Jean Baechler :
Politique extérieure et relations internationales : l’exemple de la France

 

Politique extérieure et relations internationales : l’exemple de la France

par Jean Baechler
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

            En 1494, le roi de France Charles VIII pénètre en Italie à la tête d’une forte armée. Ainsi débutent les guerres d’Italie et est inaugurée une longue période de bouleversements en Europe, politiques, transpolitiques, religieux, dont la dimension internationale ne s’achèvera qu’en 1559 avec le traité du Cateau-Cambrésis.

En 1629, le cardinal de Richelieu, au pouvoir depuis 1624, envoie au roi Louis XIII un « Avis au roi après la prise de La Rochelle », un long exposé sur ce que doit être la politique française en Europe[1]. Elle repose dans ses principes fondateurs sur deux considérations en forme de centres de gravité. D’un côté, il faut avoir le dessein perpétuel d’arrêter « le cours des progrès d’Espagne » ; de l’autre, la France « ne doit penser qu’à se fortifier en elle-même, et bâtir, et s’ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de ses voisins […] ». En conséquence de quoi et pour se donner les moyens de la puissance requise, la politique royale en France doit se concentrer sur quatre objectifs : « il faut raser toutes les places qui ne sont point frontières  » , « il faut ruiner le parti huguenot », « il faut rabaisser l’orgueil des Grands », « il faut réduire tous les sujets en leur devoir ». En un mot, il faut concentrer le pouvoir royal et donc affaiblir les contre-pouvoirs aristocratiques, abolir les forces centrifuges et maîtriser la fiscalité. La monarchie absolue et bureaucratique de Louis XIV en sera l’aboutissement et l’achèvement.

Je pose en hypothèse heuristique que 1494 relève d’une analyse scientifique en termes de « politique extérieure » et 1629 d’une autre analyse appuyée sur la logique des « relations internationales ». Pourquoi cette distinction et sur quels concepts la fonder, étant admis que les expressions lexicales importent peu ? La politique extérieure d’une entité souveraine – convenons de l’appeler une « politie » – désigne son activité polymorphe à l’extérieur à l’égard d’autres polities, dont résultent des stratégies et des actions rapportables à des facteurs internes à la politie. Elle est auto-définie. S’en distinguent les relations internationales, qui désignent des activités extérieures à la politie, placées sous la contrainte d’un système de jeu composé par plusieurs polities, au moins deux, en contact. Ces relations sont hétéro-déterminées. Dont on déduit directement le corollaire essentiel, que la politique « à l’extérieur » se distribue en une politique accordée aux contraintes extérieures et imposant par voie de conséquence des contraintes à la politique intérieure, et une autre en discordance avec la logique du système de jeu. L’Avis au Roi de Richelieu illustre à merveille la première alternative en relations internationales, qu’il conviendrait de nommer plutôt « transpolitiques », car la problématique de ces relations contraintes s’applique aussi bien à des réalités historiques sans rapport avec la nation, par exemple entre cités ou dans une structure segmentaire tribale.

Pour bien marquer la différence entre les deux situations, il pourrait être utile d’introduire un lexique technique, où unilatéral s’opposerait à monopolaire, bilatéral à dipolaire, multilatéral à polypolaire et oligopolaire, les premiers termes applicables à la politique extérieure et les seconds aux relations internationales. Encore convient-il de commencer par tester la validité de la distinction. Pour la saisir au-delà de tout doute, il faudrait appliquer cette grille de lecture à des cas historiques choisis à toutes les époques et dans tous les contextes. On peut aussi, plus modestement et économiquement, débuter l’examen par un cas isolé et unique, en l’occurrence la France. On procédera en deux temps. Dans un premier temps, on appréciera la pertinence de la conceptualisation sur la durée de l’histoire de France depuis ses débuts. Cette décision suppose que l’on ait répondu à la question préalable de savoir à partir de quand il est permis de parler d’une politie-France, différenciée comme acteur transpolitique. Il semble acquis qu’il faut en placer le moment dans le troisième quart du XIe siècle[2]. Dans un second temps, on s’interrogera sur les expressions plausibles de la distinction dans la conjoncture historique actuelle.

 

L’histoire de France en termes de politique extérieure

 

Dès les origines, la France a été intégrée à une succession de systèmes de jeu, depuis la féodalité jusqu’au concert des nations. Cette succession de contraintes a eu pour conséquence que, dans les faits, les relations internationales l’ont emporté de loin en prégnance et en importance sur la politique extérieure. Dont il a résulté que celle-ci a consisté à peu près exclusivement en aventures plus ou moins aberrantes. Qui plus est, étant aberrantes et donc irrationnelles, elles ont conduit à des conclusions fâcheuses pour la politie. On peut rapporter l’irrationalité aventurière à deux motivations principales, des rêveries ou des revanches.

Les rêveries pèchent par leur côté mégalomane: elles sont des filles de l’hybris, implacablement suivie par Némésis. Ainsi Louis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis, qui fomente les deux dernières croisades, la septième en Égypte (1248-1254) et la huitième en Tunisie, où il meurt en 1270. L’hybris consistait dans le projet absurde de convertir le monde musulman au christianisme par les armes et la némésis des désastres militaires, la mort du roi et la fin de l’ère des croisades. Les guerres d’Italie inaugurées en 1494 par Charles VIII sont une autre expression, bien plus grave, de la mégalomanie. Le roi était une manière de Don Quichotte, rêvant de renouveler les exploits de Charlemagne en deux étapes : la conquête du royaume de Naples, suivie de la restauration de l’Empire d’Orient. Pour assurer ses arrières et concentrer les moyens militaires de l’entreprise, il commença par céder, sans contrepartie, l’Artois et la Franche-Comté à Maximilien d’Autriche et le Roussillon à Ferdinand d’Aragon. Les conséquences politiques et transpolitiques sont immenses et toutes négatives. L’équilibre italien est définitivement rompu pour plusieurs siècles, comme le diagnostiqua Guichardin dans le premier chapitre de son Histoire d’Italie. La politique de Richelieu et de Louis XIV est occupée, pour une bonne part, par des efforts sanglants et coûteux pour récupérer les provinces abandonnées. La France essuie l’hostilité durable de l’Autriche et de l’Espagne, dont l’alliance et l’unification au sommet sous Charles Quint assurèrent l’hégémonie des Habsbourg, dénoncée par Richelieu dans son Avis comme le danger principal. La Turquie ottomane est, enfin, introduite dans le jeu européen par François Ier en 1536, pour contrebalancer l’hégémonie habsbourgeoise. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont abouti à un empire corse, imposé à une Europe définitivement réfractaire à toute impérialisation. Les conséquences ont été la fin de l’hégémonie française, l’imposition de l’hégémonie anglaise et la mise en route de la future hégémonie allemande. On refermera ce florilège avec un bijou : l’expédition du Mexique (1861-1867). Pour Napoléon III, il s’agissait de profiter de la Guerre de Sécession pour rétablir l’équilibre du Nouveau Monde contre la puissance montante des États-Unis. Pourquoi commencer par mettre à feu et à sang le Mexique ? Parce que Morny était partie prenante dans un montage financier fleurant l’escroquerie aux dépens du gouvernement mexicain ! Le résultat fut évidemment un échec complet, qui paraîtrait ridicule si autant de sang n’avait pas été versé, dont celui du pauvre Maximilien d’Autriche.

La politique extérieure définie comme la revanche sur une humiliation peut être rapportée en son fond ultime à la dissipation de l’hégémonie française en Europe et aux sursauts vains pour la nier. Ainsi, le soutien à la révolution américaine est essentiellement une réplique à la Guerre, perdue, de Sept Ans (1756-1763), à l’humiliation du traité de Paris (1763) qui y met fin, sanctionnant la perte de l’Inde et du Canada. L’expédition d’Espagne (1823) et la conquête de l’Algérie (1830) sont avant tout des cocoricos prétendant effacer les défaites cuisantes de 1814 et 1815. Les conquêtes coloniales de la Troisième République jusqu’en 1914 voulaient faire oublier l’humiliation de Sedan et du traité de Francfort (1870-1871). La guerre d’Indochine (1945-1954) s’explique surtout par la volonté d’effacer la déroute traumatisante de 1940.

Il ne serait pas tout à fait abusif d’expliquer la politique extérieure conduite par le général de Gaulle revenu au pouvoir par un coup d’État en 1958 comme une synthèse ultime de rêverie et de revanche, la nostalgie d’une France hégémonique et l’humiliation d’une hégémonie abolie par l’histoire.

 

L’histoire de France en termes de relations internationales

 

Pour en rendre compte et donner une meilleure opinion de la France sur l’espace européen, il faut commencer par distinguer plusieurs systèmes de jeu théorique pertinents, en l’occurrence les jeux polypolaire, dipolaire et oligopolaire. Il convient, ensuite, de définir chaque jeu, de dégager sa logique et de décider si, dans chaque cas, la politique française a été congruente à la logique du jeu et donc rationnelle ou, au contraire, aberrante et irrationnelle. Il se trouve que, chronologiquement, trois jeux se sont succédé dans un ordre intelligible, le jeu polypolaire initial conduisant à un jeu dipolaire et celui-ci, à son tour, à un jeu oligopolaire. Seul manque à l’appel un quatrième jeu possible, le jeu monopolaire ou impérial, car il se trouve aussi et surtout que l’Europe, contrairement à toutes les autres grandes plaques culturelles, ne s’est jamais constituée en empire, en raison même de la prévalence des trois autres jeux. L’aventure napoléonienne a tiré de cette contrainte millénaire son caractère absurde et sa durée éphémère.

Le jeu polypolaire mobilise un nombre élevé de polities en interaction. Combien élevé est délicat à préciser, mettons entre dix et vingt. En fait, le chiffre est moins important que le fait que chaque politie ne dispose que d’une puissance mobilisable et mobilisée insuffisante pour nourrir des ambitions hégémoniques à l’échelle de l’ensemble du système. Cette impuissance relative induit une logique de jeu déterminée. Son point d’appui est la difficulté de définir des règles du jeu et l’impossibilité de les faire respecter, en raison de la dispersion des centres de pouvoir et du coût prohibitif des coalitions. Dans cette situation, chaque politie se retrouve à la merci d’un agresseur éventuel, sans pouvoir compter sur une aide extérieure. Le constat impose donc une stratégie dominante offensive : il faut se résoudre à attaquer, si on s’estime en position de force, de crainte de se retrouver attaqué en position de faiblesse relative. Dont il résulte un état de guerre permanente et perpétuelle. La guerre sélectionne des vainqueurs et des vaincus, si bien que, à la longue et sur plusieurs siècles, un vainqueur ultime émerge, qui unifie le système en une politie : le système polypolaire est devenu monopolaire. Le vainqueur ne pouvait pas être connu au départ, mais sa victoire est rétrospectivement intelligible : il a été avantagé par des facteurs objectifs, favorisé par le sort, porté par l’énergie, guidé par la prudence…

La France a joué le jeu à la perfection. La féodalité issue de la décomposition de l’Empire carolingien a réalisé un modèle de jeu polypolaire. Dans ce cadre, la dynastie capétienne, alliée aux Carolingiens et cantonnée dans la seigneurie infime de la France, au nord de Paris en Île-de-France, a su conquérir, pas à pas et patiemment sur des siècles, le royaume de France. Sa première émergence comme politie-royaume à peu près fonctionnel survient avec Philippe Auguste (1180-1223) et sa consolidation avec Philippe IV le Bel (1285-1314). L’avantage pouvant expliquer la désignation de cette dynastie comme vainqueur final plutôt qu’un autre lignage aristocratique est probablement le fait qu’elle était titulaire de la royauté, ce qui lui concédait une place privilégiée dans les chaînes vassaliques. Le point important est que la construction monarchique repose sur la guerre perpétuelle et quelques batailles décisives gagnées[3]. Dans cette marche obstinée vers la domination politique sur une poussière de polities plus ou moins consistantes, l’historien note un seul faux pas. Il est le fait du fils de Louis IX, Philippe III, qui se laisse distraire par une expédition en Aragon (1285), sur l’instigation de son oncle Charles d’Anjou, en guerre avec l’Aragon àpropos de la Sicile et à la suite des « Vêpres siciliennes » (1282) : il y laissa la vie, sans avoir réussi en quoi que ce soit.

Le jeu dipolaire mobilise deux, trois ou quatre polities au maximum, chacune à même de développer une puissance équivalente. Si le nombre est de trois ou quatre polities au départ, le jeu des alliances – deux contre deux ou trois contre un – aboutit à terme à deux joueurs. La logique du jeu est patente. Celui qui gagne gagne tout, que ce soit en termes de puissance ou de sécurité. Chacun a donc intérêt à gagner. C’est un jeu à somme nulle de tout ou rien, sans position intermédiaire d’équilibre stable. Dont il résulte une lutte à mort, jusqu’au triomphe final d’un joueur sur l’autre. C’est la situation dans laquelle se trouve engagé le royaume de France à peine émergé de la féodalité et encore en voie de consolidation. En effet, il se retrouve emporté dans la Guerre de Cent ans (1328-1453). Il s’agit plutôt de cent ans de guerres incessantes avec le royaume d’Angleterre, dont la dynastie angevine a des prétentions d’origine féodale sur le royaume de France. Celui-ci en sort vainqueur après des péripéties variées, et l’Angleterre se trouve définitivement chassée du continent. Le royaume et la monarchie sont dorénavant consolidés avec le règne de Louis XI (1461-1483). La défaite militaire de l’Angleterre à Castillon fut, pour elle, une bénédiction historique, car elle est à l’origine de sa fortune et de sa grandeur. En effet, confinée sur son île dépourvue de ressources rentières, elle a dû se mettre au travail et mobiliser un capital humain multiforme pour prospérer et se donner les moyens d’une politique extérieure exclusive : garantir son indépendance en s’opposant, jusqu’à nos jours inclusivement, à toute unification politique du continent. Par le fait même, elle devenait un acteur pivot dans un nouveau jeu, oligopolaire. La France y fut introduite malgré elle, comme en témoignent la mégalomanie du fils de Louis XI, Charles VIII et son aventure italienne. Jusque-là, la France avait joué le jeu dipolaire avec constance jusqu’au succès final, non sans péripéties malheureuses, mais aussi avec l’épisode surprenant de Jeanne d’Arc !

Le jeu oligopolaire se joue à « quelques » joueurs, de cinq à sept, dont aucun ne peut développer une puissance supérieure à la coalition des autres. Il est donc impossible de gagner l’hégémonie monopolaire. La logique du jeu conseille une stratégie dominante défensive, visant à dissuader ou à ne pas perdre. En conséquence, il convient d’opposer à toute menace hégémonique des alliances permettant de gagner en ne perdant pas. L’objectif politique est de viser l’équilibre, de garantir l’acquis, de varier les alliances avec les fluctuations du rapport des forces, d’atteindre à une paix négociée, si la guerre n’a pu être évitée, d’assigner à la diplomatie la tâche de restaurer et d’améliorer l’équilibre et non de punir le vaincu trop ambitieux.

Après le désastre des guerres d’Italie, dont la défaite de Pavie (1525) et la captivité consécutive de François Ier sont les expressions les plus saillantes, la France et François Ier se convertissent résolument à la logique oligopolaire et ce de manière spectaculaire. En effet, le roi noue, contre les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne, perçus en Europe comme la menace hégémonique, des alliances avec l’Angleterre (1526), avec les princes protestants d’Allemagne (1532), avec les Ottomans (1536). À partir de là et jusqu’en 1914, la politique extérieure française se conforme fidèlement aux indications de la logique oligopolaire des relations internationales, à l’occasion en position de menace hégémonique et donc responsable de la formation de coalitions défensives, sous Louis XIV et de 1792 à 1815. Les faux pas contraires à la logique ont été rares, rapportables aux rêveries et aux revanches. La pire des rêveries a été l’Empire napoléonien, en contradiction flagrante avec la structure oligopolaire de l’Europe et condamné dès l’origine. La pire des revanches, quant à elle, a été le traité de Versailles, conçu pour punir l’Allemagne, en infraction complète avec l’esprit de la paix européenne depuis le XVIe siècle et surtout les traités de Westphalie (1648), qui officialisent la logique oligopolaire. Elle contraste avec le traitement lénifiant infligé à la France par le Congrès de Vienne (1815). Le prix de l’infraction a été la Seconde Guerre mondiale pour l’Europe et le monde et la déroute de 1940 pour la France.

 

La France, la politique extérieure et les relations internationales aujourd’hui

 

« Aujourd’hui » est dominé et déterminé par ce développement majeur qu’est la mondialisation. Pour la première fois depuis l’apparition de l’espèce sur l’arborescence du vivant, l’humanité est devenue le sujet et l’objet d’une histoire commune planétaire. Jusqu’ici, elle a toujours vécu en état de dispersion et d’histoires séparées, sauf contacts à la marge. En termes de relations internationales, la communalisation de toutes les histoires dans une histoire désormais unique signifie que la planète est devenue une transpolitie. En conséquence, le système de jeu est, lui aussi, planétaire. Pour se faire une idée raisonnée de la politique extérieure de la France en fonction de la place occupée dans les relations internationales, il faut répondre à trois questions successives. Quelle est la nature du jeu dans les conditions actuelles de la transpolitie planétaire et, en conséquence, quelle logique sa contrainte exerce-t-elle sur le jeu ? De là, il devient possible de déduire ce que pourrait être la politique extérieure de la France en fonction du jeu retenu, une politique soit rationnelle épousant la logique du jeu, soit irrationnelle si elle l’enfreint. En troisième lieu, y a-t-il encore place pour une politique extérieure française indépendante du système de jeu des relations internationales ?

Sur la nature et la logique du jeu, tout dépend du nombre de polities admises à jouer. L’admission repose sur un critère unique, à savoir la puissance développée et développable dans le cadre du système, une puissance qui doit pouvoir rivaliser avec celle du ou des plus forts. Autrement dit, le statut de politie comme entité souveraine sur l’espace planétaire ne suffit pas à la qualifier comme acteur du jeu. À l’aune de la puissance, nous avons admis quatre systèmes de jeu possibles, monopolaire, dipolaire, oligopolaire et polypolaire. Quel est, aujourd’hui et à vue humaine, le système le plus plausible ? Partons de la situation émergée de la Seconde Guerre mondiale. Le système était purement dipolaire, opposant les États-Unis et l’Union soviétique. Il s’achève en 1991 sur la décomposition de l’URSS. 2 – 1 = 1, si bien que le dipôle aurait dû se résoudre en un monopôle américain. C’est la conclusion que certains ont pu tirer et l’impression que l’on pouvait retirer de la décennie qui s’achève le 11 septembre 2001. Les États-Unis avaient les mains libres et pouvaient alors gérer les affaires du monde. C’était, en vérité, une illusion instruite par la myopie historique. En effet, jusqu’ici et pendant des millénaires, la résolution d’un dipôle en monopôle résultait en une politie unifiée, appelée « empire » quand elle correspondait à une aire culturelle maximale. Il eût fallu que les États-Unis transformassent leur hégémonie de fait en un empire planétaire en bonne et due forme. Alors, ils auraient pu effectivement gérer la planète, comme les Han ont géré la Chine, les Maurya l’Inde, les Achéménides l’Asie antérieure, Rome le bassin méditerranéen, les Incas les Andes. L’empire américain comme achèvement institutionnel était impossible au sens fort, car les États-Unis n’en avaient ni la volonté ni les moyens, et les polities intégrées de force dans l’empire auraient eu des capacités de résistance et de nuisance largement suffisantes pour s’y opposer avec succès.

On peut aussi disqualifier l’hypothèse polypolaire. En toute rigueur, il n’est pas tout à fait impossible que les polities géantes actuelles subissent un procès de décomposition, mais infiniment peu probable qu’elles subissent cette déchéance toutes en même temps, ce qui serait la condition pour une issue polypolaire. Restent la dipolarité et l’oligopolarité. La plupart des observateurs et des analystes privilégient l’hypothèse dipolaire et voient le système planétaire régi par la rivalité entre les États-Unis et la Chine. C’est, bien évidemment, le souhait de la Chine, qui ne rêve que d’une revanche sur les humiliations subies depuis les Guerres de l’opium et d’une place retrouvée d’Empire du Milieu. Les États-Unis peuvent s’y rallier, car ils savent gérer avec succès un dipôle, pour n’avoir connu que ce jeu depuis leur naissance et toujours avec une conclusion heureuse. Quant aux observateurs, ils adhèrent volontiers au diagnostic et au scénario, car il rappelle le dipôle américano-soviétique bien connu et, au-delà, les matchs du monde sportif intelligibles pour tout un chacun.

On peut, malgré tout, nourrir des doutes à propos de l’hypothèse dipolaire. Si l’on prend de la hauteur historique et que l’on considère le mouvement de l’histoire sur une dizaine de millénaires, l’hypothèse oligopolaire devient beaucoup plus plausible. En effet, interprété en termes transpolitiques, le mouvement est l’histoire d’un inexorable procès d’accrétion politique par la guerre sur tous les continents depuis les lendemains de la dernière glaciation et les débuts, liés, de la néolithisation, il y a dix à douze mille ans. L’aboutissement contemporain de ce procès à la fois chaotique, imprévisible et rétrospectivement intelligible est d’un constat évident, à savoir l’émergence finale – du moins provisoirement – de cinq ou six polities passant le test de la puissance. Deux d’entre elles correspondent à des plaques culturelles millénaires, la Chine et l’Inde, la première constituée en politie impériale depuis plus de deux mille ans et la seconde au passé politique chaotiquement fluctuant. Trois autres sont des créations inattendues, la Russie conquise par les armes et l’autocratie à partir d’une clairière dans la taïga, les États-Unis nés d’une révolution anticoloniale et de l’occupation d’un continent vidé de ses habitants massacrés, et le Brésil, qui doit d’avoir échappé au démembrement de l’Amérique hispanique à l’empereur Pedro Ier, réfugié en Amérique lusitanienne pour échapper aux armées napoléoniennes ! On note l’absence de deux candidats historiques paraissant devoir s’imposer : l’Europe et l’Asie antérieure, l’une et l’autre bloquées dans un état de dispersion politique. Quant à l’Afrique bantoue, son retard millénaire en matière d’accrétion politique reporte sa candidature dans un avenir lointain, excluant toute prédiction sensée.

Comme l’histoire n’a pas déjà tranché entre l’une ou l’autre hypothèses, retenons-les toutes les deux, de manière à apprécier les choix ouverts à la France par l’une et l’autre. Rappelons en deux mots la logique propre à chaque jeu. Le jeu dipolaire est à somme nulle et sans position d’équilibre stable, dont résultent l’alternative et l’alternance entre la guerre ouverte et la « paix belliqueuse », pour reprendre la formule heureuse de Raymond Aron. Le jeu oligopolaire, de son côté, repose sur des équilibres fluctuants, des crises récurrentes de déséquilibre pouvant mal tourner et sur la production d’un droit international public et privé. La logique induit une gestion de l’hostilité fondée sur le poids respectif de la guerre et de la diplomatie. Elle n’interdit pas de nourrir l’espoir que cette dialectique soutienne une marche chaotique sur la voie d’une gouvernance commune, en l’occurrence planétaire.

 

La France dans un monde dipolaire

 

Quelle peut être la politique extérieure de la France dans le cadre contraint de la logique des relations internationales ? La réponse est la plus directe et la plus brutale, si l’on retient l’hypothèse dipolaire. Le choix devient impératif entre une alliance américaine ou chinoise. La décision paraît contrainte par l’histoire, la culture et la géographie. Elle ne peut que verser du côté américain. La France se retrouverait dans la position subordonnée et quelque peu humiliante d’auxiliaire des États-Unis, qu’elle a occupée pendant la Guerre froide jusqu’en 1991. Il n’y a pas d’échappatoire à la logique dipolaire. Les deux puissances dominantes ne peuvent que rechercher obstinément la défaite de l’autre. Cette victoire peut être obtenue sans recourir aux armes, qui sont devenues à ce point mortifères que la seule stratégie rationnelle est dorénavant celle de la dissuasion et qu’une guerre ouverte ne saurait plus guère résulter que d’un accident ou d’une crise mal gérée. L’URSS n’a pas été vaincue militairement, elle le fut pacifiquement par la course aux armements et par son incapacité structurelle à la soutenir : elle a été battue par l’économie et par son régime politique inefficace. Toutes les autres polities, qu’elles soient moyennes ou petites en termes de puissance, n’ont d’autre possibilité que de rallier l’une ou l’autre alliance, de ne pas provoquer maladroitement l’ennemi par des initiatives intempestives et d’exploiter les espaces d’initiative, en particulier économique, pouvant être repérés dans les interstices. La France pourrait être tentée de reprendre la voie gaulliste prétendant s’insinuer entre les États-Unis et l’URSS. En vain, bien entendu. Cette attitude de déni de la réalité exige des capacités de nuisance et leur mise en œuvre pour perturber le jeu. Mais ces capacités de la France sont aujourd’hui devenues trop faibles pour qu’elle puisse peser sensiblement sur le jeu dipolaire planétaire. Comme à l’époque du général de Gaulle, ce sont plutôt des satisfactions illusoires pour le trublion et des irritations négligeables pour les joueurs sérieux.

 

La France dans un monde oligopolaire

 

Les perspectives sont plus ouvertes et plus favorables dans l’hypothèse oligopolaire. En elle-même et par elle-même, la France est exclue d’un tel jeu, puisque les joueurs sont sélectionnés par leur puissance développée et surtout développable sur le long terme. Le Brésil, par exemple, ne fait évidemment pas déjà le poids, quoique sa candidature doive être retenue. En effet, le pays a été, jusqu’ici, cantonné dans un rôle régional par l’inadéquation de ses institutions politiques et par l’incompétence abyssale de sa classe politique depuis la révolution de 1889, qui a mis fin à l’empire et à un régime constitutionnel oligarchique qui aurait peut-être pu soutenir la grandeur du Brésil sur la scène mondiale. Mais le potentiel est toujours là, qui devrait être actualisé tôt ou tard. Ce n’est pas la situation objective de la France ni d’aucune politie européenne. Même en poussant le coefficient de mobilisation de la puissance jusqu’à des hauteurs atteintes seulement en cas de guerre totale, les polities européennes ne font pas le poids à l’échelle planétaire, et ne le feront pas davantage demain.

En vérité, la seule possibilité pour les Européens d’échapper au statut – humiliant pour un continent qui a fait l’histoire pendant mille ans et inventé la modernité – d’objet de l’histoire universelle à venir est d’en devenir un sujet. Cette substitution de rôle est étonnamment simple à effectuer dans son principe et incroyablement difficile à réussir en pratique. Le principe est direct et évident. Il faut et il suffit de constituer le continent et la plaque culturelle en politie correspondant à son concept. Une politie est un espace de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle à l’extérieur. Pour ce faire, elle s’équipe de dispositifs et de procédures permettant d’instaurer, vers l’intérieur, la paix par la justice et de se présenter à l’extérieur comme un acteur collectif à même de décider et d’agir. C’est avant tout la face extérieure de la politie qui la distingue conceptuellement, ontologiquement et pratiquement d’une alliance entre polities, aussi étroite la conçoit-on. La distinction irréductible entre politie et alliance était déjà au cœur de la politologie d’Aristote. En substance, une alliance investit chaque allié d’une certaine capacité de nuisance et de blocage, alors qu’une politie a les moyens techniques et institutionnels de résoudre les divergences d’intérêts et d’opinions en résolution d’agir efficacement. Or, par nature et par définition, un système de jeu transpolitique ne mobilise que des polities. Un système oligopolaire rassemble des oligopôles-polities, ce que l’Union européenne n’est pas, car elle n’a toujours pas quitté le statut d’alliance. Elle n’existe pas sur la scène planétaire en cours de définition, car elle n’en a pas les moyens institutionnels de l’agir politique : une collection de polities ne donne pas un acteur collectif.

Les Européens peuvent se contenter de ce statut et aspirer au bonheur que la Suisse a vécu dans le cadre du système oligopolaire européen d’autrefois. C’est l’orientation imposée à la construction européenne, si son ambition se limite à la prospérité économique rendue possible par un marché unique continental ou à la prévention de tout risque renouvelé de guerre entre Européens. Ce propos pourrait convenir à des populations vieillissantes et exténuées par l’enfantement séculaire d’une ère nouvelle, moderne, pour l’humanité, mais ce serait à condition de pouvoir devenir réalité, ce qui est impossible en toute rigueur. Si, en effet, l’ambition est la prospérité économique et le toujours plus en termes de biens et de services, il faut viser le marché mondial ouvert, en bonne théorie économique. Mais si les oligopôles jugent de leur intérêt de, sinon fermer, du moins contrôler le marché mondial, les Européens ne peuvent qu’y perdre, puisqu’ils n’auraient pas voix aux décisions, n’étant pas un oligopôle. Quant à la paix, c’est une illusion que de croire qu’elle est garantie par une alliance, alors que seule une politie peut l’assurer, sauf à verser dans la guerre civile. On est toujours conduit à la même conclusion, à savoir que la finalité de la construction européenne ne peut être, aux yeux de la raison et de l’histoire, que la fondation d’une politie européenne. Ce n’est qu’à cette condition impérative que la prospérité peut être gagnée, la paix garantie et la participation assurée au jeu oligopolaire planétaire. La solution est simple, mais la réalisation manifestement pour le moins difficile. En fait, il n’y a aucun précédent historique d’abandon concerté de souveraineté politique au bénéfice d’une politie souveraine de définition supérieure. Même la Suisse, le seul précédent auquel pouvoir se référer, a dû essuyer une guerre, celle du Sonderbund en 1847, pour sauter le pas après cinq cent cinquante ans écoulés depuis l’alliance des quatre cantons originels en 1291 ! Les unifications italienne et allemande au XIXe siècle ne sont pas des précédents, car elles ont reposé sur les efforts de fédérateurs hégémoniques, le Piémont et la Prusse, dont l’Europe est entièrement dépourvue.

Ces considérations étaient indispensables pour fonder en raison la seule et unique politique extérieure ouverte à la France par l’hypothèse oligopolaire, à savoir de travailler inlassablement et sans jamais baisser les bras à la constitution de la plaque culturelle européenne en politie fonctionnelle sur la scène mondiale. Les implications en sont profondes et les obligations contraignantes. Deux questions sont particulièrement pressantes. La première porte sur le point de savoir ce qu’il faut entendre par « Europe ». La seule réponse de principe est un critère objectif conduisant à circonscrire une humanité particulière, comme il en va pour les entités « Chine » ou « Inde ». Le critère exclusif à prendre en compte est le concept de civilisation. On peut définir celle-ci comme une manière particulière d’humaniser des humains, en leur imprimant des traits culturels développés pendant des millénaires par une dialectique de thèmes et de variations de tous ordres, politiques, économiques, techniques, religieux, éthiques, ludiques, esthétiques… Selon ce critère, le seul qui soit objectif et sans ingrédients idéologiques, l’Europe comme aire culturelle maximale ou civilisation court de l’Atlantique aux marais du Pripet d’ouest en est, et du Cap Nord à la Méditerranée du nord au sud. Elle n’inclut ni la Mélanésie ou le Zimbabwe ni la Russie ou la Turquie. Sont européens seuls les peuples qui ont participé aux parturitions de la pensée grecque, du droit romain, de la scolastique, du christianisme, du gothique, de la Renaissance, du baroque, de la science, des Lumières, du droit international, de la révolution industrielle, de tout ce qui fait la richesse infiniment diverse de l’histoire européenne.

La seconde question est plus délicate à résoudre. La seule politique extérieure ouverte à la France n’est rationnelle que si elle est européenne, au sens précis où elle a pour objectif à atteindre une Europe européenne et non pas une Europe française. Il serait, en effet, irrationnel de chercher à imiter Athènes et la Ligue de Délos et à mobiliser la construction européenne au service d’un rêve de grandeur retrouvée, comme l’entretenait le général de Gaulle. C’est irrationnel, parce que c’est postuler que les autres Européens seront assez stupides pour ne pas s’en rendre compte et pour se laisser faire, et perdre de vue que la France n’a pas les moyens objectifs d’être le fédérateur « piémontais » ou « prussien » de l’Europe. Elle ne les a jamais eus ni aucune autre politie européenne. Cette impuissance générale à fédérer ne fait que transcrire ce qui constitue le trait le plus distinctif de l’histoire européenne, comparée à celle des autres grandes plaques civilisationnelles, à savoir qu’elle a toujours été absolument réfractaire à l’unification impériale par la guerre. Au lieu d’empire, l’Europe s’est constituée en système oligopolaire d’équilibre fluctuant. On peut plaider que cette singularité, rapportable à un mélange de hasard et de nécessité, a été la condition première de possibilité de tous les accomplissements culturels de l’Europe. Mais, du fait même de la pluralité politique, la civilisation européenne a pour mode d’existence exclusive des transcriptions anglaise, scandinaves, italienne, française, allemande, espagnole, baltes, slaves… Or, une Europe européenne aurait besoin d’un liant culturel européen qui, dans l’état actuel des choses, hérité d’un passé millénaire, n’est que le foyer virtuel commun d’actualisations régionales, et donc une réalité qui ne peut être saisie que par un effort violent pour se hisser au-dessus des provincialismes jusqu’à atteindre à ce foyer. Le moins que l’on puisse dire est que les Européens en sont encore loin, les Français comme les autres.

Au vu des contraintes imposées par le jeu planétaire, qu’il se révèle dipolaire ou oligopolaire, quelle politique extérieure indépendante la France pourrait-elle encore conduire ? S’engager militairement au Sahel, en arguant qu’il en va de sa sécurité ? En supposant réelles les menaces adressées à la sécurité par les développements sahéliens, il ne s’agit évidemment pas uniquement de celle de la France, mais de celle de l’Europe en son entier. Ce devrait être, en conséquence, une politique européenne conduite par des troupes européennes. Se dévouer au bien commun serait méritoire, si les moyens à engager pour réussir à stabiliser le Sahel pouvaient être réunis par la France à elle seule, ce dont il est permis de douter. L’échec est donc sinon certain, du moins plausible et sa plausibilité prédictible, si bien que la politique extérieure poursuivie unilatéralement a quelque chose d’irrationnel. En fait, toute politique extérieure qui se voudrait indépendante ne peut être qu’irrationnelle, plus ou moins. Les principales irrationalités dont il faudrait se garder ont émergé de l’analyse : rechercher une troisième voie en jeu dipolaire ; s’opposer à la construction européenne en jeu oligopolaire et, subsidiairement, viser une Europe française. En vérité, la seule politique extérieure possible, à la fois indépendante et rationnelle, serait une politique culturelle, entendue comme la contribution de la France à la production et à l’exploration d’un champ de possibles culturels inédits, un champ devenu planétaire et commun à tous les humains.

 

Conclusion

 

L’analyse conduite ici s’est voulue strictement scientifique, reposant sur une hypothèse cohérente et plausible, dont sont déduites des prédictions de phénomènes vérifiables dans les faits. À dire vrai, l’exposé a combiné deux étapes ou étages de l’enquête, ce qui est en général déconseillé. Un étage s’est voulu théorique et général : fonder en raison la distinction entre politique extérieure et relations internationales. Le cas français a servi à vérifier des prédictions. C’est très insuffisant, aux yeux de la démarche scientifique. Il conviendrait de conduire les vérifications sur des cas historiques survenus en tous lieux et à toutes les époques. Un second étage a prétendu dresser un tableau de la politique extérieure de la France sur mille ans, un tableau raisonné dans les termes théoriques du premier étage. Il est patent que l’esquisse présentée est à ce point ténue qu’elle devrait faire douter de sa pertinence aux yeux du spécialiste.

D’autre part, l’objet traité d’un point de vue scientifique et donc objectif révèle une propriété saillante des sciences sociales. Elles s’attachent à expliquer le règne humain et la matière historique qui le compose. Or, cette matière est le produit des efforts humains au service de la résolution des problèmes que leur adressent leur nature et leur condition. Les problèmes peuvent être bien ou mal posés et des solutions se révéler bonnes ou mauvaises. C’est pourquoi tout ce qui est humain peut donner lieu à des versions rationnelles ou irrationnelles, parce que les acteurs humains peuvent agir rationnellement ou irrationnellement. La faillibilité est le coût de la liberté. La conséquence, pour le chercheur, est qu’il ne peut pas éviter de souligner le rationnel et de signaler l’irrationnel, ce qui lui fait courir le risque de déviation idéologique. C’est aux autres à décider s’il a su s’en garder et s’en tenir à l’objectivité, qui conjoint des jugements de fait et de valeur, contrairement à un préjugé tenace.

[1] Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du cardinal de Richelieu, édités par M. Avenel, III, Paris, 1858, p. 179-213.

[2] Carl Richard Brühl, Naissance de deux peuples. Français et Allemands, trad. fr. Paris, Fayard, 1994 (1990).

[3] Voir Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973.