Discours d’accueil de Denis Mukwege
par Louis Vogel
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chères consœurs et mes chers confrères,
Mesdames et Messieurs,
Mon cher Denis,
Nous sommes très honorés de vous accueillir comme membre associé de notre Académie. En effet, aujourd’hui, notre Compagnie accueille un homme dont la vie a subi les déchirures de l’histoire dans une partie du monde, le Congo, mais qui est devenu, grâce à son action, l’un des symboles les plus éclatants de la dignité humaine et du courage. Un homme qui a consacré sa vie à soigner les femmes et qui a refusé d’accepter l’inacceptable, la violence physique exercée contre elles.
En réparant les femmes, il répare l’humanité. Nous accueillons parmi nous un médecin, un organisateur, un « activiste » comme il se qualifie lui-même. Comme vous le dites si bien, cher Denis : « Une émotion qui n’est pas suivie d’action ne sert à rien ».
Au-delà, nous accueillons une conscience, reconnue par les femmes et les hommes qui vous ont décerné, après de nombreux autres prix, le Prix Nobel de la Paix, en 2018. Une conscience qui s’est forgée dans la fidélité à une histoire personnelle, à une vocation née très tôt et à un idéal pour lequel vous avez lutté sans relâche tout au long de votre vie.
Le parcours de Denis Mukwege correspond parfaitement aux valeurs qui fondent notre Académie : aimer les femmes… et les hommes ; agir pour améliorer le monde ; s’engager au service de la dignité humaine.
I. L’HOMME
A. La prise de conscience
Cher Denis, vous êtes né en 1955, à Bukavu, au bord du lac Kivu, dans l’est du Congo, dans une maison que vous décrivez vous-même comme un « abri d’une seule pièce édifié à la hâte ». On n’y trouvait que l’essentiel : un toit de tôle que la pluie tropicale faisait résonner ; des murs où la lumière filtrait à travers les fissures ; un sol de terre battue. Vous étiez pauvre, d’une pauvreté qui n’était pas honteuse mais digne, portée par la force spirituelle d’une famille croyante et unie, un père pasteur, une mère aimante.
A l’âge de treize ans, selon vos propres termes, « vous avez acquis l’assurance de ne pas être seul : l’esprit divin s’empara de vous ». La foi accompagnera toute votre vie : aujourd’hui encore, chaque nouvelle journée à l’hôpital de Panzi commence par la prière. Vous croyez profondément que cette combinaison entre foi et soins médicaux opère des miracles, combat le désespoir et procure à vos patientes la force de continuer à vivre.
Le monde dans lequel vous naissez est divisé. Dès votre naissance, vous avez failli mourir à cause d’une guerre de religion. Vous êtes victime d’une grave infection. Les religieuses catholiques tiennent le dispensaire et, apprenant que votre mère est protestante, sans doute du fait de la renommée de votre père, refusent de vous soigner. Mais votre mère se rendra dans un autre dispensaire catholique et vous serez finalement sauvé grâce à une femme, une enseignante suédoise qui intercédera pour votre admission. Deux femmes vous ont sauvé. Cet événement marquera à jamais votre vie. Pour votre mère, c’était un signe du ciel : « Quand nous sommes entrés dans ce dispensaire, Dieu a placé un message dans ton cœur, disait-elle. Tu devais aider les autres comme les autres t’avaient aidé. » Une troisième femme viendra compléter ce duo : votre épouse Madeleine, qui chemine à vos côtés depuis plus de quarante ans et qui a participé à tous vos combats.
Votre père, comme je l’ai dit, était pasteur pentecôtiste. Il a cofondé la mission suédoise au Kivu. Vous l’accompagniez lors de ses visites pastorales. Un jour, en 1963, vous entrez avec lui dans une case où un enfant agonise. Votre père prie, puis s’en va. Vous ne comprenez pas : « Papa, pourquoi tu n’as pas donné des médicaments à cet enfant comme tu m’en donnes quand je suis malade ?» Votre père répond : « Je fais ce que je sais faire : je prie. » A partir de ce jour, vous décidez de devenir « muganga », surnom au Congo de tous les soignants, médecins ou infirmières, personnes en blouses blanches qui distribuent des médicaments. Ainsi vous feriez équipe avec lui : vous vous occuperez des corps, lui des âmes. Dès le départ, votre combat ne s’attaque pas seulement à la maladie, mais à l’impuissance et à l’injustice.
Vous êtes le premier garçon après deux sœurs. Vous étiez l’héritier. Dans une société aussi patriarcale que celle du Congo, cela signifiait notamment que vous étiez naturellement dispensé de toute tâche ménagère. Mais votre mère ne l’entendait pas ainsi et exigeait que vous fassiez votre lit, que vous nettoyiez vos chaussures, que vous balayiez la maison, que vous aidiez en cuisine. Alors vos camarades se moquaient : « Pourquoi fais-tu un travail de fille ? » Cette éducation déterminera toute la suite et, en particulier, comme vous le soulignez vous-même, votre « attitude envers les femmes ». En soignant les femmes, vous vous êtes rendu compte que les violences contre elles commençaient bien avant la violence. En réalité, les violences plongent leurs racines dans ces biais qui, dès la naissance, valorisent le garçon au détriment de la fille : la violence physique n’est que le point final d’une longue chaîne de privilèges, de silences et de renoncements. Au Congo, comme dans tant d’autres régions du monde, la naissance d’un garçon apparaît comme une chance, une promesse d’avenir. À l’inverse, la fille ne se voit assigner qu’un rôle secondaire — celui de servir, d’aider, d’être utile aux autres avant de s’appartenir à elle-même, – ce n’est pas seulement vrai au Congo.
La fille apprend que son corps ne lui appartient qu’à moitié, et qu’elle est traitée « comme un bien qui passe du père au mari lors du mariage, [et qui] peut toujours être rejetée au profit d’une autre ». Tout un système mental se construit autour de ces représentations. Les pères ne sont pas seuls responsables. Souvent, les mères elles-mêmes reproduisent les schémas patriarcaux et donnent aux fils les avantages dont elles n’ont pas bénéficié. Le moteur de la violence réside dans cette inégalité première. En réalité, la guerre n’invente pas la violence, mais la déchaîne sur un terrain déjà préparé.
B. Profession médecin : de la pédiatrie à la gynécologie de réparation
Après l’obtention de votre diplôme de médecine à l’Université de Bujumbura au Burundi en 1983, vous débutez votre carrière de pédiatre à l’hôpital de Lemera en janvier 1984. Le taux de mortalité maternelle au Congo est l’un des plus élevés au monde (il est d’ailleurs hélas encore plus important aujourd’hui qu’en 1990). Vous êtes un homme d’action. Très vite, vous formez le projet d’étudier la gynécologie-obstétrique et vous poursuivez votre formation pendant cinq ans au CHU d’Angers entre 1984 et 1989 grâce à une bourse de la mission suédoise pentecôtiste. Angers se souviendra de votre passage puisqu’elle vous fera citoyen d’honneur de la ville en 2016. Vous découvrez la situation de la médecine dans un pays développé (situation dont nous n’arrêtons pas de nous plaindre) : pour un même nombre de naissances (3500 par an), il y avait à cette époque au CHU d’Angers trente médecins et plusieurs dizaines de soignants et d’agents hospitaliers contre deux médecins et huit sage-femmes à Lemera, sans même parler de la différence d’équipements. Pendant votre séjour à Angers, pas une seule femme n’est morte en couches. Vous prenez néanmoins la décision difficile, après en avoir délibéré avec Madeleine, de rentrer en République démocratique du Congo en 1989 une fois vos cinq années d’études à Angers terminées. En 1996, les missionnaires suédois sont évacués, ils vous confient l’hôpital de Lemera et vous échappez au massacre des patients et des soignants de l’hôpital. Vous vous réfugiez pendant un an au Kenya.
II. L’ŒUVRE – Denis Mukwege, réparateur des femmes
A. Le contexte
Pour comprendre votre œuvre, cher Denis, voyons le terreau sur lequel elle s’est développée. Le Congo, peu d’Européens le savent, est un pays immense. Sa superficie (2.345.000 km2, près de cinq fois la France) équivaut à celle de l’Europe occidentale, sa forêt tropicale est la deuxième plus grande du monde… La République démocratique du Congo est un pays extrêmement riche : diamant, or, cuivre, étain, fer, charbon, pétrole, manganèse, méthane, cobalt, tantale… Tout est à profusion. La République démocratique du Congo, premier pays francophone au monde, compte près de 110 millions d’habitants.
Ces richesses ont de tout temps suscité l’envie : les Portugais et les marchands arabes qui pratiquaient la traite des esclaves au XVIIIe siècle jusqu’aux Chinois aujourd’hui qui ont obtenu de vastes droits d’exploitation minière des autorités gouvernementales. Propriété personnelle du roi Léopold II, le Congo fut victime de l’un des systèmes d’exploitation les plus violents jamais mis en place, d’abord pour l’ivoire (pour fabriquer des boules de billard, des touches de piano et des pièces d’échec), puis pour le caoutchouc (pour produire des pneus), puis pour le cuivre (pour équiper l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale) et enfin pour l’uranium (qui sera utilisé dans les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki).
En 1960, le Congo accède à l’indépendance. Au lieu d’être une renaissance, l’indépendance transformera le Congo en victime des rivalités internationales nées de la guerre froide et en objet permanent de convoitise. En 1961, quelques mois seulement après son arrivée au pouvoir, le Premier ministre Patrice Lumumba est arrêté et exécuté, avec la complicité active des puissances étrangères. Le général Mobutu devient président en 1965, renomme le pays Zaïre, et instaure un régime autoritaire qui durera plus de trente ans. La Première guerre du Congo renverse Mobutu. Laurent-Désiré Kabila prend sa suite en 1997 et change le nom du pays en République démocratique du Congo. Il est assassiné en 2001, au cours de la Deuxième guerre du Congo, mais son fils Joseph Kabila lui succède. La corruption gangrène toutes les strates du pouvoir : les ressources nationales sont accaparées par une élite proche du régime, l’administration se désagrège, les infrastructures se délitent et la population sombre dans la pauvreté. La Justice n’échappe pas à la règle : un procureur était ainsi surnommé « Monsieur cent dollars ».
En 1994, le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda, présidé depuis 2000 par Paul Kagame, bouleverse la région. En quelques semaines, près d’un million de personnes sont massacrées. Puis la situation s’inverse. Après la victoire du Front Patriotique Rwandais, composé de Tutsis, des centaines de milliers de Hutus, dont certains auteurs du génocide, fuient vers l’est du Congo. Les réfugiés Hutus chassent de leur terre des milliers de Zaïrois d’origine Tutsi et transforment leurs camps en bases arrière pour des groupes armés afin de lancer des attaques contre le Rwanda. En réaction, le Rwanda et l’Ouganda notamment, interviennent militairement sur le sol congolais et envahissent le Kivu, avec l’appui des forces contrôlées par Laurent-Désiré Kabila. Dans ce contexte a lieu le massacre de l’hôpital de Lemera. Le 6 octobre 1996, 34 patients, majoritairement des soldats des Forces armées zaïroises, sont tués sur le sol en tentant de s’échapper ou dans leurs lits, achevés par balles ou à l’arme blanche. Trois infirmières et deux prêtres catholiques sont également assassinés. Par chance, vous êtes en déplacement avec un patient. La Deuxième guerre du Congo, qui dure officiellement de 1998 à 2003, conséquence directe de la première, se focalise sur la lutte pour le contrôle des ressources naturelles. Encore plus meurtrière que la première : – près de cinq millions de morts -, elle devient le conflit le plus destructeur depuis la Seconde Guerre mondiale. Une mosaïque de groupes armés se partage le Kivu. Dans ce chaos, surgit l’une des horreurs les plus méthodiques de l’histoire contemporaine : le viol utilisé comme arme de guerre pour vider une zone de sa population afin de faire main basse sur les richesses qu’elle recèle. Les femmes ne sont pas seulement agressées : elles sont ciblées. Le viol prémédité utilisé comme tactique militaire n’est pas un crime ordinaire, isolé, mais un crime contre l’humanité et un crime de guerre, le moyen d’accomplir un génocide. Dans ce contexte de barbarie systémique, vous soignez toutes ces victimes de viols et de mutilations dans le nouvel hôpital que vous venez de créer : Panzi.
B. Panzi : du soin à l’accompagnement.
En 1999, après l’horreur de Lemera, vous créez un hôpital dans la banlieue de Bukavu, à Panzi, grâce au PMU, dans ce cas une association caritative suédoise. Au départ, tout paraît simple : dans ce lieu, les femmes accoucheront en toute sécurité. Mais dès le premier jour, la destinée de Panzi, et la vôtre, basculent. Votre première patiente arrive : elle a été violée, torturée et mutilée. Puis surviennent une seconde, puis une troisième, puis des dizaines. Entre septembre et décembre 1999, vous traitez 45 femmes pour blessures dues à des viols. Panzi ne sera pas une simple maternité. En France, vous êtes devenu expert dans l’opération des fistules obstétricales. Progressivement, vous devenez le spécialiste, grâce aussi au Professeur Guy-Bernard Cadière, connu pour avoir développé la laparoscopie (ou coelioscopie) :
des fistules obstétricales massives,
des fistules traumatiques ;
des déchirures du vagin, de la vessie, du rectum ;
des perforations internes ;
des infections terminales ;
des séquelles laissées par des objets introduits dans les corps.
Votre main recoud, répare, reconstruit. Bref, vous devenez « le docteur qui répare les femmes ».
Très vite, vous vous rendez compte qu’en cas de viol, la blessure n’est pas seulement physique, mais aussi psychique, sociale, existentielle. Vous créez alors un accueil pour les victimes de viols : toute femme qui arrive à l’hôpital avec des blessures causées par un viol se voit assigner une « maman chérie » (infirmière, assistante sociale, psychologue) qui l’écoute et lui apporte une aide psychologique. Les femmes violées éprouvent en effet honte, dégoût ou culpabilité, certaines sont victimes d’hyposexualité, car elles nourrissent une aversion viscérale pour les hommes, d’autres d’hypersexualité, parce que, déracinées de leurs corps, elles ne lui accordent plus aucune valeur.
La reconstruction passe aussi par le droit. En 2009, vous fondez une clinique juridique intégrée : une première mondiale. Les « survivantes », comme vous les appelez, sont accompagnées pour déposer plainte, témoigner et obtenir réparation. Vous souhaitez bien sûr faciliter les actions en justice en organisant l’intervention de médecins formés à la rédaction de rapports d’expertise légale et en organisant la collecte des preuves (les prélèvements d’ADN doivent être effectués rapidement après le viol). Vous espérez aussi redonner à ces femmes courage et estime d’elles-mêmes. En effet, malheureusement, les familles rejettent souvent les femmes violées, considérées comme maudites et sources de honte. Presqu’aucune femme hospitalisée à Panzi ne reçoit de visite de son mari (les maris vivent très mal, pour eux-mêmes, le viol de leurs femmes) ; la plupart sont répudiées ou contraintes de divorcer ; souvent, elles sont jugées responsables de leur agression, coupables de l’avoir encouragée par leur attitude ; parfois même elles sont assassinées.
En 2011, vous créez la Cité de la Joie. Chaque survivante y suit des cours pour apprendre à lire, écrire, compter, pour connaître ses droits légaux et politiques, pour commercer, pour se défendre. Tous les 6 mois, 90 nouvelles femmes franchissent les grilles de la Cité de la Joie.
Vous inaugurez ensuite la Maison Dorcas, refuge pour les femmes qui ont des enfants nés d’un viol et pour celles qui souffrent de fistules incurables. Grâce à ces structures, les survivantes ouvrent des boutiques, deviennent couturières, commerçantes, animatrices communautaires. Elles subviennent à leurs besoins et retrouvent une place dans la société.
L’humanité, notre humanité, présente de multiples visages : ce formidable développement de l’hôpital de Panzi, qui est bien plus qu’un hôpital, a été rendu possible grâce à d’innombrables femmes et hommes qui vous ont soutenu dans votre combat : l’agence américaine pour le développement international, l’association EngenderHealth, le Gouvernement britannique, l’Eglise suédoise, l’Union européenne… Parmi les donateurs, la ville de Melun dont j’étais Maire, vous a fait citoyen d’honneur en 2016, et a signé, par l’intermédiaire de son hôpital, une convention avec l’hôpital de Panzi prévoyant des dons de matériel, l’accueil de personnels médicaux et soignants et des stages d’étude pour les élèves infirmiers. Je remercie vivement Brigitte Tixier, alors mon adjointe à la Mairie de Melun, et Dominique Peljak, alors directeur de l’hôpital de Melun, de leur formidable engagement pour cette cause. Melun n’a pas été la seule commune de France à se mobiliser : Angers, Montpellier et d’autres vous ont soutenu. Au-delà de la réparation physique et psychique des victimes, vous avez engagé une autre bataille encore plus fondamentale : le combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes.
III. LE COMBAT – Denis Mukwege l’activiste
Un combat exige des objectifs et des moyens.
A. Les objectifs
Vos objectifs se sont élargis avec le temps. Vous avez d’abord lutté contre le viol et, plus généralement, contre toutes les violences faites aux femmes. Puis le combat s’est contextualisé : vous êtes remonté aux causes : vous avez combattu pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Pas étonnant que toutes les femmes du monde, y compris la mienne, vous vénèrent tant ! Le Congo, souvent décrit comme « la capitale mondiale du viol », n’est que « la fenêtre », comme vous le dites si bien, par laquelle le monde assiste à l’expression la plus extrême d’un phénomène qui frappe partout. Une femme sur trois dans le monde subit, au cours de sa vie, des violences physiques ou sexuelles. Aucune société, aucune culture, aucune classe sociale n’est épargnée.
La violence contre les femmes n’est pas seulement générale. Elle frappe plus particulièrement là où on s’y attend le moins : au sein du couple. Selon l’OMS, près du tiers (27 %) des femmes âgées de 15 à 49 ans qui ont eu des relations de couple indiquent avoir subi, au cours de leur vie, une forme de violence physique ou sexuelle de la part de leur partenaire. Cette violence concerne l’ensemble du monde : les sociétés les plus développées ne sont pas à l’abri. Aux États-Unis, une femme sur cinq a été victime ou a fait l’objet d’une tentative de viol. Une femme mariée sur 10 a rapporté avoir été agressée. 20 à 25% des femmes à l’Université ont subi un contact non consenti et, paradoxalement, les taux de violence augmentent encore dans les universités plus les prestigieuses, celles de l’Ivy League (Yale : 34,6%, Harvard : 29,2%). Serait-ce parce que le sentiment de domination y est le plus fort ? En Scandinavie, au Royaume-Uni, en France et en Allemagne, une femme sur quatre a connu une forme de violence de la part de son partenaire.
Ces crimes et délits présentent une particularité : ils sont rarement reportés par les victimes. Le viol et les agressions sexuelles restent donc largement méconnus et impunis, y compris dans les pays dotés d’une vraie justice et d’une vraie police, même si la situation change, notamment depuis l’apparition du mouvement #MeToo. Aux Etats-Unis, pour 1000 agressions sexuelles, seules 230 sont rapportées à la police. En Europe, seuls 14% des crimes sexuels sont rapportés à la police. Briser la loi du silence, voilà la première action à mener.
Progressivement, votre combat s’est transformé : vous vous êtes intéressé aux causes de cette violence et aux moyens d’y remédier. Dans votre livre si féministe, La Force des femmes, vous développez la notion de « masculinité positive » qui repose sur l’éducation et qui implique une autre façon d’éduquer les garçons, loin de l’idée de domination, d’autorité ou d’usage de la force. En réalité, vous appelez à une véritable refondation culturelle qui mette à égalité les femmes et les hommes. Ce combat est lui aussi mondial. 750 millions d’adultes dans le monde sont incapables de lire ou d’écrire une phrase simple et la plupart d’entre eux sont des femmes d’Afrique et d’Asie du Sud-Est. Dans les pays de l’OCDE, les hommes qui travaillent à temps plein sont payés 13% de plus que les femmes dans les 36 pays membres. La différence est de 18% aux États-Unis et au Canada, 16% au Royaume-Uni et 24% au Japon. Les femmes restent dramatiquement sous-représentées dans les sphères du pouvoir, là d’où précisément le changement pourrait partir. Sur 193 pays, seule une vingtaine est dirigée par une femme. Dans l’OCDE, seuls 4 pays sur 36 ont des gouvernements paritaires, dont la France. Les conseils d’administration comptent en moyenne une femme pour quatre places. Vous avez compris que pour cesser d’avoir à lutter contre la violence, pour cesser d’avoir à réparer les femmes, il n’y a qu’une seule voie : que les hommes reconnaissent les femmes comme leurs égales.
B. Les moyens
1. Le combat médiatique.
Pour livrer combat, vous êtes devenu, comme vous le dites vous-même, un « activiste ». Vous avez témoigné devant tous les publics et utilisé tous les médias possibles : journalistes, parlements, ONU, universités, plateaux de télévision, documentaires… La bande-annonce projetée juste avant mon intervention vient du documentaire « L’homme qui répare les femmes : La Colère d’Hippocrate », sorti en 2015 et tourné par Thierry Michel et Colette Braeckman. Un deuxième extrait sera projeté avant votre propre discours. Ce documentaire, au fort retentissement international, a permis au grand public de découvrir les atrocités commises au Congo. Preuve de cet écho, le gouvernement de Joseph Kabila en interdira sa diffusion au Congo. En septembre 2025, le film franco-belge « Muganga, celui qui soigne », réalisé par Marie-Hélène Roux, réalise plus de 300.000 entrées en France : il est actuellement diffusé un peu partout. Cette exposition médiatique n’est pas sans risque. En 2012, vous êtes agressé à votre domicile de Bukavu. Vous échappez de justesse aux balles… en vous évanouissant. Votre employé, qui tente de s’interposer, meurt lors de cette attaque. En rendant visibles ces crimes trop longtemps méconnus, vous forcez l’opinion internationale à prendre conscience de l’indicible et à réagir. Parallèlement, vous déplacez le combat de l’hôpital à la sphère juridique.
2. Le combat juridique.
En 2017, dans l’affaire des viols de Kavumu, le tribunal militaire de Bukavu prononce un verdict historique : Batumike (un parlementaire du Sud-Kivu qui, avant, n’aurait jamais été condamné) et ses complices sont condamnés à la prison à perpétuité. La cour martiale qualifie les viols qu’il a perpétrés de crimes contre l’humanité. Pour la première fois, le Congo reconnaît juridiquement la nature systémique et organisée de ces atrocités. Cette victoire judiciaire marque un tournant. Un autre verdict majeur condamne l’État congolais à indemniser des victimes de violences sexuelles pour défaut de protection. Cette reconnaissance est fondamentale : l’État est responsable des crimes qu’il ne prévient pas et laisse se produire. Le Tribunal international de La Haye pour l’ex-Yougoslavie (1993) a lui aussi qualifié le viol prémédité comme tactique militaire de crime de guerre et de crime contre l’humanité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (1995) a considéré le viol comme un acte génocidaire. Ces décisions ont d’ailleurs été incluses dans le traité fondateur de la Cour pénale internationale signé en 1998 et entré en vigueur en 2002. Elles constituent un changement fondamental.
Au procès de Nuremberg, il n’y a pas eu une seule condamnation pour viol alors que le tribunal avait reçu de nombreuses preuves de son usage systématique. De façon générale, les juges, longtemps exclusivement masculins, se sont toujours montrés très réticents à reconnaître ou à sanctionner les viols. La femme violée ne chercherait-elle pas à forcer l’homme au mariage ? En Angleterre, depuis le XVIIIe siècle et jusque dans les années 70 en Irlande, des « instructions de prudence » étaient lues au jury pour le mettre en garde contre les accusations de viol. Là aussi, la situation a radicalement changé. Depuis les années 70, dans de nombreux Etats :
le viol conjugal est devenu un crime,
la notion de viol a été élargie à la pénétration non consentie dans tout orifice et pas seulement le vagin, et par les doigts ou tout autre objet et pas seulement le pénis,
la victime n’a plus à présenter des traces de blessures physiques,
elle n’a plus besoin de rapporter l’agression juste après les faits.
Depuis que la Suède l’a adopté en 2018, le modèle du « no means no » (la victime doit avoir expressément refusé et le prouver) a progressivement été remplacé par le modèle du « yes means yes » (il suffit de ne pas avoir consenti, donc la partie soupçonnée de viol doit prouver le consentement). La France a suivi cette voie en adoptant, le 6 novembre dernier, une loi qui intègre le non-consentement de la victime dans la définition du viol et des autres agressions sexuelles. Des mesures pratiques ont été mises en place en France comme à l’étranger :
des portables dotés d’une touche directe pour appeler les secours en cas d’urgence (6000 étaient actifs en février 2025) ;
des structures d’hébergement afin d’accueillir et d’accompagner les femmes victimes de violences ;
une aide universelle pour les victimes sous la forme d’un prêt ou d’un don sans intérêts, afin de permettre aux victimes de quitter rapidement le foyer conjugal pour se mettre à l’abri ;
une personne référente formée à accueillir la victime au commissariat ou à l’hôpital ;
la possibilité de déposer plainte depuis l’hôpital ;
l’allongement des délais de prescription…
Le futur projet de loi-cadre sur les violences faites aux femmes sera déposé par Aurore Bergé, Ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, au cours du 1er semestre 2026 : il prévoit 53 mesures visant à « mieux former, mieux détecter, mieux prévenir et mieux sanctionner ». Mais le combat n’est pas encore gagné : en France, ce 1er décembre 2025, déjà 153 femmes sont décédées depuis le début de l’année, tuées par leur conjoint ou ex-conjoint.
CONCLUSION
Au terme de cette présentation, une question me vient très naturellement à l’esprit. Comment s’explique ce parcours incroyable qui vous a conduit, quasiment sans l’avoir jamais décidé à l’avance, de la vocation de soignant à celle de héraut de la cause des femmes et d’avocat de la paix universelle ? Votre parcours répond parfaitement à une vieille expression française : « de fil en aiguille ». Quand un symptôme se présente à vous, vous en recherchez la cause et vous agissez sur elle. Dans une situation donnée, vous isolez le problème et vous vous attachez à le résoudre. Vous vouliez être pédiatre, vous êtes devenu gynécologue, puis réparateur de femmes. Vous vouliez créer un hôpital, vous l’avez transformé en un complexe en complétant les soins par du soutien psychologique, de la réinsertion sociale et économique, du conseil juridique. Vous vouliez lutter contre les violences faites aux femmes, vous êtes finalement devenu l’incarnation du combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Parallèlement, votre combat devenu mondial a dépassé les frontières du Congo. Ou même de l’Afrique. Vous êtes un homme d’action pour lequel les bons sentiments ne suffisent pas. Vous n’attachez pas beaucoup d’importance aux cadres, aux titres, aux statuts, aux fonctions derrière lesquels nous nous réfugions souvent… et qui annihilent l’action. Les hommes et les femmes d’action possèdent une qualité essentielle : ils sont convaincants et entraînants. Vous nous avez convaincus, cher Denis, entraînez-nous avec vous !
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.