De la démocratie, ici et maintenant
Le prisme de l’école
Pourquoi ce titre ? Parce qu’il y a deux approches possibles. On peut s’intéresser à la démocratie en général, comme l’a fait Jean Baechler dans son Précis de la démocratie (1994), ou bien réfléchir à des types de démocratie, avec le De la démocratie en Amérique de Tocqueville (1835) ou Démocraties (1985) de Baechler. Les deux approches, la théorique et la contextualisée, peuvent être articulées. Complémentaires, elles sont aussi légitimes et utiles l’une que l’autre. Mais elles n’en demeurent pas moins différentes. Aussi faut-il choisir. C’est donc d’une démocratie en particulier, celle de la France, aujourd’hui, que je parlerai.
Dans un premier temps, introductif, j’essaierai de montrer que cette démocratie dysfonctionne, et que ce dysfonctionnement est de nature systémique. Ce dérèglement sera ensuite observé plus en détail à partir de l’exemple de l’école.
Un dysfonctionnement systémique
Je ne parlerai pas ici de « crise ». Le vocable présente en effet plusieurs handicaps. Notamment celui d’être devenu un mot-valise. Souvent employé de manière polémique, il tend à opposer un présent sombre à un avant par contraste forcément meilleur, voire idéal. S’intéresser à la manière dont fonctionne un système me paraît susceptible d’approches à la fois plus neutres et concrètes. À condition de s’accorder, au départ, sur les finalités d’un système donné.
Je vous propose, pour cela, de partir d’une citation de Jean Baechler. La démocratie, écrivait-il, est le régime dans lequel « les citoyens s’associent dans un groupement à responsabilité limitée, pour gagner la sécurité, la prospérité et la liberté. Ils ne consentent des abandons de souveraineté que dans l’exacte mesure où la réalisation de ces trois fins l’exige ». De ce fait, les « dirigés n’obéissent aux dirigeants, qui sont leurs délégués à titre circonscrit, temporaire et réversible, que parce qu’ils parient sur leur compétence pour assurer l’intérêt commun, étant entendu que chacun s’occupe de son intérêt particulier dans son privé »[1].
La démocratie, aujourd’hui, en France, assure-t-elle globalement à ses citoyens la sécurité, la prospérité et la liberté ? La réponse est non. Aussi peut-on dire qu’elle dysfonctionne. Le dysfonctionnement ne portant pas sur l’une ou l’autre des trois fins de la démocratie, mais sur leur totalité, on peut le considérer comme systémique.
Prenons la sécurité, intérieure, civile et quotidienne. Plus ou moins bien assurée selon les territoires, elle ne l’est nulle part véritablement, pour au moins deux raisons. La première renvoie à la reconfiguration et à la multiplication des formes d’insécurité. À la criminalité classique s’ajoutent en effet désormais des structures maffieuses nouvelles, comme le souligne l’exemple des trafics liés à la drogue ; tandis que se multiplient des conflits à petit bruit mais fort impact : qu’ils soient en liens avec des formes de violence au travail et dans l’existence, au non-respect de la règle en général, ou à un réel processus de déculturation. Seconde raison : tout cela -notamment le moins spectaculaire -, n’est pas toujours bien décelé, bien pris en compte et donc bien traité.
Regardons du côté de la prospérité. On constate que les écarts ne cessent de s’accroître entre un petit nombre de personnes s’en sortant bien, voire de mieux en mieux, et une large majorité côtoyant le déclassement, les difficultés ou la pauvreté.
La liberté, de son côté, est de plus en plus menacée, voire restreinte. On en pourra trouver de bonnes ou mauvaises raisons, selon les cas et les observateurs. Peu importe. Le politiquement correct, le recul du débat, le recours croissant à des formes de polémique et de stigmatisation … constituent autant de freins à l’exercice des libertés d’expression. Des logiciels – dit-on – décident désormais de l’entrée à l’université ou en master ; d’autres de l’obtention ou non d’un rendez-vous médical. L’habitant d’une commune rurale se sent pieds et mains liées par les décisions prises au sein de communautés d’agglomérations qui n’ont de proximité que géographique. La décentralisation, en effet, a accouché de systèmes politiques et administratifs territoriaux lourds. Pour des raisons diverses (en partie liées à la volonté de tout évaluer, au principe de précaution, à la judiciarisation des actes du quotidien …) notre vie est aussi de plus en plus envahie par une tendance à la bureaucratisation, laquelle concerne les médecins, le système hospitalier (où les administratifs sont parfois plus nombreux que les soignants), l’université, l’école …
À tout cela on pourra rétorquer que nous ne vivons pas dans un pays où la sécurité, la prospérité et la liberté ne sont plus du tout assurées pour personne. Ce fait, néanmoins, confirme plus qu’il ne contredit notre thèse. Laquelle n’est pas celle de l’arrêt brutal et de l’implosion du système, mais, répétons-le, celle de son dysfonctionnement. Ajoutons que des régimes non démocratiques peuvent parfois assurer la sécurité et la prospérité d’un grand nombre. Et que l’absence de toute sécurité, liberté et prospérité ne menacerait pas seulement la démocratie : c’est l’organisme social qui s’évanouirait.
Nous n’en sommes pas là, mais ne devons pas pour autant être rassurés. Aujourd’hui, notre démocratie n’assure plus vraiment, pour une partie de plus en plus large de la population, les fins qui sont les siennes. Même non exprimé en ces termes, explicitement ou non, le constat est de plus en plus partagé. Les conséquences pratiques en sont énormes : les « dirigés » (pour Baechler), les « citoyens », pourrait-on dire, n’ont de ce fait plus de raison de suivre leurs « dirigeants », de leur faire confiance, d’adhérer au système.
Le constat peut paraître banal, et l’est, indubitablement. Mais il doit être rappelé, compris et intégré par ceux en charge de la conduite de la nation. Réformes institutionnelles ou éléments de langage n’y feront rien. Notre démocratie n’a besoin ni de grands soirs ni de fuite en avant : elle doit concrètement, au quotidien, assurer, pour le plus grand nombre, les fins qui sont les siennes.
Dysfonctionnement du système éducatif et démocratie
Le cas du système éducatif est un bon exemple de ce dysfonctionnement généralisé. Du fait d’au moins trois raisons : l’écart croissant entre le nominal et le réel, le risque d’implosion du système, et l’impact désastreux de ces deux phénomènes pour le fonctionnement de notre démocratie.
Le premier point, l’écart croissant entre le nominal et le réel, tend désormais à être accepté pour ce qu’il est, c’est-à-dire avéré et alarmant. Côté nominal tout va de mieux en mieux, avec l’augmentation de l’offre publique d’éducation, l’accroissement des taux de diplomation et la multiplication des titres et des mentions (à la session 2025 du baccalauréat, 58,8% des candidats ont obtenu une mention, 70% dans la voie générale, contre 30% vingt ans auparavant). Côté réel, les élèves en difficultés demeurent nombreux tandis que se réduit celui des plus en avance. Le diplôme ne vaut donc plus certification.
Des voix continuent cependant à considérer tout discours relatif à la « baisse du niveau » des élèves comme la marque d’un élitisme forcené et réactionnaire. L’expression, il est vrai, est à la fois vague et contre-productive. Depuis Edmond Goblot (La barrière et le niveau, 1925) tout un courant sociologique considère que le « niveau », qui correspond aux critères de reconnaissance d’une communauté sociale, lui sert aussi de « barrière » afin de se démarquer ou distinguer des autres catégories sociales. Évoquer une baisse de « niveau » conduit ainsi, naturellement, en certains milieux, à raviver la lutte des classes. Et à détourner des vrais problèmes. Oublions donc le terme « niveau » et disons, plus prosaïquement, qu’un nombre croissant d’élèves maîtrise de moins en moins des capacités pourtant essentielles. Les évaluations internationales nous le disent depuis des années. Les professeurs le constatent, à l’école comme à l’université.
De quelles capacités s’agit-il ? J’en listerai trois, principales. Non parce qu’elles résument tout à elle seules mais parce que, principielles, elles figurent à la racine de multiples autres capacités, déclinées ensuite à leur manière en fonction des disciplines enseignées. La première de ces capacités principielles concerne la compréhension et l’expression, écrites comme orales. À l’écrit, l’écriture se fait moins lisible, l’orthographe et la syntaxe sont généralement fort défaillantes. Il n’y a pas là seulement un problème, « technique », de maîtrise du vocabulaire et des règles. S’accumulant, les défaillances vont en effet jusqu’à menacer la compréhension même du discours émis. Au collège, les élèves ont des difficultés à comprendre un texte de plus d’une dizaine de lignes, en licence de plus de quelques pages. La compréhension desdits textes étant compliquée leur commentaire ne peut souvent guerre dépasser le stade du prélèvement plus ou moins articulé d’informations. Parallèlement, cela n’est pas surprenant, une deuxième capacité principielle s’érode : celle consistant à construire une argumentation, à l’écrit, comme à l’oral, dans les matières dites littéraires ou scientifiques. Je ne ferai que mentionner le troisième problème principiel : la quasi disparition d’une véritable culture générale commune.
À l’insuffisante maîtrise de capacités fondamentales, à l’école comme à l’université, s’ajoutent de multiples autres problèmes. Notons, parmi d’autres, la lassitude d’un corps professoral incompris, parfois méprisé, sans cesse dénigré (de la part de commentateurs croyant parfois ce qu’ils disent mais ne connaissant pas grand-chose au métier d’enseignants), de plus en plus prolétarisé, soumis à la pression des notes (tout bémol pouvant mettre en péril l’avenir d’un élève sur parcoursup) et souffrant du système actuel d’affectation. Notons aussi l’accumulation de réformes dont on ne perçoit pas forcément le sens, qui se traduisent souvent par davantage de contrôles et par une bureaucratisation croissante des métiers de l’enseignement et de la recherche, au détriment de l’essentiel. D’où une dramatique perte d’attractivité de ces mêmes métiers qui se traduit, pour l’école, par l’incapacité de recruter suffisamment d’enseignants et par la multiplication d’expédients – comme le recours aux contractuels – ayant pour effet d’atténuer momentanément les difficultés tout en les aggravant sur le moyen terme. Avec des concours de recrutement qui ne permettent plus de sélectionner de bons candidats, et donc l’arrivée, devant les élèves, de professeurs de plus nombreux ne maîtrisant pas suffisamment les matières qu’ils ont à enseigner. Ce qui rend illusoire toute élévation ultérieure des capacités des élèves.
Ajoutons à cela la politisation – dans le mauvais sens du terme – de la question éducative, et l’on comprendra qu’il devient de plus en plus difficile de trouver des voies de sortie. D’autant que les déclarations sur les taux de réussite attendus ont introduit, dans les familles, l’idée que le diplôme était un dû, favorisant ainsi le développement d’un consumérisme scolaire. Difficile, dans ce contexte, pour un homme politique de dire la vérité, sans risquer une vague de mécontentement. En voie d’implosion, le système éducatif ne tient aujourd’hui que grâce au mérite et au travail d’une majorité d’enseignants qui ne souhaite pas baisser les bras. Mais le nombre de démissions augmente, malgré les obstacles posés par l’administration sur la route de ceux souhaitant quitter le navire. La lassitude de ceux qui restent, et les difficultés de recrutement en disent aussi beaucoup.
Tout cela constitue, pour notre démocratie, de sérieux problèmes.
Premièrement, plus une société évolue et se perfectionne, plus la maîtrise des savoirs, et donc leur transmission, est en effet essentielle. Pour que cette société fonctionne, mais aussi pour qu’elle demeure humaine, humaniste.
Or le constat est alarmant. Il tient dans un paradoxe. D’un côté, jamais les connaissances n’ont évolué si vite (en termes de physique quantique, de fusion nucléaire, d’intelligence artificielle, de génétique…) et jamais ces connaissances n’ont été aussi faciles d’accès. D’un autre côté, jamais l’écart entre ces savoirs et ce qu’un individu peut en connaître n’a été aussi grand. De plus en plus spécialisées, les connaissances sont plus en plus hors d’atteinte, y compris pour les plus éclairés. Dans ce contexte, la culture générale est plus que jamais nécessaire. Parce qu’elle est la seule à rendre possible l’établissement de liens entre les choses, et de ce fait, à leur donner du sens.
La culture générale, écrivait De Gaulle en 1934, dans Vers l’armée de métier, est la véritable école du commandement. Au fond des victoires d’Alexandre le Grand, ajoutait-il, on retrouve toujours Aristote, son précepteur. L’homme d’État, pensait le Général, ne doit pas avoir le nez collé à l’actualité. Dans les moments difficiles, c’est parce qu’il a beaucoup appris en amont et qu’il a vu large, qu’il saura avoir prise sur les événements. Rien n’est sans doute plus juste.
La culture générale, cependant, n’est pas l’apanage du chef. Dans une société comme la nôtre, où la lecture régresse (du fait de la concurrence des écrans, mais aussi d’une moindre maîtrise de l’écrit), dans une société où le « je crois » et le « je pense » l’emportent sur le « je sais », dans une société où la caricature et la polémique remplacent le discours argumenté et nuancé, dans une société comme celle-là, la culture générale est plus nécessaire et importante que jamais. C’est ce que nous avons, ou devrions avoir en commun, ce qui peut ou devrait contribuer à nous unir.
Deuxième difficulté : pour fonctionner, une démocratie a besoin de citoyens. Ces derniers ne se fabriquent pas, comme l’écrivait Jean Baechler, au moyen d’enseignements moraux obligatoires. C’est pourtant, aujourd’hui, ce à quoi on s’acharne. Chaque problème de société, chaque nouveauté, conduit à inventer un nouvel enseignement, comme si le fait de les introduire à l’école allait miraculeusement tout résoudre. La liste de ces enseignements nouveaux ne cesse de s’élargir. Ne recherchant nullement l’exhaustivité, je citerais : l’éducation au numérique, l’éducation au respect de l’environnement, l’éducation à la circulation routière, l’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité, l’éducation à la santé, l’éducation au développement durable, l’éducation à l’esprit critique et à l’intelligence artificielle, l’enseignement moral et civique …
On voit dans ces enseignements des remèdes à nos maux. Mais ne sont-ils pas, plutôt, les symptômes de la maladie ? Dès que l’on cherche à définir les vertus démocratiques « et à les enseigner au peuple », écrivait Baechler, on est assuré que le régime démocratique est menacé. Les analyses de l’Éthique à Nicomaque sont contemporaines de l’agonie de la cité ». Avec sa franchise habituelle, Baechler n’hésitait pas à dire qu’un gouvernement peut toujours envisager de confier à l’instruction le soin d’enseigner les vertus. Mais, ce faisant, écrivait-il, « la majorité se verra infliger des cours d’éducation civique dont les vertus éducatives sont nulles »[2]. Moins tranchant, je dirais que les vertus ne s’apprennent pas comme on le ferait de récitations. Elles s’imprègnent, peu à peu, au moyen de l’éducation, laquelle concerne en premier lieu les parents, plus que l’école, dont le rôle est d’instruire.
Si l’école peut, néanmoins, jouer un rôle en la matière, ce n’est sans doute pas en créant de nouveaux enseignements, forcément perçus par les élèves comme plus ou moins verticaux, comme des leçons de morale ou un catéchisme, considérés comme un peu théoriques et rapidement oubliés. C’est en faisant vivre au quotidien ces vertus, en appliquant les règlements en vigueur, en ne confondant pas « bienveillance » et laisser faire, et, tout simplement, en ne mettant pas la poussière sous le tapis.
Réceptacle de nos maux, l’école n’en est pas responsable. Mais une partie de ce que l’on nomme « ensauvagement » ou « dé-civilisation », et que j’appellerais plutôt « déculturation » s’explique par nos errements : par le recul de l’instruction, sa confusion avec l’éducation, et le fait de toujours vouloir chercher ailleurs des remèdes qui se trouvent au sein même de l’école. Un enseignement moral et civique peut-il être efficace, si, au quotidien, ses préceptes ne sont pas toujours appliqués ? Faut-il introduire un enseignement dédié à l’esprit critique ou bien, tout simplement, aider les élèves à comprendre et mettre en perspective les textes qu’ils lisent à l’école, en histoire, en géographie, en langues ou bien en lettres ? Faut-il uniquement trouver hors l’école, lors de sorties, la « culture » dont les élèves ont besoin, ou considérer que cette culture peut aussi s’éprouver au contact des programmes ? Des leçons de morale peuvent-elles être efficaces, afin de déminer les conflits, si nombre d’élèves, futurs citoyens, ne maîtrisent pas le vocabulaire nécessaire à l’exercice d’une pensée quelque peu nuancée ?
Entendons-nous bien. Ce questionnement ne vise pas à nier l’intérêt des sorties scolaires ou de tel ou tel enseignement. Il revient à rappeler une évidence trop souvent oubliée, à savoir qu’un recentrage autour des missions fondamentales de l’école serait sans doute immédiatement et durablement plus efficace. Il n’y a, en disant cela, nulle volonté de réduire l’instruction à une sorte de guide de survie (autour du fameux lire, écrire, compter). Il y a le rappel qu’il faut bâtir sur des fondations solides. Et, à la clef, une ambition forte : que l’école permette à l’individu de penser par lui-même et d’aller le plus loin possible, en fonction de ses capacités et de son travail.
Trois rapports viennent d’être établis entre les dysfonctionnements de l’école et ceux de notre démocratie : le recul d’une culture générale commune fragilise la cohésion sociale ; l’insuffisante maîtrise de capacités principielles favorise un processus plus général de déculturation ; les difficultés que peuvent éprouver les individus à comprendre et agir sur le monde sont susceptibles de générer des formes de frustration, de rejet, de violence. Ajoutons qu’une démocratie doit être forte, à l’échelle globale, afin de répondre aux défis d’aujourd’hui. Et que pour cela elle a davantage besoin de compétences réelles que d’une inflation de diplômes à la valeur limitée.
Convergences improbables
Comment en sommes-nous arrivés là ? En simplifiant les choses, je dirais que deux voies, différentes et même opposées, nous y ont progressivement conduit, en additionnant leurs effets.
La première, chronologiquement parlant, est portée au départ par une lecture humaniste et libérale du monde, avec le lancement en 1975, par René Haby, du collège dit unique. Rapidement, cette évolution est renforcée par une autre tendance, puisant surtout à gauche. Avec l’objectif, lancé en 1985, par Jean-Pierre Chevènement, d’amener plus de 80% d’une classe d’âge au baccalauréat ; objectif inscrit en 1989 dans la loi Jospin de programmation de l’École. Initiée par une droite libérale et modernisatrice l’ambition visant à démocratiser l’école a ainsi été rattrapée, puis dépassée par un projet plus social venu de la gauche. La sociologie bourdieusienne aidant, l’école s’est peu à peu vue assignée comme mission prioritaire : celle de résoudre le problème de la « reproduction sociale ».
Tous les gouvernements successifs, de quelque majorité qu’ils soient, ont poursuivi dans cette voie, louable, de la démocratisation progressive de l’école, en confondant progressivement égalité et égalitarisme. La première, l’égalité, consiste à donner à chacun les moyens de réussir. La seconde, l’égalitarisme, conduit à penser que chacun doit réussir (si possible de la même manière), et que l’échec – s’il y a – ne peut être qu’imputable au système. Un élément, à mon sens, explique assez largement cet aveuglement : le fait d’avoir affiché l’idée que la réussite était un dû. De ce fait, il devenait ensuite suicidaire, d’un point de vue politique, de revenir en arrière.
Concrètement, cette volonté à la fois juste et nécessaire de démocratisation et de modernisation a conduit à l’inverse de ce qui était attendu. Car, pour permettre à chacun de réussir, les exigences ont été réduites, ce que Bourdieu, lui-même, ne pouvait concevoir. En termes de savoir il faut, écrivait-il, élever le niveau du récepteur, et non abaisser celui de l’émetteur. Dans le cas contraire, on le sait, le résultat est le suivant : l’élève baignant, dans sa famille, dans un milieu culturel riche compensera le déficit d’apprentissage à l’école, tandis que celui issu d’un milieu culturellement (et souvent socialement) plus défavorisé verra son retard demeurer, voire augmenter, car l’école, seule à pouvoir l’aider, ne jouera plus son rôle. Si l’on veut aider les élèves les moins armés au départ, il faut que l’école compense le déficit culturel initial, et donc soit ambitieuse en termes de savoirs.
Cela n’a pas été le cas. Aussi les inégalités que l’on souhaitait voir disparaître se sont-elles accentuées. Et l’on a perdu sur tous les tableaux : en augmentant les difficultés des élèves les plus démunis, en réduisant les capacités des plus performants. « Tout nivellement « tire davantage le haut vers le bas qu’il ne peut lever le bas vers le haut » écrivait Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent. Rien n’est plus juste. Baisser les exigences pour répondre au défi de la massification a été une erreur. Ainsi que le signe d’un mépris à l’encontre des enfants issus de catégories sociales moins favorisées considérés comme incapables de bénéficier d’une solide instruction[3].
Tout cela a enraciné l’idée d’une « crise » de l’école. La gauche s’est alors fracturée, entre ceux souhaitant poursuivre plus avant dans la voie engagée et ceux commençant à tirer la sonnette d’alarme. Parallèlement, à droite, l’idée de l’évaluation des politiques publiques a fait son chemin. Avec, là encore, la transformation d’une bonne idée (l’action publique peut et doit être évaluée) en une doctrine. De moyen utile l’évaluation est ainsi devenue un objectif en soi, alors que, devoir de réussite oblige, les dés étaient forcément pipés. Car si chacun est comptable de ses résultats et que la réussite est impérative, les acteurs sont mécaniquement conduits à favoriser le nominal, au détriment du réel. Le tout conduisant à des situations n’étant pas sans rappeler les errements de la planification à la soviétique.
Dans les établissements, concrètement, sont favorisés les professeurs mettant les meilleures notes à leurs élèves. Dans chaque académie, on a à cœur d’avoir d’aussi bons résultats au brevet des collèges et au baccalauréat que l’année précédente, et que dans l’académie voisine. Sans que des consignes officielles soient forcément nécessaires, à chaque étage des habitudes se prennent ainsi, qui rendent impossible tout retour en arrière, sous peine de déclassement.
On conçoit, évidemment, que les élèves doivent être notés (lorsque la note n’a pas disparu) avec « bienveillance ». Mais faut-il, par exemple, aller jusqu’à accepter que l’intuition du pluriel suffise (et considérer ainsi come phrase juste « les élèves manges à l’école »). Faut-il admettre que l’absence de paragraphes (pourtant éléments de base de tout discours écrit) ne soit pas jugée préjudiciable pour corriger l’épreuve de lettres au baccalauréat ? Un mot à la mode de la novlangue éducative – ludification – en dit aussi beaucoup. Il traduit l’idée selon laquelle les apprentissages devraient s’apparenter à des jeux, comme si l’on avait acté le fait que nos enfants seraient inaptes à l’effort. Gabriel Attal alors ministre de l’Éducation nationale, avait annoncé vouloir mettre un terme au relèvement des notes après des corrections déjà extrêmement « bienveillantes », faisant ainsi officiellement état de pratiques connues. Appliquée sans se préoccuper de ses effets pervers dans un système contraint, l’évaluation favorisée à droite a ainsi amplifié les effets tout aussi délétères d’un égalitarisme niveleur né à gauche.
À la croisée des chemins
Nous sommes aujourd’hui à une croisée des chemins. Trois solutions sont possibles.
La première consiste à ne rien faire de concret (les habillages sémantiques les plus sophistiqués ne changeront rien) ou à poursuivre dans la voie présente, ce qui reviendra sans doute au même, du fait de l’évolution systémique mise en évidence.
Deuxième possibilité, on peut, en toute bonne volonté, se dire que le système n’est plus réformable et attendre qu’il périclite. En mettant progressivement en place un système parallèle appelé à s’y substituer. Solution parfois délibérément souhaitée, par souci d’économie et par idéologie, en optant pour une politique de libéralisation du système éducatif dont le maître mot est aujourd’hui « autonomie » des établissements.
La chose est déjà en marche, à l’échelle du post-baccalauréat, avec la multiplication de formations attirant les déçus de la plateforme parcoursup, ceux ne souhaitant pas entrer à l’université et ne pouvant intégrer des grandes écoles dont l’évolution pose elle aussi de plus en plus de problèmes. Les droits d’entrée dans ces nouvelles formations sont souvent relativement élevés. Le diplôme remis en fin de parcours n’est pas forcément gage de solidité des acquis, mais il peut suffire : soit parce que l’entregent familial saura le valoriser, soit parce la nouveauté (le « bachelor » sonne bien) pourra ici ou là séduire. Il y a là un avantage pour certaines catégories sociales en recherche de distinction et de reproduction sociale. Mais le pays ne gagnera rien à former des diplômés sûrs d’eux, bien que sans grande qualification. Sauf, peut-être, le développement d’une nouvelle infrastructure éducative source d’emplois et d’investissements.
Du côté de l’école, l’autonomie existe déjà, pour les professeurs. Elle s’appelle liberté pédagogique. Cette liberté peut être étendue, de multiples manières. Premier exemple : au primaire, des tests de fluence sont désormais à l’œuvre afin de mesurer la rapidité de lecture des élèves. Cela n’est pas une mauvaise chose en soi. Mais si l’objectif est « d’améliorer les chiffres », dans une évaluation centrée sur le nominal, on n’avancera pas. Au pire, on incitera les élèves à déstructurer la lecture pour aller plus vite, à miser sur la vitesse plus que sur la compréhension. Deuxième exemple : dans le secondaire, en géographie, l’essentiel est-il toujours de mettre en œuvre les programmes à partir de la méthode inductive de l’étude de cas, devenue quasiment obligatoire ? Les enseignants travailleraient sans doute mieux s’ils pouvaient se concentrer sur leurs élèves et les capacités à développer plutôt que sur les moyens d’y arriver et les objectifs chiffrés à atteindre.
Du côté des établissements des libertés existent aussi déjà, notamment dans l’allocation d’une partie de leur dotation horaire. Et ces libertés peuvent, là encore, être étendues. Mais l’autonomie plus ou moins complète des établissements nécessiterait de repenser la place des chefs d’établissements, qui gagneraient peut-être, comme dans le supérieur, pour les directions de départements ou de filières, à être élus par leurs pairs enseignants.
Des libertés existent donc, que l’on peut étendre. Libéraliser plus ou moins totalement le système éducatif, comme on le souhaite parfois, est une tout autre chose. Laquelle risque de générer plus de difficultés que d’avantages. Du fait de la fuite en avant vers le nominal que ne manquera pas d’instaurer un système devenu totalement concurrentiel. Avec, de plus, l’affirmation d’un système éducatif à plusieurs vitesses, spatialement et socialement, synonyme de frustrations individuelles et de ségrégation sociale. Alors que la mobilité sociale a toujours été, pour un pays, l’un des meilleurs moyens de réussir.
À ce sujet (petite digression) une réflexion plus générale devrait concerner les diplômes. L’inflation à laquelle on assiste ces dernières années ne sert personne. Les familles gagnent-elles en effet, vraiment, en faisant des sacrifices pour soutenir leurs enfants dans des études de plus en plus longues, alors que la valeur d’un diplôme devenu commun se réduit, rendant ainsi plus illusoire la possibilité, pour ces enfants, d’obtenir en fin de parcours un emploi à la hauteur de leurs attentes ? Le pays, je n’y reviens pas, ne gagne rien, non plus, avec la fuite en avant dans le nominal.
L’université en meurt déjà. Du fait d’une entrée conditionnée par l’obtention d’un baccalauréat n’ayant plus grande valeur et d’une allocation de moyens en partie dépendante du taux de réussite de telle ou telle filière, ce qui conduit aux mêmes résultats que dans le secondaire : à savoir des taux de réussite qui artificiellement augmentent alors que les capacités réelles régressent le plus souvent. Le 80% d’une classe d’âge au baccalauréat doit, de plus en plus, pour les allocataires de moyens, se traduire par un 80% de réussite en licence (proportion souvent supérieure à celle des étudiants présents à tous les examens…). Demain, poursuivra-t-on le même objectif en master, et au-delà ?
Au ne rien faire et au tout libéraliser s’ajoute une troisième possibilité : essayer de réformer et d’améliorer le fonctionnement du système en place. Ce qui nécessite au moins trois choses : du temps, une approche globale et un discours vrai.
Du temps car, la boucle étant quasiment bouclée, avec la difficulté de recruter des professeurs pourtant de moins en moins formés, rien ne peut se faire sans la durée. D’autant que, sauf à redéfinir le rôle du baccalauréat, on ne voit pas comment passer d’une année à l’autre d’un baccalauréat décerné quasiment à tous à un diplôme dont la valeur sera réhaussée, sous peine de frustrer toute une génération d’élèves et de parents.
Une approche globale car il faudra agir à tous les niveaux, du primaire au baccalauréat, en commençant par poser les bases. Avec une école recentrée sur sa mission première qui est d’instruire, de former des personnes aptes à penser par elles-mêmes, maîtrisant des capacités principielles, disposant d’un minimum de culture commune, et sachant bénéficier des héritages transmis afin de s’adapter à un monde en évolution.
Un discours vrai, enfin, car un certain consensus est nécessaire à la mise en œuvre durable de réformes nécessaires. En sachant que tout se cache toujours dans les détails. Alors ministre, Gabriel Attal a ouvert une voie en soulignant la nécessité de ne pas trop relever les notes après correction, de redonner du lustre au brevet des collèges, de conditionner l’accès au lycée à la maîtrise d’un certain « niveau ». L’objectif était-il plus, en insistant sur ces thèmes, de réformer véritablement l’école ou de se démarquer politiquement ? Il est difficile de le savoir, d’autant que le projet est demeuré au stade de l’énoncé. Tout en suscitant néanmoins des remous. Car, au-delà des mots, tout dépend des modalités concrètes de mise en œuvre.
* * *
Pour conclure, deux remarques.
La première est que, parfois extrêmement habile, le discours a trop souvent différé des véritables intentions. Avec des réformes présentées sous des jours variables, mais ayant presque toujours visé à une économie globale de moyens – au lieu de possibles réallocations internes.
Seconde remarque : les éléments de langage sont trop souvent déconnectés du terrain. Un exemple suffira, à propos d’un possible regroupement des élèves par « niveaux » (on dit désormais « groupes de besoins »). On peut ou non commencer par s’intéresser au nombre de salles par établissements et aux contraintes d’emplois du temps, afin de voir dans quelles conditions le projet peut véritablement être réalisé. On peut, ensuite, en étudier les modalités. Le regroupement peut en effet être réalisé de diverses manières. Il peut l’être par groupes de compétences, par groupes disciplinaires, ou par classes entières. La répartition des élèves peut être maintenue à l’année ou être plus fluide dans le temps. Le dispositif peut s’effectuer à moyens constants ou plus importants. Selon les modalités retenues, les « niveaux » ainsi constitués peuvent être source de relégation sociale, ou bien être susceptibles d’aider chacun à aller le plus loin possible, en fonction de ses capacités et de son travail.
[1] Jean Baechler, « Les origines de la démocratie grecque », Archives Européennes de Sociologie, 1980, 2, p. 223-284, cit. p. 223-224.
[2] Jean Baechler, Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 168-169.
[3] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, [1900], Paris, PUF, 1987, p. 494.
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