Conférence du lundi 27 novembre de Laurent Fabius, président du conseil constitutionnel et ancien premier ministre
Thème de la conférence : Réflexions sur certaines questions de gouvernance optimale en France, en Europe et dans le monde, y compris sous l’angle des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance
Hommage à Emmanuel Le Roy Ladurie

Le président Jean-Claude Trichet a ouvert la séance par un hommage à Emmanuel Leroy Ladurie, en prononçant les mots suivants :
« Emmanuel Le Roy Ladurie nous a quittés mercredi 22 novembre. Emmanuel Le Roy Ladurie avait été élu dans notre compagnie le 24 mai 1993, dans la section Histoire et Géographie, au fauteuil laissé vacant par le décès du géographe Maurice Le Lannou. Si son état de santé ne lui permettait plus, depuis plusieurs années de siéger parmi nous, l’ombre portée de son œuvre d’historien et l’ampleur de ses travaux, qui lui avait conféré une reconnaissance et un prestige à l’échelle internationale, continuaient à vivre et continueront, sans doute longtemps après sa mort.
Né le 19 juillet 1929 aux Moutiers-en-Cinglais, dans le Calvados, dans un paysage de bocage, qui est peut-être à l’origine de son intérêt pour le monde rural et pour ce « monde que nous avons perdu », évoqué au début de son œuvre maîtresse Montaillou, village occitan, Emmanuel Le Roy Ladurie est élevé dans le manoir familial de Villeray, acquis du temps des Lumières. Il arrive à Paris pour entrer en classes préparatoires, au lycée Henri IV où il nouera des liens durables d’une belle fécondité avec ses condisciples qui vont composer cette brillante génération d’historiens : Denis Richet, François Furet, Pierre Nora, Jacques Ozouf, Jacques Le Goff ou encore Maurice Agulhon. Son parcours sera ensuite impeccable. Reçu à l’École normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1949, il obtient l’agrégation d’histoire en 1953. Il se voit attaché de recherche au CNRS (1955-1960), puis nommé à la faculté des lettres de Montpellier où il est assistant (1960), puis maître-assistant (1963), avant d’intégrer – repéré et protégé par Fernand Braudel – la VIe section de l’École pratique des hautes études à Paris. Il y devient, dès 1965, directeur d’études et y exercera son magistère jusqu’en 1999. Élu au Collège de France, avec le soutien de Georges Duby, Claude Lévi-Strauss, et toujours Fernand Braudel, il y occupe de 1973 à 1999 la chaire d’Histoire de la civilisation moderne.
Sa carrière institutionnelle ne s’arrête pas là. En écho à son goût des archives et à l’exploration de sources variées qu’il a conduite au cours de ses travaux d’historien, il est nommé administrateur général de la Bibliothèque nationale en octobre 1987. Emmanuel Le Roy Ladurie tient la maison, malgré les grains et les tempêtes, notamment dans le contexte du transfert à la BNF, jusqu’en janvier 1994. Il doit céder la place à quelques mois de la fin de son mandat.
C’est à cette époque qu’il rejoint notre compagnie, dont il assurera la présidence en 2003.
Si Emmanuel Le Roy Ladurie a été l’un des animateurs majeurs de la féconde École des Annales, dans le sillage de son mentor Fernand Braudel et avec cette brillante génération d’historiens qui furent ses condisciples, il a aussi tracé sa voie de manière singulière avec un spectre de centres d’intérêt très large et un succès inédit auprès du grand public avec notamment son fameux Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, tiré de sa thèse de doctorat, Les paysans du Languedoc, qui paraîtra en 1975 chez Gallimard et se vendra à plus de 100 000 exemplaires. Il y retrace la vie d’un petit village du Languedoc à l’époque cathare à partir des notes de l’inquisiteur Jacques Fournier, évêque de Pamiers (1318-1325) et traduites en français par Jean Duvernoy. Il devient ainsi un spécialiste de l’anthropologie historique, qui permet de saisir les hommes du passé dans leur environnement.
Chercheur éclectique, il s’intéresse aussi à la longue durée et son Histoire du climat depuis l’an mil, parue en 1967 fait entrer le champ de l’environnement dans les objets historiques. Le succès est encore au rendez-vous avec Le Carnaval de Romans (Gallimard, 1979), épisode oublié des guerres de Religion. Avec Le Siècle des Platter (Fayard, 1997-2006), il retrace la généalogie d’une bourgeoisie urbaine naissante, à travers les récits autobiographiques de trois générations d’hommes du XVIème siècle.
Enfin, auteur de deux des cinq volumes d’une ample Histoire de France, (L’État royal (1987) et L’Ancien Régime (1991)) il dresse aussi un hommage à un mémorialiste hors pair dans son essai Saint-Simon ou le Système de la Cour (Fayard, 1997).
Avec la disparition de cet historien aux mille curiosités et à la plume aussi savante qu’accessible au plus grand nombre, c’est une époque qui disparaît, un monde que nous perdons. »
Synthèse de la séance

Longtemps, qui dirigeait le gouvernement, donc l’État, dominait la société. Ce n’est plus vrai : des forces nouvelles décisives sont apparues dans le domaine économique technologique, financier, médiatique. Même si la souveraineté nationale continue d’être notre clé de voûte, elle est désormais immergée dans l’international, tandis que le marché impose souvent sa loi. Gouvernement et gouvernance – ce que l’on appelait jadis « l’art de gouverner » – ne coïncide plus, ce qui pose problème, notamment dans un pays comme le nôtre où l’État a construit la Nation et où l’on attend beaucoup de lui. Quelle peut être la gouvernance dans ce contexte ?
Si l’on s’intéresse d’abord à la gouvernance française dans ses rapports avec notre Constitution, ce qui caractérise le texte fondateur de la Vème République est sa stabilité (65 ans). Cette stabilité est « adaptative » avec les 24 révisions qui ont déjà eu lieu depuis 1958. Toutefois, on constate un « malaise démocratique » qui est double. L’un vient de la « base » : la notion même de « représentation » est mise en cause et les Français ont de moins en moins confiance dans les institutions et les gouvernants, et souhaitent fréquemment le recours à une expression directe. Mais il faut lui ajouter un malaise démocratique du « sommet » avec des vocations politiques qui s’étiolent et une « qualité » parfois en question.
Quatre changements pourraient contribuer à améliorer notre gouvernance. Le premier serait une vraie décentralisation avec de vrais transferts de compétences aux élus locaux, accompagnés du pouvoir financier correspondant, qui serait accompagnée en parallèle d’une vraie déconcentration impliquant un renforcement de l’autorité des préfets. Le deuxième serait la simplification des lois et des règlements. Le troisième : une véritable égalité des chances à l’école, au collège et au lycée, ce qui suppose des efforts différenciés. Enfin, une place prépondérante – qui rejoindrait les préoccupations des Français – devrait être accordée à l’éducation et à la santé, et ce avant le domaine des finances et de l’économie. Il serait également nécessaire de consacrer davantage de temps à la phase de suivi et d’évaluation des décisions, phase essentielle pour une gouvernance efficace.
Sur le plan de la gouvernance internationale, les institutions construites au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont devenues souvent inadaptées et traduisent des rapports de force qui ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Plus largement, on constate une mise en cause, en temps de paix comme de guerre, des règles internationales et de leur application. Une réforme profonde s’impose, à commencer par la gouvernance de l’ONU.
Concernant la gouvernance européenne dont les orientations et les décisions exercent une influence de plus en plus importante sur la nôtre, il est important de garder à l’esprit qu’il ne peut exister d’Union Européenne efficace sans un ordre juridique européen ; ainsi que la stabilité, la crédibilité et l’influence qu’apporte à nos nations la dimension européenne.
L’un des rares succès dans le domaine international a été la COP 21 de décembre 2015, conclue par l’Accord de Paris, qui fixe comme objectif une augmentation maximum de la température à 2°C (voire 1,5°C si possible) d’ici la fin du siècle, par rapport à la fin du XIXème. Ce texte insiste sur le double mouvement indispensable de réduction des émissions fossiles et d’adaptation aux conséquences négatives de ces émissions. Il a fixé le cap et les moyens, et est devenu, malgré son côté non contraignant, la référence universelle. Ce résultat a été obtenu grâce à un art de la négociation qui a permis à trois planètes de s’aligner : celle des scientifiques, des sociétés civiles et des gouvernements. Comment se fait-il qu’un tel accord n’ait pas permis de régler la question climatique ? D’une part, alors que la réalité et les causes du réchauffement climatique sont désormais scientifiquement établies, des vérités alternatives, alimentées par les réseaux sociaux, se développent jusqu’aux plus hauts sommet de certains États. D’autre part, les retards à l’application de l’Accord de Paris dans la société civile tiennent à l’ampleur et à la complexité objectives des changements nécessaires. Il ne s’agit de rien de moins que de changer de mode de développement : au lieu d’une économie fondée sur l’utilisation illimitée des énergies fossiles, le nouveau modèle de développement doit être sobre, respectueux de la nature et fondé sur les énergies renouvelables. Les subventions aux énergies fossiles doivent être progressivement supprimées et des mécanismes de taxation du carbone établi, sans oublier un accompagnement par des mesures sociales. Enfin, certains freins aux mesures pro-climat proviennent aussi directement d’intérêts économiques et financiers menacés par la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire le charbon, le pétrole et le gaz. Comment la gouvernance internationale et nationale peut-elle faire prévaloir l’intérêt général sur la défense de certains intérêts puissants mais particuliers ? C’est là qu’intervient la responsabilité et la capacité d’agir des gouvernements, parfois aveuglés par « la tragédie des horizons » et la difficulté à privilégier les intérêts du temps long et des prochaines générations.