Communication de Jean-François RICARD « Justice et terrorisme : une institution admise : regard sur le Parquet National antiterroriste »

Communication du lundi 24 juin 2024 de Jean-François Ricard, Ancien chef du Parquet National Antiterroriste, Conseiller spécial du Garde des Sceaux en charge de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée

Thème de la communication : Justice et terrorisme : une institution admise : regard sur le Parquet National antiterroriste (PNAT)

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte ouvre la séance en rappelant que de 1963 à 1981, la Cour de sûreté de l’État a connu des affaires judiciaires revêtant une qualification terroriste (affaires corses, basques, Front de Libération de la Bretagne). Supprimée par une loi du 4 août 1981, cette cour ne fut pas remplacée et la dispersion des affaires terroristes entre les différentes juridictions du territoire national montra très vite ses limites. C’est aussi l’époque d’une série de violents attentats (attentats de la rue Marbeuf, rue des Rosiers, Orly, Action Directe…). C’est dans ce contexte que fut élaborée la loi du 9 septembre 1986 centralisant le traitement des infractions qualifiées de terroriste comme étant « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Cette loi, toujours en vigueur, a été modifiée et complétée jusqu’à la création en 2019 du Parquet National Antiterroriste.

La fréquentation quotidienne du terrorisme, les images terribles auxquelles on est soumis et les périls bien réels pour nos démocraties pourraient inciter à la noirceur et faire le choix de certaines raideurs. Au contraire : le respect du droit, sans la moindre concession, et le contradictoire doivent interroger à chaque instant le juge et le procureur en charge de ces contentieux et constituer des remparts contre la tentation d’envisager de moyens non conformes à l’éthique du magistrat.

La lutte antiterroriste consiste avant tout en une réponse à une menace. Elle peut s’exercer dans l’activité de la justice pénale, mais elle doit également prévenir, en détectant et réprimant un crime en préparation.

Si le terrorisme jihadiste reste aujourd’hui une préoccupation majeure en France, il n’en a pas toujours été ainsi. Le premier dossier judiciaire de terrorisme de type jihadiste a été ouvert à la fin 1993. À l’époque, il se caractérise par des réseaux en place à travers l’Europe afin de profiter de la manne incroyable des arsenaux de l’ex-Europe de l’Est, une dispersion des acteurs dans toute la France et une mise en relation des acteurs sur un mode horizontal. De 1996 à 2006, une nouvelle vague apparaît dont les acteurs ont connu des scènes de guerre, multiplié les déplacements internationaux, notamment dans le Londonistan, et ont pour certains un très bon niveau universitaire. Une autre vague apparaît à partir de 2004, en lien direct avec la guerre en Irak : ce sont de jeunes hommes, peu formés religieusement mais marqués par une adhésion très forte et la volonté d’agir et de mourir en martyr. La période 2007-2012 correspond à une période de repli qui ne signifie pas inactivité. Il en résulte une implantation massive de l’idéologie jihadiste et la volonté de se dissocier totalement de notre société jugée impie et ne permettant pas de vivre sa religion. Tous les éléments sont alors réunis pour connaître la période 2012-2019.

Si la menace projetée depuis l’étranger vers la France est toujours actuelle, c’est surtout la mouvance endogène aujourd’hui qui est la principale menace. Ce sont nos principes républicains et démocratiques qui sont rejetés : la liberté d’expression, la laïcité et l’égalité entre les hommes et les femmes en particulier. C’est parce que les enseignants ont la charge de transmettre ces valeurs qu’ils ont été ciblés. Deux types de terroristes se distinguent : des individus perturbés, peu formés idéologiquement ou religieusement, dans une situation de mal-être profond ; des jeunes sans difficulté existentielle marquée mais agissant par une sorte de mimétisme.

Qu’en est-il du juge pénal face au terrorisme ? La Cour de sûreté de l’État symbolisait le face à face entre l’État, qui représentait la société tout entière, et des groupes menant des actions s’apparentant à du terrorisme. Le juge, comme la victime, n’avait qu’une place très secondaire. Après sa suppression en 1981 et les vagues d’attentats qui frappèrent la France de 1981 à 1986, la grande loi du 9 septembre 1986 a permis de refuser tout nouveau recours à une justice d’exception mais aussi toute banalisation de l’action judiciaire, qui avait entraîné les échecs des années 1981 à 1986. C’est une conception très pragmatique qui a primé et qui a permis que la gestion du crime terroriste se détache de la seule atteinte à la sûreté de l’État. Le législateur définit le terrorisme comme une criminalité spécifique en le dissociant des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, au moment même où le terrorisme jihadiste, qui vise la société entière, se met en place. Le législateur a donc rendu possible d’aborder cette nouvelle page du terrorisme en dotant le juge des outils indispensables.

Le Parquet National Antiterroriste se compose d’une section en charge du terrorisme, composée de 17 membres ; d’une autre pour l’exécution et l’application des peines (4 membres) et enfin d’une section compétente en matière de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre (5 membres). Depuis 2012, le contentieux jihadiste représente l’essentiel du contentieux terroriste (42 attentats jihadistes ont été commis en France depuis 2012, tuant 273 personnes). Si certains contentieux historiques, notamment corse et turco-kurde, ont encore une existence, l’émergence du contentieux de l’ultra-droite ne saurait être négligée.

Juger les deux attentats les plus meurtriers ayant frappé la France (ceux du 13 novembre 2015 à Saint-Denis et Paris et du 14 juillet 2016 à Nice) posait d’immenses défis : il fallait juger de la manière la plus respectueuse des droits, mais éviter de donner une tribune aux accusés ; donner aux parties civiles toute leur place mais ne pas oublier la vocation première du procès pénal qui consiste à prouver une culpabilité ; œuvrer à la manifestation publique de la vérité et requérir la juste peine. La seconde problématique pour le PNAT était, dès sa constitution, de définir, face à un événement tragique, l’exact périmètre de sa compétence.

L’autre grand défi de ces dernières années a été de juger les crimes contre l’humanité. Entre 2014 et 2018, seulement deux affaires ont été jugées en lien avec le génocide des Tutsis au Rwanda. Depuis la fin 2021, ce sont 6 procès qui se sont tenus, concernant le Rwanda mais aussi le Liberia – procès historique à plusieurs titres au cours duquel notamment la justice française a reconnu pour la première fois le viol comme un crime contre l’humanité – et 3 hauts responsables du régime syrien, illustrant ce choix de lutter contre l’impunité de ces crimes.

Verbatim du communicant

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Communication de Cécile DANGLES et de Véronique SOUSSET sur la peine d’emprisonnement : « quel sens lui donner ? quel parcours vers la réinsertion ? »

Communication du lundi 17 juin 2024 de :

  • Cécile Dangles, Vice-présidente Juge de l’application des peines au tribunal judiciaire de Lille, actuellement en poste au Contrôle général des lieux de privation de liberté ;
  • Véronique Sousset, Directrice interrégionale adjointe des services pénitentiaires de Strasbourg

Thème de la communication : Regards croisés sur la peine d’emprisonnement : quel sens lui donner ? Le parcours vers la réinsertion ?

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte ouvre la séance en soulignant combien l’équilibre est souvent difficile à trouver entre ceux pour qui le salut réside dans l’augmentation du quantum des peines, l’insaturation de peines planchers, la rétention de sûreté ; et ceux pour qui les permissions de sortie, la libération conditionnelle constituent des moyens utiles et adaptés pour préparer une sortie qui interviendra un jour. Puis, il donne la parole tout d’abord à Cécile Dangles pour éclairer ce qu’est l’application des peines dans notre système de droit pénal, avant d’entrer en prison avec Véronique Sousset.

Cécile DANGLES

L’application des peines est un nouveau procès. Le procès pénal, au cours duquel est débattu en même temps de la culpabilité et de la peine, ne met pas un terme au processus judiciaire. Une fois la peine fixée par le juge du tribunal correctionnel ou la cour d’assises, commence le travail du juge de l’application des peines (JAP). Depuis 1945, l’idée d’une exécution individualisée de la peine s’est imposée. Il s’agit de tenir compte des efforts accomplis par le condamné pour adapter les modalités d’exécution de la peine d’emprisonnement. La mise en application de la peine est résolument tournée vers l’avenir, elle impose de multiples réajustements, un tissage de liens et de partenariats.

La conférence de consensus sur la prévention de la récidive en 2013 a constitué un tournant pour le monde judiciaire : pour la première fois une méthode novatrice, fondée sur des études scientifiques, dressait un état des connaissances et proposait des recommandations, en reposant la question du sens et des finalités de la peine et en considérant que la sanction pénale, pour garantir efficacement la sécurité de tous, doit viser en priorité l’insertion des personnes ayant commis une infraction. Elle proposait notamment la peine de probation et une politique de limitation de l’incarcération.

L’article 707 du code de procédure pénale, qui est le credo du JAP, indique que la prison n’est pas une fin en soi et que la préparation à la sortie doit s’imaginer dès l’entrée.

Le rôle du JAP est de donner de la valeur aux efforts fournis, de les souligner et de les valoriser. L’administration pénitentiaire ne pourrait pas assurer l’ordre et la sécurité des établissements si les personnes détenues n’avaient aucune perspective. Les outils du JAP sont nombreux : réductions de peines qui valident les efforts d’engagement dans des soins ou des activités ; permissions de sortie ; libération conditionnelle qui peut être demandée à mi-peine ; travail d’intérêt général ou jours-amende. Juger c’est décider. Le juge qui refuse tout se protège lui-même mais n’assure pas la protection de la société. Les études criminologiques montrent la nécessité de prévoir des étapes dans la préparation de la sortie en s’ajustant à la réalité de la personne et à ses besoins. Le travail du juge et de ses partenaires est de s’inscrire dans un parcours d’exécution de la peine.

Mais le juge ne peut rien seul. Il doit pouvoir compter sur l’éclairage de partenaires institutionnels mais aussi sur les associations, les foyers, les structures de soins, les mairies ou les entreprises. En ce sens, la délinquance est l’affaire de tous.

Véronique SOUSSET

Véronique Sousset prend ensuite la parole en rappelant que l’ambition est de faire du temps de l’incarcération un temps utile pour les détenus et pour la société car la réinsertion sociale est un gage de sécurité publique. La question est donc celle du sens de la peine et du parcours en prison.
De l’image de l’hôtel 4 étoiles à celle du cachot, la perception ordinaire de la prison est souvent empreinte de clichés, éloignés de la réalité. Parce qu’elle est un monde clos qui recèle une part de la violence de la société, la prison cristallise les craintes et les attentes. C’est l’institution qui est sommée de réussir là où d’autres ont échoué.

La loi du 22 juin 1987 posait pour la première fois, la définition du service public pénitentiaire et ces deux missions : la garde et la réinsertion. Un code pénitentiaire composé de 7 livres et 1 650 articles est entré en vigueur le 1er mai 2022.
Poser la question du sens de la peine c’est se poser celle du sens de la prison.

Malgré le paradoxe apparent, l’enfermement doit préparer le retour à la vie libre et les hauts murs d’enceinte des prisons doivent être une frontière solide et perméable. Le nombre de détenus a atteint un niveau record au 1er mai 2024 avec 77 647 personnes incarcérées pour 61 000 places, cette situation de surpopulation contraignant 3 400 détenus à dormir sur un matelas au sol. La densité carcérale globale s’établit à 126% mais atteint 150% dans les maisons d’arrêt où sont incarcérés les détenus en attente de jugement et ceux condamnés à de courtes peines (inférieures ou égale à 2 ans). Contrairement aux maisons centrales ou aux centres de détention, il n’y a pas de numerus clausus en maison d’arrêt. Cette surpopulation, jamais connue en temps de paix, est en augmentation : en 3 ans, il y a eu plus de 17 000 détenus supplémentaires. Cette réalité des conditions d’enfermement peut venir mettre à mal l’ambition de la prison qui est de concilier l’enfermement et la réinsertion. Les conditions de détention dignes et respectueuses sont une exigence humaniste et républicaine et participent à la bonne exécution de la peine.

D’autres services publics interviennent en prison pour lui donner un sens : le service hospitalier, de l’éducation nationale, des collectivités ou des travaux pour des concessionnaires privés. Les formations professionnelles contribuent aussi à la socialisation, désormais proposées et financées par les conseils régionaux. Les liens avec l’extérieur sont assurés. Enfin, le sens de la prison est aussi très dépendant de l’architecture et des conditions de détention. De la prison construite sur le modèle du panoptique de Bentham à la fin du XIXè siècle, aux nouvelles structures comme les SAS (structures d’accompagnement vers la sortie) conçues pour s’intégrer dans l’environnement urbain, l’éventail est large.

Il y a donc non pas une mais des prisons dont la finalité, au-delà de la mission de garde et de garantie de l’effectivité de la peine, est de préparer la réinsertion dans le souci constant de reposer les bases du contrat social. Le parcours vers la réinsertion est un chemin souvent escarpé. La sortie aménagée, opposée à la sortie sèche, est le rempart le plus efficace contre la récidive

Comme il n’y a de peine utile que de peine juste, le temps passé en prison doit préparer l’avenir.

Verbatim des communicantes

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Communication de Laurent RIDEL sur la « France pénitentiaire »

Communication du lundi 10 juin 2024 de Laurent Ridel, Inspecteur général de la justice, ancien directeur de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice

Thème de la communication : Regard sur la France pénitentiaire

Synthèse de la séance

La prison est une institution sociale qui doit être assumée par la société. Elle n’est pas, par essence, bonne ou mauvaise. Elle est ce que la société en fait, en fonction des moyens attribués, des règles de fonctionnement définies et des objectifs assignés. Elle n’est pas à la marge de la société mais au cœur de celle-ci et contribue à préserver le contrat social et le pacte républicain.
L’administration pénitentiaire suit aujourd’hui plus de 260 000 personnes dont un peu moins de 78 000 sont incarcérées. Les autres (soit 180 000), appelés probationnaires, purgent leurs peines restrictives de liberté en milieu libre. Ces 260 000 personnes sont prises en charge par 103 Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation et 187 établissements pénitentiaires. Les personnes détenues sont pour une majorité écrasante des hommes (96%), relativement jeune (35 ans en moyenne). C’est une population fortement précarisée et fragilisée sur le plan familial et professionnel, au sein de laquelle les addictions et les problématiques psychiatriques sont sur-représentées. Les détenus sont en majorité de nationalité française. Si la durée du séjour a tendance à s’allonger (autour de 12 mois actuellement), les durées de détention sont très contrastées en fonction des peines prononcées. Le taux de détention en France s’établit autour de 110 pour 100 000 habitants – ce qui situe la France dans la moyenne du Conseil de l’Europe – mais contrairement à ses voisins, ce taux est en augmentation sensible ; tandis que le taux de probation français est de 265 pour 100 000 habitants, soit le deuxième taux le plus élevé en Europe de l’Ouest après l’Angleterre. La combinaison de ces taux permet de battre en brèche l’idée que la justice pénale en France serait laxiste. Le niveau de réponse pénale est parmi l’un des plus élevé d’Europe.

La difficulté éprouvée par la société française à assumer avec sérénité ses prisons, en tant qu’institution nécessaire à la préservation de l’équilibre social, peut se lire dans l’opposition entre le populisme pénal qui voit dans le délinquant une personne irrécupérable et l’angélisme pénal qui voit dans la prison un lieu d’arbitraire et le creuset de la récidive.

L’administration pénitentiaire est l’une des administrations qui a le plus évolué en l’espace d’une génération, notamment dans son rapport au droit. La prison était il y a encore quelques décennies quasiment en dehors du droit. Les détenus ont désormais des droits qu’ils peuvent faire valoir de façon très concrète. Par ailleurs, les métiers pénitentiaires se sont diversifiés et enrichis, reflétant les nouvelles missions confiées à cette administration. Une réforme statutaire permet aussi de rendre ce secteur plus attractif, l’enjeu de recrutement consistant un immense défi pour l’administration pénitentiaire avec le départ à la retraite de toute une génération de fonctionnaires et l’ouverture de plus de 50 établissements avec le plan 15 000 places de prison, annoncé par le président Macron.

Si la prise en charge de personnes détenues radicalisées a toujours existé, il existe aujourd’hui deux différences notables : le nombre élevé d’incarcérations en un temps réduit et le caractère prosélyte de cette population. En 2020, on comptait plus de 500 terroristes islamistes en prison, et 1000 détenus de droit commun radicalisés. Le modèle français de prévention de la radicalisation est aujourd’hui reconnu au niveau européen. Cette stratégie ambitieuse et pragmatique s’est appuyée sur 3 piliers : garantir en détention le respect des droits de personnes détenues, la mise en place d’une politique de lutte contre la radicalisation, la création du Service National du Renseignement Pénitentiaire.

L’encellulement individuel, posé par la loi en 1875, a été solennellement réaffirmé par la loi « présomption d’innocence » du 15 juin 2000. Toutefois cette notion, très française, n’est toujours pas appliquée et un 6ème moratoire a été voté en 2022. La situation de surpopulation carcérale est un véritable fléau structurel qui contribue à dégrader les conditions de détention, à compromettre le sens et l’efficacité des peines et à aggraver la violence en prison. La politique visant à favoriser les mesures de probation ne s’est pas traduite par une baisse de la population carcérale, en vertu du phénomène qualifié d’« extension du filet pénal ».

Au vu des coûts humains mais aussi économiques (la construction d’une place de prison coûte entre 300 et 400 000 € et le coût de fonctionnement de la journée de détention est de 120 €), il est impératif qu’une réflexion apaisée et constructive soit engagée par l’ensemble des acteurs. Il est indispensable de sortir de cette facilité consistant à faire de l’emprisonnement la réponse simpliste aux problématiques complexes que d’autres institutions ont échoué à traiter.

Verbatim du communicant

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Communication de François SAINT-PIERRE : « Regard d’un avocat sur la justice pénale en 2024 »

Communication du lundi 3 juin 2024 de François Saint-Pierre, avocat au barreau de Lyon

Thème de la communication : Regard d’un avocat sur la justice pénale en 2024

Synthèse de la séance

Tacite, dans les Annales, assignait aux avocats une mission exigeante mais cruciale : « empêcher qu’un accusé soit livré à la force », autrement dit à l’arbitraire. Il posait là les prémices de ce que l’on appelle aujourd’hui « le procès équitable », concept moderne, né de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui a suscité de profondes évolutions de l’organisation judiciaire, des procédures mais aussi de notre système légal. En quelques années, notre droit, d’essence purement législative depuis la Révolution et le 1er Empire, s’est métamorphosé en droit jurisprudentiel, prétorien.

Plus encore que par le passé, les juges exercent désormais une fonction majeure : non seulement celle de « dire le droit » mais aussi de le créer, de l’inventer. À une condition : que les avocats remplissent leur office en posant des questions de droit, des questions pertinentes auxquelles les juges doivent répondre, ne pouvant se les poser d’initiative. Cette importance de la place du droit dans les salles d’audience est l’une des évolutions majeures du procès pénal depuis les années 2010.

L’indépendance de la justice face au pouvoir politique est la garantie que les juges se prononceront avec objectivité sur les faits en cause et la responsabilité de l’accusé et de la qualité juridique. Le droit est un discours juridique autonome, distinct du discours politique, avec un lexique, une méthodologie et des règles qui lui sont propres.

En 2010, Mireille Delmas-Marty avait écrit dans Libertés et sûreté dans un monde dangereux que notre conception classique de l’État de droit était minée, non seulement par le terrorisme et le gangstérisme, mais aussi par les réponses politiques privilégiant les impératifs sécuritaires au préjudice des libertés et de la sûreté. La suite lui a donné raison. De 2015 à 2021, des événements de nature très différente ont précipité et condensé ce que l’on peut appeler la crise de l’État de droit : les attentats terroristes de Paris de janvier et novembre 2015, de Nice en 2016, le mouvement social des gilets jaunes en 2018 et 2019 et enfin la pandémie du coronavirus et le confinement général de la population en 2020 et 2021. Notre État de droit a alors régressé. Le pire est à craindre pour l’avenir. Aujourd’hui, deux des principaux partis politiques français (le Rassemblement National et Les Républicains) réclament le retrait de la France de la Convention européenne des droits de l’homme, ou du moins la suppression du droit de recours individuel des personnes devant la Cour européenne, en réaction à l’essor du droit européen et à sa diffusion dans les droits nationaux. Les conséquences d’un tel choix politique seraient majeures sur nos systèmes juridiques et judiciaires en France.

Notre monde judiciaire a profondément évolué ces dernières années. En 1981, le 9 octobre, furent adoptés le même jour la loi d’abolition de la peine de mort et le décret d’ouverture du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans les années 1980, une commission, présidée par M. Delmas-Marty, dans laquelle siégèrent Bruno Cotte et d’autres grands juristes, fut mandatée pour imaginer un nouveau système de « mise en état des affaires pénales » afin d’abandonner l’ancien système hérité du code d’instruction criminelle napoléonien pour un nouveau système de nature accusatoire. Le gouvernement y renonça dès octobre 1990, conservant le système de l’instruction judiciaire, et le faisant évoluer avec plus d’une trentaine de lois de réforme du code de procédure pénale. Jean-Marc Sauvé estimait ici-même que le code de procédure pénale avait été rendu illisible par l’accumulation de ces modifications législatives. En 2004, Dominique Perben, garde des sceaux, porta une loi (du 9 mars) qui fit date en inaugurant les JIRS (Juridictions interrégionales spécialisées dans la répression de la criminalité organisée et le terrorisme) dotées de pouvoirs d’instruction plus intrusifs et performants. C’est également cette loi qui introduisit la pratique du plaider coupable qui s’est aujourd’hui banalisée.

Aujourd’hui, le juge d’instruction n’est plus le magistrat le plus puissant de France. Ce sont les procureurs de la République. Cette nouvelle arborescence de la justice pénale présente quelques graves défauts de conception : le fait de pouvoir conduire des investigations sans ouverture d’information judiciaire fait que les personnes concernées (victimes ou suspectées) sont privées de tout statut juridique et donc démunies de tout droit de défense ; le second défaut est que le statut des procureurs et des magistrats du ministère public n’a pas été mis au niveau pour jouer ce nouveau rôle.

En 2010, l’innovation de la question prioritaire de constitutionnalité a provoqué l’éclosion d’un nouveau champ juridique. En 14 ans, ce sont plus de 1 100 décisions qui ont été rendues par les juges du Conseil constitutionnel, construisant une jurisprudence créatrice, comme sur la réforme de la garde à vue par exemple. En 2011, quatre arrêts du 15 avril opérèrent une révolution jurisprudentielle à bas bruit de la Cour de cassation, inversant l’ordre juridique classique par rapport à la CEDH.

Par temps de crise, les libertés publiques peuvent s’effriter soudainement et l’État de droit céder la place à des états d’urgence. Les règles d’un État de droit sont fragiles et leur transgression est aisée, si l’on n’y prend garde, chacun dans ses fonctions respectives.

Verbatim du communicant

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Colloque consacré au cinquantenaire de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing

Colloque « Valéry Giscard d’Estaing : modernité, expérience et vision »
organisé par la Fondation Valéry Giscard d’Estaing
(Auditorium André et Liliane Bettencourt)

Synthèse du colloque

La journée est consacrée au colloque organisé par la Fondation Valéry Giscard d’Estaing, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la Présidence de la République : « Valéry Giscard d’Estaing : modernité, expérience et vision ».

Ce colloque, placé sous le haut patronage du président de la République Emmanuel Macron, organisé à l’initiative d’Éric Roussel, et de l’Académie des sciences morales et politiques, à l’auditorium André et Liliane Bettencourt, et de l’Institut de France et de l’Académie française a été ouvert par le Chancelier de l’Institut de France, Xavier Darcos.

Éric Roussel a ensuite prononcé un propos introductif dans lequel il a rappelé que Valéry Giscard d’Estaing, s’inscrivant dans la pensée d’Alexis de Tocqueville, prêtait une attention toute particulière au respect des formes démocratiques et du temps électoral.

Bruno Roger-Petit, le conseiller mémoriel d’Emmanuel Macron a ensuite fait part du message du président de la République, dont la présence a été empêchée par un déplacement en Allemagne, insistant notamment sur l’ambition européenne de Valéry Giscard d’Estaing, faite de réalisme et d’idéalisme, ambition qui était celle de cette génération ayant connu la guerre et déterminée à en conjurer le retour.

Après la prise de parole de Louis Giscard d’Estaing, président de la Fondation Valéry Giscard d’Estaing, différentes tables-rondes se sont succédé auxquelles ont contribué plusieurs membres de l’Académie des sciences morales et politiques. Dans la première table-ronde intitulée « Modernité et innovations démocratiques », Alain Duhamel a dressé le bilan politique de Giscard tandis que Jean-Claude Casanova qui fut conseiller du Premier Ministre Raymond Barre de 1976 à 1981 a évoqué notamment les liens qui unissaient Giscard et Raymond Barre. La table ronde s’est clôturée par une intervention de l’ancien premier ministre Édouard Philippe.

La matinée s’est clôturée par une table ronde animée par Ruth Elkrief et consacrée au thème « « Un libéralisme avancé » pour des réformes qui ont changé la société », en présence de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet.

L’après-midi s’est ouverte avec une intervention de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy. Puis Michel Pébereau, qui fut directeur de cabinet de Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie, de 1970 à 1974, puis directeur de cabinet du ministre de l’Économie de Giscard, René Maunoury, a évoqué en compagnie de Jean-Claude Trichet le « modernisme économique et (les) réformes audacieuses » de celui qui mis en place un programme de libération des prix.

L’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve est ensuite intervenu dans le cadre de la table ronde « Pour une société prospère, des politiques novatrices ».

Enfin, lors de la dernière table ronde qui avait pour thème « Une nouvelle pensée de la diplomatie : l’Europe et le monde », Jacques de Larosière et Jean-David Levitte ont évoqué la dimension internationale du mandat du président et le contexte des relations internationales lors de son septennat.

La journée a été conclue par le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Amin Maalouf.

Des classes du lycée Janson de Sailly, que fréquenta le président de la République, étaient présentes pour assister à ce colloque.

Verbatims des intervenants

Intervention de Jean-Claude Trichet (table ronde consacrée au modernisme économique : des réformes audacieuses)

Intervention de Jacques de Larosière (table ronde « Une nouvelle pensée de la diplomatie: l’Europe et le monde »)

« La banquise a enfin craqué » telle était la phrase par laquelle notre Ministre des Finances ouvrait la session annuelle du Fonds Monétaire International en 1971.
En effet, le système dit de Bretton Woods était en train de s’effondrer. Le dollar était surévalué, le déficit américain était gonflé par les dépenses de la guerre du Vietnam. Il fallait dévaluer la monnaie américaine. Mais, comme elle était le centre du système monétaire international, cette dévaluation était complexe à mettre en œuvre.
J’eus le privilège d’accompagner le Ministre des Finances aux Açores en décembre 1971, une réunion franco-américaine se tint sous l’égide des deux Présidents. M. Giscard d’Estaing expliqua que la théorie américaine d’une réévaluation de toutes les autres monnaies par rapport au dollar n’était pas acceptable. En effet, les déficits et les problèmes venaient des Etats-Unis : c’était à eux de dévaluer. L’argumentation du Ministre était imparable et les Etats-Unis durent céder.
Au cours de ces années 70, je peux dire, ayant assisté à l’ensemble des réunions monétaires qui se tinrent à l’époque, que M. Giscard d’Estaing était le seul qui avait une vision en profondeur des problèmes monétaires internationaux. Il exerçait, de ce fait, une autorité intellectuelle et morale sur ses collègues.
Il avait une conviction qui ne l’a jamais quitté au cours de son existence : le monde a besoin d’un système de taux de change stables mais ajustables afin que s’exerce une certaine discipline macro-économique à l’échelon international. C’est ce qu’il réalisa, du reste, en Europe avec le mécanisme de change européen qu’il mit au point en 1978-79 en collaboration avec son ami M. Helmut Schmidt.
Le voisinage que j’eus à l’époque avec M. Giscard d’Estaing m’influença au plus haut point : son intelligence exceptionnellement rapide m’obligea à être clair et centré sur les sujets ; sa vision du monde – qui le différenciait de la plupart de ses collègues – m’a toujours profondément marqué.
Il nous faudrait aujourd’hui des leaders politiques de ce calibre, de cette intelligence et de ce souci du bien commun.

Jacques de Larosière, le 27 mai 2024

Revoir le colloque

Programme détaillé

En présence de Bernard Stirn, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

9h-9h30 : Introduction
  • Accueil par Xavier Darcos ancien ministre, Chancelier de l’Institut de
    France
  • Propos introductif par Eric Roussel, membre de l’Académie des Sciences morales
    et politiques, Président du Conseil scientifique de la Fondation Valéry Giscard
    d’Estaing
  • Message d’ouverture par Emmanuel Macron, Président de la République
    Introduction par Louis Giscard d’Estaing, Président de la Fondation Valéry
    Giscard d’Estaing
9h30-10h10 : Un changement de style dans la conduite de la politique
  • Modérateur : Patrice Duhamel

Intervenants :

  • Philippe Augier, maire de Deauville, président de la Communauté de communes Coeur Côte Fleurie, ancien président des Jeunes Giscardiens
  • Dominique Bussereau, vice-président de la Fondation VGE, ancien ministre, ancien président des Jeunes Giscardiens ;
  • Pascal Perrineau, professeur des universités à Sciences Po, ancien directeur du CEVIPOF

  • Grand témoin : Catherine Nay, journaliste

10h15-11h25 : Modernité et innovations démocratiques

  • Modérateur : Guillaume Tabard

Intervenants :

  • Alain Duhamel, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques ;
  • Jean-Claude Casanova, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques ;
  • Patrick Gérard, conseiller d’État, professeur associé au Cnam ;
  • Jérôme Jaffré, politologue, chercheur associé au Cevipof de Sciences Po ;
  • Anne Levade, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, présidente émérite de l’Association française de droit constitutionnel

  • Grand témoin : Édouard Philippe, ancien Premier ministre, maire du Havre

11h30-12h30 : « Un libéralisme avancé » pour des réformes qui ont changé la société

  • Modérateur : Ruth Elkrief

Intervenants :

  • Dominique de la Garanderie, avocate, ancien bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Barreau de Paris ;
  • Anne Méaux, présidente d’Image 7, ancienne membre du service de presse de la Présidence de la République ;
  • Anne d’Ornano, ancienne maire de Deauville ; Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du Travail

  • Grand témoin : Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale

12h45 – 14h30 : Déjeuner-cocktail | Dédicace d’ouvrages avec Pierre Albertini, Jean-Claude Bartoll, Philippe Ratte, Eric Roussel et Antoine Vincent

14h30 : Intervention de Nicolas Sarkozy, Président de la République (2007-2012)

14h45-15h40 : Le modernisme économique : des réformes audacieuses

  • Modérateur : Nicolas Beytout

Intervenants :

  • Jean-Pierre Fourcade, ancien ministre de l’Economie et des Finances, et de l’Equipement ;
  • Mathilde Lemoine, chef économiste du Groupe Edmond de Rothschild, membre de conseils d’administration ;
  • Michel Pébereau, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, président d’honneur de BNP-Paribas ;
  • Michel de Rosen, président du Conseil d’Administration Forvia, membre du Conseil scientifique de la Fondation Valéry Giscard d’Estaing ;
  • Jean-Claude Trichet, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, ancien Gouverneur de la Banque de France

  • Grand témoin : Nicolas Baverez, avocat, essayiste

15h45-16h40 : Pour une société prospère, des politiques novatrices

  • Modérateur : Florence de Soultrait

Intervenants :

  • Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL ;
  • Daniel Laurent, professeur honoraire des universités, ancien vice-chancelier des universités de Paris, ancien directeur adjoint de cabinet d’Alice Saunier-Seïté, ministre des universités ;
  • Alain Lamassoure, ancien ministre, ancien conseiller environnement à l’Elysée ;
  • Christophe Léribault, membre de l’Académie des Beaux-Arts, président de l’Etablissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles

  • Grand Témoin : Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre

16h45-17h55 : Une nouvelle pensée de la diplomatie: l’Europe et le monde

  • Modérateur : Darius Rochebin

Intervenants :

  • Jacques de Larosière, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, ancien Gouverneur de la Banque de France ;
  • Enrico Letta, ancien Premier ministre de l’Italie, président de l’Institut Jacques Delors ;
  • Jean-David Levitte, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, Ambassadeur de France, chargé de mission, adjoint du conseiller diplomatique à l’Elysée de 1975 à 1981 ;
  • Gérard Longuet, député 1978-1981, sénateur honoraire, ancien ministre de la Défense ;
  • Message du Prof. Hans-Gert Pöttering, ancien président du Parlement européen

  • Grand témoin : message de Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre

18h00 : Conclusion : Amin Maalouf, Secrétaire perpétuel de l’Académie Française.

Communication de Laure BECCUAU sur « le traitement judiciaire des violences sexuelles et des violences intra-familiales »

Communication du lundi 13 mai 2024 de Laure Beccuau, Procureure de la République de Paris

Thème de la communication : Le traitement judiciaire des violences sexuelles et des violences intra-familiales

Synthèse de la séance

L’intervention judiciaire dans le traitement des violences sexuelles et des violences intrafamiliales est un sujet complexe, d’une extrême sensibilité et qui s’inscrit dans un contexte sociologique et juridique constamment évolutif. Dans ce domaine, plus que dans tout autre domaine d’investigation judiciaire, semblent se percuter le principe cardinal de la présomption d’innocence et le nécessaire devoir de recueillir la parole des victimes par une écoute bienveillante et attentive, sous-tendue par la conviction préalable résumée par la formule de la CIIVISE « je te crois et je te protège ».

Certaines données statistiques donnent un sentiment de vertige : en 2023, 94 femmes ont été tuées par leur conjoint, soit un féminicide tous les 4 jours ; à Paris, 7 535 plaintes pour violences conjugales ont été reçues en 2023, soit plus d’une vingtaine par jour ; et alors même que l’on sait la difficulté de cette démarche, l’augmentation est constante. Selon la CIIVISE, 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles, ce qui signifie qu’un enfant est victime d’un viol ou d’une agression sexuelle toutes les 3 minutes.

L’évolution tant sociologique que juridique a amené à l’emploi de nouvelles notions pour appréhender la réalité des faits : les notions d’emprise, de contrôle coercitif, de vulnérabilité ou soumission chimique, de sidération et dissociation psychique ou encore d’amnésie traumatique sont venues étoffer la compréhension de cette réalité sensible et complexe car touchant à l’intime. Le mouvement « Me too » qui a émergé en 2017 et ne cesse de s’amplifier, concernant récemment le monde médical ou militaire, a mis une lumière brute sur la réalité des faits. Pourtant, particulièrement dans le domaine des violences sexuelles, les classements sans suite restent importants et la réponse pénale faible. Cela dégrade la confiance dans l’institution judiciaire et provoque parfois la recherche d’une justice médiatique. Si les évolutions législatives se sont multipliées, notamment depuis le « Grenelle des violences conjugales », elles restent inachevées : la notion de consentement en particulier doit apparaître explicitement dans le texte d’incrimination et la définition du viol.

La plupart des procédures pénales débute par une plainte. Se pose alors la question de la saisine du service enquêteur. L’enquête a pour but de rassembler les preuves d’une infraction et d’en identifier l’auteur. Un principe essentiel la guide : la conduite à charge et à décharge. L’infraction susceptible d’avoir été perpétrée ayant été établie, toute l’attention doit ensuite être apportée à l’audition de la victime. On en sait aujourd’hui l’importance et la délicatesse, notamment celles de mineurs, qui sont filmées, parfois au sein d’une salle adaptée, et les enquêteurs y sont mieux formés. La prise de conscience de ces nouvelles notions utiles pour éclairer le contexte des faits permet en outre d’éviter les questionnements inutilement suspicieux (pourquoi la plaine n’a-t-elle pas été déposée immédiatement ? pourquoi ne vous êtes-vous pas défendu ? ne l’avez-vous pas cherché ?).

La notion d’emprise ou de contrôle coercitif permet ainsi d’expliquer l’absence de plaintes ou les plaintes déposées et retirées. Ce retrait de la plainte entraînait autrefois le classement de la procédure. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Vient ensuite l’audition du mis en cause qui est, dans la majorité des faits, connu de la victime – dans le cas des violences conjugales évidemment mais également dans le domaine des violences sexuelles. La majorité des viols ont lieu dans le cadre intrafamilial ou amical. À Paris, en 2023, sur 1 166 viols recensés, 97 ont été commis sur la voie publique.

Viennent ensuite le temps de l’orientation de la procédure et celui du jugement. Le principal motif de classement est l’absence d’éléments à charge suffisants. En cas de poursuite, la saisine du juge d’instruction s’impose dès que les faits sont de nature criminelle. La création des cours criminelles départementales en 2019, compétentes pour juger les crimes punis de 15 à 20 de réclusion criminelle, avait un double objectif : éviter la disqualification d’un crime en délit (un viol devenant une agression sexuelle) et réduire le temps d’audiencement des procédures. Si le premier objectif a été atteint, le second s’éloigne au vu de l’importance des stocks générés.

Le temps long de la justice doit être intégré dans l’accompagnement de la victime et du mis en cause comme a pu le montrer des féminicides perpétrés alors même que l’auteur était sous contrôle judiciaire, déjà condamné ou venait de sortir de prison. L’accompagnement de la victime peut prendre diverses formes allant du « téléphone grave danger » au « bracelet antirapprochement » ou à l’ordonnance de protection. L’accompagnement de la victime doit être attentif à tous les stades de la procédure et l’impact de la décision de classement est trop souvent négligé.
La lutte contre les violences conjugales ou sexuelles ou sexistes passe par la révélation des faits. Seulement 12% des femmes victimes de viol ou de tentatives de viol porterait plainte. En quelques années l’évolution du traitement judiciaire a été spectaculaire, mais celui du contexte sociétal également avec la diffusion par les réseaux sociaux et l’industrie pornographique d’images déformées de la relation sexuelle, ou la banalisation de la prostitution chez certaines adolescentes, autant de signaux qui imposent une vigilance constante.

Verbatim de la communicante

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Communication d’Anne-Marie GALLEN et d’Olivier LEURENT « Regards sur la Cour d’assises, avec ou sans jurés »

Communication du 6 mai 2024 de :

  • Anne-Marie GALLEN, Présidente de la chambre à la cour d’appel de Douai et présidente de Cour d’assises et de cour criminelle départementale
  • Olivier LEURENT, Président du tribunal judiciaire de Marseille, ancien président de la Cour d’assises de Paris

Thème de la communication : Regards sur la cour d’assises avec ou sans jurés

Synthèse de la séance

Le vice-président, Jean-Robert Pitte ouvre la séance en excusant le président Bruno Cotte, absent pour raison de santé, et en transmettant ses regrets de ne pouvoir être présent.

Olivier Leurent commence son propos en rappelant que la Cour d’Assises est une juridiction emblématique d’une justice rendue au nom du peuple français, qui revendique aujourd’hui, légitimement, un droit de regard sur la justice, qu’il conçoit comme un service public et un pouvoir indépendant, essentiels à l’État de droit.
La Cour d’assises est la fille de la Révolution française. En effet, la déclinaison judiciaire de la notion de souveraineté nationale implique que la justice soit rendue au nom du peuple français par des représentants de la Nation. La Constitution du 3 septembre 1791 met en place des tribunaux criminels départementaux composés d’un jury populaire compétent pour statuer sur la culpabilité ; tandis que des juges ont pour mission de déterminer la peine. Dès cette période les grands principes qui régissent la Cour d’assises sont énoncés : le principe de l’oralité des débats (l’intégralité des éléments du dossiers d’instruction est débattue oralement et le dossier n’est pas emporté dans la salle des délibérés), le principe de leur publicité (c’est la fin de la lettre de cachet) et le respect du contradictoire (qui signifie qu’aucune pièce ne peut être utilisée au cours des débats si elle n’a pas été communiquée préalablement à l’ensemble des parties avec un temps suffisant pour en prendre connaissance). Elle se caractérise également par une procédure inquisitoire et non accusatoire, ce qui distingue fondamentalement le rôle du président de celui des juridictions des pays de Common Law ou des juridictions pénales internationales d’inspiration anglo-saxonne : il dirige les débats de manière totalement impartiale en veillant que ceux-ci soient autant à charge qu’à décharge et que le temps de parole soit équilibré entre accusation, parties civiles et défense.
C’est avec le Code de l’instruction criminelle de 1808 qu’est véritablement créée la Cour d’assises. Née de l’idéal révolutionnaire, elle a connu nombre de réformes, souvent liées au pouvoir d’influence – réel ou supposé – de la magistrature sur les jurés. Le régime de Vichy crée en 1941 un échevinage total – qui sera maintenu par le code de procédure pénale de 1958 – qui instaure que jurés et magistrats statuent ensemble sur la culpabilité et sur la peine. Ce n’est qu’en 1978 que les jurés sont tirés au sort sur les listes électorales, et non plus parmi les notables. À partir de 1987, puis 2005, les jurés ne participent plus aux Cours d’assises jugeant des affaires de terrorisme ou de trafic de stupéfiants. Un droit d’appel est instauré avec la loi du 15 juin 2000 ; l’obligation de motiver les verdicts sur la culpabilité apparaît en 2011 et l’enregistrement sonore des débats devient obligatoire. Les audiences peuvent être désormais entièrement filmées à des fins pédagogiques – et non plus seulement historiques comme le prévoit la loi Badinter de 1985.
Au-delà de ces réformes successives, les jurés demeurent-ils sous influence ? De quelles influences s’agit-il réellement ? De celles des magistrats professionnels, des médias, ou de l’influence sur les jurés de leur propre parcours de vie et de leurs a priori sur la justice ? Afin d’accompagner au mieux les jurés, avant de se retirer pour délibérer, le président doit donner lecture de l’article 353 du code de procédure pénale qui leur prescrit de « s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense ».
La lecture de la feuille de motivation, lors du verdict, est un moment essentiel pour faire comprendre à l’accusé, mais aussi à la société tout entière, les raisons qui ont emporté la conviction de la Cour d’assises.
Les Cours d’assises sont aujourd’hui confrontées à de nouvelles évolutions, miroirs de la société : celle de la place des victimes qui s’est accrue et qui confère à la justice la capacité de participer à une forme de réparation psychologique, même si elle n’a pas vocation à être thérapeutique ; celle de l’allongement des délais de prescription notamment en matière de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs – l’écoulement du temps ne pouvant plus être considéré comme une cause d’irresponsabilité pénale ; de même que la maladie psychiatrique.
Les attentes à l’égard de la justice sont énormes. Celle-ci n’est pourtant faite que d’hommes et de femmes faillibles, dont on espère qu’ils jugent comme ils aimeraient eux-mêmes être jugés, en recherchant la part d’humanité qui nous relie à tout accusé, même celui coupable des faits les plus graves.

Anne-Marie Gallen présente ensuite la nouvelle juridiction que constitue la cour criminelle départementale.
La création des cours criminelles départementales repose sur le constat que, confrontée à l’inflation des procédures criminelle, la Cour d’assises peinait depuis de nombreuses années à remplir son rôle premier, à savoir celui de juger les affaires criminelles dans un délai raisonnable et celui de juger toutes les affaires susceptibles de revêtir une qualification criminelle. En effet, un grand nombre de dossiers criminels impliquant des accusés libres n’étaient plus jugés qu’au compte-goutte. Par ailleurs, la pratique massive de la correctionnalisation, pour faire face à l’afflux des procédures de viols à la suite des évolutions de la société, aboutissait à dégrader ces crimes en agressions sexuelles, pour les juger devant les tribunaux correctionnels, au risque de méconnaître l’intérêt de la victime et de fausser la réponse judiciaire. Ces constats ont conduit à l’expérimentation puis à la création de la cour criminelle départementale (CCD) dans le but de juger plus vite et de juger mieux. La Cour d’assises reste compétente en appel et pour les crimes les plus graves ; la CCD permet de juger les crimes punis jusqu’à 20 ans de réclusion criminelle par des majeurs non-récidivistes, essentiellement les viols, les coups mortels et les vols à main armée. La cour criminelle est composée d’un président et de 4 assesseurs.
Suite aux résultats favorables de l’expérimentation menée, la loi du 23 décembre 2021, dite « loi pour la confiance dans l’institution judiciaire », a créé la cour criminelle départementale.
Une mobilisation négative des avocats pénalistes et de certains syndicats de magistrats s’est manifestée dès le début de l’expérimentation des CCD, les principales critiques émises tenant à la perte supposée de l’oralité et à celui d’une justice de l’entre-soi, ainsi qu’aux difficultés à mobiliser des magistrats. Toutefois l’expérimentation des CCD a permis de montrer que le contradictoire et l’oralité des débats étaient respectés, les délais étaient raccourcis et les coûts financiers restreints. Par ailleurs, le modèle de la Cour d’assises avec jurés n’est pas sans défaut et doit faire face à la difficulté à composer des jurys, tellement les demandes de dispense sont nombreuses aujourd’hui.
Si l’on s’accorde sur le droit de chacun, accusé ou victime, d’être jugé dans un délai raisonnable – ce que proclame la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – et sur la nécessité de réduire la détention provisoire, on ne peut que s’accorder sur la nécessité de juger plus rapidement. La justice doit donc se réinventer, magistrats et avocats doivent y contribuer.

Verbatims des communicants

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Communication de Jean-Baptiste BLADIER « La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un procureur »

Communication du lundi 22 avril 2024 de Jean-Baptiste Bladier, Procureur de la République de Meaux

Thème de la communication : La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un procureur

Synthèse de la séance

Jean-Baptiste Bladier

La délinquance du quotidien ne recouvre pas l’entièreté de l’activité journalière d’un parquet. Les attributions en matière civile, commerciale ou administrative occupent une large part des effectifs (30% dans un parquet comme celui de Meaux qui compte 20 magistrats, ce qui le situe au 15ème rang national sur le total des 169 parquets qui existent en France). La justice criminelle ou de la grande délinquance économique et financière mobilisent 6 à 7% des ressources du parquet de Meaux.

Pour le procureur de Meaux, la justice pénale du quotidien s’attache trop à une obsession gestionnaire, celle des flux et des stocks de procédures, et méconnait trop souvent la « gestion du risque » de récidive ou de réitération.

Aujourd’hui, les parquets de première instance comptent 1720 postes. Au sein du parquet de Meaux, le ratio est de 2,76 parquetiers pour 100 000 habitants ce qui est dans la moyenne nationale mais largement inférieure à la moyenne européenne (de l’ordre de 11,8).
La justice est souvent la cible de deux griefs : son incapacité à gérer la délinquance dans un délai raisonnable et son insuffisante sévérité. Toutefois, l’impératif majeur pourrait être davantage celui de la prévention du risque, de la récidive, et de la réitération.

En 2022, sur les 4,1 millions d’affaires pénales traitées par les parquets, 56% ont été classées sans suite en raison de l’absence d’élucidation des faits. Pour les 1,7 million de procédures restant, à l’alternative binaire qui se résumait jusqu’il y a à peu de temps au choix de classer sans suite (15% des cas) ou de saisir la juridiction de jugement (un cas sur deux), s’est substitué depuis quelques années un exercice plus complexe de choix de réponses au sein d’un éventail de mesures (35% des cas) : avertissement pénal probatoire, classement sous condition d’indemnisation de la victime, médiation pénale, réparation pénale, contribution citoyenne, réalisation d’un stage de formation. S’il décide d’une poursuite, le magistrat du parquet peut confier l’enquête à un juge indépendant, le juge d’instruction (2,8% des cas), pour les affaires les plus graves. Les parquets ont ainsi fait preuve d’inventivité pour augmenter le volume des réponses pénales sans aggraver l’encombrement des juridictions de jugement.

Concernant la critique portant sur la lenteur de la justice, il existe un fossé entre la réalité vécue par les gens de justice et la perception de nos concitoyens. L’organisation actuelle des parquets est pensée autour de ce double impératif quantitatif et calendaire : traiter le plus grand nombre de procédures dans les délais les plus courts possibles.

Si la question de l’indépendance de la justice est souvent examinée à l’aune d’un possible interventionnisme politique, il est tout aussi important de cultiver une indépendance face à l’air du temps.

Le débat sur l’efficacité de la justice mérite également d’être ouvert lorsqu’on lit dans une étude officielle publiée par la Chancellerie en 2023 que « plus de la moitié des sortants de prison – 54% – en 2016 [avaient] commis une nouvelle infraction dans les 3 ans ». Trouver la réponse pénale qui produise l’effet escompté est une préoccupation constante pour le magistrat du parquet.

Que manque-t-il pour parvenir à plus d’efficacité dans la mission de prévention de la récidive ? Le manque pourrait se trouver dans le déficit d’évaluation criminologique. Le magistrat du parquet ne dispose d’aucune évaluation du risque criminologique que représente tel justiciable. La justice souffre d’une sous-culture criminologique. Pour y pallier, des procureurs de la République déploient des dispositifs expérimentaux s’inspirant du modèle anglo-saxon des juridictions dites « résolutives de problèmes ». L’enjeu est d’améliorer la prévention de la récidive chez des personnes dont la délinquance est en lien avec une addiction à l’alcool ou aux stupéfiants.

Les relations du parquet avec ses interlocuteurs prennent aujourd’hui l’allure d’une sorte de contractualisation permanente qui exige de l’institution de se comporter davantage comme un partenaire que comme une autorité. Cette évolution se note dans les relations du procureur avec la police et la gendarmerie, mais aussi avec les élus et les autres administrations – la plupart des politiques publiques aujourd’hui comportant une dimension judiciaire qui se traduit par un protocole ou une convention – ou encore les médias. La gestion des sollicitations journalistiques est quasi quotidienne et le recours à une conférence de presse tend à se banaliser.

Le statut des magistrats du parquet, qui sont à la fois des magistrats de l’Ordre judiciaire et les membres d’une institution hiérarchisée, offre des garanties aux justiciables – que n’offrirait pas le statut de fonctionnaire. La première garantie est l’exercice du principe de l’opportunité des poursuites ; la seconde garantie offerte au justiciable par l’appartenance du parquet à la magistrature est le principe de « la servitude de la plume et la liberté de parole », qui parait peu compatible avec le statut du fonctionnaire qui n’est pas censé s’exprimer en son nom propre. Le « parquet à la française » est une caractéristique de notre organisation judiciaire qui est une garantie pour le justiciable et pour l’État de droit.

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Verbatim du communicant

Communication de Louis VOGEL – « La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un maire »

Communication du lundi 22 avril 2024 de Louis Vogel, membre de l’Académie, sénateur de Seine-et-Marne et ancien maire de Melun

Thème de la communication : La petite et moyenne délinquance : incompréhension ou méconnaissance ? Le regard d’un maire

Synthèse de la séance

Louis Vogel a été le maire de Melun, ville de 42 000 habitants, chef-lieu du département de Seine-et-Marne, de 2016 à 2023 et président de la communauté d’agglomération Melun Val de Seine qui compte plus de 135 000 habitants, de 2014 à 2023. Durant ces dix années, il a pu observer le quotidien des habitants, dégradé par une délinquance devenue banale, la perte de confiance dans la capacité de l’État à résoudre les problèmes, la grande déception à l’égard des pouvoirs publics. La plupart des indicateurs servant à définir la petite et moyenne délinquance (coups et blessures volontaires, vols, cambriolages, destructions et dégradations volontaires) sont en hausse. Les émeutes de juin et juillet 2023 montrent une société prête à s’embraser. La mission d’Information sur les Émeutes créée par la commission des Lois du Sénat a souligné que ce sont des bâtiments publics mais aussi privés, servant aux habitants de ces quartiers, qui ont été attaqués, elles ont touché au-delà des quartiers dits « sensibles », des zones rurales ou des villes petites et moyennes. Enfin, ce qui frappe est la jeunesse des émeutiers : l’âge moyen est de 23 ans et un tiers des 3500 personnes interpelées étaient mineures. Ces émeutiers ne se situent pas en situation de « marginalité sociale » » : 60% des personnes interpelées sont des primo-délinquants et près des ¾ des mineurs déférés sont inscrits dans une formation professionnelle supérieure. La situation sécuritaire de la France est donc complexe.
Pour assurer la paix civile, il faut renforcer les moyens de sécurité mais aussi s’intéresser aux causes afin de mettre en place des politiques publiques beaucoup plus fines pour qu’elles soient plus efficaces.

La séance s’est tenue en présence du sénateur de Paris et ancien maire du XVIème arrondissement Francis Szpiner (à droite de la photo)

Pour être efficaces, les mesures de répression doivent s’accompagner de mesures adéquates de prévention et d’insertion, seul volet sur lequel un élu local peut agir.

Les sociologues ont souligné une corrélation entre la ségrégation résidentielle et scolaire et les violences urbaines de 2023. Par ailleurs, la fermeture des points d’accès à des services publics (bureau de Poste, CAF, carte grise) a contribué au sentiment de déclassement et d’abandon par l’État et est destructeur du tissu social. Les discriminations cachées (à l’emploi ou dans la recherche de logement) aggravent ce sentiment. Les économistes notent en France une double fissure : sur le marché du travail avec une polarisation entre des emplois hautement qualifiés et une multitude d’emplois précaires ; et une fissure territoriale entre des régions (souvent des métropoles) qui concentrent activité et dynamisme économiques et des régions périphériques. Dans les années 1950 à 70, on pouvait doubler son niveau de vie en une quinzaine d’années de travail, il faut aujourd’hui 70 ans de travail pour espérer vivre deux fois mieux. Par ailleurs, le trafic de drogue gangrène les quartiers en offrant des opportunités économiques exceptionnelles à des jeunes qui peuvent gagner entre 100 € et 2200 € par jour en moyenne selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.

Face à cette situation, quelles réponses peut-on apporter ? quels moyens peut-on mettre en œuvre ? Deux types de moyens co-existent : la répression, pour parer au plus pressé, et la prévention et l’insertion qui fonctionnent ensemble pour empêcher la délinquance sur la durée. La première limite à la répression réside dans l’incapacité de la police nationale à mener l’enquête et donc in fine à appréhender le délinquant. La seconde limite est la lenteur des délais moyens de la justice et des procédures. Sur le plan local, Louis Vogel a consacré 8% de son budget de fonctionnement à la sécurité, notamment en renforçant les effectifs et les amplitudes horaires de la police municipale. En tant que président de l’agglomération, il a mis en place un Groupement Intercommunal de Traitement de la Délinquance (GITD) regroupant toutes les parties intéressées par la petite et moyenne délinquance permettant le suivi nominatif des personnes et la détection de signaux faibles. Sur le terrain de la prévention, la ville de Melun a complété les dispositifs nationaux concernant la politique de la ville par un programme de réussite scolaire, la création d’une université de proximité ou encore l’ouverture d’une usine-école en partenariat avec des entreprises du secteur de l’aéronautique pour former des jeunes en voie de décrochage scolaire à des métiers rares. Enfin, à Melun, dans 3 centres d’affaires, des créateurs d’entreprises peuvent bénéficier d’un accompagnement et de services mutualisés. Depuis 2018, plus de 120 entreprises ont été créées et suivies.

Malgré les moyens colossaux mobilisées par les pouvoirs publics (dans le domaine de la politique de la ville, de la police nationale ou de l’enseignement) les chiffres de la petite et moyenne délinquance sont en hausse. Que manque-t-il à nos politiques ? Elles sont trop abstraites, trop superficielles et trop éloignées des réalités du terrain. Il ne suffit pas de rénover les bâtiments, il faut changer les conditions de vie. Ce sont les activités et les opportunités économiques dont les jeunes seront eux-mêmes les acteurs qui changeront réellement l’ambiance des quartiers. Le contrôle central n’est pas la seule solution et les actions locales, menées et mises en place par les élus locaux, sont souvent les plus efficaces.

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Communication de Dominique VERDEILHAN et de Mathieu DELAHOUSSE
Regards croisés de journalistes sur la justice

Communication du 25 mars 2024 de :

  • Dominique VERDEILHAN, ancien chroniqueur judiciaire à France 2,
  • et de Mathieu DELAHOUSSE, journaliste à l’Observateur

Thème de la communication : Regards croisés de journalistes sur la justice

Synthèse de la séance

Le président Bruno Cotte introduit cette séance en rappelant combien presse et justice sont deux mondes qui se côtoient, s’observent, sont trop proches pour certains, en perpétuelle opposition pour d’autres : la justice demandant du temps, la presse vivant dans l’instantané, la justice obéissant à des normes législatives et réglementaires alors que la presse enquête librement. Comment concilier le respect de la présomption d’innocence et la liberté de communication ? La presse est plurielle et le monde de la justice a beaucoup évolué : autrefois, un procureur se taisait, aujourd’hui, on lui demande de parler.
Deux journalistes, chroniqueurs judiciaires, nous livrent aujourd’hui le regard qu’ils portent sur la justice à la lumière de leurs pratiques et de leurs expériences respectives.

Dominique Verdeilhan commence par attirer l’attention sur la situation géographique du box réservé à la presse, dans la salle d’audience de la cour d’assises de Paris, douze places situées à l’arrière-plan, sur la gauche, révélatrice des relations ambiguës des journalistes avec l’institution judiciaire : alors que l’entrée de la presse se fait par l’espace réservé au public, les journalistes s’asseyent dans le périmètre judiciaire. L’accès avec le public est comme une manière de souligner un point essentiel : le journaliste n’est pas un auxiliaire de justice, il n’est ni juge, ni procureur, ni avocat d’une cause. Il est avant tout un témoin privilégié, un observateur. Il doit connaître les rouages de la procédure, utiliser les bons termes, savoir simplifier, synthétiser, décrypter. La complexité tient dans les liens privilégiés nécessaires à entretenir avec les avocats et les magistrats, sans aller jusqu’à la connivence. Cette indépendance entre ces deux mondes doit permettre à la presse d’être un contre-pouvoir, non pas pour juger à la place du juge, mais pour être un aiguillon, un révélateur. Révéler, dénoncer est une chose ; juger et condamner en est une autre.
Parmi les reproches faits aux media, il y a la fâcheuse tendance, aussi bien lors de l’instruction que du procès, de privilégier la parole des victimes, l’émotion au détriment du contradictoire. Cette tendance a aussi permis à la justice d’évoluer : les procès se sont allongés, les magistrats considérant que plusieurs audiences devaient être consacrées à la parole des parties civiles.
Longtemps la justice était dépourvue de toute habileté et volonté de communiquer. Il a fallu le cataclysme du dossier d’Outreau pour que la nécessité de communiquer s’impose. Désormais, les procureurs de la République, jusqu’alors très discrets, ont pris l’habitude de communiquer, et de tenir des conférences de presse. Ils sont un contre-poids à la parole des avocats et offrent un visage incarné à la justice. Pour l’instant toutefois, la prise de parole des procureurs se focalise au début de la procédure. La justice entre ensuite dans une période de mutisme qui peut être regrettable.
Juges et procureurs acceptent désormais de parler de leur métier. Parler de ses émotions, ses ressentis face aux affaires traitées était encore tabou il y a quelques temps. Ce changement de mentalité offre là aussi à l’opinion publique une image plus humaine et incarnée de la justice.
La multiplication des chaines infos et la prolifération des réseaux sociaux ont eu ces dernières années pour conséquence d’accroître le risque d’une justice parallèle. Le rythme de la médiatisation s’est accéléré, la place du chroniqueur judiciaire s’en est trouvée réduite. Un événement juridico-médiatique en 1954, celui du procès devant la cour d’assises des Alpes de Haute-Provence de Gaston Dominici, a fermé les portes de la justice aux caméras et au monde de l’image. En 1985, une loi votée sous l’impulsion de Robert Badinter a autorisé la captation des procès à caractère historique ; en décembre 2022, une nouvelle loi l’autorise dans une démarche pédagogique.
Régulièrement critiquée par les justiciable pour sa longueur, sa complexité, l’institution judiciaire évolue : elle est sortie de son silence et de son isolement. Il lui reste peut-être un autre chantier à aborder : celui de la reconnaissance de ses erreurs auprès des « cabossés de la justice ».

Mathieu Delahousse commence en soulignant que si le journaliste a le devoir d’observer le plus strict silence à partir du moment où il franchit les portes d’une enceinte judiciaire, il n’a pas le droit de rester muet. Toute la gageure du chroniqueur judiciaire est de parler quand les émotions sont encore intactes, les culpabilités incertaines et les plaies à vif. Il faut alors trouver le bon équilibre pour raconter les faits, les contextes dans lesquels ils se sont produits et ensuite ajouter les commentaires pour savoir avec quelles perfections ou imperfections judiciaires le tout a été examiné.
Les journalistes judiciaires ne voient majoritairement la justice qu’à travers le prisme pénal, rarement civil, encore moins administratif. Les scènes scrutées sont celles de la cour d’assises ou des tribunaux correctionnels. Le critère qui le justifie est qu’il s’agit de faits qui méritent d’être rapportés à l’opinion publique, soit parce qu’ils agitent tout un pays et que chacun a besoin de savoir et de comprendre, soit parce que ces faits sont d’intérêt public.
Un chroniqueur judiciaire recherche ces moments où tout bascule ; tout en devant à ceux qui sont dans la machine judiciaire une rigueur absolue, en observant notamment un respect absolu des mots prononcés.
La justice peut être vue comme un miroir de la société, un révélateur.
Par ailleurs, « la crise du service public de la justice » mise en avant par le comité des États Généraux de la Justice n’est pas un vain mot et mille anecdotes existent, le comité ayant détaillé « la gestion de flux insoutenables dans un contexte de pénurie de moyens ». Les magistrats eux-mêmes ont exprimé leur lassitude face à une justice qui n’a plus le temps dans une tribune parue en novembre 2021 (la « tribune des 3000 »). Le justiciable aujourd’hui ne rencontre plus nécessairement « son » juge. Il voit plutôt une institution globale, un peu désincarnée, séparée en strates où selon l’expression employée par François Sureau dans son intervention devant l’Académie : « un délinquant même chevronné n’y retrouverait pas ses petits ». Dans ce tableau, le malentendu le plus criant reste accroché à une expression qui ne figure pas dans le code pénal : celle de « l’erreur judiciaire ». Plusieurs lois, dont celle de 2000 portée par Elisabeth Guigou, ont toutefois ouvert de nouveaux droits, notamment l’appel aux assises, les demandes de révisions facilitées, ou encore la possibilité de mieux réparer financièrement les innocents qui ont subi une détention provisoire. Après la « tribune des 3000 » et les États généraux de la justice de nouvelles lois et une hausse inégalée de budget ont été adoptées.
Face à l’avenir de la justice, le chroniqueur judiciaire se demande si nous sommes à un moment de bascule ou si finalement rien ne sera réglé. Sa responsabilité est peut-être de ne pas plier face à cette défiance qui vise toutes les institutions, presse comprise, et qui menace l’État de droit. L’institution qui change a besoin des journalistes pour montrer ce qu’elle fait. C’est un défi basique : que chacun joue son rôle. Sans cela, le risque est de laisser progresser l’idée que la justice peut très bien se rendre ailleurs que dans les enceintes judiciaires, ce qui ne peut donner que de mauvais procès.

Verbatims des communicants

Communication de Dominique Verdeilhan
Communication de Mathieu Delahousse

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