Communication de François Sureau du 8 janvier 2024
Quelques mots sur la justice

Communication du lundi 8 janvier de François Sureau, avocat et membre de l’Académie française

Thème de la communication : Quelques mots sur la justice

Synthèse de la séance

La justice est une vertu ; juger est un péché. C’est ce que nous enseigne toute notre tradition, du livre de Samuel aux Evangiles, même si l’on peut aussi trouver dans la Bible et la confrontation des témoignages d’Adam et Ève, l’origine de la procédure contradictoire. Il faut toutefois distinguer les institutions de la justice de la faculté de juger. En France, le propre de la juridiction administrative est peut-être davantage d’éduquer l’État à respecter les droits du citoyen que de les garantir à proprement parler, ce qui a fait dire à Robert Badinter que nous sommes non le pays des droits mais celui de leur Déclaration. L’idée, répandue dans le personnel politique français de toutes les époques, est que la garantie des droits est un obstacle à une répression efficace. Par ailleurs, un certain état d’esprit nous fait préférer l’incessante modification des normes à la réflexion sur les pratiques. Il en résulte une confusion qui a eu pour effet de dégrader les grands principes sans obtenir aucun progrès dans le domaine de la sécurité publique ni dans le sentiment que l’opinion peut en avoir. Cette évolution peut se mesurer à l’aune d’un idéal fondé sur deux principes simples : la justice doit être digne du citoyen libre. La justice doit garantir l’existence du citoyen libre. La question est alors de savoir si nous maintenons ou si nous dégradons cet idéal.

Selon Agamben, nous changeons de monde lorsque les droits ne sont plus le centre de notre état de droit, le point de fuite par rapport auquel toutes les perspectives s’ordonnent, mais apparaissent comme une simple concession du pouvoir, et que le rôle du juge ne peut plus être séparé de celui du législateur. L’exercice du pouvoir de juger, conduit conformément à l’idéal de la Déclaration, suppose des lois simples, claires, peu nombreuses et la reconnaissance d’un large pouvoir d’appréciation au juge. Or, il n’en est plus rien. En dix ans, le Code pénal a été modifié 133 fois. Le code de 1810 recensait 500 infractions, le code actuel en établit plus de 15 000. Par ailleurs, il n’y a pas de justice rendue au bénéfice des citoyens sans une définition claire des fonctions de chacun des acteurs. Or, au sein de l’institution judiciaire, comme plus généralement en France, chacun fait le travail d’un autre. Cette confusion est particulièrement accentuée par la concurrence entre les juges administratif et judiciaire dans la défense des libertés publiques. Cette confusion a été accrue encore par le recours fréquent à l’état d’urgence. Depuis 2015, la France a vécu la moitié de cette période sous le régime dérogatoire de l’état d’urgence, antiterroriste ou sanitaire. Ce que l’on peut y lire est une perte de confiance dans la vertu et les possibilités qu’offrent nos institutions de droit commun. L’état d’urgence terroriste consiste, à grands traits, à retirer des pouvoirs au juge judiciaire pour les remettre à l’administration. Cette évolution rend-elle plus efficace une répression nécessaire ou place-t-elle le citoyen dans un état d’incertitude préjudiciable à l’exercice de sa souveraineté ? Le citoyen doit savoir à quoi s’attendre, il ne doit pas pouvoir être intimidé par l’État, il doit comprendre ce qui lui arrive. C’est du climat d’une société tout entière qu’il s’agit.
Notre justice garantit-elle l’existence politique du citoyen libre ? Concernant la justice constitutionnelle, si l’on peut faire bien des éloges du Conseil constitutionnel qui a su depuis 1971, 1977 et la création des questions prioritaires de constitutionnalité, faire respecter ce patrimoine immatériel des droits, trois critiques peuvent toutefois lui être opposées : la première tient à sa composition, la deuxième à une certaine forme de modération pratique, la troisième tient au système de motivation, qui pêche par son vague si on le compare aux motivations de cours comparables.
En ce qui concerne la justice pénale, il est tout d’abord bon de rappeler qu’elle n’engage pas seulement l’ordre social, mais aussi l’existence même d’une société politique digne de ce nom. La démocratie suppose l’existence d’un citoyen libre, c’est-à-dire disposant de la possibilité de concourir à la société politique. L’exercice de ces libertés politiques (d’écrire, de s’associer, de manifester, de publier, de voter…), comme l’ont montré les auteurs du XVIIIème siècle, suppose que le citoyen ne puisse en aucune manière être intimidé par l’État, d’où la séparation des pouvoirs. Pour que le citoyen reste libre de ses choix, outre le maintien de la séparation des pouvoirs – mise à mal par la fréquence des états d’urgence et le transfert de compétences induit – trois autres conditions sont nécessaires : le citoyen doit être réputé innocent jusqu’au moment du crime ou du délit ; une fois sa peine purgée, il doit être, a priori et par principe, jugé capable de reprendre sa place dans la société ; il doit avoir le sentiment d’avoir été bien jugé, dans le cadre d’une procédure claire, par un juge et non par une machine.
Or aujourd’hui l’homme tend à disparaître sous les procédures, autant l’homme qui juge que celui qui est jugé. Les acteurs de ce jeu que le citoyen peine à comprendre ne paraissent plus concourir à une œuvre commune. Le juge doit reprendre toute sa place. Il n’y a pas de respect du droit sans assomption du juge.

Dans des circonstances troublées, nous avons le devoir collectif de défendre les institutions judiciaires et la tradition de civilisation qu’elles portent. Encore faut-il que ces institutions soient pleinement défendables, ce qui ne nécessite pas nécessairement de grandes réformes. Sachant que des institutions qui susciteraient l’entière approbation de tous seraient in fine suspectes.

À l’issue de sa communication, François Sureau a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées Th. de Montbrial, P. Delvolvé, H. Korsia, Y. Gaudemet, J.C. Casanova, G. Guillaume.

Verbatim du conférencier

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