Communication d’Alain MIOSSEC « La montée du niveau des océans entre nature et société »

Communication du lundi 30 juin 2025 d’Alain Miossec, Professeur émérite de géographie à l’Université de Nantes, Recteur d’académie honoraire

Thème de la communication : La montée du niveau des océans entre nature et société

Synthèse de la séance

Sur presque tous les littoraux du monde s’affrontent deux dynamiques. Celle des forces naturelles le cas échéant modifiées par les évolutions du climat et celles, plus récentes, des sociétés humaines portées vers les côtes dans le contexte de la mondialisation. Sur les littoraux, l’espace se fait rare et l’on a pris depuis une cinquantaine d’années conscience de sa fragilité. En sorte que les littoraux sont plus que jamais des lieux où la cohabitation est délicate entre tous ceux qui aspirent à y être. L’essor de tourisme balnéaire depuis plus d’un siècle, la poussée du tourisme de masse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont rendu la compétition pour l’espace de plus en plus âpre au nom d’un slogan qui fit fureur dans les années 60-70 : « vivre en bord de mer les pieds dans l’eau ». En témoignent bien des équipements aujourd’hui menacés. Menacés par la mer certes mais plus encore dans le contexte actuel de réchauffement climatique, porteur également d’une remontée du niveau des océans. C’est l’occasion de faire le point entre ce que l’on sait et ce que l’on prévoit pour l’avenir. Aux yeux de beaucoup, il serait sombre pour 2100, c’est la logique en action d’une forme de catastrophisme qui sévit en quelques lieux depuis au moins deux décennies, même chez certains scientifiques. Que disent les chiffres ? Entre 1880 et 1980, le niveau de la mer s’est élevé entre 1,7 et 1,5 mm par an. Les satellites (Topx-Poseidon, Jason 1, Jason 2 signalent un accroissement de la montée de l’ordre de 3,6 mm/an). Ce constat ne vaut que pour ces dernières années, il inscrit une tendance tout de même assez lente de la montée des eaux. Ce qui autorise le GIEC à fixer l’élévation prévue à l’horizon 2100 entre 24 cm (hypothèse basse) et 100 cm (hypothèse haute). Rien d’effrayant si l’on veut considérer que les tempêtes peuvent aujourd’hui s’accompagner de « surcotes » qui vont bien au-delà du mètre. Rien d’effrayant non plus si l’on se réfère aux prévisions de l’Environmental Protection Agency qui aboutissait à peu près aux mêmes résultats… à la fin des années 1980. Sans remettre en cause le constat selon lequel la température globale se réchauffe tout en doutant que ce soit la seule conséquence de l’injection des gaz à effet de serre dans l’atmosphère : il n’y a là que des faits que l’on doit affronter avec sang-froid, non sans rappeler ce que fut la grande transgression qui depuis environ 18 000 ans a amené le niveau marin là où nous pouvons le constater, avec une stabilité relative depuis 6000 BP environ. Alors, les menaces d’hier sont encore largement celles d’aujourd’hui et appellent à considérer les différentes méthodes utilisées pour faire face à la mer en rappelant que si l’érosion des côtes est chronique (et mesurée), les submersions sont plus rares et, pour la plupart, liées à des tsunamis dont les causes sont profondes et liées à la tectonique globale.

Face à la mer on dispose de moyens bien connus qui s’inscrivent dans des politiques récentes qui ont pris en compte les conditions nouvelles auxquelles sont confrontées les sociétés (littorales ou pas). Les évoquer permet de mieux saisir combien la confrontation nature/sociétés (avec un « s » car les réponses ne sont pas uniformes) est mieux prise en compte, qu’il s’agisse de lutter contre les flots ou de mieux protéger l’espace côtier de l’appétit des humains (exemple du Conservatoire du littoral en France) ! Là où les corps d’ingénieurs ont, à des degrés divers, privilégié la défense dure face à la mer grâce à des outils géotechniques éprouvés et sans cesse améliorés (de la digue à la plage rechargée), les États ont progressivement pris conscience qu’il valait mieux reculer face à la mer. La politique française illustre depuis quelques années assez bien cette vision « politique » recommandant de reculer, de « redéployer » les équipements à l’échelle de quelques lieux, ces 5 sites qui font aujourd’hui l’objet de toutes les observations. La tâche s’inscrit manifestement dans la durée et ce sera long, tant les résistances sont solidement ancrées dans les mentalités. Que dire alors de toutes ces régions que l’on nous présente noyées sous les eaux. Si la « transgression » semble lente, il n’y a pas lieu d’être trop optimiste !

À l’issue de sa communication Alain Miossec a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées J.R. Pitte, Th. de Montbrial, B. Cotte, Y. Gaudemet, G.H. Soutou, G. Guillaume, E. Roussel, S. Sur, J. de Larosière, L. Vogel, J.C. Trichet, H. Korsia, P. A. Chiappori.

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Communication d’Antoine PECQUEUR « Géopolitique du train »

Communication du lundi 23 juin 2025 d’Antoine Pecqueur, journaliste

Thème de la communication : « Géopolitique du train »

Synthèse de la séance

Bien au-delà de sa fonction initiale de transport, le chemin de fer s’impose aujourd’hui comme un instrument stratégique central à l’échelle mondiale. À travers ses infrastructures, il façonne les dynamiques de pouvoir, de souveraineté, d’intégration territoriale et de développement économique. Le rail cristallise des enjeux politiques, géostratégiques, environnementaux et technologiques, tout en révélant les ambitions des grandes puissances, notamment la Chine. En prenant pour point de départ la célèbre formule d’Antonín Dvořák : « J’aurais donné toutes mes symphonies pour avoir inventé la locomotive à vapeur », on comprend à quel point le train est devenu une clef d’analyse des rapports de force contemporains.

L’exemple de l’Ukraine peut permettre de comprendre en quoi le rail est aujourd’hui au cœur de la souveraineté et du conflit. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et plus encore avec l’invasion russe de 2022, le chemin de fer ukrainien est devenu un outil stratégique majeur. Il permet l’évacuation des civils, le transport de matériel militaire et le ravitaillement des troupes. L’écartement des voies, hérité de l’époque soviétique, pose de lourds défis logistiques, notamment dans les échanges avec l’Union européenne. Le pont ferroviaire de Kertch, plusieurs fois visé par des frappes, incarne l’importance stratégique du rail dans les conflits modernes.

La ligne ferroviaire entre Ankara et Tabriz, aujourd’hui interrompue, illustre le rôle historique du rail comme vecteur de circulation et d’intégration entre les zones kurdes, turques et iraniennes. Suspendues au gré des tensions géopolitiques, ces connexions révèlent le potentiel du rail comme outil d’influence régionale, mais aussi sa fragilité dans les contextes instables.

La communication s’est tenue en présence de Stephen Breyer, membre associé étranger et ancien juge à la Cour suprême des États-Unis.

La Chine est aujourd’hui au cœur du développement ferroviaire mondial. Partie de partenariats technologiques avec des entreprises comme Alstom ou Siemens, elle a bâti le réseau à grande vitesse le plus dense de la planète. Le rail renforce également l’intégration des territoires périphériques (Xinjiang, Tibet, Népal), dans une logique de contrôle politique et culturel. Ce réseau intérieur soutient l’expansion extérieure du pays à travers l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie, qui prévoit des corridors ferroviaires vers l’Europe, l’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine. La stratégie ferroviaire chinoise ambitionne de contourner les routes maritimes dominées par les puissances occidentales. Cependant, des obstacles majeurs – conflits en Ukraine, guerre en Iran, tensions en Asie centrale – remettent en cause la viabilité de ces corridors terrestres. Les déséquilibres économiques, les défis logistiques et les rivalités avec les États-Unis ou l’Inde limitent leur rentabilité et leur portée géopolitique. Un projet majeur vise à relier le Pérou au Brésil par une ligne ferroviaire traversant les Andes, facilitant l’exportation de ressources vers la Chine. Pour la Bolivie enclavée, ce projet représente un débouché stratégique, qualifié par Evo Morales de « canal de Panama du XXIe siècle ». Ce corridor illustre l’imbrication des intérêts chinois dans les politiques de développement infrastructurel latino-américaines.

Aux États-Unis, on constate la puissance du fret et la faiblesse du transport de passagers.Malgré la rhétorique de Joe Biden, fervent défenseur du rail (« Amtrak Joe »), les États-Unis peinent à moderniser leur réseau de transport de passagers. Les projets de grande vitesse restent marginaux, et les infrastructures vieillissantes. À l’inverse, le fret ferroviaire y est très performant, soutenu par des entreprises privées puissantes. Le contraste entre discours politique et réalité opérationnelle révèle la difficulté de concilier intérêts publics et logique de marché.

En Afrique, l’état des lieux oscille entre promesses inachevées et rivalités d’influence. L’ambitieux projet de « boucle ferroviaire » en Afrique de l’Ouest, lancé par Vincent Bolloré, visait à relier plusieurs pays (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Bénin). Faute de coordination régionale et en raison de la concurrence chinoise, il a échoué, laissant des infrastructures inabouties. Cela témoigne de la complexité de l’investissement ferroviaire sur le continent, où s’entrelacent enjeux économiques, souveraineté nationale et ambitions stratégiques étrangères, notamment chinoises (ex. : la ligne Tazara dès l’ère maoïste).

En Europe, face au recul du train de nuit dans les années 2010, l’Autriche a été le seul pays européen à mener une relance réussie avec son opérateur ÖBB, s’inscrivant dans une dynamique de transition écologique. Par ailleurs, le projet européen Rail Baltica vise à désenclaver les pays baltes de leur réseau post-soviétique, en les reliant au cœur de l’Europe avec un écartement standard. Ce projet comporte aussi une dimension militaire claire, soutenue par l’OTAN, dans le contexte de la menace russe.

Le rail, longtemps perçu comme une infrastructure technique, est désormais un révélateur des équilibres mondiaux. Il permet de décrypter les volontés politiques, les stratégies d’influence, les ambitions commerciales et les visions territoriales des États. Sa densité, son tracé, son financement ou encore son interconnexion témoignent de la place qu’occupe le train dans les rapports de puissance contemporains. À l’heure de la transition énergétique, de la fragmentation géopolitique et des rivalités économiques, le rail s’affirme comme un levier essentiel de souveraineté, d’intégration régionale et de diplomatie mondiale.

À l’issue de sa communication Antoine Pecqueur a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées P. Delvolvé, M. Bastid-Bruguière, B. Cotte, G.H. Soutou, H. Gaymard, R. Brague, D. Senequier, G. Guillaume, D. Andler, H. Korsia, L. Stefanini, Y. Gaudemet, J.C. Trichet, S. Breyer, J.R. Pitte.

 Verbatim du communicant

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Communication d’Hervé GAYMARD « Regards sur le millefeuille administratif français »

Communication du lundi 16 juin 2025 d’Hervé Gaymard

Thème de la communication : Regards sur le millefeuille administratif français 

Synthèse de la séance

La question du « millefeuille administratif » en France, expression courante désignant la superposition des niveaux de collectivités territoriales, reste au cœur des débats sur l’efficacité de l’action publique. Cette problématique, structurelle et récurrente, cristallise les tensions entre centralisation historique et aspirations à une décentralisation opérationnelle. L’intervention d’Hervé Gaymard, ancien ministre, président du Conseil départemental de Savoie depuis 2008, apporte un éclairage fondé à la fois sur l’expérience politique et sur la connaissance des dynamiques institutionnelles.

Hervé Gaymard rappelle les grandes étapes de l’évolution territoriale française : 1982 (lois Defferre), 1996 (création des agences régionales de santé) et 2010 (réorganisation des services déconcentrés de l’État), qui ont marqué les tentatives de rationalisation de l’action publique locale. Il distingue entre un millefeuille horizontal, lié à la coexistence de communes, intercommunalités, départements et régions, et un millefeuille vertical, concernant la répartition des compétences entre État et collectivités. Il pointe l’absence de cohérence fonctionnelle entre certains niveaux, illustrée par l’exemple de la métropole du Grand Paris, structure jugée à la fois dysfonctionnelle et peu lisible.

H. Gaymard commence par l’analyse des finances publiques territoriales qui se caractérisent par une complexité totale, une grande opacité et une confusion des responsabilités. Un des problèmes vient de l’application d’un principe malsain « Qui ne paie pas commande et qui commande ne paie pas ». La répartition des ressources entre l’État, les collectivités territoriales et la sécurité sociale souffre d’un manque de lisibilité, accentué par la multiplication des compensations financières (dotations, exonérations compensées) et le morcellement de la fiscalité locale. H. Gaymard rappelle que cette architecture complexe nourrit l’incompréhension des citoyens et le scepticisme démocratique. Il souligne l’obsolescence des fondements de la fiscalité locale, inchangés depuis la Révolution française jusqu’à une époque récente, et critique le recours systématique aux mécanismes de compensation par l’État, générateurs de rigidités et de dépendances financières accrues pour les collectivités.

Le rôle du préfet reste central dans l’architecture de l’État déconcentré, garant de l’unité de la République et de la cohérence des politiques publiques territoriales. Toutefois, l’accroissement de la complexité institutionnelle rend cette mission de plus en plus difficile à exercer de manière efficace. La fragmentation des compétences et l’absence d’unification de la fonction publique territoriale renforcent les coûts de coordination et limitent les marges de manœuvre locales. À travers un rappel historique de la genèse des communes issues des anciennes paroisses, H. Gaymard met en lumière la difficulté de faire évoluer cette organisation séculaire. Il évoque les tentatives de réforme, telles que le développement de l’intercommunalité, mais constate que ces processus n’ont pas encore permis une réelle rationalisation territoriale. Le département, entité souvent remise en question, demeure perçu par une majorité de citoyens comme un repère territorial pertinent, malgré les critiques sur sa pertinence fonctionnelle.

H. Gaymard plaide pour une réforme structurelle de l’organisation territoriale, fondée sur trois principes : stabilisation des périmètres intercommunaux, clarification des compétences, et responsabilisation financière des acteurs. Il propose, entre autres, une renationalisation du financement des prestations sociales (allocations individuelles de solidarité) pour réduire les inégalités territoriales et simplifier les flux financiers. Par ailleurs, il souligne la nécessité de limiter les effets inflationnistes de la complexité normative, soulignant les surcoûts induits par la superposition des règles de conformité, de contrôle et de coordination.

Enfin, H. Gaymard remet en perspective l’enjeu politique fondamental qu’est la centralisation. Il rappelle que, depuis le XIXe siècle, les appels à la décentralisation sont constants, mais peinent à se traduire en transferts effectifs de souveraineté locale. Dans un contexte d’endettement élevé et de défiance envers les institutions, il insiste sur la nécessité de construire une gouvernance territoriale plus lisible, plus efficace, et plus proche des citoyens. À ses yeux, la décentralisation ne doit pas être réduite à un slogan, mais devenir un véritable levier de performance publique et de revitalisation démocratique. Face à l’ampleur des enjeux, H. Gaymard s’interroge pour savoir s’il n’y a pas besoin d’une période consulaire, même si l’histoire nous a appris que les périodes consulaires arrivent toujours après des périodes de crise.

À l’issue de sa communication Hervé Gaymard a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées Y. Gaudemet, J.C. Casanova, X. Darcos, L. Vogel, L. Ravel, J. de Larosière, J.C. Trichet, Th. de Montbrial, M. Pébereau, Ch. Delsol, A. Vacheron.

 Verbatim du communicant

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Communication de M. Hervé GAYMARD

Regards sur le millefeuille administratif

            Parlant sous le contrôle vigilant et érudit de notre Président, je vais me risquer à faire un peu d’histoire culinaire, pour avancer que le Millefeuille semble remonter au XVIIème siècle. En tout cas sa première recette figure dans Le cuisinier françois de François-Pierre de La Varenne (1618-1678), publié en 1651. Il aurait ensuite été perfectionné par Marie-Antoine Carême, le cuisinier de Talleyrand, puis par Adolphe Seugnot, un célèbre pâtissier de la rue du Bac en 1867. À l’étranger, on le nomme le plus souvent Napoléon, car il a été exporté dans les fourgons de la Grande Armée. Il est composé de trois couches, et, selon les puristes de 729 feuilles. 1000 est donc un arrondi.

            Le Millefeuille peut être excellent, avec une pâte feuilletée aérienne et une crème légère. Mais il peut être pesant avec une pâte lourde et un glaçage marbré trop sucré qui pèse sur l’estomac. C’est hélas de ce Millefeuille-là, ce « Millefeuille administratif » que le monde entier nous envie, dont je vais vous entretenir.

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Permettez-moi tout d’abord de faire trois remarques préalables.

Je n’entrerai pas dans le jeu de rôle classique qui oppose l’État et les Collectivités Territoriales.

On entend souvent que le dérapage des comptes publics serait dû aux élus, forcément démagogues, alors même que le budget des collectivités territoriales doit être voté en équilibre réel, c’est-à-dire qu’il est interdit de recourir à l’emprunt pour financer des dépenses de fonctionnement, ce qui n’est pas le cas du budget de l’État.

À l’inverse, dans les assemblées locales, on s’égosille souvent en criant « haro sur l’État », qui sous-finance les transferts de compétence et ne respecte pas sa parole. Cette opposition État-collectivités territoriales, aussi vieille que la République, me paraît complètement stérile, car l’argent vient de la même poche, celle du contribuable, qu’il paie des impôts locaux ou nationaux. Il faut donc considérer l’ensemble de notre organisation publique pour régler notre lancinant problème de finances publiques.

            Je vais tenter de m’abstraire des fonctions que j’ai exercées, ou que j’exerce encore. Élu départemental depuis plus de trente ans, président de mon département natal depuis bientôt vingt ans, je m’exprime ici à titre personnel, et je ne suis évidemment pas le représentant des Départements de France.

            Je ne traiterai pas des collectivités d’outre-mer, qui ont chacune des histoires et des statuts différents. Même les départements d’outre-mer, dont le statut est proche des départements métropolitains, ont des spécificités, notamment fiscales, et ont fait l’objet de débats institutionnels comme la question de l’assemblée unique agrégeant la région et le département, ou la question de la bi départementalisation, comme à La Réunion, qui mériteraient une communication spécifique.

*

            Il y a, en réalité, deux catégories de millefeuille : le millefeuille vertical et le millefeuille horizontal.

            Même si le sujet est d’importance, je ne m’étendrai pas sur le millefeuille vertical, c’est-à-dire les démembrements de l’État, que fustigeait déjà la Cour des Comptes dans les années 1960, et que l’on qualifie parfois de « déconcentration fonctionnelle ». Au fil des décennies, l’État a délégué certaines de ses compétences à quantité d’organismes qui parfois dupliquent les administrations centrales : Agences, Autorités, Commissions. La commission d’enquête du Sénat, dont les travaux se poursuivent, a dénombré 103 Agences, 434 opérateurs et 317 organismes consultatifs. C’est beaucoup trop, bien sûr, et un des effets pervers est de diluer les responsabilités et de ralentir le processus de décision.

Mais sur ce sujet, il faut se garder d’un jugement à l’emporte-pièce, et retenir plutôt une approche au cas par cas, confirmer les organismes utiles et au besoin redéfinir clairement leur relation avec l’autorité politique, et supprimer les autres. Attendons donc l’issue des travaux du Sénat pour aborder ce sujet sereinement. Et attendons de voir la postérité des déclarations récentes de la Ministre des Comptes Publics, qui affirme vouloir supprimer ou fusionner le tiers de ces excroissances dans le budget 2026. J’ai été partie prenante naguère comme membre du gouvernement à la réorganisation de notre dispositif de sécurité sanitaire, et de notre gouvernance hospitalière, puis plus récemment comme législateur à la redéfinition des outils de notre politique culturelle extérieure, et d’attractivité de notre Enseignement Supérieur, comme le savent bien Xavier Darcos, Jean-Robert Pitte, et Jean-David Levitte. Je sais donc que le diable se niche dans les détails, et qu’il ne faut pas retenir une approche trop simpliste.

Venons-en maintenant au millefeuille horizontal. Et là encore, il convient de distinguer deux questions différentes, bien qu’elles ne soient pas sans lien : d’une part l’organisation territoriale de l’État, et d’autre part la superposition des collectivités territoriales, qui est l’objet principal de cette communication.

Depuis un demi-siècle, l’organisation territoriale de l’État a été marquée par trois réformes importantes :

            Les lois de décentralisation de 1982 ont retiré aux Préfets le rôle de chef de l’exécutif du département au profit du président du conseil général, et transféré une partie du personnel des administrations déconcentrées de l’État aux conseils généraux, dotés de compétences élargies, notamment dans le domaine social.

            Les ordonnances de 1996, créant les Agences Régionales d’Hospitalisation, devenues depuis Agences Régionales de Santé, intégrant les compétences médico-sociales, ont créé de ce fait des « Préfets Sanitaires », nouveaux dans le paysage de l’État déconcentré.

            La Réforme de l’Administration Territoriale de l’État de 2010, fille de la Révision Générale des Politiques Publiques, a fait de la région le niveau de droit commun des politiques de l’État, plaçant le préfet de département sous la coordination du préfet de région en ce qui concerne les politiques publiques à l’exclusion des questions de sécurité.

            Aujourd’hui l’organisation de l’État territorial n’est pas satisfaisante, car « elle est déconnectée de l’évolution des collectivités territoriales », et « résulte d’une gestion mal maîtrisée de la réduction des services déconcentrés de l’État », comme le souligne un rapport récent de la Cour des Comptes.

            Les administrations régionales, notamment les Directions Régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement, sont très éloignées du terrain, et encore davantage depuis la création des 13 grandes régions dans l’Hexagone et 5 départements et régions d’outre-mer. Les administrations départementales ont été évidées, au moment-même où le rôle des Départements était conforté. Se pose également un problème de coordination avec les échelons territoriaux des opérateurs de l’État, notamment l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Il semblerait que le rôle des Préfets de département soit en cours de réévaluation. Mais il faudrait aller bien au-delà, et que l’État définisse une vraie stratégie pour son administration territoriale.

*

            J’en viens maintenant à la question de l’organisation territoriale de notre pays et de la superposition des collectivités territoriales. En abordant successivement trois points :

  1. Un tableau de la situation au travers de la question des finances publiques, qui montre bien la complexité du dispositif ;
  2. La décomposition du millefeuille entre les collectivités territoriales, et ses dérives ;
  3. Les réformes souhaitables.

I

            Cela étant posé, je voudrais, pour vous ouvrir l’appétit, vous proposer une brève promenade dans le jardin à l’anglaise que sont les Finances Publiques de la France.

Comme on n’est jamais ce que l’on prétend être, le décor budgétaire et fiscal de notre propos n’obéit en rien à une logique cartésienne, et n’est en rien un jardin à la française. Et ce prologue financier est un préalable indispensable, car on l’oublie souvent quand on réfléchit à l’organisation territoriale. Un grand historien, à l’œuvre originale, Jean Meyer, a écrit naguère dans un de ses ouvrages, suscité et préfacé par notre ancien confrère Pierre Chaunu, Le poids de l’État, la phrase suivante : « Il n’est d’histoire de l’État que financière. Le reste suit, du moins la plupart du temps. » Je ne sais pas ce qu’en pensent nos confrères historiens. C’est peut-être faire bon marché du rôle des « forces profondes », et des courants intellectuels et spirituels, mais dans un pays qui n’aime pas beaucoup l’économie, cette notation me semble salubre.

            Je n’ai évidemment pas la prétention d’épuiser le sujet, mais je voudrais faire trois remarques.

            Première remarque : au pays de Descartes, notre cartographie budgétaire et fiscale relève du Père Ubu d’Alfred Jarry et de sa « pompe à phynances ». Loin du jardin à la française, nous sommes dans un jardin à l’anglaise, dans laquelle ne se retrouvent que quelques rares spécialistes. Et je voudrais remercier l’INSEE et son directeur général, M. Jean-Luc Tavernier, d’avoir bien voulu m’aider à élaborer cette cartographie des finances publiques de la France.

            Ce seul schéma des principales recettes des administration publiques, (État, collectivités locales, sécurité sociale), donne une idée de la complexité de notre système financier. Il convient de rajouter à ce tableau les liens budgétaires avec l’Union Européenne. Le prélèvement sur recettes s’est élevé à 21,4 Mds€ en 2024 (23,3 Mds€ prévus en 2025), soit 7 % des recettes de l’État. Le solde net s’élève à environ 10 Mds€, quand l’on intègre les retours budgétaires de l’UE (agriculture, développement régional, fonds social).

Les dépenses des collectivités locales s’élèvent à 291 Mds €, à hauteur de 50 % pour le bloc communal (37 % pour les communes, 13 % pour les intercommunalités), 37 % pour les départements, et 13 % pour les régions. Si on considère l’investissement 60 % pour le bloc communal (42 % communes, 18 % intercommunalité), 20 % pour les départements, 20 % pour les régions.

            Deuxième remarque : notre système est marqué par la confusion des responsabilités et des financements. Pour résumer le propos, je dirais qu’il est très fréquent que « qui paye ne commande pas, et qui commande ne paye pas. »

            Quelques exemples, en s’en tenant aux masses budgétaires les plus importantes.

            Le budget des Services Départementaux d’Incendie et de Secours (5,4 Mds €), à l’exception de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris et des Marins-Pompiers de Marseille, est financé à 100 % par les collectivités territoriales (59 % Départements et 41 % communes et intercommunalités). Mais la responsabilité opérationnelle, comme il est normal, incombe à l’État. Le Département n’a aucune compétence en matière de sécurité civile, compétence partagée entre le Préfet et le Maire sur son territoire.

            Les Allocations Individuelles de Solidarité, sont des dépenses qui relèvent d’une logique de sécurité sociale, c’est-à-dire que c’est le droit à prestation défini par la loi ou le règlement qui vaut ordonnancement de la dépense publique. L’assemblée délibérante ne décide donc pas du niveau de ces dépenses, et se borne à les constater. C’est le cas de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie pour les personnes âgées dépendantes, la Prestation de Compensation du Handicap, ainsi que du Revenu de Solidarité Active, dont la charge nette pour les Départements est de 32 milliards d’Euros, en constante augmentation. Les Départements ne sont donc pas maîtres de leurs décisions pour plus de 40 % de leurs dépenses, et même 50% si on y intègre les dépenses y afférentes nécessaires (salaires, immobilier, frais de fonctionnement)

            Prenons trois derniers exemples.

Le financement des EHPAD. Il est d’une complexité effrayante, puisqu’il est composé d’un forfait soin, financé par les crédits de l’assurance maladie, d’un forfait hébergement, financé par le Département, et par le reste à charge des familles. Chaque année le règlement du budget de chaque établissement donne lieu à un travail inouï pour les fonctionnaires en charge du dossier.

Le financement des collèges et des lycées. Les règles semblent claires. Les Départements et les Régions financent les investissements et le fonctionnement, la pédagogie relevant du financement de l’État. Mais le gestionnaire est un agent de l’État, et pas un agent territorial. Et comme l’État baisse ses dotations pédagogiques, nombre de chefs d’établissement les financent sur les crédits de fonctionnement, ce qui peut provoquer des discussions, parfois des contentieux, interminables qui occupent le Rectorat, le Préfet voire la Chambre Régionale des Comptes.

Alors que la politique de l’immigration est une compétence exclusive de l’État, ce sont les Départements qui, sous-couvert de leur compétence en matière d’aide sociale à l’enfance, prennent en charge le coût croissant des mineurs étrangers isolés, que l’on désigne dorénavant comme mineurs non accompagnés.

            Quelles sont les conséquences de cette confusion ?

            Cela nourrit l’incompréhension, donc le scepticisme démocratique. Comment expliquer au citoyen que c’est un élu qui préside le CA du Service Départemental d’Incendie et de Secours, alors que ce sont le Préfet, et le maire sur son territoire qui commandent ? Comment expliquer que le maire qui préside le conseil de surveillance de l’Hôpital n’a aucun pouvoir ?

            Cela provoque la création « d’usines à gaz » budgétaires qui mobilisent de l’énergie politique et occupent nombre de fonctionnaires qui seraient plus utiles dans d’autres emplois. Et on est contraint de créer des mécanismes de péréquation ou de compensation pour pallier le défaut systémique, par exemple quand un Département n’est pas en mesure de régler la totalité des allocations individuelles de solidarité.

            Troisième remarque : l’impossible autonomie financière des collectivités locales, due à l’impossibilité d’une réelle fiscalité locale.

            L’histoire de la fiscalité locale depuis la Révolution française est éclairante, en ce qu’elle révèle l’impossibilité de concilier la localisation de l’impôt et l’équité de ressources pour les collectivités territoriales, et encore moins de le moderniser, car le coût politique est trop fort pour sortir de l’archaïsme. Et pour s’en tenir aux évolutions contemporaines, on pourrait résumer le tout en disant : pour financer les rustines, à la fin c’est toujours la TVA qui trinque, car il n’est d’autre choix possible que d’en affecter une partie aux collectivités locales !

            Je m’explique.

            Considérons la fiscalité directe locale.

            En 1791, la Constituante institue la contribution foncière, la contribution mobilière, la patente, puis le Directoire institue la contribution sur les portes et fenêtres en 1798, qui sera supprimée en 1926. Ce sont des impôts d’État, mais comme il faut trouver des ressources pour les communes, puis pour les départements, plus tard au cours du XIXème siècle, on leur permet de voter des centimes additionnels. Quand on supprime ces contributions, pour les remplacer par l’impôt sur le revenu en 1914-1916, on maintient leur calcul théorique, « les principaux fictifs », pour que les collectivités puissent continuer à voter les centimes additionnels jusqu’à la loi du 10 janvier 1980 qui permet enfin aux communes de voter directement les taux ! La réforme de la fiscalité directe avait été décidée par l’ordonnance du 7 janvier 1959, mais l’ardeur réformatrice de la Vème République en ses débuts, s’enlise : la taxe d’habitation et les taxes foncières ne seront créées que par la loi du 31 décembre 1973, et la taxe professionnelle par la loi du 29 juillet 1975. Voilà pour ce qui concerne les taux.

            Mais dans le calcul de l’impôt local, il y a aussi les bases d’imposition. Et ces bases sont tellement archaïques que leur révision est coûteuse, à la fois budgétairement, et politiquement, car quand on réforme ceux qui perdent protestent et ceux qui gagnent se taisent. Donc, au fil des années, on décide des exonérations pour des raisons sociales, comme pour la taxe d’habitation, ou pour des raisons économiques, comme pour la taxe professionnelle, qui pénalisait à la fois l’emploi et l’investissement. On en est même venu à supprimer la taxe d’habitation pour la résidence principale. De même la vignette automobile, créée en 1956 par Guy Mollet, a été supprimée en 2000 pour les particuliers et en 2006 pour les entreprises. La taxe professionnelle, n’a pas été supprimée, mais profondément réformée en 2011, avec la création de la Contribution Économique Territoriale[1], composée de la Cotisation Foncière des Entreprises et la Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises.

            Considérons maintenant la fiscalité indirecte locale.

            Je devrais dire « feu la fiscalité indirecte locale » car elle a été supprimée, à l’exception notable des droits de mutation, désormais seule ressource fiscale des départements. Et cette histoire mérite d’être contée. Pendant tout le XIXème et jusqu’à la moitié du XXème siècle, une des ressources fiscales les plus importantes des villes est l’octroi. Très impopulaire, il fait l’objet de nombreuses tentatives de réforme, qui toutes échouent, jusqu’à 1943 quand le gouvernement de Vichy le supprime, et le remplace par la création de la taxe locale, un impôt local sur les ventes. Sa seule trace figure en quatrième de couverture des ouvrages des années 1950 et 1960, à côté du prix conseillé « 10 NF + TL ». Au 1er janvier 1968, la TVA, créée en 1953, est étendue au commerce. La TVA et la TL ne pouvant coexister, cette dernière est donc supprimée. Et comme il faut trouver une recette de substitution aux communes, on leur affecte la taxe sur les salaires. Mais c’était sans compter mai 1968 et les accords de Grenelle ! En contrepartie de la hausse des salaires, le patronat obtient la suppression de la taxe sur les salaires, sauf pour les associations et les compagnies d’assurances. Une fois encore, il faut trouver une recette de substitution. Et l’on crée le Versement Représentatif de la Taxe sur les Salaires, le VRTS, prélèvement sur les recettes de la TVA, que l’on répartit au profit des communes, qui deviendra la Dotation Globale de Fonctionnement en 1979.

            Dès lors va se produire un double mouvement.

L’impossible réforme de la fiscalité locale se traduit par une affectation croissante du produit de la TVA[2] au profit des collectivités locales et à la Sécurité Sociale : 50 % à l’État[3], 20 % aux collectivités locales, 28 % à la Sécurité Sociale, 2 % à l’audiovisuel public. Et la répartition de ce produit est de plus en plus complexe. On crée au fils des décennies des mécanismes de péréquation verticale de la DGF[4], pour tenir compte des spécificités des communes, avec des dotations spécifiques qui font le miel des spécialistes. La TVA est donc un impôt de quotité dans sa perception, mais dont le tiers de son produit relève de la logique d’un impôt de répartition.

À quoi il convient de rajouter les mécanismes de péréquation horizontale, c’est-à-dire que l’on prélève une partie des recettes des collectivités locales pour les répartir à d’autres collectivités considérées comme nécessiteuses. Ainsi ont été créés le Fonds de Péréquation des ressources Intercommunales et Communales, le Fonds national de Péréquation des Droits de Mutation à titre onéreux pour les Départements, les Fonds Départementaux de péréquation de la taxe professionnelle, le Fonds de Solidarité de la Région Ile de France. Les montants concernés sont considérables. La péréquation verticale s’élève à 10 milliards d’Euros, et la péréquation horizontale à 6 milliards d’Euros.

            Concluons sur la question toujours posée, jamais résolue de « l’autonomie financière » des collectivités territoriales. C’est un principe constitutionnel depuis la révision constitutionnelle de 2003, qui prévoit que les collectivités disposent librement de leurs ressources, dont « une part déterminante » doit être constituée de « ressources propres. » La densité juridique de ce concept peut laisser songeur, car on ne voit pas ce que pourrait être la sanction du juge constitutionnel si ce principe n’était pas respecté. En réalité, il convient de distinguer l’autonomie financière de l’autonomie fiscale. Le calcul de l’autonomie fiscale ne prend en compte que les ressources assises sur le pouvoir de taux de la collectivité. Le calcul de l’autonomie financière intègre également la fiscalité affectée par l’État.

On peut donc faire un double constat :

L’autonomie financière, définie et protégée par la Constitution, est en croissance continue depuis 2003 pour les trois niveaux de collectivités.

En revanche l’autonomie fiscale baisse continûment pour atteindre seulement 36 % pour le bloc communal, 22 % pour les départements et 10 % pour les régions.

II

            Évoquons maintenant la question territoriale.

Un jour, lors d’une campagne électorale, une électrice me dit avec un solide bon sens : « Il y a deux seuls élus dont je comprends vraiment à quoi ils servent : le maire et le président de la République. » Elle faisait écho involontairement à cette phrase de Malraux dans son discours du 4 septembre 1958 évoquant les incarnations de la République : « J’ai souvent le visage d’un vieux maire, ancien combattant de 14, avec son bras qui manque et ses cheveux blancs. »

La commune est donc pour les Français la collectivité territoriale de référence. Le maire est le seul élu de la République à être également officier d’État-Civil, Officier de police judiciaire et doté d’un pouvoir général de police administrative. La grande loi de 1884 lui donne la clause générale de compétence, au terme d’une disposition qui a la clarté du code civil : « Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune. » Depuis la loi NOTRe du 7 août 2015, seule la commune dispose de cette clause générale de compétence. Sous la Révolution, 41 000 communes ont succédé aux Paroisses, par la loi du 14 décembre 1789, sans que leur cartographie soit modifiée. Elles étaient encore 40 000 à la fin de l’Empire, 38 000 en 1936, 36 500 en 2004, et désormais 35 000, soit 40 % des communes de l’Union Européenne. 2 500 communes ont été supprimées depuis la seconde guerre mondiale, du fait des « lois Marcellin » en 1971, et de la création plus récente de « communes nouvelles. » Parallèlement, l’intercommunalité est montée en puissance. D’abord volontaire, elle est désormais obligatoire, avec 1 244 Établissements Publics de Coopération Intercommunale à fiscalité propre qui couvrent l’ensemble du territoire, 21 métropoles, 14 communautés urbaines, 229 communautés d’agglomération et 990 communautés de communes, ainsi que la Métropole de Lyon qui a un statut sui generis.

Le Département est une création de la Révolution française en 1790, même si d’Argenson l’avait proposé au Roi en 1665, et que la province de Bretagne est divisée en quatre départements en 1734 (Brest, Vannes, Saint-Malo et Nantes). Il y a d’abord la tentation géométrique avec des damiers homothétiques, 70 départements pour Duport en juillet 1789, 80 pour Thouret. Mais c’est le projet Sieyès-Thouret, basé sur la carte de Cassini, avec 83 départements, qui est retenu dans le premier semestre de 1790. Il met fin aux provinces d’ancien régime, divise des entités préexistantes, les bailliages notamment, mais tient compte des pays naturels pour les regrouper dans un nouveau cadre. Au gré des dilatations impériales en Europe et en Algérie, du rattachement du Comté de Nice et de la Savoie, de 1792 à 1815, puis définitivement à partir de 1860, de la perte de l’Alsace-Moselle en 1871 à sa réintégration en 1918, de la création du Territoire de Belfort, de la création des départements de la couronne parisienne à la suite de l’éclatement de la Seine-et-Oise, de la bi départementalisation de la Corse en 1976, de la départementalisation de Mayotte en 2011, le nombre de départements a beaucoup fluctué, de 81 à 134[5], pour s’élever aujourd’hui à 96 départements métropolitains et 5 départements d’outre-mer, dont trois cumulent les compétences de la région (Martinique et Guyane depuis 2015, Mayotte depuis 2011).

Dans cette histoire touffue, les limites départementales ont peu varié. Le Var a été privé de l’arrondissement de Grasse pour créer, avec le Comté de Nice, le département des Alpes-Maritimes en 1860, ce qui a pour effet que le Var ne coule plus dans le Var. Le département du Rhône a été agrandi au détriment de l’Isère[6] qui perd 28 communes en 1966, en 1967 et 1971. Le département de l’Ain est également amputé de six communes en 1966, pour créer la Communauté Urbaine de Lyon.

Le projet le plus abouti de redécoupage départemental fut celui de Michel Debré et Emmanuel Monick, qui dans un livre publié en 1945 sous le pseudonyme de Jacquier-Bruère, Demain la France, proposent de créer 50 grands départements à partir des arrondissements existants.

            Une fois considérées ces évolutions territoriales, depuis 235 ans le département a connu bien des mutations. Conçu comme une circonscription administrative de l’État, avec un Préfet à sa tête, le Département est devenu une collectivité territoriale par la loi du 10 août 1871. Il y avait des conseillers généraux dès l’origine, d’abord désignés par l’État, puis élus au suffrage censitaire à partir de 1833, et au suffrage universel en 1848, et définitivement en 1871. Mais c’est le Préfet qui est l’exécutif du Conseil Général jusqu’en 1982. Cela est passé inaperçu, mais le premier projet de Constitution de 1946 rejeté par referendum, disposait que le président du Conseil Général devenait le chef de l’exécutif. Et depuis 1982, le Département a vu successivement accroître son champ de compétences.

            On ne peut évoquer le Département sans parler du canton, intimement lié à l’histoire de France, du moins dans sa partie rurale si longuement prépondérante. C’est d’abord une circonscription judiciaire, avec le juge de paix de sa création en 1790 jusqu’à sa suppression en 1959. C’est une circonscription électorale depuis 1834 pour la désignation des conseillers généraux, devenus conseillers départementaux. Mais c’est surtout l’horizon de la vie quotidienne pour plusieurs générations de Français : c’est au chef-lieu de canton que se tient le conseil de révision pour les conscrits ; c’est le siège de la brigade de Gendarmerie ; c’est la subdivision de l’Équipement avec ses cantonniers, et son « Monsieur l’ingénieur subdivisionnaire des Ponts-et-Chaussées » qui est une importante notabilité locale. Comme circonscription électorale, ils ont été redécoupés de façon aléatoire au fil des décennies, et plus récemment sur une base démographique en créant de grands cantons dans lesquels sont élus solidairement une femme et un homme. Mais ce découpage a été établi sur une base départementale, ce qui explique la disparité très grande du nombre de cantons selon le département.

            On a longtemps dit que les Départements étaient une création artificielle. Il est vrai que les anciennes provinces ont été éclatées. Mais on peut se poser la question de savoir si pour l’entendement des 28 millions de Français de 1790, dont l’horizon était le village, la paroisse, peut-être le canton, si ce redécoupage a changé grand-chose dans leur vie quotidienne. Ainsi s’explique peut-être que le département se soit finalement imposé assez facilement, même si ce fut progressif. Relevons le rôle important de la géographie, puisque le nom de la plupart des départements désigne des cours d’eau ou des montagnes, ce qui est la preuve de leur enracinement. Le Département fait donc partie de longue date de l’imaginaire des Français, et est devenu leur ancrage territorial mental, comme le prouve leur attachement à faire figurer le numéro de leur département sur les plaques d’immatriculation quand on a voulu récemment le retirer.

            La Région est la dernière-née des collectivités territoriales.

            Après la suppression des 35 Provinces de l’Ancien Régime, et avec la création des Départements, l’horizon régional disparaît de l’organisation administrative et politique de la France. Des revendications régionalistes, souvent anti-républicaines comme le félibrige, cultivent la nostalgie des anciennes provinces, le plus souvent sur une base culturelle et linguistique. Mais ce sont surtout les géographes qui imaginent ce que pourraient être de nouvelles régions.  Pierre Foncin dessine « treize ensemble » en 1891, et Paul Vidal de la Blache une dizaine « d’assemblages géographiques » en 1913. Après la première guerre mondiale, pour la reconstruction, les 17 « régions Clémentel » concernent l’organisation territoriale des Chambres de Commerce et d’Industrie. En 1941, le gouvernement de Vichy crée les préfets régionaux qui ne survivent pas à la chute du régime. En 1948, 13 inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire (IGAME) sont désignés pour coordonner l’action des préfets de département. En 1955, 22 régions de programmes sont créées en lien étroit avec le Plan et dans une optique d’aménagement du territoire. En 1960, l’État s’organise au niveau régional, puis à la faveur des mesures de déconcentration de 1964, crée les CODER, Commission de développement économique régional, qui réunit des élus, des représentants du monde économique et des personnalités désignées par l’État.

            Après l’échec du referendum sur la régionalisation de 1969, l’Établissement Public Régional est créé en 1972, il prend le nom de « conseil régional » en 1973, mais régi par le principe de spécialité il exerce peu de compétences, et l’exécutif est le préfet de région. Les conseillers régionaux sont désignés par les conseils généraux et certaines villes, ainsi que par les acteurs économiques.

La Région ne devient une collectivité de plein exercice qu’à partir de 1982, et les premiers conseillers régionaux élus au suffrage universel direct ne le sont qu’à partir de 1986. Elles sont au nombre de 22, suscitant des débats récurrents de frontière, comme la question de la Loire-Atlantique qui ampute la Bretagne d’un département depuis le découpage de Vichy ; la Haute et la Basse-Normandie ; les deux départements savoyards au sein de Rhône-Alpes ; le Territoire de Belfort, historiquement alsacien, rattaché à la Franche-Comté… On peut dire sans se trop se risquer que dans la France des 22 régions, fort peu de Français avait un attachement charnel à leur région administrative, à l’exception de la Bretagne, de l’Alsace, de la Normandie, de la Corse et de l’Auvergne. Depuis 2016, elles sont au nombre de 13, au terme d’un redécoupage qui a été fait dans des conditions acrobatiques, un soir, sur un coin de table à l’Élysée. Comme les départements, les régions ont été dotées de compétences accrues en 1982, puis en 2004 à la faveur de l’acte II de la décentralisation.

Mais le millefeuille est encore plus complexe, du fait de nombre de statuts spécifiques, et du « droit à la différenciation » introduit par la loi du 21 février 2022, sur lequel nous n’avons encore suffisamment de recul. Citons, sans entrer dans les détails à ce stade,

Le statut particulier de la Corse, avec la Collectivité de Corse, qui depuis le 1er janvier 2018 a absorbé les deux conseils départementaux de Haute-Corse et de Corse du Sud, élue au scrutin proportionnel.

La Collectivité Européenne d’Alsace[7], créée le 1er janvier 2021, regroupe les deux conseils départementaux du Bas et du Haut-Rhin, avec quelques compétences supplémentaires au faible impact budgétaire, mais qui demeure au sein de la région Grand-Est, ce qui est un objet permanent de débat.

La métropole de Lyon, créée le 1er janvier 2015 est un mouton à cinq pattes, unique en son genre, puisqu’elle réunit les compétences d’une métropole, et celles du département pour les 58 communes qui la composent. Il demeure néanmoins un conseil départemental du Rhône, compétent pour 158 communes rurales, dont le siège au cœur de Lyon, se situe dans un lieu où il n’a plus aucune compétence !

Il me faut enfin mentionner le laboratoire inouï que constitue la « Région Capitale » où coexistent et se superposent une Ville-Département, des conseils départementaux, un conseil régional, et depuis le 1er janvier 2016, la métropole du Grand Paris, qui concentre de nombreuses critiques, formalisées dans un rapport de la Cour des Comptes de janvier 2023.

Pardonnez-moi cette longue errance dans ce labyrinthe financier et institutionnel, dont je n’ai d’ailleurs pas exploré tous les recoins, mais qui me semblait indispensable, avant de se poser l’éternelle question : Que faire ?

III

Cette question, « Que faire ? », appelle immédiatement trois interrogations :

  • De quelle énergie politique dispose-t-on ?
  • Quels sont les objectifs poursuivis ?
  • Quelles réformes faut-il entreprendre ?

L’énergie politique

            L’énergie politique est aujourd’hui moins dense et moins durable que naguère, dans une société où l’immédiateté règne, et où le désenchantement démocratique ruine la capacité d’action des élus.

Il est donc un concept militaire qu’il convient d’appliquer à la gestion des affaires publiques, qui est celui de « l’économie des forces. » La question qu’il faut donc se poser dans la France d’aujourd’hui est, me semble-t-il, celle-ci : une réforme d’ampleur de l’organisation territoriale s’impose-t-elle comme une priorité, parmi les très nombreux défis que notre pays doit relever ?

Ma réponse est à double détente.

Je ne pense pas qu’il faille se lancer dans un « grand soir » de l’organisation territoriale car les petits matins sont toujours imprévisibles et souvent douloureux. Depuis 1982, et singulièrement depuis 2003, notre organisation territoriale a fait l’objet de réformes incessantes.[8] Il faut les digérer et les évaluer. Et l’on sait le retard que nous avons dans l’évaluation des politiques publiques. De ce point de vue, d’ailleurs, je pense que les comparaisons internationales sont instructives, mais que chaque pays a son histoire et sa singularité. La France n’est pas un État fédéral, mais un État paradoxal, à la fois unitaire et décentralisé, comme le dispose la Constitution dans son article 1er, depuis la révision constitutionnelle de 2004[9]. De même, il y a chez chaque Français un attachement à sa commune. On ne peut pas ne pas en tenir compte.

Mais je ne suis pas adepte d’Henri Queuille, qui disait : « Il n’est pas de problème que l’absence de solution ne finisse pas par résoudre. » Je pense donc que l’on ne peut pas rester inerte, et qu’une organisation territoriale réaménagée doit contribuer à ce qu’il faut bien appeler, sans verser dans l’emphase, l’impérieux redressement national.

Et c’est à ce stade de notre réflexion qu’il faut bien définir les objectifs à atteindre.

            J’en vois trois, intimement liés : responsabiliser, simplifier, alléger, qui servent le même but qui doit être celui de réduire nos dépenses publiques.

            De ce point de vue, je voudrais faire une remarque préliminaire relative au budget des collectivités territoriales, qui ont été en forte augmentation ces dernières décennies, ce qui nourrit le procès souvent fait aux élus de gaspiller l’argent public. Il est vrai que de 1983 à 2014, en moyenne les dépenses des collectivités locales ont augmenté plus vite que le PIB, du fait des très nombreux transferts de compétences. Mais ce n’est plus le cas depuis 2014. Toutefois, la part de la dépense locale dans la dépense publique totale ne s’élève qu’à 20 %, alors que la moyenne européenne est de 34 %, même s’il conviendrait de neutraliser le biais de la dépense consacrée à la défense qui représente 1 point de PIB de plus pour la France que pour ses partenaires de l’Union Européenne.

Je ne suis pas le représentant syndical des élus, et je sais que toutes les collectivités locales ne sont pas bien gérées, ni plus ni moins que l’État d’ailleurs. Mais je voudrais rappeler un certain nombre de faits. Le budget des collectivités doit être voté en équilibre réel, c’est-à-dire qu’il leur est impossible de s’endetter pour couvrir des dépenses de fonctionnement. Une partie de l’augmentation des dépenses est liée, d’une part à l’inflation normative, d’autre part à l’augmentation des prestations sociales. Une autre partie de l’augmentation des dépenses est liée à l’amélioration des services rendus à la population, eux-mêmes liés à des évolutions sociologiques. Un seul exemple qui concerne tous les financeurs publics : la prise en charge de la petite enfance et des modes de garde, ne peut pas être le même dans la France des années soixante et la France d’aujourd’hui du fait de la généralisation du travail féminin et l’augmentation de la monoparentalité. Si l’on veut réduire les déficits et donc l’endettement, il faut bien sûr réformer les structures pour supprimer des emplois publics. Mais il faut bien être conscient que les réductions de dépenses doivent porter non seulement sur les structures et les processus (de ce point de vue l’intelligence artificielle peut permettre sans doute de faire des gains considérables), mais aussi sur certaines politiques publiques, ce qui est toujours difficile à affronter politiquement.

Quelles réformes entreprendre ?

            Il faut d’abord savoir quelle réforme ne pas entreprendre. À rebours d’une idée reçue, je pense que l’idée de supprimer un niveau de collectivité est une chimère[10]. Et ne permettrait pas de réaliser les économies que l’on pourrait imaginer, car il faudrait bien qu’une autre collectivité publique exerce ses compétences. Par exemple, la suppression des Départements induirait une économie du coût des indemnités des élus de 130 M€, soit 0,008 % de la dépense publique.

            D’abord parce que le couple commune-intercommunalité me semble pour l’essentiel stabilisé, tant du point de vue du périmètre des intercommunalités, de la répartition des compétences qui a été clarifiée[11], que des règles financières. Il convient seulement de favoriser davantage la création de communes nouvelles, ainsi que le regroupement de petites intercommunalités. Et davantage associer les élus municipaux qui ne siègent pas au conseil syndical de l’intercommunalité.

            La question est plus complexe s’agissant du couple département-région. On sait qu’il a été question de la suppression du Département, d’abord dans le rapport Mauroy de 2000, qui préconisait son « évaporation », et que le premier ministre Manuel Valls, dans sa déclaration de politique générale du 16 septembre 2014, avait annoncé sa disparition programmée, en lui retirant dans un premier temps toutes les compétences non sociales, les compétences sociales étant confiées dans un deuxième temps à d’autres opérateurs publics. Mais paradoxalement, la loi NOTRe du 7 août 2015, issue de cette déclaration, a renforcé le rôle du département en créant d’immenses régions fort éloignées du citoyen. Il n’est donc plus question aujourd’hui de supprimer le département.

            Bien isolé parmi mes collègues présidents de conseils départementaux, j’avais été un ardent promoteur de la préconisation faite en 2009 par le comité présidé par M. Balladur (dont faisait partie notre confrère Jean-Claude Casanova), à savoir la création du conseiller territorial, siégeant en lieu et place des conseillers généraux et régionaux, à la fois au conseil départemental et au conseil régional. Chaque collectivité gardait des compétences obligatoires, et pour ce qui concerne les compétences subsidiaires, elles auraient eu le libre de choix de les exercer au niveau territorial jugé le plus approprié, appliquant ainsi une sorte de « subsidiarité locale. » Cette proposition traduite dans la loi du 16 décembre 2010, n’est jamais entrée en application, car elle a été abrogée par la nouvelle majorité, dès l’élection du Président Hollande en 2012.

On peut penser que la question du conseiller territorial est désormais forclose, car la taille des grandes régions induirait des assemblées encore plus pléthoriques qu’elles ne le sont aujourd’hui. Faut-il procéder à un redécoupage des régions ? Je ne le pense pas car faire et défaire sans cesse ne me semble pas être de bonne politique. Toutefois, le rapport Woerth de 2024 avance une proposition astucieuse : les conseillers territoriaux seraient élus dans un scrutin binominal paritaire ; les deux élus siègeraient au conseil départemental ; l’un d’entre eux, fléché dès l’origine, siègerait au conseil régional. Cette formule aurait le mérite de diminuer le nombre d’élus territoriaux, de rapprocher l’élu de l’électeur, et d’instituer un lien organique entre le département et la région.

            Je voudrais évoquer pour mémoire la question de l’organisation de la « Région Capitale », qui devrait faire l’objet d’une réflexion particulière, dans le prolongement du chantier du « Grand Paris » lancé par le rapport du comité Balladur, et qui a connu bien des vicissitudes et suscité bien des enchevêtrements. Tout le monde s’accorde avec l’idée qu’il conviendrait de supprimer la Métropole et transférer ses compétences à la Région.

            S’agissant des réformes à mettre en œuvre, laissons-nous guider par le simple bon sens, ainsi qu’en retenant certaines préconisations de la Cour des Comptes, et des rapports publiés en 2024, l’un par M. Éric Woerth, l’autre par M. Boris Ravignon, intitulé « Coût des normes et de l’enchevêtrement des compétences entre l’État et les collectivités : évaluation, constats et propositions. » Ce coût est évalué à 7,5 Mds €, dont 6 Mds € à la charge des collectivités, et 1,5 Mds € à la charge de l’État.

            La feuille de route pourrait être la suivante :

  1. Appliquer le principe : « qui commande paye. »

Il convient donc de nationaliser le financement des allocations individuelles de solidarité. Une expérimentation est d’ailleurs en œuvre dans certains départements s’agissant du RSA. Ainsi la CNSA constituerait-elle la cinquième branche de la Sécurité Sociale, dont on parle depuis si longtemps. Il convient également de nationaliser le financement des Service Départementaux d’Incendie et de Secours, désormais placés sous la responsabilité exclusive du Préfet. Ces deux réformes simplifieraient considérablement l’architecture budgétaire des départements, et rendrait inutile la péréquation horizontale, – notamment entre les départements – qui donne lieu à de véritables comptes d’apothicaires, au sujet desquels personne n’est jamais d’accord.

  • Redéfinir et unifier les compétences, en associant les moyens financiers idoines.

Il s’agit de rendre plus cohérent les blocs de compétence, en matière d’action sociale en consolidant le rôle du département, (dépendance, handicap, médecine scolaire, accès aux soins, financement des EHPAD), en décentralisant la politique du logement (intercommunalités urbaines et départements), en transférant le réseau résiduel des routes nationales, en clarifiant les responsabilités en matière scolaire, en clarifiant les responsabilités de la politique de transition écologique.

Il est également souhaitable de réduire le coût de gestion des financements croisés, en convertissant les subventions d’investissement de l’État en majoration des dotations de fonctionnement.

Une proposition intéressante est de faire du préfet de département l’interlocuteur unique pour les services et agences de l’État. 

  • L’éternelle question fiscale

Tout le monde s’accorde sur la nécessité de restaurer un levier fiscal pour les départements et les régions, afin de leur permettre de disposer de ressources associées et assumées pour mettre en œuvre leurs politiques volontaristes. Le rapport Ravignon conclut sagement : « Comme il paraît peu réaliste de créer des impôts nouveaux, la piste d’un partage d’impôts nationaux avec les départements et les régions leur conférant un pouvoir de taux semble la plus intéressante à explorer. » C’est également ce que propose le rapport Woerth, en proposant un mécano fiscal réaffectant les ressources fiscales au bloc communal, aux départements et aux régions. Les réactions à la récente déclaration du ministre de l’Aménagement du territoire et de la Décentralisation, suggérant la création d’un impôt local minimal, une sorte de « poll taxe » à la française, illustrent bien la « diagonale du fou » qu’est la réforme de la fiscalité locale.

  • Mieux respecter le principe de libre administration dans la création de normes applicables aux collectivités territoriales.

Il s’agit de renforcer les pouvoirs et l’efficacité du Comité National d’Évaluation des Normes, et notamment renforcer ses liens avec les commissions des finances des assemblées parlementaire, et faire évoluer le régime d’irrecevabilité issu de l’article 40 de la Constitution, afin qu’il prenne davantage en compte la réalité des charges publiques induites pour les collectivités.

Est parfois évoquée l’hypothèse de déléguer une partie du pouvoir réglementaire aux exécutifs locaux. Il faudrait pour cela modifier l’article 21 de la Constitution qui fait du Premier Ministre le détenteur de droit commun du pouvoir réglementaire. Je ne suis pas sûr que cette réforme apporte des progrès significatifs. Il faut surtout que l’État sache ce qu’il veut, et que le Préfet s’impose aux baronnies qui le compose.

  • Simplifier les normes pesant sur les collectivités territoriales.

Pour tout dire, arrêtons enfin de voir en chaque élu, en chaque citoyen, un fraudeur potentiel. Aujourd’hui, on ne peut plus raisonnablement dire « nul n’est censé ignorer la loi », mais « nul n’est censé connaitre la loi » tellement celle-ci s’est complexifiée, sédimentée et en devient souvent contradictoire…

Il faut simplifier les marchés publics (formalités, seuils…) et permettre, en l’encadrant, les négociations et avoir ainsi de vrais acheteurs publics ; faciliter la gestion de la fonction publique territoriale, voire la fusionner avec celle de l’État, réformer la gestion budgétaire et comptable. Posons une dernière question de bon sens. Pour réussir les grands évènements comme les Jeux Olympiques, le parlement vote une loi pour accélérer et simplifier les procédures. Pourquoi les dispositions de cette loi ne s’appliqueraient-elles pas en permanence ? Car notre pays ne peut plus se permettre ce gaspillage de l’argent public lié à la bureaucratie.

*

            Au terme de cette randonnée géographique, historique, juridique et financière, qui je l’espère ne vous aura pas trop lassé, je voudrais vous faire partager plusieurs convictions.

            Nous avons besoin d’un État fort, c’est-à-dire qui ose et qui décide, plutôt qu’il n’empêche, tel un « Gulliver empêtré. » Et de ce point de vue, les préfets, dont on a à tort supprimé le Corps, doivent pouvoir s’imposer à l’administration et à ses satellites pour agir.

            Nous avons besoin de collectivités territoriales innovantes, et elles le sont pour la plupart d’entre elles, mais la confusion des compétences et des financements, bride ou gaspille leur action. Et ne sous-estimons le rôle des élus de base bénévoles, notamment dans les petites communes, qui permettent de retisser ce lien social dont notre société a tant besoin. Près d’un Français sur 100 est ou a été élu local. N’y a-t-il pas plus belle école de la démocratie ?

            Pour sortir de la nasse dans laquelle il s’enferre, notre pays a besoin d’une ardeur réformatrice, à l’instar du Consulat, des débuts de la IIIème République, ou de la Vème République dans sa première grandeur. Les diagnostics sont posés de longue date, l’éventail des solutions aussi. Il ne manque plus que la furia francese, qui, périodiquement dans notre histoire, sait miraculeusement nous sortir de notre myopie et de notre abattement.


[1] La totalité de la CFE et 26,5 % de la CVAE est affectée aux communes et EPCI. 23,5 % de la CVAE est affectée aux Départements. 50 % de la CVAE est affecté aux Régions. Une Imposition Forfaitaire sur les Entreprises de Réseaux (IFER) a été également instituée.

[2] Ainsi qu’une partie du produit de la TIPP, et de la Taxe sur les Conventions d’Assurances pour le financement des transferts de compétence de l’acte II de la décentralisation en 2004.

[3] La TVA représente 27 % des recettes de l’État, l’impôt sur le revenu 25 %, et l’impôt sur les sociétés 19 %.

[4] La Dotation de Solidarité Urbaine, la Dotation de Solidarité Urbaine, la Dotation de Péréquation.

[5] Les 130 départements de 1811 + les 4 départements de Catalogne de 1812 : Bouches-de-l’Èbre, Monserrat, Sègre, Ter.

[6]  Quatre communes en 1966 (Vénissieux, Bron, Vaulx-en-Velin, Villeurbanne), 23 communes en 1967, et Colombier-Saugnieu en 1971.

[7] La CEA ne figure pas dans la liste des collectivités territoriales énumérée dans l’article 72 de la Constitution. Elle a pu être créée par la loi à la faveur de l’interprétation du Conseil Constitutionnel, qui avait déjà prévalu pour le premier statut de Mayotte en 1976. Dans son avis du 21 février 2019, le Conseil d’État a considéré qu’il s’agissait d’un « nouveau département » du fait de sa proximité de régime juridique.

[8] Loi du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales (LRT) ; loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (RCT) ; loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) ; loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).

[9] « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

[10] Pour mémoire, le coût des indemnités de fonction des élus s’élève à 1 917 Mds€ (communes 1 486 ; GFP 237 ; Départements 130 ; Régions 64).

[11] Les EPCI disposent de compétences obligatoires fixées par la loi, et de compétences facultatives qui résultent d’un transfert volontaire des communes. La loi du 27 décembre 2019 (« Engagement et Proximité ») a supprimé les compétences optionnelles, et permis la restitution des compétences facultatives aux communes.

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Communication de Solène REY-COQUAIS et Franck OLLIVON « Des textes aux contextes : réflexions sur la vie géographique des normes de droit »

Communication du lundi 2 juin de Solène Rey-Coquais et Franck Ollivon

Thème de la communication : Des textes aux contextes : réflexions sur la vie géographique des normes de droit

Synthèse de la séance

La rencontre entre les sciences sociales et le droit est ancienne et prend ses racines au tournant du XIXe et du XXe siècle : quel l’on pense aux travaux de Durkheim, de Weber, de Malinowski… Cette rencontre a permis la structuration ancienne à l’échelle des sciences sociales d’une sociologie et d’une anthropologie du droit aujourd’hui bien ancrées dans le paysage universitaire. Longtemps, la géographie est restée à l’écart de cette dynamique et n’a que peu prêté attention au droit, sinon pour soutenir des revendications géopolitiques et territoriales, ou mettre en lien, si l’on pense à Paul Vidal de la Blache ou Emmanuel de Martonne, la production de découpages frontaliers et leurs intrications avec les genres de vie. Au début des années 1990 toutefois, les évolutions qui surviennent dans les études juridiques et en géographie vont rapprocher ces deux disciplines et faire émerger des questionnements communs. En effet, d’un côté, les critical legal studies qui gagnent en notoriété dans les universités nord-américaines remettent en cause le formalisme du droit et ouvrent les études juridiques à de nouvelles formes de questionnement. De l’autre, c’est le moment du « tournant interprétatif » en géographie, c’est-à-dire le moment d’une attention accrue aux discours et aux représentations, d’où un intérêt croissant pour les « représentations et discours » juridiques. Les publications d’un géographe canadien notamment, Nicholas Blomley, qui travaille sur la propriété foncière, vont particulièrement marquer ce rapprochement entre géographie et droit qu’il qualifie lui-même de « critical legal geography ». Cette géographie du droit devient un champ au sens bourdieusien du terme. Pourtant, quand on y regarde de plus près, les objets d’étude de ces géographes sont extrêmement variés et couvrent l’ensemble des spécialités du droit : du régime de concession des infrastructures hydro-électriques au traitement par les cours pénales internationales des crimes génocidaires en passant par les conflits d’aménagement ou l’éviction des populations sans domicile. On pourra alors se demander ce qui donne sa cohérence à ce champ scientifique : qu’est-ce qui fait la géographie du droit par-delà la diversité des objets juridiques qu’elle traite ?

L’approche par la géographie du droit permet de saisir, par exemple, comment les normes environnementales sont intégrées par les acteurs privés non seulement comme contraintes, mais aussi comme leviers d’ancrage local, de légitimation et de contrôle. L’entreprise y impose des logiques compensatoires, propose des investissements socio-environnementaux et mobilise ses capacités de financement pour asseoir sa présence territoriale. Dans les Andes, cette dynamique s’inscrit dans le contexte élargi de la transition énergétique, où l’expansion des « fonds de conquête » miniers avance de pair avec le durcissement des régulations environnementales. Le droit devient ainsi un outil de spatialisation des intérêts économiques, redéfinissant les rapports entre territoire, pouvoir et environnement. L’analyse révèle que l’aire d’influence n’est pas seulement un espace de surveillance environnementale renforcée, mais aussi un lieu où l’entreprise impose ses propres mécanismes de régulation, en particulier via des mesures compensatoires, des investissements socio-environnementaux et l’activation de ses ressources financières propres. Ces dispositifs lui permettent de négocier sa légitimité et son intégration territoriale. Ainsi, l’entreprise ne se contente pas de se soumettre à la norme : elle participe activement à sa production et à l’influence qu’elle exerce.

Les enjeux spatiaux peuvent également être illustrés par une réflexion sur la géographie du droit pénal et pénitentiaire. Le cas de la maison d’arrêt de Bonneville, située en périphérie d’un territoire déjà excentré (par rapport à Annecy et à l’aire d’influence genevoise), témoigne de la disjonction entre les contraintes géographiques, les régimes de détention et le tissu socio-économique local empêche une articulation fluide entre emploi et semi-liberté, ce qui limite de fait son recours. Malgré une préférence déclarée des magistrats pour cette mesure, la complexité de mise en œuvre (contraintes d’horaires, accessibilité, absence de places) rend la surveillance électronique plus aisée à appliquer. Ainsi, la géographie pénale montre comment la situation physique des établissements, leur accessibilité, et leur capacité d’adaptation aux réalités locales conditionnent l’application du droit. Cela conduit à une forme de détermination spatiale du droit, où les choix juridictionnels sont influencés moins par des principes juridiques que par des réalités territoriales, logistiques et infrastructurelles. Le droit pénal perd alors de sa plasticité face à la géographie, au détriment d’une personnalisation effective des peines.

Les communicants mettent en évidence que le droit pénal, par son interprétation et sa mise en œuvre, coproduit les configurations spatiales dans lesquelles les peines sont exécutées. Il ne s’agit pas uniquement d’un droit appliqué dans l’espace, mais d’un droit structurant l’espace, en traçant des découpages juridiques (zones de compétence, ressorts juridictionnels, aires de souveraineté) qui encadrent les pratiques des acteurs et influencent leurs représentations. Dans les contextes linéaires (projets extractifs, infrastructures), comme dans les décisions de justice pénale, le droit devient performatif: il confère à certains acteurs le pouvoir de définir les risques, de décider de l’enfermement, ou encore de calibrer la réponse pénale selon des critères mêlant droit, éthique professionnelle et subjectivité personnelle.

L’approche par la géographie du droit permet ainsi d’interroger les conditions concrètes d’exercice du pouvoir juridique, à l’échelle des interactions humaines. Elle rappelle que l’espace n’est jamais un simple réceptacle neutre de la norme, mais un environnement socialement et spatialement différencié, qui influence l’interprétation et l’application du droit. Ce constat invite à considérer les appropriations locales du droit positif, notamment face aux ambitions d’harmonisation nationales ou internationales. La matérialité géographiquedevient alors une variable explicative essentielle des écarts dans les pratiques juridiques, tant en matière environnementale que pénale.

En conclusion, la géographie du droit se définit comme une attention aux variations territoriales du fait juridique et aux inégalités qu’elles produisent, appelant à une étude fine de la vie locale des normes et de leurs modes d’actualisation dans les contextes concrets.

À l’issue de leur communication Franck Ollivon et Solène Rey-Coquais ont répondu aux observations et aux questions que leur ont adressées G.H. Soutou, J.C. Trichet, L. Bély, Y. Gaudemet, D. Andler, H. Gaymard, R. Brague, J. de Larosière, E. Maury, M. Bastid-Bruguière, S. Sur, B. Stirn.

 

 Verbatim des communicants

 

Téléchargez le verbatim de Solène Rey-Coquais et de Franck Ollivon 

 

Des textes aux contextes.

Réflexions sur la vie géographique des normes de droit

Introduction

Remerciements à M. le président, M. Jean-Robert Pitte, M. le chancelier de l’Institut, M. le Secrétaire perpétuel et à Mesdames et Messieurs les Académiciens pour nous avoir conviés et nous permettre de présenter nos travaux dans une enceinte aussi prestigieuse.

Notre communication se donne pour ambition de vous présenter et discuter avec vous d’un courant relativement émergent auquel nos travaux de recherche participent, celui de la géographie du droit.

La rencontre entre les sciences sociales et le droit est ancienne et prend ses racines au tournant du XIXe et du XXe siècle : quel l’on pense aux travaux de Durkheim, de Weber, de Malinowski… Cette rencontre a permis la structuration ancienne à l’échelle des sciences sociales d’une sociologie et d’une anthropologie du droit aujourd’hui bien ancrées dans le paysage universitaire. Longtemps, la géographie est restée à l’écart de cette dynamique et n’a que peu prêté attention au droit, sinon pour soutenir des revendications géopolitiques et territoriales, ou mettre en lien, si l’on pense à Paul Vidal de la Blache ou Emmanuel de Martonne, la production de découpages frontaliers et leurs intrications avec les genres de vie.

Au début des années 1990 toutefois, les évolutions qui surviennent dans les études juridiques et en géographie vont rapprocher ces deux disciplines et faire émerger des questionnements communs. En effet, d’un côté, les critical legal studies qui gagnent en notoriété dans les universités nord-américaines remettent en cause le formalisme du droit et ouvrent les études juridiques à de nouvelles formes de questionnement. De l’autre, c’est le moment du « tournant interprétatif » en géographie, i.e. le moment d’une attention accrue aux discours et aux représentations, d’où un intérêt croissant pour les « représentations et discours » juridiques. Les publications d’un géographe canadien, Nicholas Blomley, qui travaille sur la propriété foncière, vont particulièrement marquer ce rapprochement entre géographie et droit qu’il qualifie lui-même de « critical legal geography ». A sa suite, différents universitaires – géographes mais aussi juristes – s’emparent de l’expression qui traverse en 2009 l’Atlantique et commence à susciter l’intérêt des géographes francophones. Peu à peu, cette « critical legal geography » s’institutionnalise : elle donne son nom à un groupe de travail de l’Institute of Australian Geographers, fait l’objet de différentes conférences internationales et a même donné lieu à une liste de diffusion mail transnationale. A bien des égards, plus qu’un courant de la géographie, cette géographie du droit est donc devenue un champ au sens bourdieusien du terme.

Pourtant, quand on y regarde de plus près, les objets d’étude de ces géographes sont extrêmement variés et couvrent l’ensemble des spécialités du droit : du régime de concession des infrastructures hydro-électriques au traitement par les cours pénales internationales des crimes génocidaires en passant par les conflits d’aménagement ou l’éviction des populations sans domicile. On pourra alors se demander ce qui donne sa cohérence à ce champ scientifique : qu’est-ce qui fait la géographie du droit par-delà la diversité des objets juridiques qu’elle traite ?

Pour répondre à cette question nous vous donnerons successivement un aperçu de nos travaux qui – vous le verrez – illustrent bien cette diversité des objets de la géographie du droit ; avant, dans un dernier temps conclusif, de faire émerger le commun de ces recherches qui se revendiquent l’une comme l’autre comme participant de la géographie du droit.

  1. Normes environnementales et environnement des normes : géographie de la mine et de son territoire

Je vous propose tout d’abord de faire un voyage de quelques milliers de kilomètres et de partir en Amérique andine, explorer des territoires miniers cuprifères, au fondement de chaînes de valeurs industrielles globales. Ces territoires incarnent particulièrement plusieurs paradigmes contemporains qu’il semble utile d’analyser à la lumière des interactions entre géographie et droit.

Dans les Andes centrales, à cheval sur l’Équateur, le Pérou et le Chili, deux ceintures de porphyres de cuivre s’étendent sur plusieurs centaines de kilomètres et forment un paysage marqué par la présence de larges cratères, visibles depuis l’espace : plusieurs centaines de mines à ciel ouvert, exploitée en « open-pit », permettent l’approvisionnement des marchés globaux en cuivre, en molybdène, et, dans une moindre mesure, en or et en argent. Ces territoires extractifs sont aujourd’hui largement exploités par des firmes transnationales, bien que l’on trouve encore quelques grandes entreprises nationalisées, comme Codelco au Chili, première exportatrice de cuivre au monde. Ces mines sont aussi traditionnellement situées dans des environnements semi-désertiques, de haute altitude mais marqués par des différences géographiques notables. Ainsi, l’altiplano péruvien, traditionnellement très peuplé, est marqué par la pratique d’une agriculture pluriséculaire par des communautés aymaras et quechuas ; tandis que dans le désert de l’Atacama au Chili, où l’on trouve la plus grande mine à ciel ouvert du monde, la mine de Chuquicamata, les asentamientos sont épars et la culture paysanne bien moins présente.

Sans doute du fait de leur éloignement géographique aux grands centres de peuplement, des difficultés d’accès, mais aussi de l’opacité entretenue par les exploitants miniers, les territoires miniers qui s’étendent pourtant sur plusieurs centaines d’hectares demeurent des espaces a priori hermétique, invisibilisés, et totalement cloisonnés – à tel point que certains parlent d’enclaves minières. Ils se régissent selon les Codes miniers et des régimes de concessions qui donnent à leurs titulaires une autorisation d’exploitation sur le sous-sol. Dans un premier temps des législations minières, du début des indépendances latino-américaines jusqu’aux années 1980, les titulaires de concessions jouissent d’un droit d’exploitation sans entraves et ne rendent compte ni aux administrations centrales, ni aux administrations locales, de leurs activités. Le mineur est alors seul maître sur ses terres.

L’émergence du droit environnemental à partir des années 1990, qui vient réformer les législations nationales à l’échelle latino-américaine, s’accompagne d’une obligation d’établir des études d’impact environnemental pour tout projet présentant  des risques significatifs sur l’environnement ou la santé humaine. L’étude d’impact, que le juriste Michel Prieur qualifie d’ailleurs de « procédure administrative révolutionnaire », doit être réalisée préalablement à tout projet d’exploitation de gisement. Elle bouleverse complètement la relation des sites miniers à leur environnement géographique et institutionnel.  Tandis que l’octroi des concessions ne détermine légalement que les limites spatiales du gisement exploitable (plus ou moins précisément, jusqu’à la généralisation de l’usage des coordonnées U.T.M. dans les années 1990), l’étude d’impact introduit un contrôle de l’État sur les caractéristiques des projets miniers : forme de l’exploitation, procédés techniques utilisés par l’entreprise pour l’extraction et la transformation du minerai, mais aussi l’influence de l’exploitation sur les différentes composantes des milieux et des écosystèmes, au-delà de l’espace d’exploitation lui-même.

De nouveaux zonages juridiques apparaissent : les aires d’influence de la mine, qui, bien au-delà des zones d’exploitation, délimitent différents espaces impactés, socialement ou environnementalement, par l’activité extractive. Ces zonages dépendent de chaque projet, de chaque site et de chaque environnement affecté. Ils sont une manière pour l’entreprise de définir les risques liés à son activité mais aussi les mesures mises en œuvre pour les compenser ou les réduire. Ils garantissent l’œil de l’État dans l’exploitation minière, car c’est au sein de ces zones légalement définies que l’administration publique contrôle les agissements de l’opérateur minier. Mais ils représentent aussi, à l’inverse, l’œil du minier sur des territoires de plus en plus vastes, puisque les aires d’influence tendent à s’étendre à mesure que les exigences en termes de garanties environnementales des institutions, d’une part, et de la société civile, d’autre part, s’accroissent. Ceci nous permet de nous arrêter un instant sur ce paradoxe : du fait de la multiplication, depuis la fin du vingtième siècle, de normes et de standards qui gouvernent les pratiques des industriels miniers, la mine doit être considérée aujourd’hui comme un objet à la fois extrêmement normé, contrairement à ce que l’on pourrait croire, bien que particulièrement destructeur.

Voici donc une carte de la mine Los Bronces, située dans la région de Santiago au Chili. Cette mine, enserrée entre les glaciers andins à plus de 3500 mètres d’altitude,  surplombe Santiago, la capitale du Chili. En plein cœur de la région métropolitaine, elle est l’une des plus grandes mines de cuivre au monde.  Chacun de ses sites d’exploitation (zone d’extraction, de concassage, usine de cathodes, bassin de décantation des résidus) voit se superposer différents types de territorialités minières, que l’on pourra dire « géolégales » :

-> les concessions, qui sont donc les terrains octroyés, au Chili, par le pouvoir judiciaire, à un opérateur minier, qui lui donne un droit d’extraction limité dans le temps et dans l’espace, sans droit de propriété associé sur le sous-sol ni le sol, mais librement transférable à un tiers.

-> les terrains affectés aux infrastructures minières

-> les aires d’influence sur différents objets et différents espaces, qui évoluent et se précisent au cours du temps.

Ainsi, Los Bronces passe de n’avoir qu’une seule grande aire d’influence, très largement définie, sur l´hydrogéologie dans ses premières études d’impact dans les années 1990, à plusieurs dizaines, dont une aire d’influence spécifique sur les insectes et une autre sur les champignons !

La géographie du droit nous permet donc de comprendre, en premier lieu, la diversité d’interprétation et d’application de la norme environnementale selon le milieu géographique considéré. Ainsi, chaque territoire minier formera un « espace normatif » singulier et différent de tout autre, selon les contraintes de la géographie locale. Le tracé des aires d’influence, qui acquiert une valeur juridique, propose un discours sur l’état de l’environnement et la forme d’insertion de l’activité minière dans un espace donné. Il est le fruit des études réalisées par des cabinets d’expertise au service de l’entreprise minière, mais aussi de négociations institutionnelles, politiques qui déterminent la dimension et la localisation de ces zonages.

La géographie du droit nous mène donc aussi, en second lieu, à comprendre que les modes de saisie du droit par les acteurs privés sont aussi des stratégies de territorialisation, c’est-à-dire des stratégies de contrôle d’espaces géographiques afin de défendre des intérêts propres. Dans ce cadre, la géographie du droit permet de s’interroger quant aux effets réels des normes environnementales sur les pratiques des entreprises minières et la manière dont celles-ci conçoivent et construisent leur ancrage local à partir de ces normes. L’aire d’influence est une aire de contrôle environnemental accentué, mais elle est aussi, dans le même temps, une aire au sein de laquelle l’entreprise impose ses mesures de compensation, ses investissements sociaux et environnementaux et ses capacités de financement. Dans les Andes, une entrée par la géographie du droit nous permet de constater que les fronts de conquêtes miniers avancent en même temps que les régulations environnementales.

II- La carte, la peine et le territoire : une approche géographique du droit pénal

De mon côté, je vous emmènerai du côté du droit pénal français. Pour illustrer cette géographie du droit pénal à laquelle je me consacre, je partirai de cette carte que j’ai réalisée dans le cadre de mes recherches doctorales déjà anciennes à partir de données produites par l’administration pénitentiaire. Qu’y voit-on ?

Vous avez ici la région Auvergne-Rhône-Alpes qui rassemble plusieurs cours d’appel mais constitue pour l’administration pénitentiaire un territoire administratif cohérent. Chacun des points correspond à un établissement pénitentiaire où sont écrouées des personnes dites « placées sous main de justice » (i.e. soumises au contrôle de l’administration pénitentiaire sur décision de justice).

Toutefois, ici, ne sont représentées que les personnes qui exécutent des « aménagements de peine ». De quoi s’agit-il ? L’actualité de ces derniers mois les a mis sous le feu des projecteurs. L’aménagement de peine intervient dans le cadre d’une condamnation à une peine de prison ferme pour un quantum (une durée de peine) qui ne cesse d’être modifié : pour faire simple, en-dessous d’un an de prison l’aménagement est la règle (en-dessous de 6 mois c’était même une obligation avant modification de la loi début avril 2025 lors d’une niche parlementaire) et possibilité d’aménager jusqu’à deux ans.

Concrètement – vous le voyez ici – il existe trois types d’aménagement possible :

  • Détention à domicile sous surveillance électronique (« PSE ») : l’individu surveillé porte sur lui un bracelet électronique qui permet de s’assurer que se trouve à domicile sur les horaires prescrits par le juge.
  • Placement extérieur : pour faire simple, c’est la DDSE sans l’électronique. Un travailleur social s’assure du respect de ces horaires.
  • Semi-liberté : l’individu doit rentrer dormir en quartier de semi-liberté (dans une prison) ou dans un centre de semi-liberté mais sort travailler en journée.

Une fois ces précisions faites, que constate-t-on ?

  • Partout, la DDSE domine, mais avec des variations : entre 2/3 des aménagements à Riom et Grenoble contre quasiment 100% à Aiton et Privas.
  • Pour le reste, ça fluctue beaucoup d’un département à l’autre et d’un établissement à l’autre. A Chambéry ou à Saint-Quentin-Fallavier par exemple, la SL représente plus du ¼ des aménagements quand elle est très peu utilisée à Bonneville par exemple (3% des aménagements).

En matière d’application des peines, le droit ne s’applique donc pas de la même façon partout. Voilà ce que montre cette carte. On retrouve là appliquée au droit l’une des caractéristiques fondamentales de la démarche géographique : montrer les variations d’un phénomène dans l’espace.

Mais au-delà de la description, la géographie du droit va chercher à expliquer ces variations. Comment donc comprendre cette carte et les résultats qu’elle présente ? Pour ce faire, il faut entrer dans le raisonnement juridique des professionnels chargés d’appliquer le droit. J’ai ainsi mené des entretiens avec des magistrats (JAP) et des personnels pénitentiaires et ceux-ci m’ont permis d’identifier différentes pistes d’explication dont certaines tiennent aux territoires et aux lieux dans lesquels s’exécutent ces mesures.

Prenons d’abord le placement extérieur. Pour qu’on puisse le prononcer, il faut que l’administration pénitentiaire locale ait contracté avec une association dont les travailleurs sociaux assurent le suivi de la mesure. Or, selon les territoires, ces partenariats n’existent pas toujours. En Haute-Savoie, lorsque je faisais ma thèse, il n’y avait qu’une seule place sur tout le département, dans le ressort juridictionnel d’Annecy. D’où le très faible nombre de PE exécutés localement. Une juge qui me confiait pourtant trouver « super » la philosophie du placement extérieur regrettait :  « c’est une carte qui me manque concrètement à jouer […]. J’ai cet outil dans mon jeu mais je ne peux pas le sortir ». Dès lors, en raison du faible nombre de places existantes et de la nature associative de l’accompagnement, les magistrats tendent à réserver cette mesure qu’ils jugent moins contraignantes à un public particulièrement désocialisé (avec une trajectoire marquée par la rue ou présentant une addiction).

Quant à la semi-liberté, elle pose plusieurs problèmes :

  • C’est un aménagement qui s’exécute dans un établissement pénitentiaire et, comme tout établissement pénitentiaire, l’exécution de cette mesure est conditionnée par le niveau de remplissage. Comme le disait un JAP, l’administration pénitentiaire « veille au grain » et les incite à ajuster le prononcé des semi-libertés en fonction de l’état des places.
  • A cela s’ajoute que ces infrastructures pénitentiaires sont souvent construites en périphérie où le foncier est moins cher. Partant, elles sont souvent mal desservies en transports en commun et peu accessibles à des condamnés qui n’ont pas ou plus nécessairement le permis de conduire et/ou de véhicule personnel.
  • Enfin, le centre ou le quartier de semi-liberté reste un espace carcéral avec ses cellules, ses portes, ses portiques et ses surveillants. La vie y suit d’ailleurs un rythme carcéral qui n’est pas toujours compatible avec la vie professionnelle des personnes qu’il doit accueillir. A la maison d’arrêt de Bonneville par exemple où se situe le seul quartier de semi-liberté de Haute-Savoie, les horaires d’ouverture ne permettent en général pas d’occuper un emploi en 3×8 dans une vallée de l’Arve pourtant très industrielle où le décolletage est un grand pourvoyeur d’emplois.

Autant de facteurs qui dissuadent les magistrats de recourir plus massivement à la semi-liberté bien qu’ils soient en général très favorables à cette mesure.

Dès lors, pour faire face à l’injonction à l’aménagement de peine voulue par le législateur (rappelez-vous l’aménagement est la règle pour une peine de moins d’un an), la solution la plus simple reste la DDSE qui ne pose pas ces questions de place ou d’accessibilité (mais qui en pose d’autres sur lesquelles je n’ai pas le temps de revenir ici).

III- Pour une approche « géo-légale »

Revenons-en maintenant à notre point de départ : qu’est-ce que la géographie du droit ? On l’a vu à travers ces présentations, ce qui fait la géographie du droit, ce n’est pas une communauté d’objets. Il nous semble que la géographie du droit c’est bien plutôt une sensibilité particulière, une façon d’appréhender le réel, une méthode, si l’on veut, qui n’a pas vocation à rester confinée aux seuls géographes. A partir de nos présentations, on pourrait en esquisser trois piliers. 

Tout d’abord, la géographie du droit permet d’insister sur le rôle du droit dans ce qu’Henri Lefebvre appelait la « production de l’espace ». Les textes de droit – lois, codes, normes, contrats, traités, etc. – encadrent la manière dont l’espace est aménagé, exploité et pratiqué. Ainsi, les paysages miniers des Andes centrales ne sont pas seulement produits par les explosifs et les excavatrices mais aussi par les différents régimes juridiques qui encadrent l’extraction du matériau minier. De même, le droit pénal et son interprétation par les magistrats participent à produire cette configuration spatiale particulière dans laquelle la personne placée sous main de justice exécutera sa peine. 

La géographie du droit c’est donc en première instance cette incitation à prêter attention à la strate juridique qui permet de comprendre les lieux que nous avons sous les yeux.

D’autre part, les textes de droit produisent une pluralité de découpages de l’espace qui définissent des zones de compétence, des aires de souveraineté, des ressorts juridictionnels, qui s’imposent aux acteurs, régissent leurs pratiques, informent leurs représentations et imaginaires. Là commence l’exploitation minière et avec elle le pouvoir de la compagnie minière de décider de ce qui est un risque pour l’environnement ; ici commence la juridiction de tel ou tel magistrat qui décidera d’enfermer ou non, sous une forme ou sous une autre, selon des critères juridiques et non-juridiques qui participent d’un ethos professionnel mais aussi d’un positionnement personnel.

La géographie du droit c’est donc s’intéresser au pouvoir à hauteur d’hommes et de femmes, au grain fin des relations entre acteurs, pour saisir les conditions dans lesquelles il s’exerce. 

Enfin – on l’a vu dans les deux cas étudiés – l’espace n‘est pas un support vide sur lequel viendrait s’appliquer la norme de manière indifférenciée. Il représente toujours, au contraire, une géographie singulière, qui forme une diversité de paysages et de contextes socio-spatiaux. Cette diversité géographique concourt à mettre en lumière une multiplicité d’interprétations et d’applications du droit positif qu’il s’agisse d’exécution des peines ou de droit environnemental. Ainsi, en dépit des velléités d’homogénéisation des pratiques aux échelles nationales et internationales, la règle de droit semble sans cesse venir buter contre cette matérialité géographique, dont nous affirmons qu’elle constitue une variable explicative des appropriations et applications différenciées du droit.

La géographie du droit c’est donc enfin cette sensibilité aux variations du fait juridique dans l’espace et aux éventuelles inégalités qu’elles génèrent.

En somme, ce dialogue entre droit et géographie nous paraît inciter à l’étude approfondie de ce que nous avons appelé la « vie locale » des normes et avons tenté d’illustrer ici, par l’analyse de leur mise en mouvement singulière.

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« Droit et géographie » avec la Société de Législation Comparée

Organisée par l’Académie des sciences morales et politiques, en partenariat avec la Société de géographie et la Société de législation comparée (SLC), la matinée du 2 juin 2025 s’est attachée à interroger les articulations entre le droit et la géographie, deux disciplines dont les connexions, bien que profondes, demeurent trop rarement explorées de manière systématique. L’initiative, saluée comme inédite, visait à susciter un dialogue interdisciplinaire fécond entre deux sociétés savantes fondées au XIXe siècle, entre juristes et géographes, autour des enjeux spatiaux du droit et de l’influence normative sur les territoires.

Dans son propos introductif, Bernard Stirn, Secrétaire perpétuel de l’Académie, a rappelé que si le droit entretient depuis longtemps des affinités naturelles avec l’histoire — comme en témoigne la célèbre formule de Montesquieu : « il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire » —, ses liens avec la géographie ont été beaucoup plus ténus. Pourtant, la pensée de Montesquieu elle-même appelait à considérer les lois comme relatives « au physique du pays », au climat, au sol et aux modes de vie. À cette fin, Bernard Stirn a proposé de renouveler l’approche du droit en affirmant la nécessité de « l’éclairer par la géographie et d’éclairer la géographie par le droit ».

La géographie constitue un éclairage nécessaire du droit. La délimitation des domaines publics, la détermination des frontières étatiques ou encore l’application territoriale des normes juridiques s’appuient sur des considérations spatiales comme en témoigne la portée toujours actuelle de l’ordonnance de Colbert de 1681 sur le rivage maritime, enrichie par la jurisprudence Kreitmann du Conseil d’État (1973), ainsi que le rôle structurant du droit international dans la définition des zones maritimes (eaux territoriales, ZEE, haute mer). De même, Bernard Stirn a souligné l’importance croissante de l’extraterritorialité des normes, notamment à travers les traités internationaux, les régimes juridiques régionaux comme l’Union européenne ou encore la diffusion de modèles juridiques (common law, charia, droit romain, droit chinois). Le droit, dès lors, se projette au-delà des frontières nationales, dessinant une cartographie normative en constante expansion.

En retour, le droit contribue puissamment à structurer l’espace géographique. Il en organise l’occupation à travers le droit de l’urbanisme (depuis la loi Cornudet de 1919 jusqu’à la loi SRU de 2000) et participe à la protection de l’environnement et des paysages par le biais de normes dédiées (lois Montagne, Littoral, Air, Eau, Charte de l’environnement). Le droit de l’environnement en particulier illustre cette interpénétration croissante des logiques juridiques et géographiques, dans un contexte de préoccupations accrues pour le changement climatique et la biodiversité.

Dans son intervention, François Molinié, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation et président de la Société de législation comparée, a poursuivi cette réflexion en insistant sur le rôle central du droit comparé comme lieu de convergence entre le droit et la géographie. Rappelant la pensée de Montesquieu, il a souligné que les lois, pour être pleinement comprises, doivent être situées dans leur contexte historique, culturel et géographique. À l’instar des géographes, les juristes construisent des typologies, élaborent des classifications (droit continental, common law, droit musulman, droit coutumier) et utilisent des représentations cartographiques des systèmes juridiques. Toutefois, la mondialisation impose aujourd’hui de dépasser ces catégories traditionnelles, sous l’effet des dynamiques transnationales et des phénomènes d’extraterritorialité. Il a présenté le rôle de la Société de législation comparée, fondée en 1869, comme une instance savante fédérant juristes praticiens, magistrats et universitaires autour d’une approche à la fois thématique et géographique du droit comparé. Par ses douze sections régionales et ses dix-neuf sections thématiques, la SLC ambitionne de produire une « carte en relief » du monde juridique, en révélant les circulations, les tensions et les convergences normatives.

Enfin, Lukas Rass-Masson, professeur à l’Université Toulouse Capitole, a proposé une perspective plus épistémologique et opérationnelle sur les « espaces de réalisation du droit comparé ». Spécialiste de droit international privé, il a mis en évidence deux types d’espaces dans lesquels le droit comparé s’incarne concrètement : d’une part, l’espace global de mise en concurrence des ordres normatifs, illustré par les politiques de certaines métropoles – comme Paris – visant à attirer le contentieux international ; d’autre part, les espaces nationaux traversés par des normes étrangères du fait des mobilités migratoires, comme en témoignent les réformes de l’âge légal du mariage en France (2006) et en Allemagne (2017) en réponse à des mariages célébrés selon des droits étrangers. Ces phénomènes traduisent l’impact tangible de réalités géographiques sur les évolutions législatives. Lukas Rass-Masson a plaidé pour une intégration accrue des méthodes de la géographie – notamment la géographie sociale – dans l’analyse juridique, afin de mieux comprendre et anticiper les mutations du droit dans un monde en recomposition.

Réécouter la matinée

Verbatim de l’intervention de Bernard Stirn

Droit et géographie : les liaisons dissimulées

par Bernard Stirn, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

2 juin 2025

            Le droit entretient avec l’histoire des liens anciens et reconnus. L’historien s’intéresse au droit, le juriste à l’histoire. L’agrégation d’histoire du droit symbolise les liens entre les deux disciplines, qui mettent toutes deux en pratique la formule de Montesquieu : « Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire ». Avec la géographie, en revanche, les interactions scientifiques et universitaires sont demeurées beaucoup plus ténues. A cet égard Montesquieu a été moins écouté, qui écrivait que les lois « doivent être relatives au physique du pays ; au climat, glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs… ».

            La matinée d’aujourd’hui a précisément pour objet de mieux mettre en lumière les liaisons trop souvent dissimulées entre le droit et la géographie. Elle réunit, pour la première fois je crois, deux sociétés savantes, la Société de géographie et la Société de législation comparée. Toutes deux ont été fondées au XIXème siècle, en 1821 pour la société de géographie, en 1869 pour la société de législation comparée. Leurs sièges sont proches, boulevard Saint-Germain pour la première, rue Saint-Guillaume pour la seconde. Le président de notre académie, Jean-Robert Pitte, préside la société de géographie, François Molinié, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, ancien président de l’Ordre, m’a succédé à la présidence de la Société de législation comparée, qui, depuis les origines, tourne tous les quatre ans entre le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, l’université et le barreau. Nous avons convenu qu’après mes remarques introductives, le président Molinié présenterait des réflexions sur les horizons de la comparaison à partir de l’exemple la Société de législation comparée avec la géographie. Lukas Ras-Masson, professeur à la faculté de droit de Toulouse, et membre engagé de la Société de législation comparée, soulignera ensuite l’importance de la géographie pour penser les espaces de réalisation du droit comparé. De manière à permettre des échanges, tout en terminant à midi, nos interventions à tous trois seront brèves.

            Paraphrasant la formule de Montesquieu, tout en essayant de la  transposer à la géographie, je serais pour ma part tenté de dire qu’il faut chercher à éclairer le droit par la géographie et la géographie par le droit.

            Eclairer le droit par la géographie

De deux points de vue au moins, l’éclairage de la géographie est indispensable au droit : tant la délimitation des domaines et des frontières tracés par le droit que le champ d’application des lois s’inscrivent dans un espace géographique. 

Délimiter des domaines et tracer des frontières

Pour affirmer l’appartenance des rivages de la mer au domaine public naturel de l’Etat, l‘ordonnance sur la Marine de Colbert de 1681 s’exprime en des termes qui pourraient sembler issus d’un traité de géographie : « Sera réputé bord et rivage de la mer tout ce qu’elle découvre pendant les nouvelles   lunes et jusques où le plus grand flot de mars peut s’étendre sur les grèves ».   Toujours applicable, cette belle définition a été étendue par une décision du Conseil d’Etat Kreitmann du 12 octobre 1973 aux rives de la Méditerranée, auxquelles d’autres règles s’appliquaient jusque-là. Cette même décision du Conseil d’Etat remplace en outre la référence au « plus haut flot de mars » par la limite, plus technique mais exprimée également dans un vocabulaire d’ordre géographique, du « point jusqu’où les plus hautes mers peuvent s’étendre, en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles ».

La géographie et le droit se retrouvent à une plus grande échelle lorsqu’il s’agit de tracer les frontières entre les Etats.  Le professeur Prosper Weil écrivait que la délimitation des frontières « s’analyse comme une opération juridique et politique qui tend à fixer l’étendue spatiale de la souveraineté de deux Etats voisins. Elle consiste à déterminer les contours spatiaux de ces souverainetés à la fois juxtaposées et contigües qui caractérisent la société des Etats ».

La délimitation est à la fois terrestre et maritime. Sur terre, elle se détermine pour l’essentiel par la géographie, qu’il s’agisse de cours des fleuves, de chaînes de montagnes ou de lignes de thalwegs. D’autres corrélations apparaissent en mer. Notre confrère le président Gilbert Guillaume explique que « le droit de la mer constitue l’une des plus anciennes branches du droit international …au sein duquel s’opposaient deux préoccupations : celles des Etats côtiers désireux d’exercer leur autorité sur les eaux jouxtant leur territoire, celles des Etats maritimes soucieux d’assurer la liberté des mers au profit de leurs flottes de guerre et de commerce ». Pour concilier ces deux aspirations, le droit international s’appuie de longue date sur des critères de nature géographique qui conduisent aujourd’hui à distinguer les eaux territoriales, la zone économique exclusive et la haute mer. Ensemble le droit et la géographie dessinent ainsi des lignes et tracent des espaces. C’est également ensemble qu’ils délimitent le champ d’application du droit.

Territorialité et extraterritorialité du droit

En principe la loi s’applique sur le territoire d’un Etat. Mais le droit franchit aussi de plus en plus les frontières.

D’une part, en effet, les traités internationaux sont plus nombreux et leur autorité juridique s’est renforcée. La France, qui concluait en moyenne 4 traités par an entre 1881 et 1918 et 14 par entre 1919 et 1939, en signe aujourd’hui entre 60 à 80 chaque année. Elle est liée au total par environ 5 700 conventions bilatérales auxquelles s’ajoutent 1 700 accords multilatéraux. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe apparaissent en outre comme des ordres juridiques spécifiques. Proclamée par l’article 55 de la constitution, la supériorité des traités sur les lois nationales s’est affirmée dans notre pays comme dans la plupart des démocraties. Au prix de quelque subtilité, elle se combine, pour la France comme pour les autres démocraties européennes, avec la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne. L’espace du droit se déploie ainsi de plus en plus largement sur la carte du monde.

D’autre part, certaines lois ont vocation à s’appliquer au-delà des frontières de l’Etat qui les a adoptées. Au Moyen Age déjà, le droit romain et le droit canonique ont développé en Europe une science commune du droit. Le common law britannique s’est répandu dans le Commonwealth et la charia dans le monde islamique. Du droit chinois est dérivé, selon M. Jérôme Bourgon, directeur de recherche au CNRS, un « fond commun normatif de la culture confucéenne ». Le droit américain se dote volontiers d’une dimension extraterritoriale. Notre regrettée consœur Mireille Delmas-Marty appelait à emprunter « les chemins d’un jus commune universalisable », en écrivant qu’ « il convient de ne plus raisonner uniquement par référence aux communautés nationales issues de la mémoire d’un passé commun mais aussi dans la perspective d’une communauté mondiale qui émerge d’un futur partagé ». Un tel horizon est géographique autant que juridique.

Eclairer la géographie par le droit

Le droit éclaire quant à la lui la géographie de deux manières au moins : il régit les conditions d’utilisation des espaces et il s’intéresse de plus en plus à la protection de la nature et des paysages.

Occuper l’espace

A partir du début du XXème siècle et tout particulièrement de la « loi Cornudet » du 14 mars 1919, le droit de l’urbanisme s’est imposé comme un ensemble de règles définissant l’occupation des espaces. Il est devenu de plus en plus précis et contraignant.  Un règlement national d’urbanisme est adopté, de grandes orientations sont fixées par des projets d’aménagement et des schémas directeurs. Le code de l’urbanisme voit le jour en 1973. Une large décentralisation est retenue pour la définition des plans locaux d’urbanisme et la délivrance des autorisations de construire. Après une étude du Conseil d’Etat adoptée en 1992 et intitulée « l’urbanisme : pour un droit plus efficace », la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi SRU, a renouvelé les objectifs du droit de l’urbanisme vers les exigences du développement durable, de l’habitat, des transports. Pour concevoir, appliquer, mettre en œuvre ces ensembles normatifs complexes, les services de l’Etat comme les élus locaux deviennent au quotidien des aménageurs et souvent des géographes. Ils sont de plus appelés à se préoccuper également de protéger la nature et les paysages.                            

Protéger la nature et les paysages

Ains que le relève le professeur Olivier Le Bot dans son ouvrage sur le droit de l’urbanisme, le droit de l’urbanisme a connu un « verdissement ». Le droit de l’environnement s’est parallèlement affirmé. Des lois, qui pourraient être autant de chapitres d’un ouvrage de géographie, sont votées sur la montagne (9 janvier 1985), sur le littoral (3 janvier 1986), sur l’eau (3 janvier 1992), sur l’air (30 décembre 1996). L’ensemble de ces textes est regroupé dans le code de l’environnement publié en 2000. Insérée dans la constitution le 1er mars 2005, la Charte de l’environnement proclame que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Les lois dites Grenelle I du 3 août 2009 et Grenelle II du 12 juillet 2010 portent engagement national pour l’environnement. Ces différents textes entrecroisent toujours davantage le droit et la géographie.

D’autres points de rencontre viennent des préoccupations de réchauffement climatique et des menaces sur la biodiversité. En particulier les procès climatiques, qui mettent en cause la responsabilité des autorités publiques en raison d’insuffisances dans leurs actions, se développent devant les juridictions nationales comme à l’échelle internationale.

Communication de Béatrice GIBLIN « Géographie et géopolitique »

Communication du 26 mai 2025 de Béatrice Giblin, Professeur émérite à l’Université de Paris VIII – Saint-Denis

Thème de la communication : Géographie et géopolitique

Synthèse de la séance

Yves Lacoste est le géographe qui a osé utiliser le terme de géopolitique pour parler des conflits.

Pour Yves Lacoste la géographie est fondamentalement un savoir stratégique. Le retour de la géopolitique commence en 1979, avec l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, mais aussi la chute du shah et l’installation d’une théocratie en Iran. La fin de la guerre froide (la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS) a fait des États-Unis le grand vainqueur de la guerre froide, confirmé par sa victoire lors de la première guerre du Golfe et la défaite de Saddam Hussein, victoire dont les conséquences géopolitiques ont été l’attentat du 11 septembre 2001.

En 1993, le géographe, Yves Lacoste, définit la géopolitique comme l’analyse des rivalités de pouvoir sur des territoires pour en prendre, ou en garder, le contrôle, et celui des populations comme des ressources.  La géopolitique est un savoir, une méthode d’observation, un mode de raisonnement fondé sur la superposition et l’articulation de différents niveaux d’analyse spatiale (raisonnement diatopique) pour comprendre et expliquer des évènements conflictuels. De même la recherche des causes plus ou moins anciennes de ces conflits nécessite de conduire un raisonnement en historien (diachronique). C’est donc la combinaison des raisonnements diatopique et diachronique et la prise en compte des représentations contradictoires, vraies ou fausses mais mobilisatrices, que se font les acteurs du ou des territoires en jeu qui caractérisent la méthode scientifique géopolitique.

À l’issue de sa communication Béatrice Giblin a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées J.D. Levitte, Y. Gaudemet, S. Sur, R. Brague, H. Gaymard, J.C. Trichet, J. de Larosière, G. Guillaume.

 

 Verbatim de la communicante

Téléchargez le verbatim de Béatrice Giblin

 

Géographie – Géopolitique

Béatrice Giblin

Professeur honoraire Université Paris 8

Fondatrice de l’Institut Français de Géopolitique


Directrice de la revue Hérodote, revue de géographie et de géopolitique.

Monsieur, le secrétaire perpétuel,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs, membres de l’Académie,
je vous remercie de me donner l’occasion de vous présenter les rapports entre la Géographie et la Géopolitique.
Désormais, le terme Géopolitique est constamment utilisé pour caractériser des situations très diverses ce qui a pour effet de contribuer à sa dévaluation.
C’est en France que ce grand retour est le plus manifeste. Il suffit de constater le succès des atlas géopolitiques, celui d’une émission de télévision comme le dessous des cartes, le choix fait par le ministère de l’éducation nationale d’enseigner la géopolitique au lycée, la multiplication des formations universitaires de géopolitique, y compris dans les Instituts de Sciences Politiques qui ont longtemps résisté à en reconnaître le bien-fondé.
En revanche, en Allemagne, le souvenir de la géopolitique nazie a rendu plus difficile ce retour et dans les pays anglo-saxons, les spécialistes de relations internationales ont défendu leur pré-carré disciplinaire au nom de son caractère scientifique, dont la géopolitique était à leurs yeux totalement dépourvue.
C’est pourquoi, aujourd’hui, seules les anciennes générations se souviennent du temps où ce terme était tabou
Il fut réemployé incidemment par un journaliste André Fontaine en 1979, à propos du conflit qui opposait le Cambodge au Vietnam, deux pays communistes, soutenus par la Chine, ce n’était pas un combat pour mettre la main sur des ressources économiques et encore moins un combat idéologique, il apparaissait que ces deux Etats se faisaient la guerre pour le contrôle d’une partie du delta du Mékong, donc pour du territoire. Ne sachant comment qualifier ce conflit, AndréFontaine avait fini par le dire « géopolitique ». Trois ans plus tard le géographe Yves Lacoste l’employait consciemment et volontairement, en donnant comme sous-titre à sa revue Hérodote : revue de géographie et de géopolitique.
Il eut même l’audace de l’utiliser pour l’analyse des régions françaises Géopolitique des régions françaises publié en trois gros volumes en 1986 aux éditions Fayard, ouvrage qui était une grande première.
Pourquoi Yves Lacoste décide-t-il de reprendre l’utilisation du terme géopolitique ?
La singularité de ce grand géographe
Pour le comprendre il faut revenir à son enfance au Maroc où il est né et où son père était géologue à la Société chérifienne des Pétroles. C’est au Maroc qu’il vit sa première expérience coloniale dont il a gardé une vision très positive. Français au Maroc il avait compris que ce pays bien qu’administré par des Français, n’appartenait pas à la France et que la culture marocaine devait être respectée. Il y revient en 1949 pour y faire son diplôme d’études supérieur en géomorphologie (équivalent de la première année de master). En 1952, jeune agrégé il demande à être nommé au lycée d’Alger. Le contraste entre les colonisations du Maroc et de l’Algérie le surprend. La situation algérienne lui donne à penser qu’elle ne pourra durer, aussi prendra-t-il publiquement le parti des combattants de l’indépendance dès novembre 1954, au point que par sécurité ses deux mentors Pierre George et Jean Dresch, professeurs à l’Institut de Géographie de Paris, lui conseillent fortement de rentrer à Paris.
Le rôle d’Yves Lacoste fut déterminant dans le retour de la géopolitique dans le monde universitaire en montrant que le raisonnement géographique gagne en efficacité quand il intègre le champ du politique. Son analyse si pertinente du bombardement des digues du fleuve rouge par les Américains pendant la guerre du Viet Nam en 1972, a conforté sa conviction de l’utilité d’un raisonnement géographique multiscalaire combinant le niveau local le plus précis – impact des bombes à proximité des digues pour les fragiliser et les rompre en cas de fortes moussons – le niveau régional – l’ensemble de la province d’Hanoï impactée par la désorganisation du réseau hydrographique du delta du fleuve rouge très peuplé – le niveau national – par l’impact qu’aurait eu une catastrophe apparemment naturelle sur le devenir de la guerre menée par les forces communistes et enfin au niveau mondial, les Etats-Unis étant directement impliqués dans ces bombardements.

Cette expérience sur le terrain en temps de guerre a conduit Yves Lacoste à écrire une sorte de manifeste « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », publié en 1976, ouvrage de petite taille mais à l’énorme retentissement dans la discipline mais aussi dans l’ensemble des sciences sociales. Il y affirmait la fonction stratégique du savoir géographique qui a précédé celle de l’enseignement.
2 Pour Yves Lacoste la géographie est fondamentalement un savoir stratégique
La parution du premier numéro d’Hérodote en février 1976 a pour couverture un montage réalisé par l’éditeur François Maspero : un bombardier américain au-dessus des digues du delta du fleuve rouge avec les impacts de bombe. (diapo)
Dans la foulée de ce premier numéro Yves Lacoste publie dans la petite collection Maspero, célèbre à l’époque La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. (diapo)
Conscient que le savoir géographique ne commence pas avec son enseignement à l’Université et à l’école, mais que c’est un savoir très ancien au service des responsables politiques, il démontre qu’à l’époque de Péricles (Vème siècle avant JC) une partie des connaissances géographiques scientifiques sont en fait du renseignement. C’est pourquoi il fait le choix du titre Hérodote (diapo) au grand dam des historiens, quant aux géographes ils ne le comprennent pas. Hérodote est le plus souvent présenté comme un historien, alors qu’il enquête au service de Péricles sur les Barbares (les guerres médiques) que les Athéniens devront de nouveau affronter. Il a l’audace de rapporter dans ses « enquêtes » que ces soit – disant Barbares ne le sont pas tant que ça, ce qui lui vaudra d’être exilé.
La carte est l’outil indispensable des conquêtes, d’où sa grande valeur, d’autant plus qu’elles sont longues et difficiles à dessiner. Ainsi, les cartes des portulans portugais (diapo) sont très protégées, placées dans des coffres aux fermetures secrètes. Henri le Navigateur à la recherche des routes de l’or puisque ce métal n’arrivait plus à Ceuta, a commandé la reconnaissance des côtes africaines et leur cartographie précise c’est-à-dire le tracé des côtes, avec les ports et les havres dont les toponymes sont disposés à la perpendiculaire du littoral pour en faciliter la lecture. Les mers sont sillonnées de lignes géométriques, les « lignes de vents » indiquant la

direction des points cardinaux et permettant aux marins, à l’aide du compas de mer, de s’orienter et de fixer un cap. Le renseignement géographique permet des conquêtes sans beaucoup d’hommes, en s’appuyant sur les tribus victimes de la domination d’autres tribus, éternel principe de diviser pour régner.
Les rois de France, de Louis XIV avec la carte de Cassini et Louis XVI (diapos) avec son intérêt pour le voyage de Lapérouse, ont accordé une grande importance à la géographie.
Les raisons de l’éloignement de cette géographie liée et utile au pouvoir
La défaite de 1870
La connaissance de la géographie et de la lecture des cartes par les sous-officiers allemands leur ont permis de se déplacer en France sans n’y être jamais venus. La géographie allemande était à l’époque la plus importante au monde et enseignée à l’Université, Alexandre Von Humbolt étant le plus célèbre des professeurs de l’Université de Berlin. L’apprentissage de la géographie tant chez les militaires que chez les élèves de la Troisième République est dès lors apparu comme indispensable, d’autant plus qu’il devait servir aussi à renforcer l’amour de la patrie, comme c’était aussi le cas en Allemagne. Le Tour de France de deux Enfants, (diapo) ouvrage écrit par une inspectrice d’Académie, G Bruno, connut un immense succès avec de multiples rééditions.
De même, comme en Allemagne, l’enseignement de la Géographie fut lié à celui de l’Histoire, association du temps et de l’espace, héritage de Kant philosophe-géographe. Après la victoire de 1870, une chaire de géographie est créée à Metz par les Allemands, ce qui entraîne aussitôt la création d’une chaire de géographie à Nancy par les Français, chaire occupée par Vidal de la Blache, historien spécialiste de l’Antiquité grecque, considéré comme le père de la géographie universitaire française.
La préoccupation de ses premiers universitaires est de donner à la géographie un statut de discipline scientifique, d’institutionnaliser la discipline dont la première fonction sera désormais de former des professeurs de géographie qui sont d’ailleurs majoritairement des historiens même s’il n’existe qu’une seule agrégation d’Histoire/Géographie créée en 1831, la séparation des deux agrégations n’intervenant qu’en 1943.
Savoir stratégique, la géographie est désormais institutionnalisée en discipline universitaire
Toutefois, la fonction de renseignement perdure dans le monde du commerce et de l’entreprise création de la Société de géographie en 1821 Première société de géographie au monde suivie de celle de Londres ; elle rassemble des explorateurs, des historiens, des naturalistes mais aussi des militaires et des entrepreneurs du négoce international. Elisée Reclus en fit partie.
Pourtant, au sortir de la Première Guerre mondiale, ces géographes universitaires ont discrètement continué à travailler pour le pouvoir politique, du moins n’en ont-ils pas fait état dans leurs travaux universitaires. Ainsi des géographes ont collaboré à la rédaction des traités en particulier Emmanuel De Martonne, gendre de Vidal de la Blache. Ayant fait sa thèse sur la Valachie, il avait une excellente connaissance du terrain et contribua à un découpage des frontières, favorable à la Roumanie au détriment de la Hongrie, avec l’appui de Clemenceau.
Cette participation à la rédaction des traités est restée longtemps secrète, ou du moins discrète, car sans doute remettait-elle en cause l’objectivité scientifique dont se réclamaient ces universitaires.
Après la Seconde guerre mondiale, la majorité des géographes universitaires – il est vrai que la corporation n’était pas nombreuse – était membre du Parti Communiste, conséquence peut-être de la Résistance et intérêt pour un pays qui paraissait efficace dans la mise en valeur et l’aménagement de son territoire. Or en URSS, seule la géographie physique était enseignée, la géographie humaine apparaissant sûrement trop dangereuse.
Après le temps de la reconstruction, à partir des années 1960, les géographes universitaires se sont intéressés au développement économique et à l’aménagement du territoire.
Pourquoi le retour de la géopolitique ?
Comme cela a été dit, ce retour est d’autant plus étonnant que la géopolitique avait été disqualifiée par la géopolitique allemande dévoyée par le nazisme.
Avant même d’aborder les quatre facteurs majeurs de ce grand retour, il faut revenir sur les conditions dans lesquelles le qualificatif de géopolitique a surgi sous la plume d’un journaliste français.
Le tournant de l’année 1979
Cette année-là le Cambodge des Kmers rouges et le Viet Nam communiste, sont en guerre, guerre qui sera suivie de celle entre la Chine et le Viet Nam, la Chine ayant décidé de venir au secours de son allié cambodgien bien que le Viet Nam soit lui aussi son allié. Ces guerres ont fortement surpris les observateurs des affaires internationales. En effet, trois pays communistes, alliés contre l’impérialisme américain, frères en idéologie, se faisaient la guerre non pas pour des richesses minières ou pour défendre un combat idéologique mais simplement pour du territoire, le delta du Mékong. André Fontaine, alors directeur du journal Le Monde, pour exprimer son incompréhension d’un tel conflit, le qualifia de « géopolitique ».
Cette même année 1979, l’armée soviétique intervient en Afghanistan pour défendre le gouvernement communiste afghan qui affrontait la révolte armée de plusieurs tribus menée au nom de la défense de l’Islam et des valeurs traditionnelles afghanes.
L’intervention soviétique dura dix ans sans succès ce qui surprit les observateurs : pourquoi une armée aussi puissante que celle de l’URSS n’arrivait-elle pas à vaincre les combattants de tribus qui n’étaient même pas toujours alliées entre elles ?
Toutefois, ce conflit était encore indirectement un conflit de la guerre froide, donc « classique » puisque les Américains soutenaient les combattants talibans dans leur guerre contre l’URSS, sans se préoccuper de leur radicalité religieuse alors que dans le pays voisin l’Iran, ces mêmes Américains montraient une hostilité farouche envers les mollahs et cette même radicalité religieuse, il est vrai qu’ils avaient renversé leur allié, le shah d’Iran.
En France ce retour du facteur religieux dans les conflits, en particulier dans l’affrontement entre l’Irak sunnite et l’Iran chiite, étonna.

Accélération du retour de la géopolitique dans les années 1990
Tout s’est accéléré à la suite de la chute du mur de Berlin (novembre 1989) suivie de l’éclatement de l’URSS en 1991. Cet éclatement fut à l’initiative de la Russie, situation totalement inédite dans l’histoire de l’effondrement des empires, puisque résultant de la volonté de son centre et non de celle de ses périphéries. L’équilibre – relatif – de la guerre froide entre les deux grandes puissances était donc volontairement rompu par l’un des deux adversaires. A ce moment précis, la victoire du modèle américain semblait définitive au point que l’historien américain Fukuyama a même théorisé « la fin de l’histoire », autrement dit la fin des guerres. L’effondrement économique de la Russie confortait cette conviction, les autorités russes faisant le choix du capitalisme, de la démocratie, de la liberté des médias, de l’ouverture des frontières etc. Preuve supplémentaire de cette normalisation des relations entre les deux anciennes grandes puissances rivales, le vote de la Russie en 1990 au Conseil de sécurité de l’ONU favorable à l’intervention américaine pour libérer le Koweït, envahi par l’armée de Saddam Hussein. Pour la première fois depuis la création du Conseil de Sécurité, et jusqu’à maintenant la seule, la Russie ne mettait pas son veto à une demande des Etats-Unis. Guerre menée au nom du respect de la souveraineté des Etats, mais aussi parce que les Saoudiens, soutenus par les Américains, ne voulaient pas voir l’Irak prendre le contrôle du Koweït et donc celui d’une partie des flux pétroliers du Golfe arabo-Persique.

Cette guerre de quelques jours est apparue comme la consécration de la formidable supériorité de l’armée américaine, confortant s’il en était besoin, le statut de première puissance mondiale des Etats-Unis.
Cette première guerre du Golfe ne suscita pas d’analyses vraiment géopolitiques. En effet, elle fut encore analysée comme une guerre classique avec l’invasion du plus fort, l’Irak contre un minuscule Etat, le Koweït, mais qui dispose du seul port en eaux profondes de la région, ce qui est un énorme atout pour recevoir les tankers indispensables à l’exportation du pétrole irakien. Mettre la main sur le Koweït était aussi le moyen de s’en approprier les richesses et faciliter ainsi le remboursement de la dette irakienne contractée auprès des Etats occidentaux durant les huit ans de guerre qu’avait durée l’affrontement avec l’Iran.
Si cette première guerre du Golfe ne fut pas qualifiée de géopolitique, ses conséquences le furent, souvenons-nous de l’attentat du 11 septembre 2001 et de ses répercussions toujours actuelles.
Cette dislocation de l’empire soviétique s’accompagna de conséquences politiques positives pour l’Europe : effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est, réunification de l’Allemagne et dissolution du Pacte de Varsovie, mais pas de l’OTAN.
Tout semblait donc devoir aller pour le mieux dans le meilleur des mondes démocratiques et le temps semblait venu de toucher les « dividendes de la paix », autrement dit, puisque les conflits étaient derrière nous, le budget des armées pouvait être réduit et attribués à d’autres domaines.
Cette illusion ne tarda pas à être dissipée. En effet, dans les années 1990, la guerre frappait de nouveau le continent européen suite à la dislocation de la Yougoslavie. Le mythe du dépassement des nationalismes ethniques et religieux par le socialisme volait en éclat. L’Allemagne fut le premier Etat européen à reconnaître l’indépendance d’un des Etats fédérés yougoslaves, la Slovénie. Sans doute dans l’euphorie de sa réunification, le gouvernement allemand poussait au démantèlement de tous les pouvoirs communistes en Europe ; puis ce fut le tour de la Croatie, suivie aussitôt par le Vatican qui reconnut l’indépendance de ce pays catholique. Seule la France, et surtout son président, François Mitterrand, se montraient plus circonspects. En vérité, peu d’observateurs européens imaginaient que la reconnaissance de ces indépendances entraîneraient une guerre cruelle qui dura une dizaine d’années et fit plus de 250 00 morts. Pourtant, personne, pas même le nationaliste serbe Slododan Milosevic, ne voulait reconstituer la Yougoslavie. En revanche, le dirigeant serbe voulait réunir dans un seul Etat l’ensemble des Serbes de Yougoslavie, nombreux hors de Serbie, surtout en Bosnie-Herzégovine et en Croatie ; au Kossovo ils étaient très minoritaires, la majorité de la population étant albanaise, mais le Kossovo était, et est toujours, considéré par les Serbes nationalistes comme le « berceau » de la Serbie, de plus c’est au Kossovo que se trouvent les principaux monastères orthodoxes.
Loin de la « fin des territoires » c’était clairement leur retour et celui des frontières et aussi celui de la géopolitique. La découverte de la complexité territoriale de la répartition des ethnies religieuses et ethniques très imbriquées les unes dans les autres, résultat d’une longue histoire mouvementée, un temps masqué dans l’ensemble yougoslave, surprit nombre d’Européens. A deux heures de Paris on se battait pour conquérir ou sauvegarder du territoire qui n’avait pas d’autre valeur que celle symbolique d’être celui de la nation.
Dès lors le substantif ou l’adjectif géopolitique sont apparus très fréquemment sous la plume de journalistes et d’un géographe, Yves Lacoste.
Dans ce contexte de bouleversement, émergeait depuis les années 1980 un nouvel acteur, la Chine. En effet, son ouverture aux capitaux étrangers à l’initiative de Deng Xiaoping s’est avérée être un formidable accélérateur de la mondialisation aux conséquences économiques et sociales contradictoires -, positives et négatives – tant dans les riches pays développés que dans les pays du Tiers-Monde.
En devenant l’usine du monde la Chine a provoqué la désindustrialisation plus ou moins importante et rapide des pays développés. Ainsi, elle fut massive en France et beaucoup moins en Allemagne, touchant fortement les régions les plus industrialisées et mettant au chômage de nombreux ouvriers. Ce contexte favorisa le réveil de l’extrême-droite qui se saisit du thème de la défense de la Nation, en accusant,, à tort, les étrangers de prendre le travail des Français, thème qui sera repris dans l’ensemble des pays européens où le rejet de l’immigration est désormais massif. Or de cette désindustrialisation inattendue, avec son corollaire la montée du chômage chez les ouvriers, la CEE (on ne parlait pas encore d’Union européenne) fut rendue responsable, car ses dirigeants vantaient urbi et orbi les bienfaits du marché et de la concurrence. La Chine en ouvrant son marché et sa main d’oeuvre très bon marché, attirait les entrepreneurs étrangers et bien sûr européens ce qui favorisait les délocalisations industrielles.
Dans ce contexte de libéralisme économique mondial où tout devait faciliter les échanges commerciaux, le marché est apparu à beaucoup comme le principal organisateur des relations internationales, et nombreux étaient ceux qui imaginaient que le doux commerce, cher à Condorcet, contribuerait à aplanir les tensions. Les intérêts économiques partagés allaient devenir tellement importants qu’ils éloigneraient le risque de la guerre. Autre illusion perdue depuis.

Enfin le quatrième facteur important du retour de la géopolitique est la multiplication des acteurs. Si les Etats restent des acteurs de premier plan, d’autres interviennent désormais dans les affaires du monde tant au niveau international que régional et local : les grandes institutions internationales, les ONG, les multinationales, les grandes collectivités territoriales comme les villes-monde etc.
Dans les années 1990, les analyses classiques des spécialistes de relations internationales, principalement politologues et historiens, ont eu de plus en plus de difficultés à rendre compte de ces profonds changements des rapports de force et de leur mondialisation. Désormais, il ne s’agit plus seulement d’analyser des conflits interétatiques mais aussi entre des mouvements religieux, des organisations clandestines, des entreprises multinationales y compris par l’intermédiaire de groupes armés. Et ces conflits se manifestent par des affrontements armés, par des actes de violences, de terrorisme, des alliances inattendues.
Dans ce nouveau contexte, les théories des relations internationales élaborées à la suite de la Seconde guerre mondiale, telles que le néoréalisme ou l’institutionnalisme libéral, centrées sur des conflits interétatiques, ne s’appliquaient plus, ou très mal, elles étaient devenues obsolètes.
C’est pourquoi, il a fallu repenser les outils d’analyse des conflits.

En 1993, le géographe, Yves Lacoste, définit la géopolitique comme l’analyse des rivalités de pouvoir sur des territoires pour en prendre, ou en garder, le contrôle, et celui des populations comme des ressources. Mais surtout ce qui était jusqu’alors totalement négligé, et l’est encore trop souvent, Yves Lacoste insiste sur la nécessaire prise en compte des représentations contradictoires que se font les protagonistes du territoire en jeu, y compris les représentations les plus irrationnelles mais qui peuvent s’avérer très mobilisatrices. Ainsi, en février 2022 Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine, soit – disant pour la dénazifier et « libérer » les Ukrainiens. En vérité, cet Etat n’a, à ses yeux, comme à ceux de certains Russes, aucune raison de s’émanciper de la Russie puisqu’il appartient au monde russe, et ce depuis l’origine Kiev étant considéré dans l’historiographie russe comme le « berceau », le lieu d’origine de ce qui deviendra la Russie. La majorité des observateurs européens ne croyait pas à cette invasion malgré les informations fournies par le renseignement américain, car elle leur semblait aberrante. La Russie avait repris facilement le contrôle de la Crimée, cela devait lui suffire puisqu’elle préservait ainsi sa base navale de Sébastopol sur la mer noire et en outre, le front de la guerre dans le Donbass menée par les séparatistes pro-russes soutenus par le gouvernement russe, semblait stabilisé. Pourquoi prendre un tel risque et bafouer les règles internationales du respect de la souveraineté territoriale des Etats ? Mais Poutine pris dans sa représentation de l’inexistence d’un sentiment national ukrainien, ne pouvait concevoir la résistance et le courage des Ukrainiens pour défendre leur patrie et surtout l’existence même de leur nation, ni dans celles de l’Occident à ses yeux décadent, en particulier l’UE, aussi n’imaginait-il pas que les Etats membres de l’UE viendraient au secours des Ukrainiens et les soutiendraient en apportant une aide militaire conséquente.

La méthode lacostienne

C’est dans Hérodote et les nombreux éditoriaux/articles qu’il y publie, qu’il met au point sa conception de la géopolitique et les méthodes pour la mettre en oeuvre, finalisées dans le préambule du dictionnaire géopolitique publié sous sa direction en 1993. Il démontre la nécessaire association de l’étude des enjeux actuels à la recherche de causes anciennes et/ou récentes. Mener une analyse géopolitique implique d’envisager à la fois des territoires précis et des idées, car les rivalités de pouvoirs mettent en oeuvre des représentations contradictoires : à tort ou à raison, chaque protagoniste à sa façon de voir les choses. Ce dictionnaire, le premier du genre, présente des situations et des problèmes géopolitiques avec des articles consacrés à tous les États et à leurs grandes subdivisions territoriales, mais également aux grands ensembles géopolitiques (le Moyen-Orient, le monde musulman, les Méditerranées, l’Occident, etc.).
Loin d’être une science, la géopolitique est un savoir, une méthode d’observation, un mode de raisonnement fondé sur la superposition et l’articulation de différents niveaux d’analyse spatiale (raisonnement diatopique) (diapo) pour comprendre et expliquer des évènements conflictuels qui se déroulent sur un ou des territoires et qui font l’objet de représentations contradictoires (diapos) de la part des différents protagonistes. De même la recherche des causes plus ou moins anciennes de ces conflits nécessite de conduire un raisonnement historien (diachronique). C’est donc la combinaison des raisonnements diatopique et diachronique et la prise en compte des représentations contradictoires, vraies ou fausses mais mobilisatrices, que se font les acteurs du ou des territoires en jeu qui caractérisent la méthode scientifique géopolitique. Croiser les représentations contradictoires des protagonistes engagés dans le conflit est une façon rigoureuse d’assurer l’objectivité de l’analyse géopolitique. Pendant longtemps, par souci de scientificité, les géographes ont soigneusement évité de prendre en compte les facteurs politiques et donc leurs acteurs, car ils apparaissaient comme des contingences qui faussaient le fondement de l’analyse qui devait de résister au temps, marque de son caractère scientifique, et donc ignorer ce qui ne relevait pas de la structure. La géographie prenait ainsi la même orientation que l’histoire avec l’école des Annales qui s’intéressait aux évolutions des sociétés dans leur ensemble sur des temps longs à la recherche des structures qui fondaient les sociétés et qui négligeait volontairement le rôle des acteurs. L’apport de grands historiens à la connaissance de sociétés historiques peu connues en particulier au Moyen – Age, mais aussi à l’époque moderne et même contemporaine, a été tel que cette nouvelle façon de faire de l’Histoire a rencontré un large écho, car les historiens continuaient à raconter des histoires passionnantes et qu’ils ne se sont jamais totalement coupés du champ politique. Il n’en a pas été de même avec la géographie que les géographes ont souvent limitée à l’enseignement mais qui, amputée du politique et donc de l’action, était devenue une discipline souvent ennuyeuse où il n’y avait qu’à apprendre et peu à comprendre. Cependant, dans les années 1960-70, avec l’aménagement du territoire, la géographie retrouve non seulement une autre raison d’être que le seul enseignement scolaire ou universitaire mais aussi sa vocation première connaître le territoire dans toute sa complexité physique et humaine pour pouvoir y agir efficacement que ce soit pour y faire la guerre ou l’exploiter.

La géopolitique locale

L’élévation du niveau des connaissances du citoyen, un moindre encadrement (affaiblissement de l’Eglise catholique et des partis politiques, en particulier le parti communiste), s’accompagnent de plus de contestations de certaines décisions politiques concernant l’aménagement des territoires (implantation d’aéroports, de lignes à haute tension, de barrages hydrauliques, d’autoroutes …) et font l’objet de débats entre citoyens, représentants de l’Etat, élus locaux. La fréquence de ces contestations a conduit l’Etat à créer, en 1995, une Commission nationale du débat public pour les projets d’aménagements susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement. Les sociétés démocratiques sont ainsi plus favorables que les régimes autoritaires aux débats géopolitiques locaux, car il s’agit bien de conflits géopolitiques dans lesquels s’affrontent des acteurs aux intérêts contradictoires quant au devenir d’un territoire, par exemple les agriculteurs partisans de la création de « mégabassines » contre les militants écologistes, défenseurs du libre accès à l’eau. Ces contestations et débats sont légitimes car l’aménagement du territoire n’est pas une science dont les lois imposeraient une seule façon d’agir, mais relève de choix politiques déterminés par les représentations contradictoires du territoire en jeu qu’en ont les citoyens et les élus.

Des conflits de plus en plus complexes et territorialisés

Au retour de la géopolitique est associé celui des territoires, au point d’en faire un acteur à part entière. On a rappelé que longtemps les politologues ont négligé le rôle des territoires dans le déroulement des conflits privilégiant la nature des relations interétatiques fondées le plus souvent sur la puissance, approche favorisée par le contexte de la guerre froide. L’éclatement de l’empire soviétique à l’initiative de la Russie a indirectement redonné aux territoires toute leur importance et donc à l’analyse géographique qui seule sait combiner les facteurs physiques et humains et maîtriser le raisonnement multiscalaire. « Pas de géographie sans drame » disait le géographe Jean Dresch, autrement dit pas de géographie sans géopolitique, mais une géographie démocratique et citoyenne pour aider nos concitoyens à penser la complexité du monde .

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Cérémonie d’installation de Pierre-Michel MENGER à l’Académie et et lecture de la notice sur la vie et les travaux de Mireille DELMAS-MARTY

L’Académie est réunie en séance solennelle sous la coupole pour entendre la lecture de la notice sur la vie et les travaux de Mireille Delmas- Marty (1941 – 2022) par Pierre-Michel Menger.

Pierre-Michel Menger a été élu au fauteuil 1 de la section Morale et sociologie, le 27 novembre 2023. Cette élection a été approuvée par le décret présidentiel du 11 janvier 2024.

Le président Jean-Robert Pitte ouvre la séance en accueillant les membres des différentes académies présents, ainsi que toutes les personnes présentes sous la coupole.

Le président rappelle les nombreuses figures qui ont occupé ce fauteuil, depuis le baron Joseph Dacier en 1832 jusqu’à Jean Cazeneuve en 1973, en passant par Alexis de Tocqueville élu en 1838, Mireille Delmas-Marty, élue en 2007 et aujourd’hui Pierre-Michel Menger.

Pierre-Michel MENGER

Olivier Houdé prononce ensuite le discours d’accueil de Pierre-Michel Menger. Avant d’évoquer la brillante carrière institutionnelle de Pierre-Michel Menger, normalien, agrégé de philosophie, élu professeur au Collège de France en 2013 et désormais membre de l’Institut, Olivier Houdé retrace l’enfance et le parcours de Pierre-Michel Menger, né à Forbach, en Lorraine, le 10 avril 1953, dans un territoire qui va bientôt subir les soubresauts de l’industrie minière, née de l’exploitation du charbon, bousculée par l’arrivée du pétrole et du nucléaire. C’est dans l’écrin familial que la passion pour la musique de Pierre-Michel Menger naît, avant de devenir un sujet d’étude sociologique. Après une thèse de doctorat soutenue à l’EHESS, sous la direction de Raymonde Moulin – qui fit elle-même sa thèse sous la direction de Raymond Aron, et la soutint devant Raymond Barre – sur la sociologie de la musique (Le compositeur, le mélomane et l’État dans la société contemporaine), Pierre-Michel Menger entre au CNRS en 1981 où il est d’abord chargé de recherche puis directeur de recherche jusqu’à son élection au Collège de France en 2013 sur la chaire de Sociologie du travail créateur. Comment penser le travail, et notamment le travail créateur, est la question qui est au cœur du travail de Pierre-Michel Menger, comme l’attestent ses nombreuses publications qui abordent cette question aussi bien dans les domaines artistiques que scientifiques et dans lesquelles Pierre-Michel Menger explore la notion de talent, notamment dans les secteurs marqués par de très grands écarts de réussite et de rémunération. Olivier Houdé conclut son discours en citant la fable de La Fontaine Le laboureur et ses enfants, qui évoque si bien cette notion de travail et de talent.

Télécharger le discours d’Olivier Houdé

Pierre-Michel Menger procède ensuite à la lecture de la notice sur la vie et les travaux de Mireille Delmas- Marty.

Dernière d’une famille protestante de 6 enfants, apparentée par sa mère à la famille Monod, fille d’avocat, Mireille Delmas-Marty embrasse des études juridiques, mue par ce souci de la justice, au cœur de l’éducation rigoureuse qu’elle a reçue, et qui sera au cœur de son immense quête d’un humanisme juridique. Assistante à la faculté de droit de Paris en 1967, elle soutient son doctorat en 1969 et obtient en 1971, l’agrégation de droit privé et de sciences criminelles. Elle devient ensuite professeur à l’Université de Lille puis à celle de Paris XI, avant de rejoindre en 1990 l’Université de Paris I. Elle y dirige à partir de 1997 l’Unité de recherche de droit comparé qui regroupe 9 centres et 3 associations. Sa science et l’originalité de son expertise, remarquée dès sa première monographie sur le droit pénal des affaires, publiée en 1973, lui valent d’être très vite membre de nombreuses commissions associées au travail parlementaire. En 2002, elle est la première femme juriste élue au Collège de France, où elle occupe la chaire Études juridiques comparatives et internationalisation du droit, jusqu’à sa retraite en 2012. En 2007, elle est élue à l’Académie où elle est la seconde femme juriste, après Suzanne Bastid, élue en 1971. Elle y animera notamment un groupe de travail « Humanisme et mondialisation » qui réunira nombre de ses consœurs et confrères.

Les trois maximes nécessaires selon Emmanuel Kant pour qu’un penseur accède à la sagesse – penser par soi-même, se mettre par la pensée à la place de tout autre homme, toujours penser en accord avec soi-même – s’appliquent bien à la conception originale d’un humanisme à vocation universelle que va développer Mireille Delmas-Marty. Sa thèse de doctorat porte sur un sujet très technique : « Les sociétés de construction devant la loi pénale », qui deviendra un livre en 1973, Droit pénal des affaires. Dans ses ouvrages suivants, nourris en partie de la lecture de Michel Foucault et de Surveiller et punir, elle expose les principes de la justice pénale et prend position pour une autre politique criminelle. Sa participation à la commission de révision du droit pénal, lancée en 1981 par Robert Badinter, lui permet de contribuer à la faire advenir. Les innovations proposées sont orientées vers un nouvel équilibre entre pénalisation et dépénalisation et le recours plus fréquent à des sanctions alternatives. En 1992, elle fera partie d’un comité de réflexion qui, sous la présidence de Robert Badinter, sera à l’origine de la création d’un tribunal pénal international chargé de juger les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie. Son intérêt pour la construction européenne dans le champ judiciaire, la fait s’intéresser aux discontinuités normatives et aux questions qu’elles suscitent. Mireille Delmas-Marty développe une sensibilité grandissante pour les formes émergentes et mouvantes d’un droit supranational. Sa quête est celle d’un idéal régulateur non hégémonique qui « ne s’imposerait pas à partir d’un seul système, mais tenterait de combiner les divers systèmes de droits nationaux entre eux et de se combiner avec les instruments juridiques internationaux ». Plutôt que de mener solitairement ses recherches dans la seule enceinte de la science juridique, Mireille Delmas -Marty pratique la recherche collective et son cercle de réflexion s’élargit aux philosophes, aux linguistes, aux biologistes aux économistes mais aussi aux poètes, aux peintres, aux sculpteurs. Elle cherche à développer un droit qui soit légitime tout en étant pluriel. Selon elle, il faut inventer un droit des droits, un droit qui puisse théoriser ce que peut le droit et à quelle échelle il le peut, un droit qui théorise les conditions de possibilité de ses incarnations multiples et variables. Mireille Delmas-Marty place ainsi les droits de l’homme au centre de ses recherches et en fait la clé de voûte de l’étude de la mondialisation du droit. Dans son enseignement au Collège de France de 2002 à 2012, elle va ainsi chercher à imaginer comment « humaniser la mondialisation » ou comment « résister à la déshumanisation ». En 2016, elle publie Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, avec comme symbole en couverture une rose des vents représentant des couples d’opposés qu’elle estime impensables à tenir séparés (sécurité/liberté, coopération/compétition, intégration/exclusion, conservation/innovation). À partir de 2018, Mireille Delmas-Marty va recourir à l’art pour représenter son système de valeurs, notamment avec sa « boussole des possibles » qu’elle réalise avec l’artiste-bâtisseur Antonio Beninca et dont une version définitive du prototype mobile, haut de 4m, doit être prochainement installé dans l’enceinte du Château de Goutelas. Cette boussole est le symbole de l’humanisme « joyeusement obstiné » de Mireille Delmas-Marty et des valeurs qui ont porté une vie de travail et d’engagement.

Télécharger le discours de Pierre-Michel Menger

À l’issue de cette cérémonie, Jean-Claude Casanova a prononcé le discours de remise de l’épée d’académicien de Pierre-Michel Menger, en évoquant le sens de cet objet et de ce rituel, qui ne sont ni prescrits ni écrits dans les textes régissant les pratiques de l’Institut de France mais font partie de ses usages. Il la lui a remise sous les applaudissements.

Des intermèdes musicaux ont ponctué cette cérémonie : Monteverdi, L’incoronazione di Poppea : Pur ti miro, pur ti godo ; Boulez, Notations 2 pour orchestre ; Bach, Messe en Si : Et resurrexit ; Nina Simone, My way.

Revivez la cérémonie

Suivez en direct la cérémonie d’installation de Pierre-Michel MENGER à l’Académie à partir de 15 heures

Cérémonie d’installation de Pierre-Michel Menger
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
&
Lecture de la notice sur la vie et les travaux
de Mireille Delmas-Marty (1941- 2022)
Lundi 19 mai 2025 à 15h00
Sous la coupole de l’Institut de France


Allocution de Jean-Robert Pitte
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Intermède musical
Monteverdi, L’incoronazione di Poppea : Pur ti miro, pur ti godo

Discours d’accueil de Pierre-Michel Menger
par Olivier Houdé
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Intermède musical
Boulez, Notations 2 pour orchestre

Lecture de la notice sur la vie et les travaux
de Mireille Delmas-Marty par Pierre-Michel Menger
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Intermède musical
Bach, Messe en Si : Et resurrexit

Discours de remise de l’épée à Pierre-Michel Menger
par Jean-Claude Casanova

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Intermède musical
Nina Simone, My way

Communication de Micheline HOTYAT « Déforestation et re-végétalisation dans le monde »

Communication du 12 mai 2025 de Micheline Hotyat, Professeur émérite à Sorbonne-Université et Recteur honoraire de l’académie de Caen

Thème de la communication : Déforestation et re-végétalisation dans le monde

Synthèse de la séance

Actuellement dans le monde, la forêt couvre 4,06 milliards d’hectares, soit 31% des terres émergées tandis qu’en 1990 sa superficie était de 3,4 milliards d’hectares, soit 27% des terres émergées.  Cette différence statistique pose la question de savoir si le terme « forêt » a toujours eu la même définition pour pouvoir faire une comparaison ? Il y a diverses définitions possibles selon les critères choisis, ceux retenus pour cette présentation sont au nombre de cinq et sont ceux utilisés par la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) pour fournir des données statistiques comparables dans le monde, à savoir : une superficie minimum de 0,5 hectare, la présence d’arbres dépassant 5m de haut, un taux de boisement de plus de 10% du territoire considéré et présentant une largeur d’au moins 20 mètres et enfin n’ayant aucune utilisation agricole ou urbaine. Cette définition peut toutefois varier selon quelques pays. Outre sa richesse biologique, la forêt rend de nombreux services : elle est le deuxième puit de carbone après les océans (captant chaque année 8 milliards de tonnes de CO2), elle améliore la qualité de l’air et de l’eau, protège les sols, fournit les petits produits de la forêt et des poissons dans les mangroves, et accueille du public.

À travers le monde, certaines forêts sont plus menacées que d’autres ainsi les forêts tropicales d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie accusent de grosses pertes tandis que certaines forêts tempérées voire subtropicales présentent quelques gains. Sur les 420 millions d’hectares de forêt perdus entre 1990 et 2020, 73% sont dus à l’augmentation des surfaces cultivées (soja, huile de palme etc.) et 10% à l’extension urbaine. Le reste est dû aux coupes illégales, au stress hydrique lié au réchauffement climatique, aux exploitations forestières intensives, mais aussi aux incendies, aux tempêtes et au dépérissement. Au Costa Rica par exemple, la destruction de la forêt depuis 1987 est essentiellement due au développement de la culture et de l’élevage.

Face à ce mouvement, des efforts sont déployés pour limiter la déforestation et la Terre peut sembler se reverdir, sous des formes différentes. De même qu’il n’existe pas une déforestation, mais des déforestations, il n’existe pas une solution mais des solutions pour re-végétaliser la planète : depuis les grands projets de murailles vertes comme au Sahel ou en Chine, les décisions de gouvernements de créer des zones protégées ou de favoriser des recherches pour reboiser autrement et sélectionner des essences pour résister au réchauffement climatique jusqu’à la lutte contre la déforestation illégale ou la déforestation importée. L’agroforesterie, qui consiste à associer la plantation d’arbres à des cultures ou de l’élevage – comme c’était traditionnellement le cas en Normandie par exemple – présente des avantages intéressants. Cette complexité des forêts du monde présente des enjeux internationaux et environnementaux à toutes les échelles et nous conduit à nous interroger sur ce que nous pouvons espérer pour demain, sans oublier que la forêt résulte de choix et de décisions politiques et s’inscrit dans le temps long, mettant plusieurs centaines d’années à se constituer.

À l’issue de sa communication Micheline Hotyat a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées X. Darcos, O. Houdé, R. Brague, H. Gaymard, D. Senequier, S. Sur, J.C. Trichet, M. Pébereau, Y. Gaudemet, L. Bély, J.D. Levitte, A. Vacheron.

 Verbatim de la communicante

Le verbatim de la communicante n’est pas encore disponible.

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Communication de Jérôme FOURQUET « Le nouveau tableau politique de la France »

Communication du 5 mai 2025 de Jérôme Fourquet, Directeur du département « Opinions et stratégies d’entreprises » à l’IFOP

Thème de la communication : Le nouveau tableau politique de la France

Synthèse de la séance

Jérôme Fourquet commence en rendant hommage à André Siegfried, membre de l’Académie et auteur du Tableau politique de la France de l’ouest sous la Troisième République, ouvrage de sociologie politique, paru en 1913, et considéré comme le livre fondateur de la sociologie électorale. Son propos porte ensuite sur les deux enseignements majeurs des dernières élections législatives en France : la poursuite de la montée du vote pour le Rassemblement National, ce qu’il appelle « les eaux bleu-marines », et la réactivation du front républicain. La montée du vote en faveur du Rassemblement National a progressé de manière significative entre les élections présidentielles de 2022 et les élections législatives de 2024 passant de 18% à 33% avec une participation électorale en hausse. La géographie de ce vote reste stable avec des zones prévalentes (pourtour méditerranéen, vallée de la Garonne, Nord-Est de la France) où le RN fait plus de 40% au premier tour – les plafonds d’hier (Var, Vaucluse des années 1980) étant devenus les planchers d’aujourd’hui. Pour comprendre les motivations des électeurs du Rassemblement National, l’IFOP a construit un indice baptisé IPI rassemblant les enjeux les plus importants pour les électeurs de Marine Le Pen selon un sondage IFOP : l’insécurité, la pauvreté, l’immigration. La superposition des cartes où cet indice est élevé et le score des candidats RN au 1er tour des élections législatives de 2024 permet d’éclairer les ressorts de ce vote sans toutefois l’expliquer complètement – l’Ile-de-France, qui rassemble 16% de la population française, et où cet indice IPI est, par endroit, très élevé vote peu pour le RN. Une 2ème variable peut être identifiée : celle de la taille de la commune. Les communes de moins de 500 à 10 000 habitants rassemblent 7 millions de voix pour le RN et les communes de moins de 500 habitants ont voté à près de 43% pour ce parti. Jérôme Fourquet explique l’importance du vote RN dans ces petites communes par la place de la voiture dans ces territoires, où la dépendance à l’automobile est forte et l’utilisation de la voiture absolument inévitable dans tous les actes du quotidien comme l’a bien montré Nicolas Mathieu dans son roman Leurs enfants après eux (Actes sud, 2018). Ce « peuple de la route », selon l’expression employée par Jérôme Fourquet, est dès lors très attentif et sensible aux discours politiques accordant de l’importance à la voiture, comme l’a fait Jordan Bardella qui a placé la voiture au cœur de sa campagne électorale. Alors que 49% des personnes « très dépendantes de la voiture au quotidien » ont voté pour le RN au 1er tour des élections législatives, 28% des personnes « pas du tout dépendantes de la voiture au quotidien » ont voté RN. Enfin, un 3ème paramètre peut influer sur les comportements électoraux et rendre compte de la montée du vote RN : celui de capital résidentiel.

Le deuxième enseignement des élections législatives de 2024 a été la réactivation du front républicain. Alors que, lors des élections législatives de 2022, le taux de victoire des candidats du RN dans des duels face à des macronistes était de 50%, il n’a été que de 17% en 2024. Le front républicain a donc été massivement réactivé, même s’il l’a été à géométrie variable (le report de voix des électeurs macronistes se faisant moins bien dans le cas d’un duel du RN face à la gauche que celui des électeurs de gauche dans le cas d’un duel du RN face à des macronistes).

Jérôme Fourquet termine en rappelant l’une des conclusions emblématiques des travaux d’André Siegfried : « le granite produit du curé et le calcaire produit de l’instituteur ». Bien loin d’un binaire déterminisme géologique, cette observation, tirée d’une enquête de terrain sur le canton de Talmont Saint-Hilaire, résulte d’une observation des types d’activités, essentiellement agricoles à l’époque et liées à la nature des sols, des types d’habitat (groupé ou dispersé) et des modes de vie induits. A. Siegfried avait également mis en avant l’influence de deux autres paramètres sur les comportements électoraux : l’altitude et l’influence religieuse. En Ardèche, il avait ainsi pu établir une différenciation dans les votes à partir de 800 m d’altitude – ce que l’on peut retrouver aujourd’hui, dans une moindre mesure et à des altitudes plus basses en Languedoc-Roussillon. Siegfried soulignait toutefois que « quand le facteur religieux entre en ligne de compte dans les luttes politiques, c’est lui qui prend le pas sur tout autre considération économique ou sociale » (Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIè République, Paris, Armand Colin, 1949).

À l’issue de sa communication J. Fourquet a répondu aux observations et aux questions que lui ont adressées X. Darcos, S. Sur, P.M. Menger, F. d’Orcival, E. Roussel, H. Gaymard, O. Grenouilleau, G. Alajouanine, J.D. Levitte.

 Verbatim du communicant

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