Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Président,
Monsieur le Vice-Président,
Monsieur le Ministre
Chères Consoeurs et chers Confrères,
Chers Amis,
Permettez-moi, tout d’abord, de remercier Chantal Delsol, Jane Saint-Sernin, ainsi que toutes les personnes qui, au sein de l’Institut et hors ses murs, ont contribué à préparer cette cérémonie, parfois très en amont, et grâce auxquelles nous sommes ici réunis.
En ces moments, solennels, je pense à mes parents et à mes grands-parents, ainsi qu’aux amis disparus qui auraient aimé être là, aujourd’hui.
Je pense à mon épouse et à mes filles, à ma sœur et à ma belle-famille.
Et je remercie tous ceux qui, souvent venus de loin, ont pu se libérer, un jour ouvré. Leur présence me réjouis et m’honore, ainsi que celle des membres de la famille Baechler.
En écrivant cette notice, je me suis remémoré ma biographie de Claude Henri de Saint-Simon. J’avais alors tenté de comprendre l’homme en m’imprégnant de l’œuvre de ce fondateur, célèbre mais souvent peu compris, de la sociologie historique.
Mais étudier la logique d’une pensée quelque peu fossilisée est une chose. Essayer de restituer le sens de la vie et de l’œuvre d’une personne que l’on a connue, que l’on admire, et pour laquelle on avait de l’affection, est une tout autre chose. D’autant que Jean Baechler détestait parler de lui. Son œuvre peut être comprise, si l’en s’en donne les moyens. L’homme, par contre, paraît plus impénétrable. Or l’homme et l’œuvre doivent être pensés ensemble. Jean Baechler en aurait convenu, je le pense, lui qui ne pouvait concevoir la résolution d’un problème qu’à la condition de l’embrasser dans son entièreté. Ayant vécu en penseur, il aurait souhaité être présenté de manière scientifique. Le moins que je puisse faire, ici, est de respecter ces deux clauses quasi-testamentaires : rendre compte, rationnellement, d’une totalité.
J’essaierai d’abord de retracer la manière dont Jean Baechler a défini, tracé sa voie et gardé le cap. Nous verrons ensuite comment il a pensé l’aventure humaine en élaborant une originale science du règne humain. Laquelle, j’y insisterai en fin de parcours, est étroitement liée à une éthique, conçue comme un socle, un horizon, et un effort .
====================
I
Jean Baechler nait le 28 mars 1937, à Thionville. Côté paternel, se distinguent des mennonites suisses. À la fin du XVIIe siècle, les persécutions les incitent à émigrer, au moment où le mouvement se scinde entre libéraux et conservateurs. Les Baechler se fixent alors sur le plateau lorrain, près de Sarrebourg. Les guerres napoléoniennes conduisent l’un de leurs descendants en Rhénanie, le temps d’une campagne Sans doute s’y plait-il, car il s’y fixe. Et c’est de là, vers 1890, que Richard, le grand-père de Jean – comme on le voit sur la généalogie à l’écran -, décide de renouer avec la Lorraine. Ingénieur, il dirige les mines de fer d’un groupe sidérurgique localisées en Lorraine française et allemande, ainsi qu’au Luxembourg.
La relative homogénéité culturelle de l’espace transfrontalier dans lequel les Baechler se meuvent durant plus de deux siècles se disloque avec la première déflagration mondiale. En 1918, Richard refuse un poste dans la Ruhr. Le patronyme Baechler revêt alors sa graphie actuelle. Et c’est en France que Maurice, fils de Richard et père de Jean, monte une société de négoce. Faut-il voir dans l’ébranlement de cet univers l’une des raisons ayant, bien plus tard, incité Jean Baechler à consacrer 19 actes de colloque à la question de la guerre ? Il est difficile de le savoir.
Côté maternel, on ne peut guère remonter avant le milieu du XIXe siècle. Le phylloxera gagne alors l’Europe. C’est le moment où, viticulteurs au Luxembourg, les Hoss délaissent leur région et leur activité. Ils se fixent d’abord à Thionville, où le grand-père maternel de Jean Baechler se fait maître-plâtrier. La famille s’établit ensuite en Dordogne, à Bergerac. C’est de là, après 1945, que Fabienne Scheffler, fille d’un professeur d’allemand, vient chaque année à Thionville. Elle passe l’été chez des voisins des Baechler et Jean la rencontre.
Chez les Baechler, où l’on est devenu catholique au fil des mariages, domine alors, notamment côté maternel, une pieuse atmosphère. Jean a déjà lu la totalité de la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Vers seize ans, il effectue une retraite dans un monastère bénédictin de Belgique. Avant de rompre, l’année suivante, avec la religion. De retour à la maison pour Pâques, il annonce à sa famille qu’il ne croit plus.
C’est un choc, y compris pour Jean, extrêmement attaché à ses parents. Mais ces derniers sont libéraux, et respectent le choix de leur fils. Lequel se voit un moment devenir professeur de philosophie, avant de se raviser. Il ne voudrait pas, en effet, être un jour susceptible, par son enseignement, de provoquer l’incroyance chez l’un de ses élèves. Est-ce la volonté de ne pas être à l’origine, chez d’autres, d’un ébranlement comparable à celui qui fut le sien ? Complémentaire, une autre explication peut être invoquée : l’attachement à cette idée fondamentale pour Jean Baechler, que l’Homme est libre, et qu’il ne faut point venir troubler son libre-arbitre.
Jean Baechler ne se révèle donc pas uniquement en rompant avec son milieu d’origine. La nostalgie de l’enfance lui fera d’ailleurs parfois parler de Thionville. Et il reviendra fréquemment en Lorraine.
Une bifurcation, apparaît, il est vrai, relative au décalage entre l’esprit et la matière. Car l’univers du père et du grand-père de Jean est celui de l’économie. Et il n’y a que peu de livres chez les Baechler. Mais cette orientation est assez récente, dans une famille où le trait le plus marquant paraît être la capacité de s’adapter en changeant d’activité. N’oublions pas, par ailleurs, que Jean eut un grand-père ingénieur, que Christian, frère de Jean, né en 1942, ici présent, est devenu professeur des universités, spécialiste de l’histoire de l’Alsace et de l’Allemagne contemporaines. N’oublions pas, aussi, que leur sœur Yvonne, née en 1934, fut infirmière. Ajoutons que l’article qui révélera Jean Baechler à Fernand Braudel portera, en 1968, sur les origines du capitalisme.
Quant à la rupture, précoce et définitive, avec la foi, notons que l’incroyance ne délivra pas Jean Baechler de toute quête en finalité. Elle laissa béant un large champ d’interrogations de nature spirituelle. Champ qu’il ne cessera d’explorer. Jusqu’à, d’une certaine manière, donner sens à son itinéraire intellectuel.
Au total, un mot résume sans doute les liens complexes entre l’héritage reçu et ce que devint Jean Baechler. Ce mot est liberté. La liberté dont les siens ont fait montre durant plusieurs siècles, en passant d’une région à une autre, d’une activité à un autre. La liberté de croire ou de ne pas croire laissée à Jean par ses parents. Une liberté qui, pour Jean Baechler, constitue l’essence même de l’espèce humaine, génétiquement non programmée.
* * *
La question des influences intellectuelles est à la fois délicate et facile à trancher.
Délicate car Jean Baechler a lu, énormément, de toutes les cultures, souvent dans le texte original. Il a appris le persan et le sanskrit, et regretté de ne pas avoir fait de même avec le chinois. Il s’intéressait aux sciences dures, dont il suivait les progrès, les discutant à l’occasion avec un neveu, directeur d’études au CNRS, spécialiste de physique fondamentale. Il a aussi beaucoup voyagé afin de confronter ses lectures aux réalités de terrain, en Europe, en Asie Mineure, en Égypte, en Amérique du sud et du nord, au Japon ou bien à Taiwan. Curieux de tout, Jean Baechler a, patiemment, accumulé une prodigieuse somme de connaissances.
Ses lectures étaient systématiques. Il a lu, à nouveau dans le texte, la quasi-totalité des grandes œuvres gréco-latines. Un service militaire passé dans un bureau l’a conduit à lire tout Marx. Il se référait aussi à Weber, afin, comme pour Marx, d’en démontrer les limites. Non pour les critiquer – Baechler aurait considéré cela comme une perte de temps – mais en les utilisant comme points de départ réflexifs. Toute pensée doit, disait-il, se fonder sur un socle initial – celui des grands classiques -, afin, ensuite, de le dépasser.
C’est ce même besoin qui, après une licence de lettres classiques et une autre de philosophie, fit opter le jeune Baechler pour l’histoire, considérée comme une source de faits permettant au penseur de puiser afin de corroborer ou non ses hypothèses. Pour Baechler, les textes, les idées et les auteurs ne sont que les matériaux d’une pensée dont le développement doit être libre.
Aussi est-il inutile de se lancer dans une quête en paternité ou filiation intellectuelle. Dans Démocraties, paru en 1985,Baechler rend hommage à Raymond Aron et Kostas Papaïoannou – dont nous voyons les portraits à l’écran. Le premier convia Baechler à un séminaire où de grands esprits (comme Alain Besançon, Jean-Claude Casanova, Pierre Manent …) pouvaient échanger librement. Le second, fut un grand ami auprès duquel Baechler approfondit sa connaissance de la Grèce antique et la critique de Marx. C’est au contact de ces deux hommes, écrit Baechler, pendant les quinze années où nous avons débattu ensemble du vrai et du faux »[i], que [ma] réflexion s’est forgée.
D’autres personnes ont joué un rôle dans son parcours : Fernand Braudel en le reconnaissant comme un proche en pensée, en 1968 ; Raymond Boudon en l’associant aux réflexions du Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique, ainsi qu’à la direction de L’Année sociologique.
Trois ou approches se combinent aussi chez Baechler. Initialement, il est sans doute plus historien : ses trois premiers grands textes concernent les origines de la démocratie grecque, de la Révolution française et du capitalisme. Côté sociologie, il connaît très tôt, dans le détail, les grands classiques. Mais ne commence sans doute qu’avec le séminaire Aron à mettre en fiches les travaux d’une sociologie plus contemporaine. En philosophie, Julien Freund était sans doute proche de Baechler, par la priorité que le premier accordait au politique. Baechler estimait cependant erronée la définition de Freund empruntée à Carl Schmitt. L’essence du politique, écrivit Baechler, ne peut en effet se définir dans une relation ami-ennemi, parce qu’il faut distinguer l’adversaire de l’ennemi[ii].
Mais il est difficile de voir dans ces cercles de pensée autre chose que des incubateurs réflexifs. Comment pourrait-il en être autrement ? tant est précoce et original le projet baechlérien. C’est autour de ses quatorze ans que Jean l’entrevoit. Il ne sait évidemment pas encore trouver les mots exacts pour le définir. Il s’agit de comprendre le paradoxe d’une humanité à la fois une dans sa nature et plurielle dans ses expériences.
S’inscrivant en thèse, Baechler propose à Aron, son directeur, de travailler sur le Devenir. Aron refuse, considérant qu’il y a là de quoi occuper une vie entière. Baechler entame alors une réflexion sur le suicide, sujet apparemment plus classique, Durkheim ayant ouvert la voie. Mais Baechler traite des suicides. Passer du singulier au pluriel, lui permet de déployer sa conception stratégique de l’action, d’établir une typologie générale des problèmes existentiels de l’Homme, d’associer l’individuel et l’histoire universelle. Et Baechler souligne alors, indirectement, ce qu’il dira plus tard : érigée en objet d’étude privilégié par la sociologie classique, « la société n’est qu’une configuration instable, déterminée par l’assemblage réciproque de multiples éléments » ; qu’une « facticité pure » [iii]. Dès le début, Baechler ne peut faire … que du Baechler.
* * *
Encore faut-il pouvoir garder le cap, et, une vie durant, se consacrer à la tâche que l’on s’est fixée. Ce cap, Baechler sut le maintenir, malgré, parfois, des difficultés.
Car, esprit indépendant, Jean n’est pas fait pour les cadres trop rigides. Refusé une première fois à l’ENS, il quitte Strasbourg pour s’y préparer à Henri IV, échouant tout près du but. L’agrégation lui convient mieux. Aussi devient-il professeur d’histoire et géographie au lycée Montesquieu du Mans, de 1962 à 1966.
Entretemps, à 22 ans, en 1959, il a épousé Fabienne Scheffler. L’enseignement semble plaire à Jean Baechler – que l’on ici en compagnie de ses élèves. Mais le temps lui manque pour penser. Raymond Aron lui ouvre alors les portes du CNRS. Les débuts sont modestes. D’autant que son épouse quitte son poste de professeur d’anglais au bout d’un an, afin de se consacrer au foyer domestique et à l’éducation des enfants ; lesquels naissent rapidement : Anne en 1960, Béatrice en 1962, Sabine en 1964, Laurent en 1967. Jusqu’à sa disparition, subite, en 1994, c’est aussi Fabienne, qui, fidèlement, transcrit les manuscrits de son mari. Anne prendra la suite, avant que Baechler n’utilise un logiciel de dictée associé à son ordinateur.
Côté institutionnel, Braudel et Aron permettent à Jean de passer quelques grades, généralement alors gravis par la seule ancienneté. Attaché puis chargé de recherche au CNRS, il assume en parallèle des charges de cours et de conférences, d’abord à la Sorbonne puis à l’EPHE et à l’EHESS. La situation demeure incertaine jusqu’à son accession au grade de directeur de recherches, en 1977. Baechler a alors quarante ans.
La vie un peu simple du savant convient à ses goûts modestes. Longtemps fumeur de pipe, il ne renie pas un bon cigare. D’autant que cela lui donne parfois un prétexte, lors de réceptions un peu trop mondaines, de s’éclipser quelques instants au dehors.
Le faste et les honneurs ne l’intéressent pas, ne comptent pas, au regard de la discipline qu’il s’impose. Invariablement, chaque jour de l’année, le matin est consacré à l’écriture, jusqu’aux alentours de treize heures, l’après-midi aux lectures. Les voyages rompent à peine cet ordonnancement, qui ne cède vraiment la place qu’à l’occasion des grandes rencontres familiales, une fois l’an, à Bergerac, puis dans un gîte réservé pour l’occasion. Jean Baechler y est un admirable grand-père. Attentif, il aime répondre aux questions de ses petits-enfants, après avoir, comme il se doit, définit les termes du sujet. Durant leur jeunesse, par contre, c’est une présence lointaine, sacerdoce oblige, qui unit Jean à ses enfants ; lesquels le voient fréquemment, à son bureau, mais l’approchent plus difficilement.
Il faut « tracer son sillon » aimait à dire Baechler, et creuser profondément. Son esprit fut totalement tourné, totalement passionné, parce qu’il considérait être son devoir.
II
====================
En quoi ce devoir consista-t-il, précisément ? En un projet à la fois immense et parfaitement cohérent. Même si peu, parmi les lecteurs de Jean Baechler, l’ont saisi. Ce que ce dernier regrettait d’ailleurs. Des psychanalystes le faisaient venir pour parler de sa thèse sur les suicides, méconnaissant ses autres travaux. D’autres lisaient ses textes sur l’histoire universelle, délaissant ceux consacrés aux morphologies sociales. Et ainsi de suite.
La diversité des sujets abordés interroge aussi les observateurs les plus attentifs. Lesquels mettent l’accent sur un projet qui ressortirait, tantôt d’une anthropologie historique du social, tantôt d’une histoire et d’une sociologie du politique, tantôt d’une enquête sur les finalités de l’expérience humaine. La question est d’autant plus compliquée que Baechler n’a pas vraiment indiqué de fil directeur unique, et que l’œuvre est immense : en cinquante-quatre ans, il a rédigé 276 articles, publié 34 livres et assuré la direction de 24 volumes collectifs, soit plus de 15 000 pages de textes.
Une expression, pourtant, permet de relier l’ensemble de ses sujets d’étude : celle « d’aventure humaine ». « J’ai cherché, écrit-il, dans Démocraties, « à saisir dans une conceptualisation simple et cohérente les expériences politiques de l’humanité ». Ailleurs, le politique peut s’effacer devant le devenir ou l’histoire universelle. Peu importe. « Un objet d’études sociales, martèle Baechler, doit toucher, par quelque biais, à l’Homme », avec une majuscule. Il s’agit, je cite à nouveau, de « pousser le plus loin possible la compréhension de l’aventure humaine »[iv], expression déjà présente dans l’avant-propos de la thèse sur les suicides[v]. Là est l’objet des sciences sociales. Nécessairement « comparatistes », elles « cherchent à savoir et à expliquer » la manière dont « les différentes sociétés ont interprété l’aventure humaine »[vi].
* * *
Comment ? « Le règne physique, écrit Baechler, en 2010, est rédigé en langage mathématique, le règne vivant en langage systémique et le règne humain en langage stratégique ». On trouvera, avant et après, dans d’autres travaux, des passages analogues à cette citation[vii]. Le postulat, en effet, est établi dès l’origine. « Toute notre construction repose sur une vision stratégique des choses humaines », écrit-il en 1985. « Les hommes visent des fins et rencontrent des obstacles pour les atteindre : comment résolvent-ils les problèmes posés ? » [viii].
À cette question, essentielle au sens premier du terme, les sciences sociales, pense Baechler, ne savent pas suffisamment bien répondre, car elles sont trop compartimentées. Aussi l’affirme-t-il déjà, dans Les phénomènes révolutionnaires, en 1970 : « nous considérons que la définition traditionnelle des sciences sociales, en histoire, sociologie, ethnologie, psychologie… est parvenue en fin de course »[ix].
Que faire alors ? Une méthode, baechlérienne, se met progressivement en marche, pour y répondre. Méthode que j’ai tenté de synthétiser à l’aide d’un schéma dont les prémisses apparaissent à l’écran. Un schéma peu lisible à la vidéo-projection. Mais peu importe. Sa portée est avant heuristique, en soulignant la cohérence de l’œuvre baechlérienne.
Ce qu’il faut, dit Baechler, c’est partir des grandes questions que soulève la liberté de l’homme : comment vivre ensemble sans s’entretuer ? comment concilier rareté des ressources et besoins ? comment acculturer les générations successives ? comment trouver la félicité ? À ces grandes questions, dont la liste n’est pas exhaustive, correspondent différents ordres ; c’est-à-dire des « domaines d’activité humaines définis par une fin ». L’économique est l’ordre de la prospérité, le religieux celui de la béatitude, le morphologique celui de la solidarité sociale » …[x].
Ces grandes questions s’actualisent de diverses manières, selon les époques et les cultures. Baechler distingue trois temporalités. La première, dite « naturelle », correspond aux temps paléolithiques. « La bande et son régime démocratiques sont [alors…] le régime naturel de l’espèce homo sapiens sapiens»[xi]. Avec le Néolithique débute ce que Baechler appelle le temps des « histoires traditionnelles ». L’humanité est alors scindée en civilisations qui s’ignorent plus ou moins, chacune élaborant une « matrice culturelle » originale. Le troisième temps baechlérien est celui de la « modernité ». Des éléments en apparaissent dès le XVe siècle, dans certains textes de Baechler. Mais c’est au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, dit-il, que la modernité débute vraiment, d’abord en Europe, théâtre d’une « civilisation expérimentale »[xii]. La modernité est ensuite exportée hors de ses frontières. À son contact l’humanité prend peu à peu conscience de son unité.
* * *
C’est par le politique, d’abord, que Baechler se lance dans cet immense projet. Il n’y a là rien de surprenant. Les années 1970 sont celles de l’affrontement Sartre/Aron et des grandes querelles idéologiques. Écrit à la demande de Jean Touchard, le premier livre de Baechler, en 1968, est un recueil de textes sur la Politique de Trotski, ledeuxième une analyse des Phénomènes révolutionnaires. Qu’est-ce que l’idéologie ?, Le pouvoir, puis La Grande Parenthèse (1914-1991), poursuivent l’exploration.
De facture classique, ces titres pourraient laisser croire que Baechler sacrifie aux querelles du temps. Il n’en est rien. C’est un « système intellectuel » qu’il cherche à définir dans sa présentation, de plus de 100 pages, d’extraits de Trotski. Ce sont l’histoire, la sociologie, la philosophie et la science politique qui, dans les Phénomènes révolutionnaires, s’enchevêtrent. Au service d’un nouveau domaine de la recherche que Baechler nomme la staséologie, ou science des conflits internes aux sociétés.
Car la fin du politique, pour Baechler, est avant tout « la recherche de la paix par la justice »[xiii]. C’est pour comprendre les expériences humaines en la matière que Baechler définit trois modes du pouvoir (la puissance, l’autorité, la direction), trois grands régimes politiques (l’autocratie, la hiérocratie et la démocratie), ainsi que tous les éléments de sa morphologie sociale (bande, tribu, cité, castes, féodalité, nation, royaume, empire).
La démocratie, écrit-il, est le régime dans lequel « les citoyens s’associent […] pour gagner la sécurité, la prospérité et la liberté ». Ils « n’obéissent aux dirigeants […] que parce qu’ils parient sur leur compétence pour assurer l’intérêt commun »[xiv].
Cette démocratie idéale revêt des formes variées. Soucieux de mettre en rapport le théorique et le réel, Baechler publie un précis de la démocratie, mais aussi un livre intitulé Démocraties au pluriel. « La démocratie naturelle, écrit-il aussi, ne s’identifie pas aux démocraties culturelles et historiques des États-Unis, de Grande-Bretagne ou de Suisse ». Penser autrement conduirait, d’une part à « se priver des moyens d’en repérer les défauts […] au regard de la démocratie idéale » et, d’autre part, à « être tenté d’imposer un modèle local, même réussi, à des contextes qui lui sont réfractaires. Il n’est pas sain, poursuit-il, de se convaincre, sans preuve solide, que l’on est dans le vrai et les autres dans l’erreur. Les préjugés sont toujours ridicules et deviennent criminels, quand ils cherchent à s’imposer par la force à ceux qui ne les partagent pas »[xv]. Même la démocratie dit ainsi Baechler, toujours soucieux de la liberté de chacun, ne peut être imposée aux autres.
Même si elle permet, mieux que les autres régimes, de tendre vers la paix par la justice. Pour Baechler, la démocratie, on l’a vu, est la forme naturelle d’organisation de l’espèce humaine. En recul à partir du Néolithique, elle renaît parallèlement à l’émergence de la modernité occidentale à laquelle elle est intrinsèquement liée.
La modernisation, écrit en effet Baechler, n’est que « la transcription en termes économiques, techniques, scientifiques, religieux, esthétiques […] d’une démocratisation politique »[xvi]. C’est de la démocratie, explique-t-il, qu’est né le capitalisme. C’est cette même démocratie que l’Homme doit s’efforcer de porter à l’échelle globale, notamment en y faisant de l’Europe un élément pacificateur. En attendant qu’un ordre politique mondial s’impose, mettant fin à la guerre, née, selon lui, avec le Néolithique.
On voit combien est large ce que Baechler dénomme « l’ordre politique », véritable moteur de l’aventure humaine [15]. D’allure aristotélicienne, cet ordre découle aussi du langage stratégique, associé à l’espèce humaine. Pour Baechler, tout choix impliquant l’Homme dans ses rapports à l’autre est politique. Tout peut devenir politique. Tout peut être influencé par le politique. L’hypothèse, dit-il lors d’une conférence à l’Institut, est que « le politique est au cœur de la condition humaine et procure, de ce fait, la ligne directrice de l’histoire universelle »[xvii].
Sans que ce politique ne devienne une sorte d’instance dernière. La pensée baechlérienne est trop nuancée pour cela. Si le politique est généralement pour Baechler premier dans l’ordre des enchaînements, il n’est qu’un auxiliaire au regard de ce qui importe le plus : à savoir ce qui relève de l’éthique et des fins dernières.
III
============================
Les ouvrages consacrés par Baechler à ces questions s’accumulent à mesure qu’il avance vers le terme de son itinéraire. Aussi pourrait-on penser à une sorte de parallélisme entre le temps du savant, le temps de son œuvre, et celui de la quête, religieuse, spirituelle ou métaphysique de l’humanité en mouvement.
Séduisant, ce parallélisme ne tient cependant pas la route. Si quête il y eut chez Baechler – comme je le pense – il faut en effet en rechercher les origines au tournant de ses 14/17 ans, entre le moment où il se plonge dans l’œuvre aquinienne et celui où il abandonne la foi. En le lisant attentivement, on s’aperçoit d’ailleurs que les questions éthiques apparaissent dès le début. Les « variables éthiques » comme Baechler les appelle alors, sont présentes dans Les phénomènes révolutionnaires (1970). Elles constituent un élément déjà central de son grand livre sur Les démocraties (1985). Avant de faire l’objet de travaux spécifiques, avec Les fins dernières (2006), puis Le Devenir, La Perfection, L’être, ou bien La spiritualité (2021).
Ce chemin ne résulte donc pas d’une recherche qui se ferait plus existentielle à mesure que passe le temps. Il correspond au déploiement d’une œuvre conçue de manière logique et rationnelle ; une œuvre où ce qui importe le plus doit arriver à la fin. Non pour venir conclure une pensée – chose incongrue pour un Jean Baechler -, mais comme un élément permettant de revisiter le tout.
Car deux choses figurent, pour Baechler, au centre de « l’aventure humaine » : « l’humanisation » et « l’éthique ». La première, l’humanisation, est le procès par lequel les hommes deviennent humains, en essayant de maîtriser en eux leur part de barbarie ; idéal à la fois nécessaire et inaccessible, car « tout individu » est « toujours imparfaitement humain » [xviii]. La seconde, l’éthique, permet à l’homme de soutenir cet effort nécessaire. Baechler la définit comme « l’élaboration consciente et individuelle du Bien et du Mal », comme « une tentative pour conformer sa conduite à des principes »[xix].
* * *
Il ne s’agit pas là d’un exercice de style. Ce raisonnement sur l’éthique et l’humanisation Baechler se l’applique d’abord à lui-même : par l’objet de ses recherches, par la discipline à laquelle il s’astreint, par le rapport qu’il entretient à l’idéologie.
L’objet des recherches d’abord : « c’est en rendant l’aventure humaine intelligible que l’homme parvient à la connaissance et à la conscience de ce qu’il est », écrit Baechler[xx] Rendre intelligible l’aventure humaine n’est pas une manière comme une autre de penser. C’est le travail auquel le savant doit s’atteler, le sillon qu’il lui faut tracer. Sillon qui me fait penser au sinueux et raide sentier assigné par les Dieux à l’Homme en quête de Justice dont nous faire part Hésiode dans Les travaux et les Jours.
L’immensité de la tâche impose le sacerdoce. Travailleur infatigable, capable d’abattre un travail colossal, Baechler est d’abord exigeant pour lui-même. Il n’hésite pas à faire pilonner la première édition de Le Devenir pour quelques pages jugées par lui non satisfaisantes. Chacun de ses textes est conçu comme une expérience. Il travaille à définir la question essentielle (tout, dit-il, est dans le questionnement). Il élabore ensuite la démonstration qui l’amènera à apporter une réponse. « Je pense que cela va marcher » dit-il à un moment donné, en cours de route. Avant de lâcher un « cela y est, cela marche ».
Rigoureuse et inlassablement répétée en chacun de ses articles, la méthode de la Somme théologique n’est sans doute pas étrangère à la démarche baechlérienne. Baechler reconnaît d’ailleurs deux grands « guides » dans lesquels on peut mettre en confiance ses pas : Aristote et Thomas d’Aquin[xxi]. Il suffit, pour comprendre l’intensité du travail réflexif, de jeter un œil aux tapuscrits originaux de Baechler, conservés à la Bibliothèque de l’Institut. L’écriture est fine, les textes sont denses, quasi exempts de retouches. Car tout est soigneusement pensé, en amont.
Cette rigueur, cette recherche de la vérité, ne peuvent voisiner avec une certaine idéologie. Baechler en donne deux acceptions dans le livre qu’il consacre au sujet, en 1976. Il y a d’abord une « activité idéologique normale, constitutive de la vie en société ». Car le langage stratégique qui est celui de l’Homme le conduit à faire des choix. Aussi des idées s’entrechoquent—elles. Il s’agit d’un élément « inévitable et indispensable de l’action politique ». Aussi est-il erroné, dit Baechler, de parler ou d’imaginer une fin des idéologies.
Le second type d’activité idéologique, par contre, est « pathologique ». Il corrompt par deux fois la nature du politique. D’abord en transformant des passions élémentaires en valeurs. Ensuite en mettant ces valeurs au service de « l’exercice du pouvoir ». « Tous les ordres sont [ainsi] corrompus » par l’idéologie », écrit Baechler. « La religion donne le sacrilège, l’art devient le réalisme socialiste ou l’anti-art » la cuisine (je me tourne vers Jean-Robert Pitte) « produit les plats macrobiotiques »[xxii].
Cette idéologie-là n’est pas seulement dangereuse. Elle est absurde au regard de la raison. Elle ne peut « être ni prouvée, ni réfutée ». Elle « n’est ni vraie, ni fausse, ». C’est « la manière de penser des fous, écrit Baechler, c’est-à-dire un système de représentation parfaitement cohérent et clos, qui se ferme à toute objection de réalité, reçoit l’adhésion totale d’un individu ou d’un groupe, et donne lieu à des pratiques aberrantes ». Moins un intellectuel sera doué pour la science, ajoute-t-il, « plus il versera dans l’idéologie, par compensation ». Laissons, poursuit Baechler, « cette majorité militer et croupir dans l’idéologie ».
Que doit-alors faire le vrai savant ? Doit-il travailler à dénoncer les erreurs ? Cela ne servirait pas à grand-chose souligne Baechler, car on ne peut raisonner le fou. Mieux vaut la méthode qui, je cite, « dénonce le moins possible pour affirmer et démontrer le plus possible » [xxiii].
Y compris à propos de sujets que l’on pourrait qualifier d’actualité. Car Jean Baechler ne s’est pas seulement intéressé au devenir passé de l’humanité. Le présent, voir l’avenir (le devenir à advenir) l’ont conduit à écrire de nombreux articles, parfois des ouvrages : qu’il s’agisse du principe de précaution, du passage de l’écologie à l’écologisme, de la construction européenne, ou de l’évolution du système transpolitique ; intitulé que Baechler préférait à celui de « relations internationales ».
Avec tout cela, il ne faut pas s’étonner si l’homme déteste la bêtise. On ne s’impose pas un tel labeur sans penser que les autres devraient, au mois, faire quelque effort. Tout cela explique aussi le caractère parfois tranché de certaines remarques. Il y a des choses tellement évidentes pour le savant, qu’il faut les dire, vite, avant de passer à autre chose. Ajoutons une stature impressionnante, une voix de stentor, et l’on comprendra que l’homme a parfois pu paraître rude.
Et pourtant… Pourtant, Baechler est aussi l’homme au chapeau, comme on le voit ici, toujours bien habillé et extrêmement courtois. L’homme capable de s’adresser à un étudiant, à un chargé de cours, comme à un égal, dès lors qu’une pensée peut se construire. Il est alors généreux et fidèle. Emmanuel Le Roy Ladurie l’aurait appelé « le bon géant ». Je ne sais si l’expression est avérée. Mais elle me semble juste. Une photographie apparaît à l’écran, prise en 2011. Elle correspond à l’image que je garde de Jean Baechler. Celle d’un homme au regard d’une profonde humanité.
Baechler ne s’intéressait guère à son « rayonnement ». Évitant les médias (pratiqués seulement après sa thèse sur Les Suicides), il travaillait. En France, le nombre de vrais lecteurs, disait-il, n’a guère changé depuis la Révolution, se situant autour de 6 000. Être compris par 10% de ce contingent lui paraissait suffisant, au grand dam de son éditeur.
Savant rendu solitaire par la poursuite d’une œuvre immense et unique, Baechler était, de ce fait même, attaché à la recréation d’espaces d’échanges, autour d’un public choisi et restreint, comme ici, lors d’un colloque. Il a connu la guerre froide, qui sévissait dans les sciences sociales. Aussi, afin de permettre à des voix originales de s’exprimer, dirigea-t-il, durant huit ans, une collection chez Calmann-Lévy.
C’est sans doute pour la même raison – la recherche d’un havre de paix – qu’il accepta la proposition de Raymond Boudon, quittant en 1988 le CNRS pour la Sorbonne. La sociologie n’y était pas alors totalement autonome. Baechler l’enseigna à des philosophes, essentiellement en 3e cycle. Ce qui lui convenait parfaitement.
Il fut élu dans notre Académie en 1999. Elle constitua pour lui une sorte de seconde maison, où il était extrêmement assidu. En 2011, l’année où il en fut président, il mit de côté toutes ses activités, créant à cette occasion un cycle de conférences ouvert sur l’extérieur. Rarement en habit vert, Baechler ne semble pas avoir porté d’épée. À la Légion d’honneur que l’on avait demandée pour lui, il préférait ses palmes académiques.
* * *
Parmi les choix que l’Homme doit faire, il y en a de bons et de mauvais, insiste Baechler abordant la question du rapport entre éthique et nature.
La liberté, écrit-il doit toujours conduire à « viser les choix justes »[xxiv]. Il en va de même dans chaque ordre. Ainsi, côté économique, « la prospérité doit servir la bonne vie telle que définie par l’éthique ». « La fin ne justifie jamais les moyens, car tout moyen inapproprié à la fin […] la corrompt », écrit Baechler ; lequel reconnaît comme « enseignement principal », le « rejet radical et définitif du relativisme éthique ». Car l’éthique, poursuit-il, peut être fondée en raison, assise « sur des arguments rigoureusement objectifs, valables pour tous, mais aussi réfutables et donc perfectibles »[xxv].
Il est inutile d’insister ici sur la singularité du projet, tant le désir de fonder rationnellement une éthique paraît éloigné des préoccupations scientifiques « modernes » – malgré l’ampleur inouïe des problèmes aujourd’hui soulevés par l’évolution des sciences de la vie ou bien « l’intelligence artificielle ». Insistons plutôt sur le fait de « retrouver » dans le projet baechlérien « la grande tradition d’Aristote ». Ce dernier, écrit Baechler, « n’a pas cru pouvoir construire sa Politique sans l’accompagner d’une Éthique ».
Car rien ne tient durablement, persiste Baechler, sans une éthique soutenue par des vertus. Des vertus qui, dans une démocratie « se maintiennent et se transmettent par l’éducation, se « développent », mais « connaissent [aussi] leur maturité et leur corruption » [xxvi].
La leçon vaut pour le libéralisme, que défend Baechler dans ses nombreux articles dans Contrepoints et Commentaire. « Par un aveuglement étrange », écrit-il, le libéralisme, « l’idéologie propre de la modernité », a conduit à retenir « l’hypothèse que l’on pouvait bâtir une cité heureuse avec des citoyens non vertueux […] à condition d’avoir des institutions bonnes ». La situation est plus grave encore pour la politique, dit Baechler, car elle est « devenue une science et une technique », et n’est « plus un domaine d’action poursuivant une fin propre ».
Inutile, alors, souligne Baechler, de chercher des expédients. Les gouvernements peuvent tenter de confier à l’instruction le soin d’enseigner les vertus. Mais cela ne conduira, dit-il, qu’à infliger à la majorité « des cours d’éducation civique dont les vertus éducatives sont nulles ». Dès que l’on cherche à définir les vertus démocratiques « et à les enseigner au peuple, on est assuré, écrit Baechler, que le régime démocratique est menacé. Les analyses de l’Éthique à Nicomaque sont contemporaines de l’agonie de la cité ».
Le régime démocratique, il est vrai, est plus résilient que les autres[xxvii] et il convient naturellement à l’Homme. Mais toute démocratie est menacée : soit parce que ses contradictions « la mènent nécessairement sur le très long terme à sa corruption », soit parce qu’elle est attaquée du dehors.
Aussi l’effort est-il toujours nécessaire. « L’homme est libre » et « invente son histoire », écrit Baechler. Mais « il ne manifeste sa liberté et n’invente une histoire digne de lui qu’en cherchant à actualiser un idéal fixé par sa nature ». Chaque ordre dispose de la sienne. Il y a ainsi une « nature de la démocratie », une « nature de la religion, de l’économie, de l’éthique… » [xxviii]. Comme il y a une nature de l’Homme en général, définie par le champ des possibles virtuels communs à l’espèce humaine.
* * *
Les derniers travaux de Jean Baechler (depuis Le Devenir en 2010, jusqu’à la Sociologie historique de l’Absolu -posthume, en 2023 – en passant par La Spiritualité) concernent plus particulièrement la question des fins dernières, lesquelles complètent notre schéma.
Considérant que ces fins dernières ne relèvent pas du seul religieux, Baechler définit un nouvel ordre, dénommé eschatique. Aux deux Absolus en rapport avec les idées d’immanence et de transcendance, Baechler en ajoute alors un troisième, tout aussi « indécidable et légitime » que les autres. Cet absolu, avec un a minuscule, est l’absolu séculier, pour lequel Baechler fonde une métaphysique et une éthique areligieuses.
Il n’y a, selon Baechler, ni immanence ni création, mais un « Devenir » formant une « seule entité indistincte », au sein de laquelle les « devenants » sont « les produits les uns des autres ». Dans cette longue chaîne, l’infime partie (le « devenant ») et le tout (le Devenir) se confondent. Le Devenir, le virtuel et l’existence demeurent, « seuls passent les individus » qui doivent s’accommoder de la contingence.
« L’issue, écrit Baechler, ne promet aucun bénéfice, ni le moindre enseignement sur la manière de conduire sa vie. Elle n’a de validité et d’utilité que cognitive », et convient sans doute davantage aux « tempéraments les mieux trempés ». Ce Devenir-là, ajoute Baechler, « se contente de suggérer aux humains de chercher à se persuader que la vie humaine mérite d’être vécue, en suivant différentes voies, dont la moins mauvaise est encore d’accomplir son métier humain de son mieux »[xxix].
Atteint par la maladie, Jean Baechler a pensé un moment à une rémission, avant que le mal ne reprenne. Il a fait le choix, en toute conscience, de ne pas suivre le traitement qui lui était proposé et s’en est allé, sereinement, le 13 août 2022, entouré de sa famille. Il est parti comme il a vécu, en esprit « bien trempé ».
L’œuvre qu’il nous laisse est à la fois immense et méconnue. La « récompense » écrivait Baechler avec une grande humilité dans Qu’est-ce que l’idéologie ? , la récompense n’est pas dans le succès, « mais dans l’effort, même solitaire et méconnu »[xxx].
Je suis persuadé que chacun d’entre nous, au sein de la grande famille des sciences de l’Homme et des sociétés, gagnerait à lire, à relire et à méditer ce que Jean Baechler a souhaité nous transmettre.
[i] Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 21.
[ii] Qu’est-ce que l’idéologie ? Paris, Gallimard, 1976, p. 373.
[iii]Démocraties, op. cit., p. 11.
[iv] Ibid. p 9, 11.
[v] Les suicides, Paris, Hermann, édition 2009, p. 11.
[vi] Qu’est-ce que l’idéologie ? op. cit., p. 17.
[vii] Le devenir, Paris, Hermann, 2010, p. 5.
[viii] Démocraties, p. 170.
[ix] Les phénomènes révolutionnaires, Paris, PUF, 1970, p. 32.
[x] Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002, p. 372
[xi] Démocraties, p. 425.
[xii] « Ordre et désordre dans les systèmes pluralistes » [1973], dans Jean Baechler, Écrits, tome 1 Philosophie, vol. 1, p. 211.
[xiii] Précis d’éthique, Paris, Hermann, 2014, p. 96.
[xiv] « Les origines de la démocratie grecque », Archives européennes de sociologie, 1980, 2, p. 224.
[xv] Précis d’éthique, op.cit., p. 108.
[xvi] « Aux origines de la modernité, castes et féodalités : Europe, Inde, Japon », Archives Européennes de Sociologie, 1986, 1, p. 32.
[xvii] « Peut-on écrire une histoire universelle ? », conférence prononcée à l’Institut, le 5 janvier 2005.
[xviii] Précis d’éthique, op. cit., p. 119.
[xix] Qu’est-ce que l’idéologie ? op. cit., p. 157.
[xx] Démocraties, p. 688.
[xxi] Ibid., p. 251 – l’idée revient, ailleurs, à différentes reprises.
[xxii] Qu’est-ce que l’idéologie ? p. 395.
[xxiii] Ibid., p. 21, 104, 60-61, 20, 404.
[xxiv] Précis d’éthique, p. 92.
[xxv] Ibid., p. 96, 119-120.
[xxvi] Démocraties, p. 214.
[xxvii] Jean Baechler, Alexandre Escudier, Résilience démocratique. Éléments de sociologie historique, Paris, Hermann, 2024.
[xxviii] Démocraties, p. 556, 688.
[xxix] Le devenir, p. 186, 74, 128, 79, 275, 186.
[xxx] Qu’est-ce que l’idéologie ? p. 405.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.