Cérémonie d’installation de Denis MUKWEGE à l’Académie et Lecture de la notice sur la vie et les travaux de Javier PÉREZ DE CUÉLLAR (1920-2020)

Synthèse de la séance

 L’Académie est réunie en séance solennelle sous la coupole pour la cérémonie d’installation du docteur Denis Mukwege, comme membre associé étranger au fauteuil laissé vacant par le décès de Javier Pérez de Cuéllar. La cérémonie est ouverte par le président de l’Académie, Jean-Robert Pitte.

Le docteur Denis Mukwege a été élu au fauteuil 1 des membres associés étrangers le lundi 23 septembre 2024. Son élection a été approuvée par le président de la République, protecteur de l’Académie, par un décret en date du 25 novembre 2024, publié au Journal Officiel. À ce fauteuil, Denis Mukwege, dont l’action et le parcours exceptionnels en République Démocratique du Congo auprès des femmes victimes d’exactions sexuelles, ont été couronnés en 2018 par le prix Nobel de la Paix, succède à Javier Pérez de Cuéllar, lui-même élu membre associé étranger le 23 janvier 1989 au fauteuil laissé vacant par le décès de Constantin Tsatsos. Le président rappelle qu’à ce fauteuil ont siégé d’autres figures illustres, également prix Nobel pour certains d’entre eux, notamment Theodore Roosevelt, 26ème président des États-Unis (1901-1909), élu associé étranger en 1909, prix Nobel de la paix en 1906, grâce à son rôle de médiateur dans la guerre russo-japonaise, mais aussi Maurice Maeterlinck, écrivain flamand francophone, élu à l’Académie en 1937, prix Nobel de littérature en 1911.

Louis Vogel prononce ensuite le discours d’accueil de Denis Mukwege, surnommé « l’homme qui répare les femmes » du fait de son engagement auprès des femmes victimes d’exactions sexuelles et de son combat auprès des instances internationales pour que les viols collectifs soient reconnus non pas comme un simple dégât collatéral mais comme une véritable arme de guerre.

Né en 1955 à Bukavu, au bord du lac Kivu, dans l’est du Congo, dans une famille pauvre mais croyante et unie, Denis Mukwege fait très tôt l’expérience de l’injustice et de la violence. Sauvé par des femmes et marqué par l’exemple de son père pasteur, il décide de devenir « muganga », celui qui soigne, afin de s’occuper des corps comme son père s’occupe des âmes. Éduqué par une mère qui refuse les stéréotypes patriarcaux, il comprend très vite que les violences faites aux femmes plongent leurs racines dans les inégalités quotidiennes, enracinées dès le plus jeune âge, entre filles et garçons. La guerre n’invente pas la violence, elle ne fait que la déchaîner dans un terreau déjà préparé.

Devenu médecin, Denis Mukwege commence comme pédiatre à l’hôpital de Lemera, puis se forme en gynécologie-obstétrique au CHU d’Angers entre 1984 et 1989. Malgré de bien meilleures conditions de travail en France, il choisit de rentrer pour exercer la médecine dans un pays confronté à des taux dramatiques de mortalité maternelle. Témoin de l’histoire sanglante de la République Démocratique du Congo – colonisation, dictatures, guerres, génocide rwandais, convoitise des ressources, effondrement de l’État – Denis Mukwege survit au massacre de Lemera et se réfugie un temps au Kenya. C’est dans ce contexte de guerre et de prédation qu’il comprend que le viol est utilisé comme arme de guerre systématique, visant à vider une zone de sa population pour s’emparer des richesses.

En 1999, Denis Mukwege fonde l’hôpital de Panzi, près de Bukavu, qui devait d’abord être une maternité, mais devient très vite un lieu de réparation des femmes victimes de viols et de mutilations massives. Il y développe une expertise chirurgicale unique pour traiter les fistules et autres blessures gynécologiques gravissimes. Comprenant que les dégâts sont aussi psychologiques, sociaux et existentiels, il met en place un accompagnement global : accueil par des « mamans chéries », soutien psychologique, aide juridique avec la création d’une clinique intégrée, puis structures de réinsertion comme la Cité de la Joie et la Maison Dorcas. À travers ces dispositifs, les survivantes sont soignées, rééduquées, formées, accompagnées vers l’autonomie économique et la reconquête de leur dignité, malgré le rejet fréquent de leurs familles et de leurs communautés.

Peu à peu, son action se double d’un combat public et international contre les violences faites aux femmes et pour l’égalité entre les sexes. Denis Mukwege devient un « activiste » comme il se définit lui-même : il témoigne devant les parlements, les Nations Unies, les médias, dans des documentaires qui contribuent à briser la loi du silence. Son engagement s’étend au terrain juridique : certains procès en République Démocratique du Congo reconnaissent pour la première fois le viol utilisé comme arme de guerre comme crime contre l’humanité, et l’État peut être condamné pour défaut de protection. Inscrite dans un mouvement plus large de transformation du droit international et des lois nationales, cette bataille participe à la reconnaissance du viol comme crime de guerre, à l’évolution des définitions du consentement et à la mise en place de dispositifs concrets de protection des victimes, notamment en Europe.

Louis Vogel conclut en soulignant que le moteur de Denis Mukwege est une exigence d’action : pour lui, l’émotion ne vaut rien si elle n’est pas suivie d’engagement. Illustrant cette vieille expression française, « de fil en aiguille », le docteur Denis Mukwege est passé de la pédiatrie à la gynécologie réparatrice, de la création d’un hôpital à celle d’un véritable écosystème de soin, de justice et d’émancipation, et de la lutte contre le viol à un combat global pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2018, il incarne les valeurs de dignité humaine, de courage et de responsabilité qui fondent l’Académie qui l’accueille Son parcours est une invitation à agir, à refuser l’indifférence et à se laisser entraîner, à sa suite, dans un combat universel pour la justice et la dignité des femmes.

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Deux extraits du documentaire réalisé par Thierry Michel et Colette Braeckman, consacré au travail du docteur Mukwege en République Démocratique du Congo, intitulé « L’homme qui répare les femmes. La colère d’Hippocrate » ont été diffusés avant et après le discours d’accueil de Louis Vogel.

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Le président invite ensuite Denis Mukwege à prendre la parole, comme c’est l’usage, pour rendre hommage à son prédécesseur, Javier Pérez de Cuéllar.

Après avoir remercié Louis Vogel pour son soutien, Denis Mukwege souligne l’honneur d’occuper le siège de Javier Pérez de Cuéllar, figure majeure de la diplomatie internationale et cinquième Secrétaire général des Nations Unies.

Né à Lima en 1920, Javier Pérez de Cuéllar grandit dans un environnement ouvert sur le monde, marqué par la culture européenne, la passion des langues et un profond humanisme. Ses études de droit et de littérature le conduisent dès 1940 vers une carrière diplomatique exceptionnelle, débutée au ministère péruvien des Affaires étrangères. Envoyé à Paris puis délégué à la Commission préparatoire de l’ONU en 1945, il assiste à la naissance de l’organisation qui marquera toute sa vie.

Au fil des décennies, il gravit les échelons de la diplomatie péruvienne, occupant des fonctions clés : directeur au ministère, ambassadeur en Suisse, en URSS et en Pologne, puis représentant permanent du Pérou aux Nations Unies. Sa maîtrise des crises internationales lui vaut de devenir Secrétaire général adjoint avant d’être élu, en 1982, Secrétaire général de l’ONU, mandat renouvelé en 1986. Durant près de dix ans, il exerce ses responsabilités avec calme et autorité morale, dans un monde traversé par la guerre froide, les conflits régionaux et les crises humanitaires. Il renforce la diplomatie préventive, défend la neutralité de l’ONU et contribue à des dossiers majeurs : protection des civils au Liban, relance du dialogue israélo-palestinien, indépendance de la Namibie, pression contre l’apartheid, négociations en Amérique centrale et médiation dans la guerre Iran-Irak, où il obtient un cessez-le-feu historique en 1988. Son action s’étend aussi aux enjeux émergents tels que l’environnement, le sida et le trafic de drogue. Sous son impulsion, la commission dirigée par Gro Harlem Brundtland produit en 1987 le rapport « Notre avenir à tous », texte fondateur du développement durable et du sommet de la Terre de Rio en 1992. Après son second mandat, Javier Pérez de Cuéllar poursuit son engagement : UNESCO, Fondation de l’Arche de la Fraternité, puis candidature à la présidence du Pérou en 1995. En 2000, il contribue au rétablissement de la démocratie après la chute du régime Fujimori, avant de devenir ambassadeur du Pérou en France de 2001 à 2004.

Hautement décoré dans le monde entier, il laisse aussi une œuvre intellectuelle majeure, dont un Manuel de droit diplomatique (1964) et Pèlerinage pour la paix (1997). Sa pensée repose sur trois piliers : patience, neutralité et dignité. Pour lui, la paix n’est pas seulement l’absence de guerre mais le produit de la justice, du respect mutuel et de la solidarité.

Décédé en 2020 à l’âge de cent ans, Javier Pérez de Cuéllar incarne l’esprit fondateur des Nations Unies. Son héritage moral et diplomatique demeure une source d’inspiration, rappelant que la diplomatie est avant tout un devoir d’humanité et que le courage réside dans la persévérance, le compromis et le respect de l’autre. Homme discret mais influent, il demeure un modèle pour celles et ceux qui œuvrent à un monde plus juste, durable et pacifique.

La cérémonie a été ponctuée de différents intermèdes musicaux interprétés au piano par Guillem Aubry, membre de l’Académie de l’Opéra national de Paris.

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Photos de la cérémonie

Crédit photos : Candice Ferrier