un syndicat Unité-Magistrats, affilié à Force Ouvrière et un syndicat classé à droite, l’Association professionnelle des magistrats.
En Europe, la quasi-totalité des pays autorise les magistrats à se syndiquer. La Cour européenne des droits de l’homme est favorable à la liberté d’expression des magistrats, mais insiste également sur le fait que la justice doit jouir de la confiance du public. La position du Conseil consultatif des juges européens sur la liberté d’expression des juges du 2 décembre 2022 va plus loin encore.
La ligne de crête est étroite. Si un syndicat est légitime à prendre position tant sur le statut des magistrats que sur l’organisation de l’institution judiciaire, il ne lui appartient pas de prendre position en faveur ni en défaveur de tel responsable politique, ni de critiquer les textes qu’il a pour mission d’appliquer. Seul le politique, expression de la volonté générale, est légitime à déterminer ce qui constitue l’intérêt général. Le mélange des genres et des compétences entre le politique et la justice ne peut qu’affaiblir ces deux pouvoirs dont le concours est nécessaire au bon fonctionnement d’une démocratie libérale.

Valéry Turcey, ancien président de l’’USM, commence en rappelant que le syndicalisme existe aussi au sein de juridictions administratives et financières, dans la police et dans la plupart des États. Des associations internationales de magistrats existent également, dont les deux principales sont l’UIM (Union internationale des magistrats) fondée en 1953 et le MEDEL (Mouvement européen pour la démocratie et les libertés) fondé en 1985 à l’initiative du syndicat de la magistrature.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de la magistrature est celle d’épurations successives : il était alors normal que le magistrat, représentant de l’ordre établi, fasse preuve d’une fidélité absolue au régime. La IVè République a créé un Conseil supérieur de la magistrature chargé de proposer au Président de la République qui le préside la nomination des magistrats du siège, institution reprise par la Vè République. Le point de rupture date de 1968 avec la création du Syndicat de la Magistrature et l’apparition du mythe des « juges rouges ».
Rien dans les statuts du SM ou de l’USM ne se réfère à la manière dont les magistrats doivent exercer leur métier. Les syndicats de magistrats ne sont pas des organisations qui dictent aux juges et aux procureurs la manière dont ils seraient tenus de requérir ou de juger. Ce sont des lieux de discussion, de réflexion et d’expression. Ils rassemblent généralement des personnes ayant la même sensibilité sur divers sujets, sensibilité que l’on peut qualifier «de gauche » pour le SM et d’apolitique pour l’USM et FO. La convivialité est une dimension méconnue mais fondamentale de l’activité syndicale.
Le Syndicat de la Magistrature a été le premier à comprendre et exploiter le pouvoir des médias. Si cette stratégie s’est avérée efficace en termes de publicité, elle a sans doute eu des répercussions négatives sur la perception de la magistrature par les responsables politiques et le grand public, notamment avec des polémiques comme celle de l’affaire dite « du mur des cons ». L’USM a franchi le pas à la fin des années 1990 alors que débutaient les affaires politico-financières, face à la violence des propos tenus à l’égard des magistrats, et en particulier des juges d’instruction.
Le syndicalisme serait incompatible avec l’impartialité ? Ils recouvrent des périmètres qui ne doivent pas être confondus. L’impartialité n’a de sens que par rapport à une procédure dans laquelle le magistrat intervient. Ce n’est pas une obligation de réserve générale, inhérente au métier de magistrat. La liberté syndicale des magistrats ne peut donc être encadrée par un principe d’impartialité qui ne concerne que l’activité juridictionnelle. Par ailleurs, on ne peut considérer que les prises de position d’un syndicat engagent personnellement tous ses adhérents. L’adhésion à un syndicat n’est pas l’expression d’une opinion mais l’exercice d’une liberté fondamentale.
Le syndicalisme judiciaire est apparu comme un contre-pouvoir à l’influence traditionnelle et envahissante de l’exécutif dans le fonctionnement de la justice. Il est conforme à nos normes juridiques nationales et européennes et permet aux magistrats qui le souhaitent de participer à une réflexion collective sur leurs conditions de travail et le sens de leur mission. Est-il pour autant nécessaire ? Il l’était lors de sa création pour sortir le juge de la solitude de sa tour d’ivoire ; il est aujourd’hui la conséquence du sort que la France réserve à ses magistrats.

Verbatims des communicants

Verbatim de la communication de Bertrand Mathieu

Verbatim de la communication de Valéry Turcey

Réécoutez la séance

Question d’actualité sur le thème du droit humanitaire avec Serge SUR, Françoise BOUCHET-SAULNIER et Jean-François MATTEI

Question d’actualité du lundi 11 mars 2024 consacrée au droit humanitaire avec les académiciens Jean-François Mattei et Serge Sur et l’experte en Droit international humanitaire Françoise Bouchet-Saulnier.

Synthèse de la séance

Bruno COTTE

Le président Bruno Cotte introduit cette séance, qui prend place dans le cadre des séances thématiques d’actualité de l’Académie, consacrée au droit international humanitaire. Il rappelle que le 26 octobre 1914, lors de la séance publique annuelle des 5 Académies, Louis Renault, prix Nobel de la Paix en 1907, dont Serge Sur occupe aujourd’hui le fauteuil, traitait de « La guerre et le droit des gens au XXè siècle » en condamnant les « abominables crimes qui avaient marqué dès son début le cours de la première conflagration mondiale ». Il rappelait alors les efforts déployés durant 40 ans en vue de réglementer la conduite des belligérants et d’humaniser la guerre et la violation des lois et des coutumes de la guerre dès le début de ce premier conflit mondial. 110 ans après, alors que l’histoire et les mauvais comportements se répètent, depuis notamment l’agression russe contre l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien, ce droit est constamment invoqué à propos de ces populations civiles plongées dans la tourmente. Or, que savons-nous de ce droit, ce qu’il autorise, ce qu’il prohibe ? Est-il respecté ou délibérément bafoué ? Les conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977 dont l’objet est de faire respecter la justice pénale internationale, représentent-ils encore un espoir ?

Serge Sur : « Le droit humanitaire, enfant chéri et enfant martyr du droit international »

Serge SUR

Le droit international humanitaire (DIH) est le droit international applicable aux conflits armés. Il se distingue des droits de l’homme par une différence d’objet (ceux-ci concernent la vie civile, civique, quotidienne) mais aussi par une différence de norme (normes internes vs règles internationales) et d’instances, le DIH étant celui des juridictions internationales telles que les tribunaux pénaux internationaux, la Cour pénale internationale ou encore des organisations internationales comme le HCR ou le CICR.
Les normes qui composent le DIH constituent un ensemble composite, avec deux courants principaux : la protection de certaines cibles (les combattants hors de combat, les prisonniers de guerre, les non combattants) ou la protection de certains sites (hôpitaux, bâtiments civils, biens culturels). Les normes les plus générales reposent sur les 4 conventions de Genève de 1949 et sur les protocoles additionnels de 1977. Malgré cela, il constitue un droit transcendant tant dans son extension que dans son autorité juridique. Il a connu une ascension normative consacrée par la CIJ à partir d’une jurisprudence qui s’est développée depuis plus d’un demi-siècle. Au cours des décennies qui ont suivi la dissolution de l’URSS, il a connu des développements qui ont pu paraître prometteurs mais qui sont restés largement inaboutis. Les inaboutissements structurels tiennent aux acteurs, principalement aux États, mais surtout aux normes. On peut se demander si la meilleure solution pour faire appliquer le DIH ne serait pas la reconnaissance d’une compétence pénale universelle des États, comme le réclame notamment Amnesty International.

Les développements récents du DIH comportent aussi leurs inaboutissements. Pour l’objet, la responsabilité de protéger, promue par l’ONU après l’intervention au Kosovo en 1999, a fait long feu. Pour les normes, l’avis consultatif de la CIJ du 8 juillet 1996 conduit, involontairement, à favoriser la prolifération des armes nucléaires, voire à ignorer le droit humanitaire dès lors qu’un Etat estime que sa survie est menacée. Pour l’instance, la CPI, qui avait fait naître beaucoup d’espoirs, est un échec qui évoque celui de la SdN.

Françoise Bouchet-Saulnier : « Le droit et l’effroi humanitaire : 35 ans de compagnonnage entre Médecins Sans Frontières et le DIH sur les terrains de guerre »

Françoise BOUCHET-SAULNIER

Le droit international humanitaire est un concentré des défis fondamentaux qui sont étudiés par les sciences morales et politiques et qui questionne la notion même de survie de l’humanité dans sa dimension biologique, ontologique et politique. L’expérience vécue aux côtés des équipes de Médecins sans frontières dans les zones de guerre a montré la pertinence et l’utilité du DIH dans la défense des actions de secours sur tous les terrains de conflits. C’est un langage pour parler à l’ennemi et son efficacité ne se mesure pas au regard de la sanction pénale de ses violations mais au regard des actions de secours qu’il permet et légitime. Ce droit est souvent méconnu voire inconnu par les populations civiles, alors que les militaires le maîtrisent très bien. Enfin, il en est parfois fait un usage tordu par certains États qui anéantit l’idée même de droit humanitaire au nom de la lutte contre le terrorisme. La présence de Médecins sans frontières dans de nombreuses zones où la population vit dans la guerre depuis de nombreuses années, comme en Afghanistan, en RDC, en République centrafricaine, en Syrie, au Soudan ou à Gaza, est négociée auprès des différentes autorités nationales et régionales, étatiques ou non étatiques, militaires ou civils, officielles ou de fait et est permise grâce au cadre prévu par le droit international humanitaire, et notamment les accords spéciaux et l’article 3 commun.
Ce droit a été tissé à partir de l’expérience accumulée par l’humanité autour de tous les conflits armés de l’Histoire. C’est un droit touffu où la physique et la métaphysique se rejoignent. Le DIH a également une part modeste : il se propose seulement de poser des règles à la conduite des hostilités et de permettre la survie des civils à travers un droit au secours. Toutefois ces règles sont laissées à l’appréciation des parties et des commandants. La responsabilité des commandants repose sur des principes simples : le principe de nécessité militaire (les frappes doivent se justifier), de distinction entre les civils et les combattants, le principe de précaution, qui vise à limiter les dégâts sur les civils, et celui de proportionnalité. Toutefois, comme MSF en a fait l’expérience dans de nombreux terrains de guerre, au Nigéria, en Afghanistan, au Yémen, en Irak ou encore à Gaza, les interprétations militaires et contextuelles de ces principes sont mouvantes.
Le DIH est un patrimoine juridique de l’humanité et dans les crises les plus graves, le seul langage commun, comme le montre aujourd’hui l’attitude de la Chine, de la Turquie et de la Russie par rapport à Gaza.

Jean-François Mattei : « Les droits humanitaires sans le Droit »

Jean-François MATTEI

Le DIH (droit International Humanitaire) est indispensable et doit s’appliquer dans toutes les zones de conflits. Il s’est imposé dans l’esprit d’Henri Dunant, à l’origine de la Croix-Rouge Internationale, devant le désastre humain, toutes nationalités confondues, sur le champ de bataille de Solferino, le 24 juin 1859. Les Conventions de Genève ont été adoptées pour fixer les règles de ce DIH lors des conflits mais d’autres droits humains se sont imposés très vite, conséquences indirectes des conflits, en lien avec les conditions de la vie quotidienne des populations, mettant en jeu les droits de l’homme ce que l’on peut appeler « les droits humains sans le Droit humanitaire ».
Une conséquence du conflit du Darfour au Soudan s’est manifestée au Tchad dans l’un des villages situés près de la frontière qui accueillait des réfugiés. Les chefs de ce village ont fait remarquer au Président de la Croix Rouge Française en charge de la gestion de ces camps que les réfugiés bénéficiaient de droits et de mesures leur garantissant des conditions de vie acceptables dans ces camps (eau potable, école, centre de soins) qui leur faisaient défaut. Ce droit qui ne figure nulle part mais relève d’une obligation morale évidente a conduit à inclure les populations villageoises accueillant ces réfugiés dans le plan d’action de la CRF. De même l’exemple de l’intervention suivant le tsunami en Asie du sud-est le 26 décembre 2004 a montré qu’après avoir aidé les populations à survivre, il fallait ensuite les aider à revivre, avec une aide à la reconstruction de leur autonomie, ce que l’on peut dénommer la mise en œuvre d’un « humanitaire durable » et de la faculté de résilience qui peut se décliner en 4 étapes successives : survivre, s’adapter, rebondir, se renforcer. Ce droit à revivre ne figure lui non plus dans aucun droit écrit. Enfin, les populations qui bénéficient du droit humanitaire peuvent également revendiquer légitimement un droit à l’autonomie quant au fléchage et à l’orientation des aides. Cela relève d’un droit au respect de l’éthique, qui compose également ces droits humains qui s’imposent en dehors de tout droit écrit et que l’on peut appeler « les droits sans le Droit ».

Conclusion de Bruno Cotte

Bruno COTTE

Verbatims des communicants

Verbatim de la communication de Serge SUR

Verbatim de la communication de Françoise BOUCHET-SAULNIER

Verbatim de la communication de Jean-François MATTEI

Les verbatims des communications de Serge Sur et de Françoise Bouchet-Saulnier seront publiés prochainement.

Réécoutez l’ensemble des communications

Communication de Sylvie THÉNAULT
Justice et politique. Regard sur la justice pendant la guerre d’Algérie

Communication du lundi 26 février 2024 de Sylvie Thénault, Directrice de recherche au CNRS

Thème de la communication : Justice et politique. Regard sur la justice pendant la guerre d’Algérie

Synthèse de la séance

La période de la Seconde Guerre mondiale et celle de la guerre d’Algérie posent pour les magistrats une question identique : celle de leur rapport au politique dans les circonstances exceptionnelles que les guerres du XXème siècle ont créées pour eux. Dans le contexte de la guerre d’Algérie, qui s’est déroulée de 1954 à 1962, deux faisceaux de raisons ont conduit à ce que les magistrats soient directement impliqués. D’une part, l’Algérie est à l’époque constituée de 3 départements considérés comme partie intégrante du territoire national et les gouvernants veulent traiter ce qu’ils considèrent comme une insurrection comme une affaire interne et non comme une guerre. Ils refusent notamment les interventions des instances internationales – ce à quoi le FLN répond en tentant au contraire de mobiliser l’ONU et en développant un argumentaire juridique sur la potentielle applicabilité de la convention de Genève. De là naît toute une législation d’exception dont la première loi est celle de l’état d’urgence, préparée par le gouvernement de Pierre Mendès-France et votée par celui d’Edgar Faure, qui permet une répression efficace des nationalistes algériens sans passer par un encadrement juridique qui serait celui des conventions de Genève ou du droit de la guerre. D’autre part, les formes diverses de combat menés par le FLN, dans les maquis où se bat l’armée de libération nationale mais aussi via des réseaux, appelés par l’armée française l’OPA (organisation politico-administrative du FLN), nécessitent le recours à la justice. C’est cette lutte contre les réseaux du FLN qui explique que cette guerre a pour partie des allures de maintien de l’ordre. Des raisons à la fois politique et militaire expliquent donc l’intervention de la justice et des magistrats dans la guerre. La loi sur « l’état d’urgence », du 3 avril 1955, suivie par la loi du 16 mars 1956 sur « les pouvoirs spéciaux » vont reposer sur 2 principes : les tribunaux permanents des forces armées (TPFA) sont compétents en matière de répression des nationalistes algériens et les enquêtes comme les procédures d’instruction préparatoire restent aux mains des magistrats civils. S’il s’agit de délits, les personnes arrêtées seront jugées par des tribunaux correctionnels. S’il s’agit de crimes, elles seront traduites devant les TPFA. Plusieurs milliers d’affaires sont instruites dans les parquets en Algérie pendant la guerre et chaque mois des centaines de personnes sont jugées par les tribunaux correctionnels ou les TPFA. La peine de mort, seule peine vraiment définitive dans ce contexte que tout le monde sait conjoncturel, a concerné près de 1 500 personnes, 200 environ ont été exécutées. À partir du décret du 12 février 1960, les juges d’instruction civils n’interviennent plus et une nouvelle fonction est créée : celle de procureur militaire, souvent occupée par de jeunes magistrats, tout juste sortis du Centre national des études judiciaires (la future ENM) et appelés sous les drapeaux, qui mènent une enquête beaucoup plus rapide qu’une instruction. À partir de ce décret, quels que soient les actes commis, crime ou délit, toute personne est passible des TPFA ; et entre 1960 et 1962, 15 000 personnes sont ainsi jugées par les TPFA. À partir de ce décret de 1960, un processus de militarisation de la justice se produit.

L’article 6 de la loi d’état d’urgence prévoit également l’assignation à résidence de toute personne dangereuse pour la sécurité et l’ordre public. Contrairement à l’amendement voté par les députés stipulant que l’assignation à résidence ne pourrait avoir pour effet la création de camp, des CTT (centres de tri et de triage), entièrement sous responsabilité militaire, sont créés dans lesquels l’armée mène ses interrogatoires et a recours à des pratiques de torture. Il existait un autre type de camps : les centres militaires d’internés (CMI), également sous la responsabilité de l’armée, créés par le général Raoul Salan en 1958, pour les combattants faits prisonniers que le commandement jugeait opportun de garder sous son contrôle, ou qu’on imaginait pouvoir retourner et récupérer.

Concernant les condamnations à mort, s’il y a eu des condamnations dès novembre 1954 et jusqu’à tout début mars 1962 par les tribunaux militaires, la chronologie des décisions des exécutions et des grâces est différente et reflète l’intervention du pouvoir politique pour réguler la répression des tribunaux afin de l’adapter au contexte politique et notamment à celui des négociations avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Le pic des exécutions a lieu en 1957, au moment de la bataille d’Alger, avec environ 90 exécutions, puis une pause est marquée après le 13 mai 1958. En janvier 1959, lorsque le général De Gaulle devient le premier président de la Vème République, il prend une mesure de grâce collective des condamnés à mort en Algérie, pour envoyer une mesure d’apaisement envers les Algériens. Les exécutions reprennent ensuite et leur chronologie suit celle des négociations entre le gouvernement français et le GPRA. S’il y a une continuité de la répression du nationalisme algérien par les tribunaux militaires, il y a une adaptation politique de la répression par le levier de la grâce au contexte politique.

Le rôle des magistrats civils s’est révélé fort difficile : ne pas démoraliser l’armée qui combattait tout en restant fidèles aux principes essentiels. À cet égard, le rôle du procureur général d’Alger Jean Reliquet a été particulièrement souligné.

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Communication de Jean-Paul JEAN
La magistrature française sous le Régime de Vichy et l’épuration dans l’évolution des rapports entre politiques et magistrats au XXème siècle

Communication du lundi 26 février 2024 de Jean-Paul JEAN, président de chambre honoraire à la Cour de cassation

Thème de la communication : La magistrature française sous le Régime de Vichy et l’épuration dans l’évolution des rapports entre politiques et magistrats au XXème siècle

Synthèse de la séance

Le silence de l’institution judiciaire sur son rôle durant la période de l’Occupation, qui a longtemps prévalu tout comme au sein du Barreau de Paris ou du Conseil d’État, fait qu’il a longtemps été difficile de parler de son rôle dans l’exclusion des collègues juifs et francs-maçons en 1940 ou des étranges cohabitions qui ont suivi dans l’après-guerre. À la Cour de cassation, des résistants emblématiques, tel Maurice Rolland, Compagnon de la Libération, côtoyait des magistrats attentistes ou des collègues « vichysto-résistants » ayant évolué à partir de 1943. Deux événements marquent particulièrement les représentations de la justice sous Vichy : l’affaire de la « section spéciale », ayant abouti le 27 août 1941 à la condamnation à mort de 3 communistes sur ordre des Allemands, qui a symbolisé de manière emblématique la soumission des juges au régime de Vichy ; et le serment des magistrats à la personne du chef de l’État, le 2 septembre 1941, prononcé par tous sauf un : Paul Didier, juge au tribunal de la Seine, arrêté et interné au camp de Châteaubriant. Certains, déjà entrés dans la Résistance, tels René Parodi, ont prêté serment pour ne pas être découvert. Si l’indignation rétrospective est une posture trop facile, l’interrogation « qu’aurais-je fait sous Vichy ? » est récurrente dans la profession et la remise en contexte est nécessaire. Toutes catégories confondues, c’est près de 9% des 3 420 magistrats qui ont été exclus dès 1940 du seul fait d’être juif, franc-maçon, proche du front populaire ou simplement pour ne pas avoir un père français. Les avocats juifs n’échappent pas à l’exclusion et ce, à l’initiative des représentants de la profession. Quelques magistrats s’engagent immédiatement dans la Résistance active, tels Maurice Rolland, René Parodi ou encore Joë Nordmann qui créé le premier mouvement de résistance au Palais de justice et diffuse Le Palais libre.

À la Libération, le gouvernement provisoire du général de Gaulle doit reconstruire un État et relégitimer une justice discréditée. L’épuration rapide des magistrats les plus impliqués dans le régime de Vichy doit permettre de conduire ensuite, dans un cadre judiciaire, l’épuration des collaborateurs. Une Commission centrale d’épuration de la magistrature (CCEM), composée de magistrats et de personnalités de la Résistance, est chargée de donner un avis au ministre sur les magistrats poursuivis pour leur comportement sous l’Occupation. Plus de 300 magistrats, soit presque 10% du corps, sont sanctionnés administrativement, le plus souvent par la mise à la retraite. 33 magistrats ont été condamnés pénalement par les Cours de justice. Les premiers condamnés à la Libération sont les magistrats de l’affaire emblématique de la « section spéciale ». Trois types de juridiction spéciales sont mises en place pour juger les faits de collaboration : la Haute Cour de Justice, les Cours de Justice de la République, les Chambres civiques. Le maréchal Pétain est jugé en Haute Cour de Justice du 23 juillet au 15 Août 1945.
C’est lorsque le général de Gaulle revient au pouvoir que les réformes de la justice, pensées dans l’immédiat après-guerre, sont mises en œuvre. La réforme de la justice conduite en 1958 par Michel Debré, en 6 mois, à travers 13 ordonnances et 13 décrets, s’inscrit dans le cadre plus vaste de la réforme de l’État.

Ce que l’on a pu appeler les « Trente Glorieuses de la justice » (1970-2000), qui ont vu arriver une nouvelle génération issue de l’après-guerre, ont permis une modernisation progressive de l’institution judiciaire et une émancipation de la magistrature vis-à-vis du politique, accélérée de façon conflictuelle par la multiplication des affaires politicofinancières.

S’il existe un débat récurrent sur le gouvernement des juges, pour un magistrat en juridiction aujourd’hui, la justice est d’abord une tension entre une conception exigeante de son métier et les réalités de la pression quotidienne. Comment concilier sens et qualité de la réponse judiciaire avec la quantité des affaires à traiter, dans un environnement juridique et social de plus en plus complexe ? La nouvelle génération qui entre dans la magistrature a des références historiques, culturelles et une conception du travail nouvelles, un environnement technique totalement modifié. Il est donc toujours nécessaire de prendre le temps de la remise en perspective historique, des comparaisons internationales et de la réaffirmation des principes qui font l’essence du métier de magistrat.

Verbatim du conférencier

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Communication de Christophe Soulard
Regard sur le Conseil supérieur de la magistrature

Communication du lundi 5 février 2024 de Christophe Soulard, Premier président de la Cour de cassation, Président du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM)

Thème de la communication : Regard sur le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») : la nomination des juges, l’accès aux postes de responsabilité et la responsabilité du juge

Synthèse de la séance

Le Conseil Supérieur de la Magistrature, institution qui n’existait pas sous la IIIème république, a vu son importance et son indépendance croître sous la Vème République. Pour saisir les enjeux que soulèvent son rôle et sa composition, il faut aller chercher sa raison d’être dans les exigences sur lesquelles est fondée la légitimité des magistrats. Qu’est-ce-qui fonde la légitimité du juge ? En France, le juge n’est pas élu, ce qui, à défaut d’être un vice rédhibitoire, peut être vu comme un facteur stimulant. Le juge assoit sa légitimité sur un savoir– sanctionné par un concours et renforcé par une formation continue – et une pratique qui peut se résumer par deux ingrédients : l’indépendance et l’impartialité.
L’indépendance renvoie à la séparation des pouvoirs dont la logique implique que le juge ne reçoive d’instruction ni du Parlement ni du gouvernement. Il se doit également d’être indépendant des médias, de l’opinion publique, des groupes de pression et des acteurs économiques.

L’impartialité présente un double visage : elle est subjective et objective. Afin de garantir l’impartialité subjective, il est nécessaire de développer des modalités institutionnelles permettant de réduire l’impact des préjugés sur la décision. Le caractère collectif de la prise de décision, ainsi que le délibéré, qui est une alchimie au cours de laquelle chacun intègre dans sa réflexion ce que disent les autres et se départit ainsi de ses affects, est ce qui permet aux juges de se prémunir contre les risques de partialité subjective. L’impartialité objective se situe quant à elle sur le registre de l’apparence : même si le juge se sent libre de tout attachement, il faut encore que les parties au litige en aient elles-mêmes la certitude. L’autorité de la justice repose sur la confiance que les justiciables lui accordent. Elle est sapée par toute atteinte qui pourrait être portée à cette confiance. Les règles de déport permettent de garantir cette impartialité objective, le devoir de réserve et l’article 10 de l’ordonnance, qui fixe le statut des magistrats et interdit au corps judiciaire toute délibération politique, ont également pour but de préserver la confiance dans la justice. À l’indépendance et l’impartialité, s’ajoutent dans le serment prêté par les magistrats lors de leur prise de fonction : l’humanité et le secret professionnel.

Le CSM comprend 12 magistrats et 8 personnalités extérieures. Le premier président et le procureur général de la Cour de cassation sont membres de droit. Les autres magistrats sont élus par leurs pairs. Parmi les non-magistrats, il y a un conseiller d’État, un avocat et six personnalités qualifiées désignées respectivement par le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale.
Le CSM délibère sur les poursuites disciplinaires intentées contre les magistrats, qui peuvent être afférentes à un comportement de la vie privée dès lors que ce comportement porte atteinte à l’image de l’institution judiciaire. Quant aux fautes professionnelles, elles peuvent être de toutes sortes.

La procédure disciplinaire peut être engagée par le garde des Sceaux, les premiers présidents et les procureurs généraux de cours d’appel et par les justiciables eux-mêmes depuis la loi de 2008. Toutefois, les justiciables ne peuvent saisir directement le CSM. Il y a un filtre, constitué par une commission des requêtes. La procédure disciplinaire s’apparente à une procédure pénale. Les sanctions vont du blâme à la révocation.

Le CSM joue également un rôle dans la gestion des carrières des magistrats, du siège et du parquet. Toute nomination d’un magistrat du siège doit recevoir l’accord du CSM. Pour les magistrats du parquet, il ne fait que donner un avis – dans la pratique, toujours suivi par le ministre.

Dans son activité de nomination, le CSM tient compte des formations suivies par les candidats. À cela va s’ajouter prochainement une « évaluation à 360° » pour les chefs de cours et de tribunaux. Enfin, une autre mission du CSM est de rendre des avis à la demande du président de la République ou du garde des Sceaux. Le CSM peut également s’exprimer par voie de communiqué de presse lorsqu’il estime qu’une atteinte a été portée à l’indépendance de l’institution judiciaire. Ainsi le Conseil Supérieur de la Magistrature protège l’indépendance des magistrats mais en retour fait preuve à leur égard d’une exigence stricte, tant sur le plan des compétences professionnelles que sur celui de la déontologie.

Verbatim du conférencier

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Communication de Nathalie RORET
Regard sur les juges : en 2024, qui est juge ?

Communication du lundi 22 janvier de Nathalie Roret, Directrice de l’École nationale de la magistrature.

Thème de la communication : Regard sur les juges : en 2024, qui est juge ?

Synthèse de la séance

En 2024, qui est juge ? Au sens latin, Judicem, le juge est celui qui rend la justice en appliquant les lois. C’est celui qui, selon le titre VIII de la Constitution est investi de l’autorité pour dire le droit. Il assure une fonction traditionnelle, universelle et régalienne, essentielle à la vie en société. Le juge est le tiers indépendant et impartial qui, après avoir mis en balance les moyens et arguments des parties, en fonction du droit positif, tranche, apaise, régule, sanctionne, voire concilie. En France, il est plusieurs ordres de juridiction, et ainsi plusieurs catégories de juges. En 2023, 9 271 magistrats de l’ordre judiciaire constituent l’ensemble du corps. Parmi eux, 8 524 sont affectés en juridiction. Deux-tiers d’entre eux exercent des fonctions de juge, un tiers des fonctions du parquet.
Depuis 1958 et la création du centre national d’études judiciaires, qui prendra la dénomination d’École nationale de la magistrature en 1970, les magistrats ont tous été recrutés et formés dans la même école. Le modèle français d’unité du corps de la magistrature, comprenant magistrats du siège comme du parquet, est singulier dans l’Union européenne. L’ENM constitue le creuset, qui fait sens commun à l’ensemble du corps de la magistrature. Cette école assure le passage d’hier à aujourd’hui d’un corpus de connaissances, de valeurs et de savoir-faire qui donne au groupe sa stabilité. Toutefois, la magistrature connaît ces derniers temps des évolutions structurelles qui la distingue de celle du XXè siècle.

Plusieurs facteurs associés, exogènes et endogènes, y contribuent.
L’affaire d’Outreau a entraîné, pour les juges et procureurs, et l’institution judiciaire dans son entier, des conséquences profondes et encore perceptibles aujourd’hui. Par ailleurs, par rapport au XXè siècle, la part des recrutements de magistrats en dehors du concours étudiant augmente pour s’établir en moyenne à un peu moins de 40% environ chaque année ; et 6 classes prépa « talents ENM » créent une véritable politique d’égalité des chances.

Concernant les éléments de transformation venant de l’intérieur, le syndicalisme dans la magistrature a, ces dernières années, fortement occupé l’espace médiatique, avec une démarche offensive envers le pouvoir exécutif, inégalée sous la Vème République. La tribune des 3000 – qui a in fine recueilli plus de 7000 signatures, et dénonce l’approche gestionnaire de la justice et souligne la discordance entre la volonté de rendre une justice de qualité et la réalité du quotidien – est bien plus qu’un simple pavé dans la mare. La magistrature d’aujourd’hui n’hésite ni à prendre la parole, ni à prendre, par médias et réseaux sociaux interposés, la société à témoin. Une deuxième évolution très perceptible chez le juge et le procureur de 2024 est l’assimilation, de manière pour le moment non organisée et disparate selon les territoires, du travail en équipes élargies, du fait du recrutement annoncé de 10 000 agents d’ici 2027, dont 1 500 magistrats et 1 800 greffiers et au moins 1 100 attachés de justice d’ici 2025. La notion de performance de l’activité juridictionnelle a été totalement intégrée dans le quotidien des juridictions. Enfin, les États généraux de la justice proposent des voies susceptibles de rendre aux fonctions civiles leurs lettres de noblesses, avec notamment, le développement d’une politique de l’amiable.

Être juge et procureur en 2024 c’est incarner les valeurs d’indépendance, d’impartialité, d’attachement au procès équitable, à la présomption d’innocence, aux droits de la défense et au respect scrupuleux du justiciable C’est aussi se trouver au cœur d’évolutions induites soit par l’État qui, depuis sa construction, entretient une relation particulière avec sa justice judiciaire, soit par le corps des juges et procureurs lui-même perméable aux grandes évolutions que la société connaît ces dernières années.
C’est surtout avoir pleine conscience qu’il n’y a pas de démocratie sans État de droit, ni d’État de droit sans une justice indépendante, respectée, et respectueuse de la place qui est la sienne, à l’intersection des sphères politique et sociale.

Verbatim du conférencier

Le verbatim de la conférencière sera disponible prochainement.

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